Il y eut un « plouf » sourd et Krisantem se laissa tomber, les genoux tremblants. Il connaissait ce bruit. C’était la détonation d’une arme munie d’un silencieux. Une sueur glacée lui inonda le front. Le type qui avait tiré était un professionnel. Et il allait recommencer. De toute façon, si celui-là le ratait, un autre prendrait sa place.
Le Turc tira sa vieille pétoire et l’arma. Ça pouvait encore faire du mal. La nuit était noire et il ne distinguait pas son adversaire. En arrivant, il se méfiait obscurément de quelque chose. Aussi il avait laissé sa voiture à une rue de là. Mais sans penser que cela prendrait une forme aussi radicale…
Quelque chose bougea sur le trottoir d’en face. Krisantem appuya sur la détente de son parabellum. La détonation fut assourdissante. Instinctivement, il tira une autre fois. Puis, ébloui par une voiture qui passait en trombe, il se jeta à plat ventre.
Rien. Quelques volets s’ouvrirent et se refermèrent prudemment. Son agresseur avait dû partir, craignant que les coups de feu n’attirent la police.
Il attendit quelques instants et se releva, avec mille précautions. Juste pour entendre une voix susurrer derrière lui, avec un accent qu’il connaissait bien :
— Monsieur Krisantem, voulez-vous poser votre revolver par terre, sans faire de geste brusque ?
La voix venait de l’autre côté de la grille. L’homme était dans le jardin, caché par des massifs. Ils étaient donc deux. Cela rassura Krisantem. Celui-ci aurait pu l’abattre facilement, dans le dos. Tant qu’on cause, il y a de l’espoir.
Il laissa tomber le parabellum et attendit. Aussitôt, une silhouette traversa la rue : l’homme qui avait tiré le premier. Il tenait à la main un long pistolet noir au canon effilé.
— Tu m’as raté de peu, dit-il en turc.
Et avant que Krisantem ait répondu, il lui donna un coup violent sur la tempe. Le Turc crut que sa tête éclatait. Le canon du pistolet lui avait déchiré la peau et il sentit le sang couler le long de son visage.
— Allons, allons, ne sois pas brutal, Sari, fit la voix que Krisantem connaissait, celle de son « employeur » du matin.
— Le salaud, il aurait pu me foutre une balle dans le ventre, grommela l’autre.
— Il ne savait pas que tu ne voulais que lui faire peur… N’est-ce pas, mon cher ?
Krisantem ne répondit pas.
— À propos, reprit l’autre, pourquoi n’es-tu pas venu en voiture et pourquoi étais-tu armé ? Est-ce que tu n’aurais pas la conscience tranquille ?
— Si, si, bien sûr, dit le Turc d’une voix faible.
— Tu n’as rien fait qui puisse me déplaire, n’est-ce pas ? Cette fois, l’homme s’était approché. Il avait passé la grille et se trouvait en face de Krisantem.
— Non, fit encore le Turc.
— Tu as bien travaillé, hein ?
Ça sentait de plus en plus mauvais.
— Oui, souffla Krisantem.
Le coup de pied dans le ventre le fit se plier en deux.
— Saloperie, souffla son employeur. Tu as simplement foutu les Américains sur le coup !
— Mais, protesta Krisantem, je n’en savais rien, moi. L’autre le gifla à toute volée.
— Fumier, si j’imaginais une seule seconde que tu aies voulu me doubler, je t’aurais déjà arraché les yeux. Non, tu as seulement essayé de te faire un peu de fric.
— Ben quoi, c’est pas un crime.
— Non, mais pour toi, si ça ne s’arrange pas, c’est un suicide.
Krisantem s’enhardit.
— Les documents ? Vous les avez récupérés ? L’autre hésita avant de répondre :
— Oui. Heureusement pour toi. Mais ce n’est pas fini. On ne sait pas s’il n’en a pas parlé. Et on a été obligé de le liquider. À cause de ta connerie, fit-il férocement. Et ça va faire des vagues. Tu sais qui c’était, ton touriste ?
— Non.
— Simplement un lieutenant de la marine américaine en mission secrète !
Il y avait de quoi attraper un infarctus. Krisantem s’appuya au mur.
— Et vous l’avez tué, murmura-t-il.
— Non. Il est tombé par la fenêtre de sa chambre… Seulement, tu peux être sûr que tout ce que les Ricains comptent de barbouzes dans le coin va rappliquer et passer l’histoire au peigne fin. C’est pour cela que je me demande s’il ne faudrait pas t’aider à fermer ta gueule. Définitivement.
— Non, non, souffla Krisantem. Je me tairai. Vous pouvez me faire confiance.
Il y eut une minute de silence. Un ange passa et s’éloigna, dégoûté. L’employeur saisit Krisantem par les revers de sa veste et lui siffla dans la figure, avec une haleine de fromage blanc à l’ail :
— Écoute-moi bien. Non seulement tu vas fermer ta gueule, mais tu vas nous aider. D’abord par tes copains de l’hôtel, tu vas te débrouiller pour savoir qui est sur le coup pour les autres. Et il faudra que tu sois leur chauffeur. Et que tu nous tiennes au courant.
— C’est d’accord, c’est d’accord, acquiesça le Turc. Je vous le jure.
L’autre le lâcha.
— Pour commencer, demain tu vas retourner à l’hôtel, comme si tu ne savais rien.
— Et si j’ai besoin de vous joindre ?
— C’est moi qui te joindrai. Tu ne veux pas que je te donne mon adresse aussi ? Ma parole, tu es un vrai serpent. Allez, fous le camp !
Krisantem ne se le fit pas dire deux fois. À chaque seconde, il s’attendait à recevoir une balle dans le dos. Mais il arriva à sa porte sans encombre. Il n’avait pas jugé utile de réclamer le restant de son salaire.
Sa femme poussa un hurlement en le voyant : le sang avait coulé de sa blessure à la tempe et de gros caillots séchés s’étaient incrustés sur ses joues mal rasées. Il tâta sa tempe du bout du doigt. Ça faisait un mal de chien.
— Mon Dieu, gémit sa femme, qu’est-ce qu’on t’a fait ? J’ai toujours dit que tu finirais par te faire tuer. Tu ferais mieux de gagner ta vie honnêtement.
Ça, c’en était trop. Avant qu’elle en dise plus, la gifle était partie. Elle s’enfuit en pleurnichant dans sa cuisine. Pourtant, il n’était pas brutal, Krisantem, seulement susceptible.
Furieux, le Turc se retira dans sa salle de bains. Avec d’infinies précautions, il nettoya le sang séché. Il y avait une vilaine blessure. On voyait l’artère battre au fond. Il prit de l’alcool à 90° et en imbiba un coton.
Sale truc. Il poussa un grognement étouffé. Ça brûlait comme du feu.
On sonna.
D’émotion, Krisantem laissa tomber la fiole d’alcool, jura, se cogna la tête en voulant la rattraper, rejura. On ne sonnait jamais chez lui à cette heure-là.
Il entendit sa femme aller ouvrir. Elle vint ensuite et entrouvrit la porte…
— Il y a deux types qui veulent te voir. Encore eux ! Il ne manquait plus que cela ! Il posa rapidement un sparadrap sur sa blessure et sortit de la salle de bains. Et demeura pétrifié sur le pas de la porte.
Parce que les deux inconnus, ce n’étaient pas les siens. Et ils avaient de sales gueules. Des têtes de flics. Deux Occidentaux habillés de façon semblable. Complets gris en Dacron, cravate imprimée et chapeau. Les mêmes yeux. Bleus et froids.
Très à l’aise, ils étaient debout près de la porte. Celui de gauche dit en anglais :
— Monsieur Krisantem ?
Le Turc faillit faire semblant de ne pas comprendre l’anglais. Le regard de ses deux interlocuteurs l’en dissuada.
— Oui, c’est moi.
— Nice to meet you, continua l’affreux, avec un calme démoralisant. Je m’appelle Chris Jones. Et voilà mon ami, Milton Brabeck.
Krisantem s’inclina poliment et fit l’idiot :
— C’est un peu tard pour une promenade. A moins que vous ne vouliez faire Istanbul la nuit. Je connais les boîtes. Des filles, splendides, qui dansent et qui… enfin, vous comprenez.
Milton, sans façon attrapa une chaise et s’assit dessus, à l’envers, en s’appuyant contre le dossier.
— On voudrait plutôt bavarder avec vous. Si ça ne vous ennuie pas.
— Bien sûr, bien sûr, répondit Krisantem sentant venir l’orage. Mais je ne vois pas en quoi je peux vous être utile…
— On a un ami commun.
— Qui ?
— Votre client d’aujourd’hui. Vous savez l’Américain que vous avez emmené à Izmir.
Le Turc sentit une boule désagréable lui serrer l’épigastre ! Les Américains n’avaient pas perdu de temps. Il eut un frisson désagréable en pensant que les autres avaient peut-être vu ceux-ci entrer. Ça risquait de leur donner de mauvaises idées… Il prit l’air le plus innocent pour dire :
— Ah oui. L’Américain. Il était très pressé. Je crois qu’il ne reste pas longtemps à Istanbul. Je vais le chercher demain matin à 9 heures.
— C’est pas la peine, coupa Chris.
Seconde de silence. Puis Krisantem parvint à dire :
— Il n’a pas été content de moi ?
— Si si, fit Chris. C’est pour ça qu’on est là.
Le Turc tenta un vague sourire. Pas convaincant.
— Il vous a donné mon adresse. Vous voulez aller à Izmir aussi ?
Chris secoua la tête.
— Il n’a pas eu le temps de nous donner ton adresse. Silence.
— Il a eu un accident, enchaîna Milton, sinistre. Il est tombé par la fenêtre de sa chambre.
Krisantem cilla.
— Il… est blessé ?
— Mort.
— Mais alors, comment ?
— Je t’ai dit qu’on était ses amis.
— Je… je ne comprends pas.
Milton se leva et s’approcha de Krisantem. Son visage était impassible. Mais, en avançant, il mit les deux pouces dans sa ceinture et Krisantem dans l’échancrure de la veste, aperçut nettement la courroie du holster. L’autre le fixait de ses yeux bleus et froids.
— Tu vas comprendre.
La voix de Milton était froide et indifférente. Mais Krisantem se sentit glacé. L’autre Américain était plongé dans la contemplation de ses chaussures.
— Ce gars, c’était notre copain, continua Chris. On te l’a dit. Et on a des raisons de penser qu’il n’a pas sauté tout seul par la fenêtre…
Pétrifié, le Krisantem. Il ouvrit la bouche, mais rien ne sortit. Les deux types le paralysaient. Du coup, il préférait encore les autres.
— Vous ne pensez pas…, parvint-il à dire.
— Oh non ! fit Milton, rassurant.
— Ah, dit Krisantem, soulagé.
— Mais tu pourrais savoir qui l’a poussé. Sale truc.
— Poussé ? Mais c’est un accident, sûrement.
— Un accident ? T’as déjà vu un type tomber d’une fenêtre qui a un rebord de 1, 50 mètre.
Re-silence.
— À propos. Tu as un beau bleu ! Tu as eu un accident ? Il en tremblait, le Turc.
— Non, pas exactement. Je… je…
Son esprit cherchait désespérément une explication. Qu’est-ce que les autres allaient s’imaginer. Et il ne pouvait quand même pas leur dire la vérité.
— A Izmir, ce matin, nous avons heurté une voiture, balbutia-t-il. Avec votre ami. Et ma tête a tapé sur le pare-brise.
Milton s’approcha de lui et examina son visage.
— Dis donc, ta bagnole, elle doit être en miettes ?
— Non, non c’est une voiture américaine. Une Buick. C’est solide, vous savez. C’est moi qui n’ait pas eu de chance.
— Non, ça, t’as pas eu de chance, dit Milton, caverneux. Krisantem avala sa salive.
— Pourquoi… pourquoi ça ?
— Eh bien, tu perds un bon client, non ?
— Oui, oui, bien sûr.
— Dis donc, à propos. Qu’est-ce que vous avez été faire à Izmir ?
Là, le Turc s’anima.
— Je ne sais pas. Votre ami devait avoir quelqu’un à voir. Il a voulu que nous fassions l’aller et le retour dans la journée.
— Là-bas, qu’est-ce que vous avez fait ?
Est-ce qu’il fallait parler des papiers volés ? C’était peut-être un piège… Mais si ceux-là savaient… Il y avait peut-être un moyen de s’en tirer.
— Mais, messieurs, dit-il, en prenant le ton le plus digne. D’abord, qui êtes-vous et pourquoi me posez-vous toutes ces questions ? Si la police m’interroge, je répondrai. Mais je suis chez moi ici… de quel droit…
Milton secoua la tête, profondément triste.
— C’est vrai, oui. On n’a pas le droit d’être ici. Mais si on était toi, on écraserait. Parce que notre copain, on a de bonnes raisons de penser qu’il a été buté. Et que tu sais qui a fait le coup.
Là, il bluffait. Mais l’effet fut extraordinaire. Krisantem se décomposa, littéralement.
Il s’assit en tremblant sur une chaise.
— C’est de la folie, murmura-t-il. Je suis un honorable travailleur. Demandez au Hilton.
— Ta gueule, coupa Milton, fatigué.
La réaction du Turc ne lui avait pas échappé. Il s’approcha et lui colla un doigt contre la poitrine.
— Tu veux sauver ta peau ? Krisantem suffoqua d’indignation.
— Ma peau ? Mais enfin, vous êtes fou. Je vais appeler la police.
— Pas la peine. Laisse tomber. En plus, on en est. Et demain, si tu veux, on vient avec les poulets de ton bled. Et ils se feront un plaisir de te confier à nous…
— Mais enfin, gémit Krisantem, qu’est-ce qui vous fait croire que je suis pour quelque chose dans cet… accident ?
— Rien, dit Milton. Sauf que tu as une sale tronche et que tu es le dernier à l’avoir vu vivant. A propos, il était pas triste ?
— Non, non, il n’était pas triste.
— Tu crois pas qu’il s’est suicidé ? Encore un truc emmerdant.
— Non, lâcha Krisantem.
— Et là-bas, à Izmir, tu n’as rien vu qui puisse nous donner une idée ?
Il insistait trop ce gars. Krisantem se jeta à l’eau. Il raconta l’histoire du commissariat. Comment son client lui avait demandé d’occuper le chauffeur et le truc des documents. Les deux Américains l’écoutaient, impassibles. Quand il eut fini, Milton attaqua :
— Tu l’as vue cette enveloppe ?
— Non.
Là, il disait la vérité.
— Et après ?
— Après ? Rien. Je l’ai ramené à Istanbul. Je vous le jure. Et je l’ai laissé à l’hôtel.
— Tu n’as pas remarqué si on te suivait ?
— Non.
Il y eut un blanc. La femme de Krisantem passa la tête par la porte de la cuisine et dit en turc :
— Le dîner est prêt. Quand est-ce qu’ils s’en vont ?
Le Turc sauta sur l’occasion.
— Ma femme s’impatiente… Est-ce que…
— Non, non, fit Milton en se levant. On a été très contents de causer avec vous. On vous laisse. Et il ajouta négligemment :
— D’ailleurs, on se reverra. Allez. So long.
— So long, dit Chris en écho.
Les deux hommes soulevèrent poliment leur feutre et ouvrirent la porte. Avant de sortir, Milton fit un grand sourire à Krisantem. Un sourire pas rassurant.