Chapitre XV

Les premiers rayons du soleil rosissaient le Bosphore. Jones et Brabeck étaient étendus tout habillés, le col défait, pas rasés, côte à côte, sur le même lit. L’amiral Cooper, en civil, faisait les cent pas en fumant un cigare nauséabond, l’air furieux.

Malko, encore plus sale que Jones, le visage maculé de crasse et de rouille, les mains écorchées, était dans ses petits souliers.

— J’ai fait une gaffe, avoua-t-il. Nous aurions dû venir avec des hommes-grenouilles, puisque je me doutais que ça se passait sous l’eau. Maintenant nous leur avons donné l’éveil.

— À qui ? coupa Cooper.

— À ceux qui ont transformé un innocent pétrolier en base d’opération pour hommes-grenouilles, avec un matériel ultramoderne. Ce n’est pas pour chercher des pièces au fond du Bosphore. À ceux qui ont déjà tué plusieurs fois pour éviter qu’on découvre la vérité. Et je suis persuadé que le chiffonnier, Belgrat, a été assassiné, lui aussi.

— Voulez-vous dire…, commença Cooper.

— Qu’il ne faudrait pas perdre une minute pour envoyer vos hommes explorer le dessous de l’Arkhangelsk et les alentours. Avant que les autres aient le temps de faire disparaître tout ce qu’il y a de compromettant.

— Qu’est-ce qu’ils vont trouver ?

— Je n’en sais rien. Vous connaissez la situation aussi bien que moi. Il y a un sas au fond de l’Arkhangelsk par lequel peuvent passer des hommes-grenouilles. Il faut savoir où ils vont et ce qu’ils font. Et on saura du même coup, ce qui est arrivé au Memphis.

— Bien, fit Cooper. Je m’y mets tout de suite. Mais il vaut mieux qu’on trouve quelque chose. On n’est pas encore en guerre avec les Russes. Et ça pourrait barder pour nous.

Malko soupira.

— Vous ne vous êtes jamais demandé d’où venaient les tonnes de terre que la drague louée par Belgrat a drainées pendant des semaines ? Étant donné que l’Arkhangelsk repose sur un fond rocheux… J’ai l’impression que vous allez tomber sur quelque chose de surprenant…

L’amiral regarda Malko, incrédule. L’Autrichien continua :

— Je crois savoir comment ils ont failli nous avoir ce soir. Le bouton qui ouvre le compartiment secret de l’Arkhangelsk doit actionner en même temps un émetteur-radio à ondes courtes qui donne l’alarme quelque part. Et si notre ami Brabeck n’avait pas agi si vite, vous n’auriez plus jamais entendu parler de nous.

Épuisé, Malko se tut. Brabeck et Jones s’étaient endormis et ronflaient. Cooper tendit la main à l’Autrichien.

— À bientôt. Je vous tiens au courant.

À peine avait-il refermé la porte que Malko tombait endormi sur son lit.

Elko Krisantem, aussi, avait dormi, mais mal. On l’avait réveillé très tôt. L’entrevue avec le Russe avait été courte et dépourvue d’aménité. Elko avait eu à choisir entre une besogne très, très délicate et un chargeur dans le ventre, tout de suite.

Il avait choisi le sursis, s’était habillé, et avait mis le cap sur le Hilton. Heureusement pour sa tranquillité d’esprit, il n’était pas encore au courant de la fusillade de l’Arkhangelsk. Il savait seulement que M. Doneshka voulait se débarrasser de Malko Linge à tout prix et vite. Et lui, Krisantem, était chargé du travail…

Pendant ce temps-là, Malko dormait du sommeil du juste. Il se réveilla tout seul à huit heures, parce qu’il avait laissé les rideaux ouverts. Les deux gorilles dormaient encore, serrés tendrement l’un contre l’autre.

On frappa à la porte.

Malko ne répondit pas. Les femmes de chambre vérifiaient souvent ainsi si la chambre était occupée. Mais on frappa encore, quatre petits coups insistants.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Malko.

— C’est Krisantem, répondit-on derrière la porte.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

De l’autre côté de la porte, la voix était tendue et inquiète. Malko fut traversé d’un affreux pressentiment quand Krisantem précisa :

— C’est Mlle Leila. Elle a besoin de vous.

— Bon sang !

Et les gorilles qui ronflaient ! On avait dû l’enlever. Malko bondit et ouvrit la porte.

Ensuite, tout se passa en une fraction de seconde. Malko se trouva nez à nez avec la pétoire de Krisantem braquée sur son estomac. Il vit l’index du Turc se crisper sur la détente.

Il n’y avait pas vingt centimètres entre le bout du canon et le ventre de Malko. Il voyait distinctement le bout fileté et rond de la culasse, le cran de mire en demi-lune et sur la droite, le cran de sûreté.

Le cerveau de Malko travaillait à toute vitesse. Cette fois si sa mémoire le trahissait, c’était terminé. Le petit trou noir du canon le regardait. La détente était à mi-course. Dans une fraction de seconde la balle de 9 mm allait déchirer Malko.

Krisantem ne vit même pas le geste. La main gauche de Malko s’était posée sur le pistolet. Son pouce repoussa en arrière le cran de sûreté. Le Turc appuya de toutes ses forces sur la détente.

Trop tard. Elle était bloquée.

Un instant, les yeux d’or de Malko rencontrèrent le regard affolé de Krisantem. Il n’avait pas oublié comment fonctionnait un vieux Star 9 mm.

Il tira à lui en tordant. Le Turc poussa un cri de douleur et lâcha l’arme qui tomba. Le couloir étroit empêchait toute lutte. Krisantem comprit que s’il voulait utiliser sa force pour étrangler proprement Malko, il lui fallait de la place.

D’une poussée violente il catapulta Malko dans la chambre et plongea la main dans sa poche pour prendre son lacet, tout en fonçant en avant.

Il arriva en vue des lits juste pour voir Malko atterrir sur les deux gorilles et les trois hommes tomber en une mêlée confuse dans la ruelle du lit. Le lacet était dépassé. Un instant, le malheureux Krisantem resta pétrifié par sa malchance… Jamais, il n’aurait pensé qu’un monsieur aussi convenable puisse partager sa chambre avec deux individus pareils.

La seconde suivante les gorilles bondissaient.

Ils s’étaient réveillés vite. Krisantem tourna les talons.

— Stop ! hurla Brabeck.

Jones, mal réveillé, ne dit rien, il avait la bouche pâteuse. Mais la balle de son 357 magnum s’enfonça à deux centimètres du bouton de la porte que Krisantem lâcha instinctivement.

— Ne le tuez pas ! cria Malko.

Le Turc se tourna à moitié et reçut la crosse de Brabeck en plein sur la tempe. Pour faire bon poids, le gorille lui balança encore un coup sur le menton, avec le canon. Elko eut l’impression qu’il recevait une caisse sur la tête et qu’on lui avait arraché toutes les dents de devant. Il esquissa un geste, puis glissa le long de la porte. La dernière chose qu’il vit fut la chaussure délacée de Brabeck.

Lorsqu’il se réveilla, il était étendu sur un des lits, amarré par les mains et les pieds aux montants par des menottes. Jones le giflait méthodiquement en prenant bien soin que sa chevalière accroche chaque fois le menton tuméfié du Turc.

Krisantem essaya de bouger la tête et poussa un cri. Brabeck eut un bon sourire et proposa, jovial :

— Qu’est-ce qu’on fait, patron, on le balance tout de suite par la fenêtre ou on le travaille un peu d’abord ?

Le Turc le regarda avec des yeux de poisson.

— Il va t’arriver un accident, continua Brabeck. Juste comme à Watson. Tu te souviens de Watson, celui que tu as accidenté ?

Krisantem essaya de dire qu’il n’était pour rien dans « l’accident » mais cela lui faisait vraiment trop mal de bouger la tête, et c’est avec fatalisme qu’il attendit l’inévitable balle dans la tête ou le plongeon.

Mais Malko en avait décidé autrement. Il vint s’asseoir près de Krisantem. Il avait eu le temps de se raser et de mettre une chemise propre. Il regarda le Turc avec insistance.

— Vous savez que j’aurais le droit de vous tuer ou de vous livrer à la police, à notre ami le colonel.

Ce n’était pas une perspective réjouissante. Les cris qui sortaient régulièrement des caves de la police secrète avaient fait baisser le prix des loyers dans tout le quartier.

— Je vais vous laisser une dernière chance, continua Malko. À deux conditions. D’abord que vous nous racontiez tout votre rôle exact dans cette histoire. Sans rien oublier…

Le Turc opina de la tête.

— … et qu’à partir de maintenant vous nous soyez entièrement dévoué. C’est-à-dire que vous trahissiez votre ancien employeur. Sans qu’il s’en doute, ce qui vaut mieux pour vous, de toute façon…

— Moi je trouve qu’une balle dans sa mignonne petite gueule ça serait beaucoup plus sûr, coupa Brabeck. Et je suis volontaire.

— Allons, allons, laissez-le réfléchir, dit Malko. Il peut encore servir.

C’était tout réfléchi. Krisantem secoua la tête autant qu’il le pouvait.

— Bon. Alors, je vous écoute, continua Malko. Et n’oubliez rien.

Réconforté par un grand verre d’eau, Krisantem parla près d’une heure. Malko enregistrait comme un magnétophone. Quand le Turc eut terminé Malko ordonna :

— Détachez-le.

À Krisantem, il conseilla :

— Vous allez dire à votre employeur que vous n’avez pas pu m’abattre parce que je n’étais pas seul. Il faut qu’il ne se doute de rien. Et puisque vous continuez à être mon chauffeur ce sera facile de me tenir au courant.

Il se tourna vers Jones, pendant que Krisantem massait ses poignets.

— Rendez-lui son arme. Et ne boudez pas. Il peut être beaucoup plus utile comme ça. Ayez simplement l’œil sur lui.

— Ça…

Le Turc rempocha sa pétoire, toujours au cran de sûreté. Un peu tendu, il salua et sortit. Le soleil commençait à taper fort sur les vitres. Malko décrocha pour commander du thé.

On frappa à la porte. Avec un ensemble touchant Milton et Chris firent jaillir leur artillerie. La porte s’ouvrit brusquement et l’amiral Cooper sursauta devant les armes braquées. Il foudroya les trois hommes du regard.

— Vous êtes devenus fous ?

Penauds, les gorilles rengainèrent. Cooper n’avait pas la réputation d’avoir bon caractère. Malko s’excusa en quelques mots.

Cooper s’assit et dit alors :

— Nous avons fait une découverte intéressante.

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