Chapitre XII

La voix venait d’un appentis à droite de la porte, que Malko n’avait pas aperçu en entrant. C’était une simple cabane en bois consolidée par des bouts de fûts métalliques. La plupart des vitres étaient remplacées par des carrés de carton. Celles qui restaient étaient tellement sales que Malko ne distinguait au travers qu’une vague silhouette.

En dépit de l’injonction qu’il venait de recevoir, il continua à avancer vers l’appentis.

— Je vous ai dit de foutre le camp ! hurla de nouveau la voix.

Malko fit un pas de plus.

La porte fut poussée si fort qu’un des gonds s’arracha. Et il sortit de la cabane une des créatures les plus immondes que Malko ait jamais rencontrée : un énorme bonhomme boudiné dans une chemise écossaise d’où la crasse avait effacé les couleurs et un pantalon de marin rapiécé au genou gauche.

Deux petits yeux noirs étaient les seules choses vivantes dans un visage qui ressemblait à un cornet de glace en train de fondre. De la glace à la vanille car le type était plutôt jaune. Quant au crâne, il était grisâtre, avec quelques plaques broussailleuses collées çà et là. Cette charmante apparition brandissait dans sa main droite une broche où étaient enfilés des morceaux de viande dégageant une odeur si nauséabonde que Malko ne put imaginer le mammifère qui l’avait fournie.

— Alors, vous êtes sourdingue ?

Cette fois il avait découvert des chicots noirâtres.

— Vous êtes monsieur Belgrat ? demanda poliment Malko.

— M. Belgrat, il est mort.

Et il cracha avant de retourner dans sa tanière. Malko le suivit. Sur une table innommable, encombrée de papiers, de boîtes de conserve vides, de bouteilles et de roulements à billes rouilles, le type avait posé un réchaud fait d’une boîte de biscuits remplie de sable imbibé de pétrole.

Il promenait amoureusement sa brochette au-dessus de la fumée noire, humant l’odeur du pétrole et de la viande brûlée avec délice. Furieux qu’on dérange son festin, il pointa sa broche sur le costume impeccable de Malko.

— Vous allez m’emmerder longtemps ?

— Il y a longtemps que M. Belgrat est mort ?

— Qu’est-ce que ça peut vous foutre ? J’aime pas les curieux. Tirez-vous.

La pointe effleurait la cravate de Malko. Celui-ci prit l’air profondément peiné.

— C’est-à-dire que… j’avais de l’argent pour M. Belgrat. Mais tant pis.

Et il recula.

— De l’argent !

Une douceur céleste émanait subitement de l’affreux. Il répéta plusieurs fois à mi-voix « de l’argent », comme pour se bercer. Visiblement, son cerveau, stoppé depuis longtemps, essayait désespérément de se mettre en marche. Finalement, il parvint à éructer :

— Mais, mais Belgrat, moi, je suis son meilleur ami.

Il regardait Malko avec l’air énamouré d’une dame à qui on propose des choses malhonnêtes dont elle a très envie. Pour le maintenir dans ces bonnes dispositions, Malko sortit de son portefeuille un billet de 50 livres et le posa sur la table.

L’autre le regarda comme si c’était Mahomet.

— Il y a longtemps qu’il est mort, M. Belgrat ?

— Voyons. Ça va bientôt faire un an, un peu moins peut-être.

— Et… il était malade ?

— Solide comme un roc. Mais il a eu un accident. Une voiture qui l’avait pas vu.

— Il est mort sur le coup ?

— Sur le coup ? Ah, vous voulez dire, tout de suite. Ah ! mon pauvre monsieur, je devrais pas vous dire ça, mais il était écrabouillé comme un chat. À croire qu’on avait passé dessus avec un rouleau compresseur… Pour moi, c’est un camion.

— Il n’y avait pas de témoins ?

— C’était la nuit. Près d’ici. Personne n’a rien vu.

— Et la police…

L’autre haussa les épaules et ricana.

— Qu’est-ce que ça peut lui foutre la police ? Y pouvaient pas y mettre une contravention, non ?

— Mais, qui fait marcher son affaire, alors ?

— Oh, son affaire, vous savez… ça n’a jamais marché bien fort.

— Il avait traité une grosse affaire pourtant, l’année dernière, ce bateau qu’il avait renfloué.

Brusquement le visage du type s’était fermé. Malko sentit qu’il fallait relancer la conversation. Il tira un autre billet de 50 livres et se mit à jouer avec.

— Vous y avez travaillé, vous, sur le bateau ? L’autre plissa les yeux.

— Ça vous intéresse, hein ? Eh bien, je vais vous dire, moi aussi je me suis posé des tas de questions.

Il se tut, important. Malko fit craquer le billet. Le vieux soupira :

— C’est curieux, j’ai confiance en vous. Alors je vais vous dire ce que je sais :

Ça s’est passé il y a un peu plus d’un an. Un jour, il y a un type qui est venu voir M. Belgrat. Un gars bien habillé qui avait l’air d’avoir de l’argent. Il est resté enfermé deux heures avec lui. Le lendemain, le cirque a commencé. Moi, ça fait vingt ans que je travaille avec Belgrat, alors il avait confiance en moi. Donc, ce jour-là, il est venu me trouver et m’a dit : Kür – je m’appelle Kür – je vais virer tout le monde sauf toi. Mais il va falloir que tu fermes ta gueule.

— Mais avant ça, qu’est-ce qu’il faisait Belgrat ?

— Oh, un peu de tout. On achetait de la ferraille surtout. Et puis des épaves qu’on cassait. Pas des grosses affaires, mais il y avait quand même une douzaine de gars. Moi, je les commandais.

D’ailleurs, quand il m’a dit ça, je lui ai dit :

— Si tu vires des types, qu’est-ce que je vais foutre, moi ?

— Rien, il m’a dit.

— Comment ça, rien ? Tu vas pas me payer alors.

— Si, t’auras 200 livres par mois. Pour rien faire pratiquement que rester là et virer les gens qui viendront demander du travail ou me chercher. Et quand j’aurai fini, je te donnerai 2.500 livres, comme ça, tu pourras t’acheter quelque chose.

Qu’est-ce que vous vouliez que je lui dise ? J’ai accepté. À la fin de la semaine, j’ai viré tout le monde. Je les ai payés avec du fric que Belgrat m’avait donné. Des billets neufs, je me souviens.

Le lundi, le type est revenu avec un autre. Eh bien, vous me croirez si vous voulez, depuis ce jour-là, je ne lui ai plus jamais parlé !

— Comment ça ? Mais vous l’avez vu quand même, non ?

— Oui. Mais il était jamais seul. Toujours avec un ou deux types. Il venait au bureau avec eux, le matin. Ils restaient là une ou deux heures à donner des coups de téléphone, puis ils partaient dans une voiture noire.

— Quel type de voiture ?

— Je ne sais pas. Une voiture noire. Une grosse. Moi, je comprenais plus rien. Chaque fois que je demandais à Belgrat : « Mais nom de Dieu, qu’est-ce que tu fous ? » il me disait : « Je te dirai plus tard. » Une fois même, le type qui était avec lui m’a regardé comme s’il voulait me couper la gorge. Alors, j’ai eu les jetons. »

Kür passa une main sale sur sa gorge. Il avait l’air mal à l’aise. La brochette était presque complètement calcinée et dégageait une fumée noirâtre. La vue du billet le rassura. Il repartit :

— Moi, je savais même pas de quoi il s’agissait. Un jour où j’étais seul, j’ai reçu un coup de téléphone. On me demandait combien de temps l’entreprise Belgrat allait garder la drague qu’on avait louée.

— Quelle drague ? j’ai dit. L’autre type était vachement surpris. Il m’a dit :

— Ben, la drague que vous avez louée pour renflouer le pétrolier. Dans le Bosphore. Ça va faire deux mois et on va en avoir besoin. Alors, dites à votre patron de nous appeler.

— Le soir, quand M. Belgrat est rentré, je lui ai dit. Il m’a cligné de l’œil en disant :

— C’est pour l’affaire que je traite en ce moment. On renfloue un bateau. Et moi, je suis le conseiller technique de Monsieur.

— Alors, là, je me suis marré ! Belgrat, conseiller technique ! Il savait tout juste écrire, et, en bateaux, j’y connaissais plus que lui. Mais j’ai rien dit parce que, quand y m’a vu rire, Belgrat a eu l’air vachement malheureux. Alors, je me suis étouffé.

— D’autant plus qu’il y allait pour ainsi dire jamais, à ce bateau. Il passait des journées entières à traîner ici, toujours avec son type. Ou alors il était chez lui, toujours avec le gars. Moi, je pensais que c’était une drôle de vie. Pourtant, il avait pas l’air malheureux. Un jour, même, il m’a dit :

— Dans deux ou trois mois, on va s’acheter un entrepôt et deux camions et on pourra aller jusqu’à Ankara chercher des vieilles bagnoles. »

— Seulement, on n’a jamais acheté de camion, parce que Belgrat, lui, il s’en est payé un, de camion. Mais pas comme il voulait…

— C’était quand, l’accident ?

— Oh, il y a un moment. Justement quand tout était fini avec les autres. Il paraît qu’on n’avait pas pu renflouer le bateau, et qu’ils abandonnaient. Ça n’avait pas l’air de les ennuyer, d’ailleurs. Un soir, Belgrat est revenu au chantier, tout seul.

— Kür, il m’a dit, voilà 2.500 livres, comme je t’ai promis. Lundi, tu vas rengager quatre ou cinq types, et on va se remettre à travailler. Et dès que je vais en trouver un, on va acheter un bateau à casser. »

Kür s’arrêta. Il tenta vainement de faire perler une larme dans ses petits yeux plissés.

— Et le lendemain, il était mort.

— Vous saviez où il allait ce soir-là ?

— Non.

— Il avait l’habitude de sortir le soir ?

— Jamais. Il se couchait toujours tôt.

Il y eut un petit moment de silence. Malko réfléchissait. Il en savait assez. Pas la peine de perdre du temps. Il s’éclaircit la gorge et dit :

— Je suis bien content de vous avoir vu. Voilà les 500 livres que je devais à M. Belgrat.

Kür prit les billets et les posa sur la table, à côté de la brochette. Il regardait Malko, méfiant.

— C’est curieux que Belgrat il ne m’ait jamais parlé de vous. Et puis, pourquoi vous m’avez posé toutes ces questions ? Vous êtes de la police ?

Malko secoua la tête.

— Non. Et, au fond, je ne vous ai pas posé tellement de questions. C’est vous qui avez beaucoup parlé…

Et, profitant de la surprise du Turc, Malko tourna les talons, et sortit. L’autre le héla. Il fit le sourd et repassa la petite porte de bois.

La rue était déserte.

Il dut marcher près de cinq cents mètres avant de trouver un taxi. Rentré au Hilton, il alla à sa chambre et commanda une bouteille de vodka et du Tonic. Il y avait trois messages de Leila. Il l’appela. L’appareil faillit lui sauter des mains.

— Qu’est-ce qui t’a pris de mettre deux hommes dans ma chambre ? hurlait la danseuse. Il y en a un dans mon lit et l’autre dans la salle de bains !

Il y eut un bruit de lutte, et la voix de Jones annonça :

— Tout va bien, patron. Mais vous savez ce qu’elle fait, cette garce ?

— Elle a fait la danse du ventre pendant une heure… Alors, si elle continue, moi, je ne réponds plus de rien…

— Voyou, monstre ! hurla Leila.

Malko raccrocha. Au moins, elle était bien gardée. Il se mit à siroter sa vodka en rêvant à ce mystérieux pétrolier qu’on s’était donné tant de mal à ne pas renflouer.

Загрузка...