Le crochet rebondit sur les tôles avec un bruit épouvantable et retomba dans l’eau. Le Turc hala rapidement la corde, l’enroulant autour de son bras gauche, récupéra le croc et prit son élan.
Cette fois le grappin accrocha quelque chose de solide, une rambarde du bastingage probablement, et ne retomba pas. Le Turc tira plusieurs fois sur la corde, et se tourna vers Malko en souriant de toutes ses dents. Il avait déjà l’échelle de nylon accrochée à la ceinture. Mais quand il prit son élan pour saisir la corde le plus haut possible, la barque faillit chavirer.
Elle était collée contre le flanc de l’Arkhangelsk, côté Bosphore et on ne pouvait les voir de la terre. Mais ils étaient à la merci d’une patrouille de la police fluviale turque.
— Vite, souffla Malko.
Le Turc disparut dans le noir, en gigotant comme un pendu. Il se hissait à la force des poignets tirant l’échelle de nylon. Avec Malko, il y avait deux autres Turcs qui n’avaient pas dit un mot jusque-là et Chris Jones. En plus de son colt il avait un walkie-talkie, lui permettant de garder le contact avec Brabeck resté sur l’autre rive. Au cas où cela tournerait mal.
Les deux Turcs devaient être armés à voir les bosses que faisaient leurs chemises. Ou bien alors c’étaient des monstres.
L’échelle s’agita. L’autre était arrivé en haut et tout allait bien. Malko empoigna les filins qui lui coupaient déjà les mains et commença son ascension. Heureusement les barreaux étaient en bois et nylon. Mais il avait beaucoup de mal à décoller les barreaux de la tôle rouillée de l’Arkhangelsk. La paroi noire semblait vertigineusement haute. Le nylon s’enfonçait dans les paumes de Malko, à travers l’épaisseur des gants. Deux fois son pied glissa et il se cogna le front à la tôle.
Il préférait ne pas se retourner. Une sueur abondante lui coulait des aisselles et tous ses muscles lui faisaient mal. Enfin une main sale se tendit vers lui. Il reprit sa respiration, couché sur le pont de l’Arkhangelsk.
Un quart d’heure plus tard, tout le petit groupe était à plat ventre sur le pont, la barque solidement amarrée au pétrolier.
Malko chercha à s’orienter. Ils étaient à l’avant du pétrolier, le long d’un long panneau de cale arraché par les flammes. La dunette, par où on pouvait pénétrer à l’intérieur du navire était à l’arrière. À quatre pattes, les cinq hommes se mirent en route, au milieu d’un enchevêtrement de débris de toutes sortes.
Jones essaya sa radio. Brabeck répondit tout de suite. Tout était O.K.
La nuit était sombre et on n’y voyait goutte. Malko se cogna douloureusement les genoux plusieurs fois sur des rivets dépassant du pont.
Il avait interdit qu’on allume les lampes tant qu’ils étaient sur le pont.
Ils atteignirent enfin la dunette. Un à un, ils se laissèrent glisser le long d’une échelle presque verticale. Le trou noir dans lequel ils descendirent était une pièce aux murs métalliques entièrement vide. Une autre échelle descendait dans les entrailles du navire. Le groupe continua à descendre, pour parvenir finalement à la salle des machines. Il n’y avait pas de hublot et Jones alluma sa lampe.
Les machines étaient recouvertes d’une épaisse couche de poussière et le feu avait détruit des pièces entières laissant des traînées noires de plastique fondu. Pendant près d’une demi-heure Malko se promena dans les entrailles de l’Arkhangelsk, grimpant des échelles, suivant des coursives encombrées et parvenant jusqu’aux cales. Ils traversèrent un des réservoirs de pétrole, défoncé par une explosion. Une couche noirâtre recouvrait presque toutes les tôles.
Mais tout était désespérément normal. Dans l’état où se trouve un navire détruit.
C’est Jones qui fit la découverte. Il promenait sa lampe électrique le long des cloisons quand il tomba en arrêt devant un tube courant le long de la coursive. Alors que tout était noir, le tube, lui, était brillant et neuf. Jones appela Malko.
— Regardez.
Les deux hommes tâtèrent le tube. Visiblement il avait été posé après l’incendie. Le tube tournait à angle droit et plongeait dans l’obscurité vers le fond du navire. Les deux hommes le suivirent. Pendant ce temps les trois Turcs cherchaient sans succès quelque chose à piller. Il n’y avait que des machines trop lourdes pour être transportées.
Le tube les mena devant une porte qu’ils avaient prise pour l’entrée d’un réservoir. Elle était aussi sale que le reste et fermée. Malko et Jones en explorèrent soigneusement la surface sans découvrir la moindre poignée. La porte ressemblait à l’ouverture d’un compartiment étanche et n’allait pas jusqu’au sol.
Jones donna plusieurs coups de poing dans la porte sans même l’ébranler.
— Suivons le câble dans l’autre sens, proposa Malko, on va bien voir.
Ils remontèrent jusqu’à la salle située en dessous de la dunette. Le câble disparaissait dans un creux de la paroi. Malko passa la main et sentit plusieurs boutons sous ses doigts. Il en poussa un. Il résista. Le second s’enfonça, en faisant sortir un autre.
Rien ne se produisit.
Finalement, il laissa le bouton enfoncé.
— Redescendons, dit-il à Jones. On ne sait jamais.
Les trois Turcs, les regardèrent, bouche bée. Malko leur dit d’attendre là.
Après s’être perdus trois fois, ils arrivèrent devant la porte. Elle était ouverte.
Malko l’examina de près. Toute la bordure était doublée d’un épais caoutchouc, tout neuf. Et sur la face intérieure la peinture grise luisait de propreté.
La lampe de Jones éclaira un commutateur. Il le tourna. La pièce s’éclaira. Stupéfaits, les deux hommes se trouvaient dans une cabine peinte en gris, très propre. Dans un coin, il y avait une batterie de gros accumulateurs posés à même le plancher. A côté un groupe électrogène. Une autre porte était ouverte, au fond de la pièce.
— Attention à la porte, dit Jones.
— Pas de danger, dit Malko. Elle est commandée par le bouton que j’ai poussé.
Ils continuèrent leur exploration.
— Incroyable, murmura Malko.
Dans un coin, plusieurs combinaisons d’hommes-grenouilles s’entassaient avec tout un assortiment de bouteilles. Des caisses fermées gisaient non loin de là, ainsi que quelque chose qui ressemblait à une torpille, terminée par une hélice et une sorte de guidon de bicyclette. Il y avait de petites ailes de chaque côté de la torpille.
Malko réfléchissait, il avait déjà vu cela quelque part. C’était un véhicule sous-marin pour hommes-grenouilles. Cela permettait, soit de se déplacer très vite, soit de transporter de lourdes charges. En tout cas, certainement pas le genre d’engin utile à un dragage.
Le gorille examinait soigneusement le matériel. Il revint vers Malko tenant une palme en caoutchouc à la main.
— Aucune marque nulle part, annonça-t-il. Même pas de numéros de série.
— Il fallait s’en douter. Mais, il manque quelque chose ici.
— Quoi ?
— La sortie. Tout ce matériel, c’est fait pour servir sous l’eau, pas dessus. Donc il doit bien y avoir quelque part un moyen de communiquer avec l’eau. Une trappe, un sas, comme dans un sous-marin.
Les deux hommes se mirent fiévreusement à déplacer les caisses et le matériel. Et cinq minutes plus tard, ils avaient trouvé : une ouverture carrée dans le plancher, fermée par d’énormes vis à poignées.
Jones dévissa les six vis.
Le panneau pivota vers le bas, découvrant une échelle qui reposait sur le plancher d’une pièce obscure. La lampe entre les dents, Jones descendit le premier, Malko sur ses talons.
Ils se retrouvèrent dans une sorte de boîte en acier, de quatre mètres de côté dans laquelle ils pouvaient tout juste tenir debout. Il n’y avait comme ouverture que la trappe par laquelle ils étaient entrés et une autre, identique, sur le sol.
La lampe de Jones éclaira deux ouvertures carrées, comme des bouches d’aération, au ras du sol métallique.
— C’est un sas, dit Malko, en les montrant à Jones. C’est par là qu’ils font entrer et qu’ils évacuent l’eau. Il doit y avoir des pompes quelque part. Cette pièce se remplit d’eau et les hommes-grenouilles n’ont plus qu’à ouvrir la trappe dessous et à se laisser glisser au fond avec leur matériel. Pour un vieux pétrolier, c’est une sacrée installation.
— Mais, à quoi ça peut bien servir, tout ça ?
Malko jouait à enfoncer son pied dans l’ouverture carrée. Il sourit.
— Je commence à m’en faire une petite idée. Ce pétrolier est une base flottante pour hommes-grenouilles. Éventuellement ce serait un excellent contact pour un sous-marin russe qui n’aurait qu’à venir se poser au fond du Bosphore, près du cargo. Mais il y a peut-être autre chose de plus énorme encore.
— Quoi ?
— Il faut que je vérifie. De toute façon, filons d’ici. C’est à Cooper de jouer maintenant. Il faut qu’il explore tout le coin en douce. Pour l’instant, légalement, on ne peut rien faire. Allez, remontons.
A regret, ils escaladèrent la petite échelle et se retrouvèrent dans la grande pièce.
Il leur fallut près de dix minutes pour remonter jusqu’à la dunette. Les trois Turcs étaient couchés à même le sol et attendaient. Ils n’avaient trouvé que quelques bouts de tuyaux de cuivre et semblaient complètement dégoûtés. Malko, avant de donner le signal du départ, appuya sur le bouton pour refermer la porte du bas. Inutile de laisser sa carte de visite.
— Tout est O.K., annonça Jones dans sa radio.
Brabeck accusa réception. À la queue leu leu, ils s’engagèrent sur le pont. Les étoiles s’étaient cachées derrière d’épais nuages et on n’y voyait goutte.
— J’espère que le bateau nous a attendus !
Malko n’eut pas le temps de répondre. L’enfer se déchaîna. Les trois Turcs tombèrent comme des quilles, le premier presque coupé en deux par une rafale d’arme automatique.
Une balle arracha la radio de la main de Jones, criblant son visage d’éclats de bakélite.
Malko ressentit un choc violent à la poitrine et fut projeté en arrière contre une cloison. Il glissa par terre, évanoui.
Plusieurs balles ricochèrent encore sur la tôle du pont. Il y avait au moins deux armes qui tiraient.
Accroupi derrière une manche à air, Jones serrait inutilement son colt. Il n’y voyait pas à trois mètres. Il posa son arme et rampa en direction de Malko étendu sur le pont.
Une grêle de balles l’encadra, l’assourdissant de ricochets. Heureusement il était protégé par une rambarde, et à condition de ramper, il ne risquait rien. Il parvint à saisir Malko par le col de sa veste et le tira jusqu’à ce qu’il l’ait amené vers lui, à l’abri.
L’Autrichien respirait mais il était évanoui. Il n’y avait aucune trace de sang sur lui. Jones le gifla, il reprit connaissance.
Au même moment, une rafale balaya le pont, là où les Turcs étaient tombés. Jones entendit le bruit mat des balles s’enfonçant dans les corps. L’un tressauta. Il n’était pas mort.
— J’ai mal, soupira Malko. Il se tâta.
— Vous êtes blessé ? demanda Jones.
— J’ai senti quelque chose à la poitrine. C’est tout. Maintenant, ça va. Il faut nous sortir d’ici. Je ne saigne pas.
Accroupis derrière leur manche à air les deux hommes guettaient dans l’obscurité.
— Pourvu que Milton ait entendu le pétard, soupira Jones. Essayons d’y aller maintenant.
À quatre pattes, il s’engagea sur le pont. Il y avait un espace découvert d’une dizaine de mètres à parcourir avant d’être à nouveau protégé par un rebord métallique.
La première balle rata sa tête de dix centimètres. Deux autres miaulèrent près de sa main posée sur le pont. Cette fois, ils tiraient avec un fusil. Jones se retira précipitamment. Au même instant, il y eut un sifflement très doux et un objet métallique heurta le pont. Une violente explosion secoua l’Arkhangelsk. Des morceaux de ferraille volèrent dans tous les coins.
Aplatis, Malko et Jones sentirent des tas de débris tomber autour d’eux.
— Nom de Dieu, mais c’est la guerre, gueula Jones.
— Non, c’est une grenade. Lancée par un fusil probablement, fit Malko. Ils veulent notre peau.
— Mais comment font-ils pour nous repérer ?
— Ils ont des lunettes infrarouges.
Malko saisit un bout de bois et le promena au-dessus de la rambarde.
Une grêle de balles s’abattit sur le bout de bois qui fut arraché des mains de Malko. Deux grenades explosèrent encore à l’avant, trop loin pour les atteindre, une, en plein sur les trois Turcs. Ceux-là, ils étaient bien morts.
— Ça sent mauvais, murmura Jones.
Soudain, ils entendirent un bruit qui les glaça tous les deux : un moteur pétaradait près du pétrolier.
— Ils viennent nous chercher. Mais, bon sang, qu’est-ce que fout Milton ?
Il y eut un bruit métallique loin derrière. Jones leva la tête. Une balle s’enfonça dans le bastingage de bois. Au même moment un grand cargo défilait tous feux allumés à cent mètres d’eux.
— Écoutez, souffla Jones.
Quelque chose avait bougé près du panneau de la cale avant. Jones avança la tête. Il ne voyait personne mais il sentait une présence. Il leva doucement son arme et appuya deux fois sur la détente, visant la plage avant du pétrolier.
Il y eut un cri. Puis une mitraillette aboya et une nouvelle grêle de balles passa au-dessus des deux hommes. Cette fois, ils étaient pris en sandwich. Impossible de traverser le pont pour sauter à l’eau et ceux de l’avant allaient les prendre à revers.
Rageusement, Jones mit un nouveau chargeur dans son colt. Écarquillant les yeux, il cherchait à percer l’obscurité. Ceux qui se trouvaient à terre ne tiraient plus mais devaient les guetter.
— Filons à l’intérieur, proposa Malko. On gagnera un peu de temps. Et au moins, on n’aura plus affaire qu’à ceux du pont.
En rampant sur les coudes et les genoux ils parvinrent à l’ouverture de la dunette, s’attendant à recevoir une balle dans le dos à chaque instant. Avec soulagement ils se laissèrent glisser le long de l’échelle rouillée.
À tâtons, ils gagnèrent une seconde pièce et s’aplatirent contre un mur.
Il ne se passa rien pendant quelques secondes puis plusieurs rafales de coups de feu claquèrent. Les autres ne prenaient pas de risques.
La première grenade éclata tout de suite après. Ils l’avaient balancée du pont. Il y en eut une autre qui explosa avec un bruit sourd. Aussitôt une odeur âcre s’insinua dans la coursive.
— Une grenade lacrymogène ! Ils allaient être enfumés.
— Descendons encore.
Au moment où Malko décollait de la cloison, une courte rafale partit de l’autre bout de la coursive. Un de leurs agresseurs était descendu par l’avant et les guettait du bas.
— Écoutez, fit Jones, je vais y aller, sur ce gars. Même s’il m’allume je l’aurai avant. Vous aurez le temps de descendre. Allez vous planquer dans la salle des machines. Il leur faudra un bout de temps pour nous trouver.
— Pas question, fit Malko. On s’en tire ensemble ou pas. Il se maudissait de s’être laissé enfermer dans ce piège.
Il fallait que l’enjeu soit fichtrement important pour que les autres prennent des risques pareils. Le fusil-mitrailleur, ce n’est pas très discret. Soudain, une voix cria en turc, du haut :
— Sortez, les mains en l’air. Nous vous remettrons à la police. Sinon vous allez être abattus.
Puis, presque aussitôt, un fusil-mitrailleur ouvrit le feu, de la trappe. Il tira deux chargeurs, coup sur coup, puis se tut. Et Malko entendit un frottement dans la cabine voisine : un type avait descendu l’échelle sous la protection du feu. Et il allait les cueillir à la grenade !
— Tant pis, j’y vais, dit Jones.
— Attendez !
De très loin, Malko venait de saisir un son amené par le vent.
Il tendit l’oreille. Rien. À côté il y eut un craquement. Puis le son se fit entendre plus fort.
Une sirène de police ! Puis une autre, et une autre ! Le hurlement devint strident et ininterrompu. Une colonne entière de voitures montait la colline, sur la rive asiatique, la leur.
Une voix cria en turc. Il y eut une galopade précipitée sur le pont. Quelqu’un escalada l’échelle. Jones se précipita. Malko le rattrapa.
— Pas la peine de risquer un mauvais coup maintenant. Ils attendirent encore cinq bonnes minutes collés à leur cloison. Puis la voix métallique d’un haut-parleur éclata sur le pont :
— Sortez les mains sur la tête, un par un.
Au même instant, une lumière blanche balaya le pont. Lentement Malko et Jones grimpèrent l’échelle. Malko le premier fut ébloui par le faisceau d’un projecteur braqué sur la sortie de l’échelle. Il se dirigea lentement vers le bastingage, côté terre, Jones sur ses talons.
— Descendez l’échelle, cria le haut-parleur.
Cinq minutes plus tard ils étaient accueillis par Brabeck, mitraillette au poing et hilare.
— On est arrivé juste, hein ? fit-il. Mais ça n’a pas été facile de remuer les Turcs. Heureusement qu’il y avait notre colonel.
— Ne perdons pas de temps, dit Malko. Ils sont partis. Il n’y a plus que trois cadavres sur le pont.
Le colonel mit aussitôt une voiture à leur disposition pour rentrer à l’hôtel.
— Quand j’ai entendu le F.-M. j’ai compris que c’était sérieux.
— Heureusement que tu comprends vite, conclut Jones. Malko tâta son portefeuille et le sortit de sa poche.
Quelque chose le gênait. Il comprit tout de suite. Une balle était enfoncée dans le cuir et l’épaisse liasse de papiers. La balle dont le choc l’avait jeté à terre et qui aurait dû le tuer.