Le soleil brillait sur Istanbul. C’était l’heure du déjeuner. Le long des remparts de l’avenue Yedikulé, une nuée de marchands ambulants vendaient du thé à la menthe, du loukoum vert et rose, découpé en petits cubes, des galettes graisseuses.
Dans un coin, absorbés dans la contemplation d’une vitrine de tissus, Malko et Leila les doigts enlacés formaient un couple très attendrissant d’amoureux. En réalité, profitant du reflet de la glace, ils surveillaient l’entrée d’une vieille maison de bois, placée derrière eux. Ils étaient dans la rue depuis deux heures et avaient l’impression que tout le monde les guettait.
Cinquante mètres plus loin, les deux gorilles prenaient le frais à la terrasse d’un café arabe, en fouraillés jusqu’aux yeux. Il ne leur manquait que des grenades.
Ils avaient poussé des cris d’orfraie en apprenant l’incident de la veille. Eux, avaient passé la soirée à jouer au gin-rummy, ce qui est le comble de l’activité intellectuelle pour un gorille. Maintenant, ils grillaient d’en découdre.
— Il ne devrait pas tarder à sortir, murmura Leila. Ou alors, il lui est déjà arrivé quelque chose…
C’est elle qui avait mené Malko jusqu’au fin fond d’Istanbul, de l’autre côté de la Corne d’Or. Le long des anciens remparts, il y avait un labyrinthe de petites ruelles bordées de maisons en bois qui tenaient debout par miracle.
Depuis le matin, elle était pendue au téléphone. Elle connaissait le tueur de vue. C’était un petit maquereau sans envergure qui ne dédaignait pas, lorsque l’occasion s’offrait, de détrousser un passant attardé. À plusieurs reprises, il avait joué du couteau dans des bagarres. Toujours quand l’autre n’en avait pas, bien entendu.
Leila connaissait vaguement une fille qui avait été avec le gars. Par bonheur, elle avait le téléphone.
D’une voix endormie, elle avait donné le nom du type : Omar Cati.
— Il doit être en prison en ce moment, avait elle ajouté. Il a été arrêté, il y six mois, pour avoir attaqué un couple de touristes près de la mosquée du Sultan Ahmed.
Malko et Leila s’étaient habillés à toute vitesse. La fille avait tout de même fini par donner une adresse possible du tueur, chez une prostituée. Avec les deux gorilles, ils s’étaient entassés dans un taxi qui les avait conduits près du coin où ils se trouvaient maintenant.
Leila était montée seule. Pour éviter d’affoler la fille. Celle-ci avait ouvert précautionneusement, le cheveu embroussaillé et la paupière lourde. Elle était avec un client. Leila lui avait raconté une vague histoire d’argent prêté. L’autre avait ricané :
— Tu peux toujours essayer de récupérer ton fric. Cette ordure d’Omar habite près d’ici, rue Eyuf, numéro 7. S’il est de bon poil, il te sautera, sinon il te collera une trempe.
En dépit de cette charmante perspective, Leila avait remercié. Et depuis, ils attendaient. Malko commençait à s’impatienter. Ce Turc, c’était son fil d’Ariane, le seul indice tangible qui pouvait le mener à ce qu’il cherchait.
— Si dans cinq minutes, il n’est pas descendu, on y va, dit-il à Leila. Jones et Brabeck nous protégerons.
— Pas la peine, regarde.
C’était lui. Dans la vitrine, Malko voyait parfaitement son reflet. Toujours doté d’une aussi sale gueule, vêtu d’un pull bleu marine et d’un vieux pantalon. Il prit la direction de la Yedikulé, qui allait au champ de courses. Malko et Leila lui emboîtèrent le pas.
— Attaque-le, toi, dit Malko. Autrement, il va se méfier. Au moment où Leila partait derrière l’homme, Malko tombait en arrêt : deux hommes venaient de sortir de l’encoignure d’une porte cochère et encadraient Omar.
À travers les flots montants et descendants des commères et des badauds, Malko avait du mal à repérer Omar qui avait pris cinquante mètres d’avance. Mais il voyait distinctement les deux inconnus qui l’encadraient. L’un avait les cheveux blonds et portait un chapeau mou, l’autre était brun vêtu d’un costume bleu.
Leila revint vers Malko, dépitée.
— Suivons-le. Attendons qu’il soit seul, dit Malko.
Les gorilles suivaient à distance respectueuse. Malko fendit la foule pour se rapprocher d’Omar. Il le vit s’arrêter à un kiosque de journaux et acheter l’édition des courses de Ettalat.
À ce moment, une voiture s’arrêta contre le trottoir. Le conducteur klaxonna pour attirer l’attention d’Omar. Celui-ci tourna la tête. L’autre lui cria quelque chose avant de démarrer. Omar sourit et fit « bonjour ».
Puis, il reprit sa route. Il ne lui restait plus que quelques centaines de mètres à parcourir avant la gare. Malko accéléra pour arriver à sa hauteur.
— Il faut le piquer avant qu’il prenne le train, expliqua Malko.
Omar était presque arrivé à la gare. Soudain, l’homme blond passa derrière lui, se laissant distancer. L’homme brun se détourna comme pour aller acheter un journal.
Pétrifié, Malko vit l’homme blond se glisser derrière Omar, lever la main gauche qui tenait un colt 38 et tirer une seule balle dans le cou d’Omar, elle pénétra dans le cerveau et ressortit par le front.
Omar tomba en avant, la cigarette entre les dents, tenant toujours son journal.
Malko démarra comme un fou en agitant le bras pour que les gorilles le suivent. Mais il avait du mal à se frayer un chemin à travers la foule et les gorilles étaient encore loin.
Le tueur blond jeta son revolver, se fondit dans la foule et gagna la barrière de la gare. Il sauta par-dessus une palissade, retomba de l’autre côté et revint vers le quai, car un train arrivait. Malko fut doublé par Jones et Brabeck qui fonçaient, tête baissée, la main sur les crosses.
Ils sautèrent la barrière vingt secondes après le tueur. Celui-ci les vit. Il laissa tomber un gant de soie noire qu’il portait pour éviter de laisser des empreintes et disparut dans la salle où l’on achetait les billets.
Brabeck se rua derrière lui. Il vit l’homme blond couper les files d’attente et disparaître par la porte de la gare. Le gorille écarta une grosse mémère avec son cabas et arriva à trois mètres du tueur quand son mouvement fut arrêté par un pope vêtu d’une soutane crasseuse qui se dressa soudain devant lui.
— Keep away, hurla Brabeck.
Et, pour mieux se faire comprendre, il dégaina son colt 357 magnum qu’il brandit sous le nez de l’ecclésiastique.
L’autre poussa un hurlement et sauta sur l’Américain, glapissant tout ce qu’il savait. Brabeck tenta vainement de se dégager : le pope avait une poigne d’acier.
Malko arriva pour entendre le pope hurler :
— Arrêtez-le. Aidez-moi. C’est un assassin.
Brabeck fut libéré par l’arrivée de Jones qui, froidement, vida un chargeur dans le plafond. Les badauds se dispersèrent en piaillant. Le pope s’éclipsa aussi en criant :
— Je vais chercher la police.
La police arriva, quelques minutes plus tard. Il y avait déjà foule autour du cadavre d’Omar. Il fallut une demi-heure de palabres et de coups de téléphone pour convaincre le commissaire du coin que Jones ne l’avait pas assassiné. Finalement, les trois hommes et Leila purent partir.
— C’était un coup monté, conclut Malko. Le pope était sûrement dans le coup. Il n’aurait pas agi comme ça, autrement.
— Je me demande pourquoi ils l’ont tué, fit Jones. Ils ne pouvaient pas savoir qu’on l’avait identifié. Et, après tout, il travaillait pour eux.
— Nous sommes sur un coup énorme, dit Malko. Je ne vois pas encore quoi. Et les gens qui sont en face de nous ne prendront aucun risque. J’ai une petite idée en ce qui concerne Omar. Retournons à l’hôtel.
Krisantem était déjà devant le Hilton, astiquant consciencieusement la Buick. Malko alla vers lui.
— Je vous ai raconté que j’avais été attaqué hier soir au restaurant ?
— Oui.
— Eh bien, mon agresseur est mort ce matin.
— Mort ?
— Une balle dans la tête. Et il ne s’est pas suicidé.
Les yeux dorés de Malko étaient plantés droit dans ceux du Turc. Krisantem se sentit très mal à l’aise. Car il avait reçu une visite ce matin même. Et la mort d’Omar l’était pas sans rapport avec cette visite.
« Ils ont un cube de glace à la place du cœur », pensa-t-il. Il arriva quand même à sourire à Malko.
— C’est la police ?
— Non. À propos, soyez prêt après le déjeuner. Nous allons nous promener.
Avant de monter dans sa chambre, Malko prit Jones à part.
— Ne lâchez pas la danseuse d’une semelle. Au point où ils en sont, ils ont peut-être envie de lui ménager le sort d’Omar.
— Et le chauffeur ? Pourquoi vous ne nous le laissez pas ? Rien qu’une heure.
— Ça ne serait pas assez. Et il vaut mieux l’avoir sous contrôle. Au besoin, on peut lui faire un peu d’intox…
Malko alla frapper à la chambre d’Ann. Elle n’était pas là et Nancy était repartie pour New York. Il alla dans la sienne et s’accorda quelques instants de repos. D’abord il se plongea dans la contemplation de son panoramique. Quand il avait des difficultés, le spectacle de son château lui faisait toujours l’effet d’une injection de benzédrine.
Puis il ôta sa veste, tira ses rideaux et se plongea dans l’étude du plan de la bibliothèque. Il allait falloir trouver des boiseries assez hautes pour tapisser tous les murs. Justement, il avait entendu parler d’un lot. D’époque… qui coûtait une fortune…
La sonnerie du téléphone l’arracha à ses vieilles pierres. Il décrocha. C’était le consul.
— J’ai trouvé le nom de l’entreprise qui a tenté de renflouer l’Arkhangelsk. C’est une boîte qui s’appelle Belgrat and Cie. Les travaux ont duré près de trois mois. Tout était en règle avec les autorités turques.
— Et l’incendie ?
— Le pétrolier avait fait le plein à la raffinerie BP. Il a appareillé normalement et, quelques minutes plus tard, le capitaine a signalé qu’il y avait un incendie à bord, ce qui l’a contraint à faire évacuer le navire. Il n’y a eu aucune perte en vies humaines. Pendant que les marins sautaient dans le Bosphore, le capitaine a averti qu’il allait drosser l’Arkhangelsk sur un haut-fond pour éviter qu’il ne se rapproche de la raffinerie. Ce qu’il a fait.
— Et ensuite ?
— Les vedettes turques ont arrosé l’Arkhangelsk avec leurs lances. A cause de la chaleur, personne n’a pu approcher. Le pétrolier a brûlé durant une semaine et personne ne s’en est plus occupé.
— Est-ce qu’on sait pourquoi le renflouage n’a pas marché ?
— J’en ai parlé vaguement ; il paraît que l’Arkhangelsk était trop enfoncé dans le sable. Pourtant ils ont mis le paquet. Il y a eu une drague tout le temps des travaux et même des hommes-grenouilles.
— Bien, merci. Je vais tâcher d’utiliser tous ces renseignements.
Malko raccrocha et rappela l’amiral Cooper au Q.G. de la Navy, à Istanbul. Cooper n’était pas là, mais il y avait son ordonnance. Malko se fit connaître et lui demanda :
— A votre avis, combien vaut un pétrolier de 40,000 tonneaux, assez vieux et réduit à l’état d’épave ?
L’autre réfléchit et répondit :
— Pas plus de 250,000 dollars en ce moment. Et encore…
— Et est-ce que le renflouage revient cher ? Rapidement, il expliqua le cas de l’Arkhangelsk.
L’autre, perplexe, conclut :
— Avec de gros moyens, un renflouage comme ça peut coûter deux à trois cent mille dollars.
— C’est tout ce que je voulais savoir.
Aussitôt qu’il eut raccroché, Malko se plongea dans l’annuaire téléphonique d’Istanbul, à la recherche de l’entreprise Belgrat. D’abord il ne trouva rien. Elle ne figurait pas plus sur la liste des entreprises de réparation que sur celle des chantiers navals.
Il dut parcourir deux pages d’annuaire avant de la trouver sous la rubrique « démolitions ». Il nota soigneusement l’adresse et descendit.
— Où se trouve la rue Akdeniz ? demanda-t-il à l’employé de réception.
L’autre le regarda avec surprise.
— Vous êtes sûr du nom ?
— Oui, pourquoi ?
— C’est une petite rue dans le quartier qui longe la Londra Asfalti. C’est un peu notre foire aux puces…
Malko décida de laisser Krisantem, pour une fois. En passant, il lui dit :
— Mlle Leila va faire des courses. Vous la conduirez.
Il partit à pied dans la Cumhusivet et dès qu’il fut hors de vue, il sauta dans un taxi.
Le véhicule mit près d’une demi-heure pour arriver à la rue Akdeniz. Il s’arrêta devant le numéro 27 figuré par une grande porte de bois et un mur de terre grisâtre. Au-dessus de la porte, il y avait une pancarte où on arrivait encore à déchiffrer le nom de « Belgrat » bien qu’il fût aux trois quarts effacé.
« Pas du tout le genre d’entreprise à renflouer des bateaux », pensa Malko qui tourna la poignée de la porte. Elle s’ouvrit en grinçant. Il entra dans une cour encombrée de ferraille et de carcasses de voiture.
— Voulez-vous foutre le camp ! cria en turc, une voix graveleuse.