Chapitre IX

La petite barque avançait lentement le long du filet. À grands coups d’avirons, Malko venait de contourner péniblement une grosse balise rouge et rouillée qui retenait le filet mouillé en travers du Bosphore. Son esquif avait été secoué par les remous d’un gros vapeur transportant des touristes. Il allait effectuer un demi-tour en mer Noire, pour l’émotion des passagers.

Appuyés au bastingage, les touristes écarquillaient les yeux vers les brumes de la mer Noire, espérant découvrir la silhouette menaçante d’un navire de guerre soviétique. Mais il n’y avait là que d’innocents chalutiers.

Les deux bords du Bosphore descendaient en pente abrupte jusqu’à la mer. A cet endroit, il était large d’environ deux cents mètres. Un fort courant filait vers Istanbul. Sur la rive asiatique, on distinguait les débris d’une haute tour datant du XIe siècle, et d’où l’on observait à l’époque les envahisseurs venant du centre de la Turquie.

Malko cessa un moment de ramer. La petite barque dériva jusqu’au filet et se coinça contre un gros filin d’acier, affleurant l’eau. Il regarda l’endroit où il avait laissé la voiture. La falaise, vue d’en bas, paraissait énorme. Il voyait à peine la Buick arrêtée sur la route suivant la corniche qui conduisait aux premières plages de la mer Noire.

Il était descendu par un étroit sentier de chèvre à proximité d’une petite auberge où l’on débitait du thé et des yaourts. Les gens les avaient regardés avec curiosité. Il tenait Leila par la main. Il lui avait proposé une promenade sur le Bosphore, en amoureux. Excellente couverture pour voir un peu les lieux. Mais avec son complet strict et sa cravate, il n’avait pas l’air d’un sportif. Quant à Leila, sa robe très habillée étonnait davantage encore.

La barque était amarrée à une grosse branche. Elle devait servir à un pêcheur du dimanche. La mer Noire est très poissonneuse.

Maintenant, immobilisé au milieu du Bosphore, Malko réfléchissait. Le bruit doux de l’eau le berçait. Il regardait avec curiosité un gros cargo se faufiler à travers le barrage et mettre le cap sur Sébastopol. Leila, assise en face de lui, rêvait.

Quelle drôle d’histoire ! Ce sous-marin inconnu qui venait se jeter dans la gueule du loup… Ici, tout paraissait si calme. Sur la rive asiatique, il aperçut une petite construction blanche, au ras de l’eau. Deux camions étaient arrêtés devant et un drapeau turc flottait au-dessus d’un mât. C’était certainement le poste d’observation par le son établi par les Turcs.

Vers Istanbul, le Bosphore s’élargissait en une sorte de lac où étaient mouillés trois vieux cargos grecs, sales et rouillés.

Il paraissait difficile pour un sous-marin soviétique de passer. Malko sourit en pensant qu’en ce moment même il y en avait peut-être un en train de se glisser entre les mailles du filet…

Mais cela supposait de telles complicités que cela sortait du domaine du possible. Il n’y aurait pas eu de ticket de cinéma, toute cette histoire eût paru un rêve. Mais ce petit morceau de papier jaune existait. Et c’était plus qu’une coïncidence. Il était daté du 22 juillet 1969. Le corps avait été repêché le 25 au matin et le sous-marin inconnu détruit le 24.

Or, à moins de passer le Bosphore, il était matériellement impossible que cet homme ait pu aller au cinéma à Sébastopol le 22 et se trouver deux jours plus tard en Méditerranée. Même en admettant que l’officier ait rejoint Mourmansk et Vladivostok par avion, il y avait au moins une semaine de mer.

Il sourit en revoyant le visage décomposé du consul.

— C’est affreux, avait gémi le diplomate. Si les Russes ont trouvé le moyen de faire passer le Bosphore à leurs sous-marins, toute notre stratégie est à reconsidérer. Et cela implique de telles complicités chez les Turcs. Je vais convoquer immédiatement le chef de la Sécurité turque…

— Surtout, n’en faites rien, ordonna Malko. Il y a déjà assez de monde au courant. Et il est à peu près certain que des Turcs sont dans le coup. Peut-être même votre colonel…

— Oh !

— Pourquoi pas ? Il y a tellement de raisons de trahir… Admettez qu’il veuille se venger du gouvernement actuel, ou qu’on lui ait refusé de l’avancement, je ne sais pas moi. Non, croyez-moi. Moins les Turcs sauront où nous en sommes, mieux cela vaudra. Et comme ça, je vais me rendre compte si je suis sur une bonne piste.

— Comment ?

— Tant qu’il ne m’arrive rien, c’est que je suis sur la mauvaise piste. Mais si on s’occupe de moi, cela voudra dire que je brûle…

— Faites attention.

Malko ferma à moitié ses yeux d’or. Il faisait très attention. Ses adversaires ignoraient, heureusement, son étonnante découverte.

Il avait laissé le consul inquiet, mais décidé à se taire. Et maintenant, au milieu du Bosphore, il cherchait la solution du problème.

Il regarda autour de lui. Le barrage, les bâtiments militaires, les cargos grecs, les flancs abrupts des berges. Soudain, quelque chose accrocha son regard : la carcasse d’un navire échoué, presque cachée par une avancée de terre, à moins de cinq cents mètres du filet, près de la rive asiatique.

Il prit ses avirons.

— Nous rentrons ? demanda Leila. J’ai froid.

— Attends, pas encore, je voudrais voir quelque chose. Elle allait protester quand il la regarda. Sous le regard doré, elle se sentit fondre. Et elle crut comprendre.

— Tu es insatiable, murmura-t-elle. Tout le monde va nous voir. Je ne veux pas.

Au fond, elle était ravie. Pendant que Malko poussait sur ses avirons, elle vint s’asseoir au fond de la barque et incrusta ses ongles dans ses cuisses. Du coin de l’œil, elle guettait ses réactions. Il la regarda et attarda ses yeux sur les jambes dévoilées par la jupe trop courte.

De la route, Krisantem suivait la barque des yeux. Drôle d’idée de venir se promener en barque sur le Bosphore alors qu’il y avait des bateaux beaucoup plus confortables, avec des cabines. Il n’était pas sensible à la poésie. Et cet homme aux yeux de chat n’était pas rassurant, malgré son calme et sa douceur. Si le concierge ne lui avait pas juré que le soir où l’Américain était tombé par la fenêtre, il avait rendez-vous avec celui-là…

Appuyé contre la portière de la Buick, il alluma une cigarette. Il avait la gorge délicate. Il regarda autour de lui.

Aucune autre voiture en vue. Pourtant, il était sûr d’avoir été suivi au départ de l’hôtel. Une vieille Taunus avec deux hommes à l’intérieur.


Malko était presque arrivé au bateau. Il pouvait distinguer la tôle rouillée et le pont couvert de débris. Cela avait été un pétrolier et on voyait encore la dunette arrière. Mais il était abandonné. Il avait dû s’échouer ou brûler.

Rien d’anormal. Les yeux de l’Autrichien analysaient chaque détail du paysage : Leila s’impatientait maintenant.

— Viens, souffla-t-elle.

L’Autrichien émit un grondement indistinct. Il venait enfin de remarquer quelque chose.

Derrière le pétrolier, la berge n’avait pas la même couleur à cet endroit, la terre beaucoup plus claire sur une grande surface, était semblable à du terreau frais. On avait dû tenter de renflouer le bateau et draguer le fond du Bosphore.

Reprenant les avirons, il s’approcha de la grosse coque rouillée, jusqu’à toucher l’étrave. La haute armature métallique s’élevait devant lui comme un mur. D’énormes rivets fixaient les tôles, formant une ligne ininterrompue de protubérances.

L’épave était impressionnante par sa masse et son silence. La rouille la recouvrait uniformément. Il y avait beaucoup de chance pour que ce pétrolier-là ne reprenne jamais la mer.

Malko laissa glisser la barque jusqu’à l’arrière et se tordit le cou pour essayer de lire le nom du bateau. Mais la rouille avait tout effacé. Il tenta d’en savoir plus par sa compagne.

— Tu sais ce que c’est ?

— C’est un bateau. Tu vois bien, non ? Il doit être vieux, on l’a jeté.

Logique éclatante. Malko sourit. Dans le monde de Leila, on jetait les vieux bateaux comme les vieux bas. Il sentit son agacement.

— Nous allons de l’autre côté de la coque, dit-il doucement.

Il reprit les avirons et parcourut cent mètres pour aboutir à une petite crique à l’abri des regards. Il aurait fallu être sur l’épave du pétrolier pour les apercevoir.

Malko ôta sa veste et la plia soigneusement. Le regard embué, Leila se mordit les lèvres et se pencha un peu plus sur lui. L’attente l’avait énervée.

— Viens.

Doucement, Malko se laissa glisser au fond de la barque, contre Leila. Et pour un moment, il oublia les Russes et leurs sous-marins. Tellement qu’il ne vit pas les deux hommes qui rampaient au-dessus d’eux, sur la berge abrupte. Le premier avançait un énorme colt dont le chien était levé à la main.

Le second un peu en arrière était également armé. Mais il surveillait la rive. Le premier arriva enfin au bord. La barque était en contrebas. Avec précaution, il se pencha, l’arme au poing. Juste au-dessous de lui il y avait les silhouettes enlacées de Malko et de Leila.

L’homme jura à voix basse.

Toujours à quatre pattes, il se retourna vers son compagnon, et souffla, sobrement :

— Ils baisent.

— Oh ! le pédé, fit l’autre, sans logique.

Chris Jones et Milton Brabeck se regardèrent, dégoûtés. Voilà où mène la conscience professionnelle. Ils avaient fait du zèle en suivant Malko à son insu. Ils s’attendaient à le voir étranglé ou attiré dans un guet-apens par cette danseuse qui ne pouvait être qu’une Mata-Hari locale.

Décidément, les dollars de la C.I.A. étaient employés d’une façon bien curieuse. Quand ça servait au moins à fomenter des révolutions. Mais financer des dons juans !

Les deux Américains s’éloignèrent sur la pointe des pieds. Milton grillait de tirer un chargeur en l’air, comme ça, pour voir si la barque chavirerait mais son sens de la discipline l’emporta. Il rengaina la pétoire et alluma une cigarette.

Sur l’autre rive, en Europe, deux hommes assis dans une Taunus stationnée face au Bosphore à près d’un kilomètre de la Buick de Krisantem, s’intéressaient également à la vie amoureuse de Malko Linge.

L’un d’eux abaissa les jumelles avec lesquelles il observait la barque, et dit en russe à son compagnon :

— Les Américains sont vraiment répugnants. Ce n’est pas étonnant qu’ils perdent partout.

Dans la barque, Malko reprenait ses esprits et affrontait la bonne conscience de Leila. Sa cervelle tournait comme une toupie. La Turque gémissait.

— Je ne suis pas idiote. Je sais très bien ce que tu penses ?

— Et qu’est-ce que je pense ?

— Que je suis une traînée. Qu’une femme qui accepte de se faire prendre comme ça, devant tout le monde, est la dernière des dernières.

— Tu es folle.

— Non, non. Tu me prends pour une putain. Avoue-le. Malko fut obligé de la prendre dans ses bras et de lui assurer que jamais une pareille idée ne l’avait effleuré.

La traversée du Bosphore fut pénible. Le courant les emportait irrésistiblement vers Istanbul.

En les voyant arriver, Krisantem sentit encore grandir l’estime qu’il éprouvait pour son client : la belle danseuse poussait vigoureusement sur un aviron.


Malko attrapa la barque et grimpa la rive, tirant Leila par la main. Krisantem leur ouvrit la portière avec empressement. Il avait eu le temps de griller un paquet de cigarettes durant la balade.

— Nous rentrons à l’hôtel, ordonna Malko.

Pendant que le Turc manœuvrait pour reprendre la direction d’Istanbul, Malko lui demanda :

— Qu’est-ce que c’est que ce bateau échoué ?

— C’est un pétrolier. Il a brûlé il y a un an, cela a failli provoquer une catastrophe. Il venait de faire le plein à la raffinerie BP que l’on peut voir d’ici, quand le feu s’est déclaré à bord. Vous pensez, en cinq minutes ça a été un brûlot. À cinq cents mètres du plus grand dépôt d’essence d’Istanbul. Heureusement, le capitaine est parvenu à aller l’échouer un kilomètre plus bas, sur des hauts-fonds.

— Et alors ?

— Il a brûlé pendant une semaine. On sentait la chaleur jusqu’ici et la lueur se voyait à 100 kilomètres. Impossible de l’éteindre.

— Pourquoi l’a-t-on abandonné là ?

— Je crois qu’on a essayé de le renflouer. Mais ça n’en valait plus la peine. Il paraît qu’il est incrusté sur les rochers.

— Des rochers ?

— Oui, c’est ce qu’on dit. Oh, un jour on finira bien par le vendre à un ferrailleur…

Malko se tut. Jusqu’à Istanbul, il se contenta de presser la main de Leila, qui semblait très amoureuse.

À l’hôtel, il eut une surprise. Un mot l’attendait dans sa case, tracé d’une grande écriture féminine : « Voulez-vous appeler la chambre 109. De la part de Nancy Spaniel ? Life Magazine. »

Le nom lui était inconnu. Mais Leila avait lu par-dessus son épaule.

— Qui est cette fille ? siffla-t-elle.

— Je n’en sais rien.

— Comment et pourquoi veut-elle te voir ?

— Pas la moindre idée.

— Tu te fous de moi ?

— Écoute. Nous la verrons ensemble.

— Vicieux ! Monstre !

Soudain, Malko vit une grande jeune fille blonde se lever d’un fauteuil du hall et venir droit vers lui. Elle lui tendit la main et lui dit :

— Je suis Nancy Spaniel. Vous êtes Son Altesse Sérénissime Malko Linge.

— Oui. Mais vous pouvez m’appeler Malko.

Il la regardait attentivement, et, soudain, un déclic se fit. Bien sûr, il l’avait rencontrée en Autriche où elle étudiait l’histoire de l’aristocratie européenne. Elle lui avait demandé un rendez-vous.

— J’ai lu votre nom sur la liste de l’hôtel, et comme je suis un peu perdue dans ce pays, j’ai pensé que vous pourriez m’aider.

— De quoi vous occupez-vous ?

— Du Memphis. Vous savez le sous-marin qui a coulé près d’ici.

— Ah !

Ça, c’était le comble. Leila, qui suivait la conversation, dit, l’air pincé :

— Chéri – elle appuya sur le mot – tu me rejoins dans ma chambre.

Et elle tourna les talons.

— Allons boire un verre, proposa Malko à la jeune Américaine. Mais auparavant, je dois donner un coup de fil. Attendez-moi au bar.

Il pénétra dans l’une des cabines placées près de la réception et appela le consul.

— Dites-moi, avez-vous entendu parler d’un pétrolier qui a brûlé il y a quelques mois ?

— Oui, bien sûr.

— Vous connaissez son nom ?

— Oui, attendez, il s’appelait l’Arkhangelsk.

— L’Arkhangelsk ?

— Oui, c’était un pétrolier russe.

Malko raccrocha après avoir remercié le diplomate. Une petite lumière rouge s’était allumée dans son cerveau. Il alla retrouver Nancy au bar, pensant toujours à la grande carcasse rouillée abandonnée au milieu du Bosphore.

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