Chapitre IV

À Izmir, vieille ville turque piquée de mosquées comme un gâteau d’anniversaire de bougies, il n’arrive jamais rien. La seule ressource consiste à regarder la mer, à l’endroit où passe tout le trafic du Bosphore, vieux cargos, pétroliers étincelants, Caïques poussifs chargés à ras bord d’un matériel hétéroclite ou barques de pêche.

De sa terrasse, John Oltro, vice-consul des USA avait la plus belle vue d’Izmir. Et aussi le meilleur équipement technique : une longue-vue de cuivre rouge achetée dans un bazar d’Istanbul, une autre, plus banale mais plus sûre et une vieille paire de jumelles marines.

Au début de son séjour à Izmir, John Oltro avait fait du zèle, scrutant chaque navire qui passait. Espérant toujours découvrir un croiseur russe déguisé en innocent cargo. La C.I.A. l’avait mis en garde avant son départ : un bon diplomate doit toujours ouvrir l’œil et la proximité des Russes rendait tous les postes diplomatiques turcs, « hot ».

Mais très vite, avec son homologue russe, il s’était rendu compte qu’Izmir n’était pas le nid d’espions décrit par Washington. Le vice-consul russe, Dimitri Richkoff passait le plus clair de son temps à disputer des parties d’échecs contre lui-même.

Ce jour-là, le 25 juillet, John Oltro venait de prendre sa place habituelle sur sa terrasse lorsqu’il observa un attroupement sur la jetée du port.

Un groupe de curieux entourait une barque de pêcheurs qui venait de rentrer. John prit ses jumelles et regarda. Ce qu’il vit le fit sursauter : les pêcheurs halaient sur le quai le corps d’un homme vêtu d’une sorte de combinaison noire !

Il vissa ses jumelles avec plus d’attention. La mer rejetait de temps en temps des cadavres, la plupart du temps les corps de pêcheurs surpris par un coup de vent. Mais cette fois, cela paraissait différent. Soudain il vit une haute silhouette fendre la foule : Dimitri Richkoff, vêtu d’un complet blanc, venait aux nouvelles.

Le temps de dégringoler ses deux étages, John fendait la foule et s’approchait du chef de la police qui venait d’arriver. Ce dernier le salua en souriant. John entretenait d’excellents rapports avec la police turque. Ce n’est pas pour rien que les contribuables américains déversaient sur le pays une manne de bons dollars.

John se pencha sur le corps recouvert d’une toile.

— Un client pour moi, cher ami ?

— Je ne sais pas, monsieur le consul. Cet homme n’est pas turc, en tout cas, ni grec. Et il porte une combinaison d’homme-grenouille. Nous allons l’examiner. Je vous le ferai savoir. Pour le moment, il est sous la responsabilité de la police turque.

— C’est peut-être un homme-grenouille de la VIe flotte qui manœuvre au large des côtes, hasarda le diplomate.

— Peut-être, répliqua laconiquement le policier.

Une ambulance s’approchait, les policiers écartèrent la foule et chargèrent le corps sur un brancard. John Oltro remarqua que le diplomate russe regardait fixement un point vers le bas de la combinaison du mort. John essaya de voir, mais le corps était déjà dans l’ambulance. Son regard croisa celui du Russe.

— Un peu de distraction, soupira Dimitri. Encore un de vos fauteurs de guerre de la VIe flotte.

— Ou un de vos espions, sourit John.

Les deux hommes s’éloignèrent vers la ville. Soudain John entendit derrière lui un pas se rapprocher. Il se retourna et se trouva nez à nez avec le chef de la police. Celui-ci, souriant de toutes ses dents, lui souffla à l’oreille :

— Je n’ai pas voulu alerter votre collègue russe. Mais si ça vous intéresse, venez dans ma « boutique » tout à l’heure.

John le remercia et se hâta de regagner son home pour ne pas montrer sa précipitation. Inutile de donner l’éveil à son petit camarade.

Mais celui-ci, déjà enfermé dans son bureau, appelait fiévreusement l’ambassade d’URSS à Ankara.

Lorsque John Oltro entra dans le bureau du commissaire ce dernier était en train d’examiner un poignard, ou plutôt une dague. Dès qu’il vit le diplomate, il lui tendit l’objet avec un sourire en coin.

— C’était accroché à sa ceinture, dit le commissaire. Tout de suite, John Oltro remarqua sur la lame l’ancre marine avec un numéro matricule. Mais ce qu’il vit plus haut le fit jurer à voix basse : le pommeau de la dague était orné d’une étoile rouge, d’une faucille et d’un marteau.

— Un Russe, fit-il à mi-voix.

— Un « Russo », acquiesça le policier. Et nous avons encore trouvé ceci.

Il tendit un portefeuille. John Oltro en sortit immédiatement ce qui paraissait être une carte d’identité en russe.

John savait un peu de russe. Il déchiffra que l’homme s’appelait Stegar Alexander Sergueiévitch Tegar, matricule B 282 290 et qu’il était premier lieutenant-canonnier à bord de l’unité 20.546 de la marine de guerre soviétique.

Sur la photo, il paraissait jeune mais la carte indiquait trente-cinq ans.

John grillait d’empocher la carte. Le Turc le devança et murmura :

— Je ne peux pas, cela ferait des histoires. Je vais être obligé de prévenir votre collègue.

L’Américain continuait à fouiller le portefeuille. Il en retira la photo d’une jeune fille, plusieurs autres cartes, une liasse de roubles ainsi qu’un ticket jaune qui paraissait être un billet d’entrée de cinéma. John Oltro le tint un instant entre le pouce et l’index et le Turc détourna pudiquement les yeux lorsqu’il l’empocha. Il fallait bien justifier l’OTAN.

— Vous voulez voir le corps ?

— Bien sûr.

Les policiers l’avaient mis dans une cellule, posé dans une grande caisse entre deux barres de glace. Le visage était calme, peu gonflé, les yeux étaient clos. L’homme n’avait pas dû séjourner plus de quelques heures dans l’eau.

Sous sa combinaison, il portait un pantalon d’uniforme sur un slip de bain ainsi qu’un tricot sans manches sous un pull à col roulé.

Pensif, John le regarda un instant. Ce n’était peut-être qu’une affaire banale. Il arrivait fréquemment que des navires de guerre russes empruntent le Bosphore. Ce Russe-là avait peut-être choisi la liberté ou bien avait été victime d’un accident.

— O.K., merci, dit-il au policier turc. Je vais faire mon rapport.

L’américain prit congé. Rentré chez lui, il envoya immédiatement un long télégramme chiffré à l’ambassade d’Ankara. Il faillit parler du ticket de cinéma, mais ne le fit pas. C’était plus amusant de le garder en souvenir.

Deux heures plus tard, il recevait une réponse à son télégramme. Après l’avoir déchiffré, il se prit la tête à deux mains ; pour une fois, il se passait quelque chose à Izmir. Le télégramme disait :

« Top-secret. Faites l’impossible pour vous emparer des papiers du marin soviétique. Affaire ultra secrète de la plus haute importance. Évitez que les autorités russes soient au courant. Vous envoyons pour vous aider capitaine Watson, de la Navy. »

Au même moment Dimitri Richkoff déchiffrait lui aussi un câble de son ambassade qui disait :

« Ultra secret. Faites l’impossible pour éviter que la découverte s’ébruite. Empêcher surtout les Américains de voir le corps. Faites-le disparaître et brûlez les papiers. Nous vous envoyons de l’aide par les moyens habituels. »

John Oltro ne se tenait plus de joie. Enfin de l’action ! Il décrocha son téléphone et appela le commissaire.

— Quand allez-vous transporter le corps, cher ami ?

— Votre confrère soviétique vient de me poser la même question. Demain matin un fourgon mortuaire viendra le prendre et l’emmener à Istanbul pour être remis aux autorités soviétiques.

— Merci. Vous devez avoir hâte d’être débarrassé de ce colis.

Ça n’allait pas être facile. Pas question d’attaquer le commissariat pendant la nuit. Il ne restait que le transport.

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