Chapitre XIX

L’explosion avait surpris Doneshka à l’instant où il allumait sa vingt-troisième cigarette. Son cœur fit un saut et il eut envie de vomir. Comme un fou, il jaillit de la voiture et courut par le sentier jusqu’à la berge.

Aucune lueur à l’horizon. Il essayait de se persuader que ça pouvait venir de beaucoup plus loin, lorsqu’une explosion moins forte fit jaillir un geyser au-dessus du barrage.

Il serra les poings. On l’avait trahi, roulé, et cette trahison aurait des conséquences incalculables pour son pays. Sans compter ceux du sous-marin qui avaient dû maudire, avant de mourir, l’imbécile qui s’était fait avoir.

Il remonta dans sa voiture et démarra, tout en jurant à voix basse, sans interruption. Conduisant à tombeau ouvert, il ne s’arrêta que derrière la Mosquée d’Uskùdar, juste avant le bac, dans une impasse bordée de terrains vagues. Il attendit cinq minutes pour être sûr de ne pas avoir été suivi.

Puis il passa à l’arrière et ouvrit son émetteur.

Il eut le contact immédiatement. Longtemps, il parla en russe d’une voix égale, essayant de ne rien oublier. Puis il referma l’appareil et repassa au volant. Il lui restait encore beaucoup de choses à faire avant de s’occuper de lui. Et, d’abord régler quelques comptes.

Il passa le bac désert après avoir attendu cinq minutes et prit la direction du nord.

La nuit était claire et aucune voiture ne le croisa. En un quart d’heure il arriva à la maison d’Elko Krisantem. Tout était éteint, la Buick n’était pas là. Doneshka en grinça des dents. Là était la preuve que le Turc trahissait également.

Le Russe écouta un moment puis sortit de la voiture. Dans la main droite, il tenait un long pistolet noir muni d’un silencieux, une arme sans marque et sans numéro, fabriquée dans une petite usine du Caucase.

Il poussa la grille.

Son pas fit crisser le gravier, mais rien ne bougea dans la maison. Alors, d’un geste décidé, il appuya longuement sur la sonnette. Rien ne se passa tout de suite. Puis il y eut un remue-ménage à l’intérieur, l’entrée s’alluma et la voix de Mme Krisantem demanda :

— Qui est-ce ?

— Un ami. Elko est là ?

Il avait parlé en turc. Rassurée, elle entrouvrit la porte. Mais l’expression du Russe lui fit peur. Aussitôt, elle tenta de refermer. Trop tard. D’un coup d’épaule, il la repoussa. Elle hurla en voyant le pistolet.

Il tira. Une grosse tache rouge apparut sur son cou, entre l’oreille et le col de la chemise de nuit. Les deux autres balles la frappèrent en pleine poitrine. Avec un affreux gargouillis, elle s’effondra contre la porte de la chambre.

Pour plus de sécurité, Doneshka lui tira encore une balle dans l’oreille. Il repartit en fermant soigneusement la porte, un peu soulagé. Krisantem, il le rattraperait toujours.

À deux heures du matin, il était de nouveau dans la basse ville, au sud de la Corne d’Or. Il stoppa dans une petite rue, près de la Mosquée Karüye et frappa à une porte de bois, trois coups, puis deux, puis trois. On lui ouvrit presque immédiatement. Et dix minutes plus tard, la voiture repartait avec deux hommes de plus.

Tout était éteint lorsqu’ils arrivèrent chez Beyazit. Un des hommes de main de Doneshka y alla tout seul, sans arme, et frappa. Rien ne répondit. Les deux autres l’attendaient dans la voiture, au bas de la rue.

Doneshka décida de laisser un homme en faction, un peu plus haut. Il avait un ordre simple : tirer à vue.

Ils repartirent. Le Russe était repris par sa rage. Pour lui, c’était fichu de toute manière. Ses chefs ne lui pardonneraient pas, ou les Turcs ne le rateraient pas. Il ne tenait pas à finir dans les caves en ciment de l’immeuble de la Sécurité, alors il préférait se battre.

Le bac d’Uskùdar était toujours aussi désert. Ils refirent en sens inverse le chemin qu’il avait parcouru une heure avant, et s’arrêtèrent, un peu plus haut, derrière une ferme abandonnée. De là, ils surveillaient la route qui menait au bâtiment de garde où se trouvait Beyazit.

Par acquit de conscience, Doneshka descendit jusqu’à l’eau. La barque était toujours vide. Ses deux camarades étaient morts ou prisonniers.

— Tu crois qu’il va venir ? demanda son compagnon.

— C’est une chance à courir.

— Il est peut-être déjà parti.

— Peut-être.

Le silence retomba. Les yeux grands ouverts, Doneshka demeura immobile dans l’obscurité, attendant que le jour se lève.

À huit heures dix, il réveilla d’un coup de coude son compagnon endormi. Une moto arrivait sur la route. C’était Beyazit.


Malko fut réveillé par des petits coups frappés à sa porte. Il alluma et regarda sa montre : 4 heures. Passant sa robe de chambre, il alla jusqu’à la porte et chuchota :

— Qui est-ce ?

Il espérait que Leila avait des insomnies. Mais c’est une voix d’homme qui répondit :

— C’est moi, Krisantem. Ouvrez.

C’était peut-être un piège. Mais Malko se fia à son instinct. Il prit quand même une précaution. Avant d’ouvrir, il décrocha son téléphone et appela Jones.

— J’ai une visite, expliqua-t-il à voix basse. Je laisse l’appareil décroché. Écoutez et venez si ça va mal.

Il alla ouvrir pendant qu’à l’étage au-dessus, Jones essayait d’une seule main de passer son pantalon et de l’autre d’armer son Colt.

Mais Krisantem était seul. Il avait une sale tête, pas rasé et l’air crevé. Il portait une petite valise.

— Ils ont tué ma femme, dit-il. Et ils veulent ma peau aussi. Alors je suis parti. Je veux venir avec vous après avoir réglé son compte au salaud qui a fait ça.

— Je vous laisse ma valise. Tout ce que je possède est dedans. Si je ne reviens pas, gardez-la.

— Voulez-vous de l’aide ? Le Turc secoua la tête.

— Pas la peine. C’est une question personnelle. S’ils me tuent, vous me ferez plaisir en prenant la suite. Au revoir.

Et il disparut en fermant doucement la porte derrière lui. Il avait laissé la Buick derrière l’hôtel. Avant de démarrer, il prit sa vieille pétoire à sa ceinture et se livra pendant plusieurs minutes à une besogne mystérieuse.

Ensuite, il retourna chez lui. Ils allaient certainement revenir.

Il laissa la voiture loin de chez lui, et continua à pied pour arriver par-derrière. Avant de se cacher dans la cave, il vérifia que les morceaux de scotch qu’il avait collés en travers des portes étaient toujours là. Donc, personne n’était encore venu. Il s’installa sur un tonneau, l’arme à la main. Ça pouvait être long.


La moto s’arrêta doucement près de la Fiat. Beyazit avait freiné en voyant la voiture. Il mit pied à terre, rangea soigneusement sa moto sur le bord de la route et s’approcha de la voiture. Son visage n’exprimait aucun sentiment.

— Je suppose que vous voulez me tuer, dit-il calmement. Doneshka sortit de la voiture comme un diable de sa boîte.

— Salaud ! Je devrais t’ouvrir le ventre avec mes mains. Tu nous a trahis. Tu savais que les Américains avaient découvert le tunnel. Et maintenant, mes camarades sont morts par ta faute.

— Je vous hais, vous, les communistes. Et j’ai sauvé mon frère. Il vaut mieux que vous tous réunis.

Fou de rage, le Russe le gifla deux fois à la volée. Beyazit ne broncha pas.

Le Russe tira son pistolet à silencieux. Ses deux compagnons l’imitèrent.

— On l’abat ici ? demanda le plus vieux.

— Non. Je veux être tranquille. Allons à l’Arkhangelsk. Suivez-moi.

Encadré par les deux Russes, Beyazit prit le sentier qui descendait au Bosphore. Doneshka ouvrait la marche. Arrivé au bord de l’eau, il allait monter dans la barque lorsqu’il sursauta : une masse noirâtre flottait, cognant régulièrement contre le bois du plat-bord.

— Une mine !

Elle avait dû se détacher du barrage lors de l’explosion et avait dérivé le long du courant.

L’un des Russes partit en courant. Doneshka poussa Beyazit dans la barque puis retint la mine par un des anneaux qui la ceinturaient. L’autre était déjà de retour avec une longue corde. Doneshka en attacha une extrémité à l’un des anneaux et tira la mine contre le bord, avec d’infinies précautions, puis se tourna vers Beyazit.

— Mets-toi là-dessus.

Docilement, le Turc s’allongea à plat ventre sur la mine, se tenant des deux mains aux crochets. Pendant que Doneshka retenait la mine, ses deux acolytes attachaient le Turc par les poignets et les chevilles aux deux autres anneaux. Puis, d’un coup de pied, Doneshka éloigna la mine.

— En avant, ordonna-t-il. On va remorquer M. Beyazit jusqu’au milieu du Bosphore. Comme ça, il rencontrera bien quelque chose sur sa voie.

— Et si on le sauve avant ?

— Nous ne serons pas loin, fit Doneshka.

Ils mirent près de vingt minutes pour parvenir au milieu du courant. La mine était affreusement lourde. Heureusement, à cette heure matinale, il n’y avait pas de bateaux-promenades. Cela aurait pu intriguer les touristes de voir une mine flottante avec un homme attaché dessus.

— Stop ! dit enfin Doneshka. Les trois hommes étaient épuisés.

Ils étaient au beau milieu du Bosphore. En aval, on distinguait dans la brume du matin les silhouettes de plusieurs bateaux remontant le Bosphore. Doneshka détacha la carde et la jeta à l’eau. La mine se mit à glisser doucement vers les navires.

— Bon voyage, monsieur Beyazit, cria ironiquement Doneshka. Et il ajouta : « Crève, salaud. »

Beyazit ne répondit pas. Les yeux fermés, il pensait à sa mère qui serait inquiète de ne pas le voir.

À force de rames, les trois Russes regagnaient la rive.

Le timonier du cargo turc Korun scrutait le Bosphore distraitement lorsqu’il aperçut, loin devant un objet venant droit sur le navire. Pensant à une barque de pêcheur, il donna un coup de sirène bref pour signaler le danger.

L’objet continua sa course.

Après un autre coup de sirène, le timonier prit ses jumelles, inquiet. Il les lâcha au bout de cinq secondes pour hurler dans le porte-voix des machinistes : « Stop et en arrière toute. »

Il avait fait la guerre et savait reconnaître une mine. Frénétiquement, il actionna le klaxon d’alarme et la sirène. L’équipage se précipita aux postes d’évacuation.

La mine n’était plus qu’à vingt mètres du Korun. Horrifié, l’équipage aperçut l’homme en uniforme attaché dessus. Les marins n’eurent pas beaucoup le temps de s’apitoyer.

Une explosion sourde ébranla le cargo et un geyser de cinquante mètres jaillit à bâbord avant. Par une déchirure de deux mètres sur trois, l’eau s’engouffrait dans la cale avant.

Le Korun coula à pic en trois minutes, et demeura planté dans le Bosphore, ses superstructures effleurant l’eau. Du lieutenant Beyazit, on ne retrouva qu’une épaulette, recueillie par un marchand de thé ambulant sur la rive européenne.


Les trois Russes avaient assisté à l’explosion de leur victime, un peu pâles. L’un d’eux remarqua à voix basse :

— Il avait du courage.

— Il y a encore du travail, dit Doneshka.

Une fois de plus ils repassèrent le bac. On pouvait penser de lui ce qu’on voulait, mais Doneshka n’aimait pas les choses faites à moitié.

Sans même se cacher, les trois hommes poussèrent la grille du jardin et entrèrent.

Dans la cave, Krisantem serrait dans sa main droite sa vieille pétoire espagnole, l’âme en paix. Il visa soigneusement le premier des trois hommes et appuya sur la détente. Il ne faut jamais tuer la femme d’un Turc. Ce sont des choses qu’ils ne comprennent pas.

Le Russe reçut le projectile en plein ventre. Avec un grognement affreux, il se plia en deux et s’agenouilla sur le ciment. Il n’avait pas beaucoup de chance de s’en sortir parce que Krisantem avait pris soin d’inciser toutes les balles en croix et de les imbiber d’ail, ce qui est excellent pour l’infection.

Krisantem continua à vider joyeusement son chargeur. Un second Russe s’effondra, avec deux balles dans la poitrine. Alors qu’il était couché sur le ciment de l’allée, Krisantem arriva encore à lui envoyer une balle qui lui fit éclater la trempe. Puis il mit un autre chargeur et attendit. Le troisième Russe, l’homme qu’il connaissait, avait disparu.

Le bruit de la voiture le renseigna. Il entrevit la Fiat 1100 filant devant le portail. L’autre n’insistait pas.

Tranquillement, Krisantem sortit de sa cave. Il prit dans l’entrée son imperméable et sortit en fermant la porte. Les deux corps dans le jardin étaient immobiles. Les voisins commençaient à se mettre aux fenêtres. Krisantem marcha jusqu’à la Buick cachée à trois cents mètres de là.

Quelques minutes plus tard, il frappait à la porte de Malko.

L’Autrichien ouvrit tout de suite. Il était déjà en peignoir et rasé.

— Je suis à votre disposition, dit Krisantem. Plus rien ne me retient ici. J’ai vengé ma femme, mais il en reste encore un. J’espère l’avoir avant de partir d’ici. Je ne veux pas vous déranger, je vous attends en bas, dans le hall.

— O.K. Rendez-vous à 11 heures, dans le hall. Krisantem sortit. Malko alla ouvrir la porte de la salle de bains et libéra Leila, drapée dans une chemise d’homme. Elle se recoucha et attira l’Autrichien à elle. Insatiable.


À onze heures, Malko était dans le hall. Leila dormait encore. Milton Brabeck et Chris Jones étaient là aussi, observant Krisantem.

— Venez, dit Malko. Je tiens absolument à me trouver sur le pont Galata vers onze heures et demie. On prend la voiture de notre ami Krisantem. À propos, fit-il en se tournant vers les deux gorilles, à partir d’aujourd’hui, Krisantem est avec nous. Vous le protégerez comme si c’était moi.

Ils s’entassèrent dans la Buick, juste au moment où Lise passait. Malko ne l’avait pas revue depuis le dîner mémorable de Rumeli. Il se sentit plein de remords. Après tout, il aurait peut-être le temps de lui rendre hommage avant de partir.

— Lise ! appela-t-il. On vous emmène sur la Corne d’Or ?

Elle hésita un instant. Mais la Corne d’Or, c’était tentant. Avec un sourire encore un peu pincé, elle entra dans la Buick. Éperdus de politesse, les deux gorilles s’assommèrent en voulant se lever.

Ils louchaient sur la poitrine de Lise. Malko se retourna et leur jeta un regard sévère. Ils s’absorbèrent dans la contemplation de leurs mains.

Le pont Galata grouillait de trafic. De vieux camions chargés de primeurs avançaient lentement au milieu des taxis rafistolés et des autobus bondés. Une foule compacte s’écoulait sur les deux trottoirs. Krisantem gara sa Buick à l’entrée du pont et alla donner un billet de cinq livres au flic moustachu et bonhomme qui s’efforçait de diriger la circulation à l’entrée du pont.

Ils s’adossèrent tous au parapet. Plus bas, il y avait un magma de barcasses ancrées où vivait un petit peuple de pêcheurs misérables. Les pilotis des vieilles maisons de bois enfonçaient dans l’eau leur bois pourri. La nuit, d’énormes rats disputaient des courses vertigineuses entre les pilotis, à la recherche du moindre déchet.

Il montait de cette eau croupissante une odeur de moisi et de poisson séché à faire tourner de l’œil un vieux loup de mer.

C’était la Corne d’Or.

Seul, Malko savait pourquoi ils étaient là. Soudain ses yeux d’or pétillèrent.

— Regardez, fit-il.

Un long cargo noir remontait la Corne d’Or, tiré par deux remorqueurs ventrus crachant une épaisse fumée noire qui allait ternir les coupoles de la Mosquée Yeni.

Dociles, les quatre regardèrent le cargo. A sa poupe, flottait le drapeau rouge de l’U.R.S.S.

Spectacle banal. Une dizaine de cargos étaient déjà ancrés dans le cul-de-sac de la Corne d’Or, chargeant et déchargeant leur cargaison au milieu d’une incroyable pagaille.

Le cargo noir allait passer le pont Galata, lorsqu’il se passa quelque chose.

Il y eut un claquement sec, comme un coup de fouet. Le remorqueur de droite parut s’envoler en avant. Le cargo amorça un virage gracieux qui le mit en travers du Bosphore. L’aussière avec laquelle le remorqueur le tirait avait cassé, probablement par suite d’une fausse manœuvre. L’autre remorqueur continuait à tirer, drossant le lourd cargo contre la rive nord.

Le pilote dut s’apercevoir de son erreur. Il stoppa brusquement. C’était trop tard. Malko et ses compagnons virent arriver lentement, mais irrésistiblement, la grosse coque noire. Sur le pont arrière, des hommes gesticulaient en hurlant.

Gracieusement, l’arrière sortit de l’eau et s’encastra avec un craquement épouvantable dans une maison de bois qui s’effondra immédiatement. Mais le quai en ciment résista. Les tôles, du moins, se déchirèrent comme du papier et un déluge de caisses s’abattit au milieu des débris de bois.

À bout de course, le cargo s’arrêta. Il avait bien pénétré de six mètres à l’intérieur du quai.

Interdits, les gorilles, Krisantem et Lise regardaient Malko. Lui, sautait sur le quai. Soudain, il sourit et tendit le bras.

— Ça a marché, dit-il sobrement.

Deux caisses avaient complètement volé en éclats. De longs objets noirs étaient éparpillés sur le quai. Malko en désigna un.

— Vous avez déjà vu une mitrailleuse démontée ?

Les autres n’eurent pas le temps de répondre. Des sirènes de police les assourdirent. De toutes parts, des voitures de la Sécurité turque surgissaient. Les policiers établirent rapidement un cordon autour du cargo encastré dans le quai. Une corde à linge avec des sous-vêtements s’était accrochée au gouvernail, formant une guirlande du plus gracieux effet.

Un policier turc ramassa un morceau de caisse et le montra à ses camarades. Il y avait dessus, en caractères russes de vingt centimètres : « Pièces ; détachées pour tracteurs offertes par l’U.R.S.S. »

Tout autour, il y avait bien une vingtaine de canons de mitrailleuses lourdes…

— Je connais un capitaine qui va avoir des ennuis, murmura Malko.

— Ils sont venus vite, les flics, fit Jones.

— C’est le dernier cadeau de notre ami Beyazit, conclut Malko. Il savait que les armes qu’il avait réclamées pour « sa » révolution devaient arriver par ce cargo. Le reste a été une question d’organisation.

Lise était suffoquée.

— Oui, ce n’était pas un accident, continua Malko. Les cordes ont cassé au bon moment. C’était le seul moyen de pouvoir jeter un œil sur la cargaison. Autrement, les caisses auraient été débarquées de nuit dans un coin désert. Et il y en avait certainement pour d’autres pays.

— Mais les habitants de la maison ? fit Lise horrifiée.

— On les a évacués cette nuit.

Rêveuse, la jeune Suédoise regardait le capitaine du cargo en conversation animée avec un capitaine turc qui demandait poliment si, en Russie, les tracteurs sont équipés de mitrailleuses lourdes.

Et, de toute façon, c’est très, très difficile de monter un tracteur rien qu’avec des pièces de mitrailleuses.

— Venez, conclut Malko. La représentation est terminée ! Il faut…

Il ne termina pas sa phrase.

— A plat ventre !

Lise le regarda avec des yeux ronds. Il y eut un curieux sifflement. Malko saisit la jeune fille par le bras et lui fit un croche-pied.

Les deux gorilles, docilement, se laissèrent tomber. Krisantem s’accroupit le long du parapet du pont.

Un autre sifflement fit bruisser l’air à l’endroit où était la tête de Malko une seconde plus tôt.

— Mais, bon Dieu, on nous tire dessus, gueula Brabeck. Instantanément, l’artillerie fut dehors. Brabeck avec un superbe Colt 45 magnum nickelé, Jones avec son Colt militaire et même Krisantem avec sa vieille pétoire.

Stupéfaite, la foule s’amassait autour du petit groupe. Imaginez cinq personnes se mettant à plat ventre place de l’Opéra, à midi… Les Turcs se demandaient si ce n’était pas une nouvelle secte religieuse en mal d’adeptes, lorsqu’une femme aperçut les revolvers. Elle poussa un cri perçant en désignant Brabeck du doigt.

Aussitôt, ce fut la débandade. Les badauds se regroupèrent dix mètres plus loin.

Un éclat de pierre sauta du pont derrière Jones. Il tira, instinctivement.

— Sur quoi tirez-vous ? cria Malko.

Brabeck ne répondit pas, confus. Il avait tiré comme ça, au jugé, vers le ciel. La situation commençait à devenir délicate. Les balles ne pouvaient venir que de la petite place avant le pont. Mais elle grouillait de monde. Il y avait des voitures en stationnement, les étals d’un petit marché, une foule de passants…

Ça pouvait venir aussi d’une des fenêtres des maisons bordant la place.

— On peut pas rester comme ça, fit Brabeck.

— Si on se lève on va se faire tirer comme des lapins, répliqua Malko.

Un autre sifflement, suivi d’un long miaulement. La balle avait ricoché sur le trottoir.

— Nom de Dieu de nom de Dieu, fit Jones.

— Couvrez Lise, ordonna Malko.

Pour ça, le gorille ne connaissait qu’une méthode qu’on lui avait apprise au F.B.I. Il rampa jusqu’à la jeune fille et se laissa tomber sur elle, la couvrant de son corps. Lise poussa un hurlement et se débattit, mais les 90 kg de l’Américain la clouaient solidement sur l’asphalte.

Elle aurait dû être flattée : c’était la protection réservée aux chefs d’État. Mais le choc lui avait un peu râpé le nez contre le trottoir, et le gorille était d’un lourd…

Mètre par mètre, les quatre hommes scrutaient la place. Le tueur était là. Et comme il utilisait certainement un silencieux, il pouvait les aligner à son aise.

Brabeck se redressa légèrement pour voir derrière une rangée de marchandes de quatre-saisons. Son chapeau s’envola de sa tête et il replongea précipitamment.

— Essayons de nous éloigner en rampant, proposa Malko. Autrement, on ne s’en sortira jamais.

Ils amorçaient leur reptation quand Jones gémit :

— Oh, c’est pas vrai !

Martial, moustachu et solennel, le flic du carrefour s’avançait vers eux en balançant une matraque.

— Qu’est-ce que vous foutez là ? cria-t-il. Levez-vous et partez.

— On tire sur nous, essaya d’expliquer Malko.

— Et vous vous foutez de moi en plus, gueula le moustachu.

Soudain, il aperçut les armes. Ça le cloua sur place. Mais il était courageux.

— Lâchez vos armes et levez-vous, ordonna-t-il.

Et il voulut prendre son revolver dans son étui. Le geste martial, il fit sauter la pression et se sentit tout bête : comme d’habitude, sa femme avait remplacé son pistolet réglementaire par une petite bouteille de thé. Parce qu’il avait la gorge fragile.

Il n’eut d’ailleurs pas le temps de s’appesantir sur le problème : avec un hurlement, il s’effondra à côté de Malko, une balle dans le tibia.

Sur le pont, c’était la panique. La circulation était complètement arrêtée des deux côtés. Beaucoup de gens étaient descendus de leur voiture et contemplaient à distance respectueuse l’étrange groupe de gisants.

Les piétons aussi avaient stoppé. L’opinion générale était que c’était un film ou de la publicité. Et on trouvait ça très drôle. Comme on n’entendait aucun coup de feu, personne ne pensait à un danger quelconque. Le numéro du flic fut trouvé très réaliste.

Les cinq, eux, commençaient à trouver le temps long. Lise surtout qui suffoquait sous les kilos disciplinés de Jones.

C’est Malko qui fit évoluer la situation. Depuis un moment, il « photographiait » la place de gauche à droite, enregistrant tout ce qui pouvait paraître suspect. Sa mémoire étonnante lui faisait apparaître chaque détail, d’un examen à l’autre.

— Il est dans la Fiat noire, dit-il soudain. Derrière le marchand de pastèques, juste à côté du tramway.

Il avait reconnu la Fiat noire qu’il n’avait vue qu’une fois, presque de nuit. Mais, d’où il était, il voyait la calandre légèrement enfoncée. Et, à travers l’étal du marchand de pastèques, il entrevit la silhouette d’un homme lisant son journal au volant. Le journal bougea un peu : une balle passa au-dessus de leurs têtes.

Jones et Brabeck avaient vu aussi, maintenant.

— On y va, fit Brabeck.

D’une détente puissante, il plongea jusqu’au milieu du pont, entre deux voitures arrêtées. Il était dans un angle mort. En deux enjambées, il gagna l’autre trottoir et commença à progresser vers la voiture noire.

Jones suspendit son 357 magnum entre ses dents par l’anneau de sa crosse et se souleva doucement au-dessus de Lise. À quatre pattes, il avança vers la tête du pont.

Krisantem le suivit. Lui aussi, il avait un compte à régler. Et un sérieux.

Les trois hommes arrivèrent ensemble à l’entrée de la place. Mais l’homme dans la voiture aperçut Brabeck. Il tira dans sa direction, très vite, trois fois, et sauta de la voiture. Par miracle, les trois projectiles se perdirent.

L’Américain n’osa pas riposter. A cette distance, il n’était pas sûr de le toucher. Et il y avait du monde autour.

L’homme s’enfuyait vers le haut de la place, se faufilant dans la foule dense du marché. Ses trois poursuivants avaient trente mètres de retard. Aucun n’osait tirer. C’était un coup à se faire lyncher.

Soudain, l’homme bifurqua. Durant deux secondes, il se détacha, seul, sur un mur.

Les trois armes partirent en même temps. Jones eut le temps de tirer quatre coups. L’homme chancela et reprit sa course pour disparaître dans une petite ruelle.

Prudemment, ses trois poursuivants s’avancèrent. Malko et Lise arrivaient en courant, essoufflés. Lise saignait du nez.

— Je crois que je l’ai touché, dit Krisantem. Il ne peut pas aller bien loin.

Tous les cinq, ils s’engagèrent dans la ruelle. À chaque porte, Krisantem questionnait. Personne n’avait vu entrer un étranger correspondant au signalement de Doneshka. Ils arrivèrent au bout de la ruelle. Elle était barrée par deux policiers turcs.

Eux non plus n’avaient vu personne. Et ils étaient là depuis une demi-heure…

— On ne peut pas laisser ce type en liberté, fit Jones. Il est armé, gonflé et capable de n’importe quoi. Il ne s’est quand même pas volatilisé.

— Fouillons tout, proposa Krisantem.

Ils reprirent la ruelle en sens inverse. Il y avait un petit café, tout de suite à gauche. Malko y jeta un coup d’œil et il le vit.

Accoudé au comptoir, le dos à la porte, il avait l’air d’un consommateur ordinaire. Mais une grande tache brune s’élargissait dans son dos, à hauteur de l’omoplate droite. Il dut sentir le regard posé sur lui. Il se retourna lentement et son regard croisa celui de l’Autrichien.

Ses deux mains étaient posées sur le comptoir. Avant qu’il ait pu esquisser un geste, Jones et Brabeck étaient sur lui et le ceinturaient. Il poussa un cri de douleur et se laissa glisser à terre. Jones le fouilla. Le long pistolet noir était passé dans sa ceinture. Et sa chemise était pleine de sang.

— Il a une balle dans le dos, remarqua Jones.

L’autre ouvrit les yeux et murmura quelque chose. Malko se pencha sur lui.

— Quoi ?

— Je regrette de vous avoir raté… Mais…

Sa voix était imperceptible. Malko vit les muscles de ses mâchoires se contracter mais n’eut pas le temps d’intervenir. Le Russe eut un sursaut, ses yeux se révulsèrent et il ne bougea plus.

— Il s’est empoisonné, dit Malko. Il devait avoir une cartouche de cyanure dans une dent. Il n’a eu qu’à serrer un peu fort…

Les deux flics arrivaient. Malko leur expliqua. Ils acceptèrent de téléphoner à la Sûreté turque. Dix minutes plus tard, le colonel était là.

Mais on eut beau fouiller le Russe de fond en comble, on ne sut même pas son nom. Personne ne le réclama et le consulat russe, interrogé, déclara qu’il n’était pas un de ses ressortissants.

Malko s’était éclipsé avec Lise.

— Je vais soigner moi-même votre nez, proposa-t-il. Et je pourrai enfin vous faire la cour !

Elle rit et accepta. Ils allèrent directement à la chambre de Malko. Il s’effaça poliment pour laisser passer la jeune fille. Il entendit un cri étouffé et n’eut que le temps de s’écarter pour ne pas être piétiné. Lise avait fait volte-face. Elle s’arrêta pile et Malko reçut une gifle qui l’assomma à moitié.

Étourdi, il jeta un œil dans la chambre et soupira. Vêtue d’une guêpière noire, Leila dansait un cha-cha-cha devant une glace.

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