Chapitre 8

Sur l'affection des pères pour leurs enfants

1. Madame107, si l'originalité et la nouveauté, qui donnent d'habitude du prix aux choses, ne viennent plaider en ma faveur, je ne me sortirai jamais à mon honneur de cette folle entreprise. Mais elle est si extravagante et d'un aspect si éloigné de l'usage commun que cela pourra peut-être lui ouvrir une voie. C'est une humeur mélancolique, et donc très opposée à ma complexion naturelle, causée par le chagrin de la solitude dans laquelle je m'étais moi-même jeté il y a quelques années108, qui m'a mis en tête cette idée de me mêler d'écrire. Me trouvant alors entièrement vide et dépourvu de toute autre matière à traiter, je me suis pris moi-même comme argument et sujet, pour ce qui est le seul livre au monde de cette espèce, et d'un dessein aussi bizarre qu'extravagant. Il n'y a d'ailleurs rien dans cet ouvrage qui vaille la peine d'être remarqué, sauf cette bizarrerie ; car à un sujet si faible et si médiocre, aucun ouvrier, fût-ce le meilleur du monde, n'eût été capable de donner une forme qui le rende digne d'être présenté.

2. Ayant donc à me décrire sur le vif, il eût manqué quelque chose à ce portrait, Madame, si je n'eusse représenté l'honneur que j'ai toujours rendu à vos mérites. Et j'ai voulu le mettre en évidence au début de ce chapitre, parce que, parmi vos autres qualités, l'affection que vous avez portée à vos enfants tient certainement l'une des premières places. Quand on sait à quel âge Monsieur d'Estissac, votre mari, vous laissa veuve109, combien de grands et honorables partis vous ont été offerts, comme il se doit à une Dame de France de votre condition, et comment vous avez su veiller pendant tant d'années, avec constance et fermeté, au travers de tant d'épineuses difficultés, aux intérêts de ces enfants ; quand on sait comment cela vous a conduite aux quatre coins de la France et comment vous en êtes encore préoccupée, et que l'on voit l'heureux aboutissement que vous leur avez trouvé grâce à votre sagesse ou votre heureuse fortune, on dira certainement comme moi que nous n'avons pas de meilleur exemple d'affection maternelle que le vôtre à notre époque.

3. Je loue Dieu, Madame, que cette affection ait été si bien employée. Car les espoirs que donne de lui-même Monsieur d'Estissac votre fils laissent bien espérer que vous en recevrez l'obéissance et la reconnaissance que l'on peut attendre d'un bon fils, quand il en aura atteint l'âge. Mais comme du fait de son jeune âge il n'a pu remarquer les très grands services qu'il a reçus si souvent de vous, je souhaite que ces écrits, s'ils lui tombent un jour entre les mains quand je n'aurai plus de bouche ni de paroles pour le dire, en témoignent pour moi ; mais il en aura une attestation plus vive encore de par les effets heureux qu'il éprouvera, si Dieu le veut. C'est assez dire qu'il n'est pas de gentilhomme en France qui soit plus que lui redevable à sa mère, et qu'il ne peut donner à l'avenir de meilleure preuve de sa qualité qu'en reconnaissant la mère que vous êtes.

4. S'il y a une loi vraiment naturelle, c'est-à-dire quelque instinct que l'on retrouve universellement et perpétuellement chez les animaux aussi bien que chez les hommes — ce qui ne va pas sans controverses d'ailleurs — je peux dire qu'à mon avis, après le souci de se conserver en vie, et de fuir ce qui peut nuire, ce qui vient en deuxième lieu, c'est l'affection du géniteur pour sa progéniture. Et puisque la nature semble nous l'avoir recommandée particulièrement en se souciant d'étendre et de faire avancer l'un après l'autre les éléments de cette œuvre110 qui est la sienne, il n'est pas très étonnant que l'attachement soit moindre en sens inverse, des enfants vers les parents.

5. Ajoutons à cela cette autre considération d'Aristote : celui qui fait du bien à quelqu'un l'aime mieux qu'il n'en est aimé [Aristote Morale à Nicomaque IX, 7] ; et que celui à qui nous sommes redevable témoigne de plus d'amour pour nous que nous en témoignons pour lui. Tout ouvrier aime mieux son ouvrage qu'il n'en serait aimé, si l'ouvrage était capable d'avoir des sentiments. Parce que nous chérissons l'existence, et que l'existence est faite de mouvement et d'action, chacun de nous est donc présent dans ce qu'il fait. Celui qui fait le bien exerce une action belle et honorable ; celui qui reçoit agit seulement de la façon qui lui est utile. Or ce qui est utile est bien moins digne d'être aimé que ce qui est honorable. Ce qui est honorable est stable et permanent, et fournit à celui qui en est l'auteur une satisfaction constante. L'utile, au contraire, se perd et s'oublie facilement, le souvenir n'en est pas aussi frais ni aussi doux. Les choses nous sont d'autant plus chères qu'elles nous ont plus coûté — et donner coûte plus que de prendre.

6. Puisqu'il a plu à Dieu de nous doter de quelque capacité de raisonnement, afin que nous ne fussions pas, comme les animaux, servilement assujettis aux lois communes, mais que nous nous y appliquions en vertu de notre jugement et de notre libre volonté, il nous faut bien nous adapter un peu à la simple autorité de la Nature, mais non pas nous laisser tyranniser par elle : seule la raison doit gouverner nos penchants. Je suis pour ma part extrêmement peu sensible à ces mouvements qui se produisent en nous sans que notre jugement intervienne. Ainsi par exemple, sur le sujet dont je traite ici : je ne suis pas porté, comme on le fait, à embrasser les enfants encore à peine nés, dont l'âme est inerte, et le corps d'une forme qui pourrait les rendre aimables, mais qui est encore à peine reconnaissable... et je n'ai pas supporté de bon cœur qu'ils soient élevés auprès de moi.

7. Une affection raisonnable et véritable devrait naître et se développer en même temps qu'eux ; et alors, s'ils le méritent, la propension naturelle marchant de pair avec la raison, nous allons leur vouer une affection vraiment paternelle ; mais de la même façon, dans le cas contraire, nous devons porter sur eux un jugement aussi équitable, sans céder à la force exercée par la nature. C'est bien souvent l'inverse qui se produit, et nous sommes couramment plus émus par les trépignements, jeux et niaiseries puériles de nos enfants que nous ne le sommes par la suite de leurs actions bien pensées111. Comme si nous les aimions pour notre distraction, comme de petits singes, et non comme des hommes. Et celui qui les a gavés de jouets dans leur enfance, le voilà qui renâcle maintenant devant la moindre dépense à faire pour eux une fois adultes. Il semble bien que la jalousie que nous éprouvons à les voir se montrer dans le monde, et en tirer plaisir, quand nous sommes sur le point de le quitter nous-mêmes, nous incline à nous montrer plus chiches et plus économes envers eux : il ne nous plaît guère de les voir marcher sur nos talons, comme pour nous pousser vers la sortie !... Si cela devait constituer un sujet de crainte, et puisque l'ordre des choses fait qu'ils ne peuvent, en vérité, ni exister ni vivre si ce n'est aux dépens de notre existence et de notre vie, — alors il ne fallait pas nous mêler d'être pères.

8. En ce qui me concerne, je trouve qu'il est cruel et injuste de ne pas les faire profiter de nos biens, de ne pas les traiter en compagnons dans la gestion de nos affaires domestiques quand ils en sont devenus capables, et de ne pas rogner sur nos avantages pour assurer les leurs, puisque c'est pour cela que nous les avons engendrés. Voilà qui est injuste : un père vieux, cassé par l'âge et à demi mort, jouissant seul, dans un coin du foyer, de biens qui suffiraient à la promotion et à l'entretien de plusieurs enfants, et les laissant pourtant perdre leurs meilleures années faute de moyens, sans pouvoir s'élever dans le service public et dans la connaissance des gens du monde. On les accule au désespoir, ou à chercher une issue quelconque, si peu légitime soit-elle, pour faire face à leurs besoins.

9. C'est ainsi que j'ai pu voir, de mon temps, plusieurs jeunes gens de bonne famille si habitués à voler, que nulle mesure prise contre eux ne pouvait les en détourner. J'en connais un, fort bien né, à qui j'ai parlé un jour de cette question, à la demande d'un de ses frères, très brave et très honorable gentilhomme. Il me répondit en m'avouant tout bonnement qu'il avait été conduit à cette bassesse par la rigueur et l'avarice de son père, mais qu'à présent il y était tellement habitué, qu'il ne pouvait plus s'en défaire. Et justement, il venait d'être surpris en train de voler les bagues d'une Dame au lever de laquelle il s'était trouvé avec beaucoup d'autres.

10. Il me rappela ce que j'avais entendu dire à propos d'un autre gentilhomme : il était si bien formé et habitué à ce beau métier dans sa jeunesse, que devenu maître de ses biens, et décidé à abandonner ces pratiques, il ne pouvait pourtant s'empêcher, quand il passait près d'une boutique où se trouvait une chose dont il avait besoin, de la dérober — quitte à envoyer ensuite quelqu'un pour la payer... Et j'en ai vu plusieurs si entraînés et si adonnés à cela que même à leurs compagnons ils volaient des objets qu'ils leur rendaient ensuite.

11.Je suis Gascon, et pourtant il n'est pas de vice sur lequel je sois moins porté [que le vol]. Je le hais plutôt par tempérament que je ne le condamne par conviction : je ne soustrais rien à personne, même si c'est une chose que je désire. Notre région est en vérité un peu plus mal vue que les autres en France, sur ce sujet. Nous avons pourtant vu, de notre temps, et à plusieurs reprises, des gens de bonne famille d'autres contrées entre les mains de la Justice, et convaincus de nombreux vols fort graves. J'ai bien peur que ces dépravations ne trouvent leur source dans les vices des pères.

12. On peut certes me répondre, comme le fit un jour un Seigneur fort intelligent, qu'il n'économisait ses richesses que pour en tirer l'avantage d'être honoré et recherché par les siens, et que l'âge lui ayant enlevé toutes ses forces, c'était là le seul moyen qui lui restait pour conserver son autorité dans sa famille, et éviter de devenir pour tout le monde un objet de dédain et de mépris. (En fait, ce n'est pas seulement la vieillesse, dit Aristote, qui conduit à l'avarice, mais toute sorte de faiblesse.) C'est une façon de voir les choses. Mais c'est remédier à un mal que l'on aurait dû empêcher de naître. Un père est bien malheureux s'il ne conserve l'affection de ses enfants que parce qu'ils ont besoin de ses secours — si l'on peut appeler cela de l'affection.

13. Ce qu'il faut, c'est se rendre respectable par sa valeur et ses capacités, aimable par sa bonté et la douceur de son comportement. Quand la matière est riche, même ses cendres ont leur valeur : nous accordons du respect et de la considération aux os et reliques des personnes dignes d'être honorées. Pour quelqu'un qui a connu les honneurs dans sa maturité, il n'est pas de vieillesse, si décrépite et rabougrie qu'elle soit, qui ne conserve quelque chose de vénérable, et notamment pour ses enfants, dont il faut avoir formé l'âme à suivre leurs devoirs, non par la nécessité et le besoin, ou par la rudesse et la force.

Il me semble qu'on est loin de la vérité, si l'on croit

Que l'autorité est plus ferme et plus solidement établie

Par la force que par l'affection.

[Térence Adelphes I, 1, v. 40]

14. Je condamne toute violence dans l'éducation d'une âme tendre que l'on veut former pour l'honneur et pour la liberté. Il y a je ne sais quoi de servile dans la sévérité et la contrainte ; et je considère que ce que l'on ne peut obtenir par la raison, la sagesse et l'habileté, ne s'obtiendra jamais par la force. C'est ainsi que j'ai été élevé : on dit que, tout petit, je n'ai été fouetté que deux fois, et modérément. Je devais rendre la pareille à mes propres enfants — mais ils meurent tous en nourrice... Léonore, qui est ma seule fille à avoir échappé à ce triste destin, a atteint six ans et plus sans que l'on ait employé pour sa formation et le châtiment de ses fautes d'enfant, autre chose que des paroles, et bien douces (l'indulgence de sa mère y ayant aisément pourvu). Et quand bien même mon attente serait déçue, il y a bien d'autres causes auxquelles s'en prendre, sans en rendre responsable ma méthode d'éducation, que je sais être juste et naturelle. J'aurais été encore plus exigeant sur ce plan, avec des garçons, moins nés pour servir, et de nature plus libre : j'aurais aimé emplir leur cœur de noblesse et de liberté. Je n'ai jamais vu obtenir d'autre résultat avec le fouet que de rendre les âmes plus lâches ou plus vilainement obstinées.

15. Voulons-nous être aimés de nos enfants ? Voulons-nous leur enlever toute raison de souhaiter notre mort ? (Même si aucune raison ne peut être ni juste ni excusable pour un souhait aussi horrible ; « nul crime n'est fondé en raison ») [Tite-Live, Annales ou Histoire romaine XXVIII, 28]. Faisons ce qui est en notre pouvoir pour faciliter leur vie raisonnablement. Et pour cela, il ne faudrait pas nous marier si jeunes que notre âge puisse se confondre avec le leur : c'est là un handicap qui nous plonge dans de grandes difficultés. Et je le dis spécialement pour la noblesse, qui, comme on dit, est d'une condition oisive et ne vit que de ses rentes ; car ailleurs, dans les familles où il faut gagner sa vie, le nombre des enfants et le fait de vivre en leur compagnie fait partie des arrangements du ménage, et ce sont là autant d'éléments supplémentaires et utiles pour s'enrichir.

16. Je me suis marié à trente-trois ans, et j'approuve le choix de trente-cinq, qu'on dit être le conseil d'Aristote112. Platon113 ne veut pas qu'on se marie avant les trente ans, mais il a raison de se moquer de ceux qui se mettent à l'œuvre après cinquante-cinq, et considère leur progéniture comme indigne d'être nourrie et de vivre. Thalès fixa en ce domaine les limites les plus justes : jeune, il répondit à sa mère qui le pressait de se marier que ce n'était pas encore le moment ; et devenu vieux, que ce n'était plus le moment. Il faut refuser comme inopportune toute action qui ne vient pas à son heure.

17. Les Gaulois considéraient comme extrêmement répréhensible le fait d'avoir des relations charnelles avant l'âge de vingt ans, et ils recommandaient spécialement aux hommes qui se destinaient à la guerre de conserver bien plus longtemps leur virginité, considérant que les cœurs s'amollissent et se dévoient par la copulation avec les femmes.

Mais alors, uni à une jeune épouse,

Et tout heureux d'avoir des enfants,

Son affection de mari et de père avait affadi son courage.

[Le Tasse Jérusalem délivrée X, 39]

18. Moulay-Hassan, roi de Tunis, que l'Empereur Charles V rétablit sur son trône, critiquait la mémoire de son père, auquel il reprochait sa fréquentation des femmes, et le qualifiait de « mou, efféminé, faiseur d'enfants ».

19. L'histoire grecque114 a retenu que Iecos de Tarente, Chrysos, Astylos, Diopompos et d'autres, tant qu'ils voulurent maintenir leur corps en forme pour la course des jeux Olympiques, la palestre et autres exercices physiques, se privèrent de tout rapport sexuel pendant ce temps.

20. Dans une certaine région des Indes Espagnoles [Gomara, Histoire generalle des Indes Occidentales... t. II, 12, f° 63 r°], on ne permettait aux hommes de se marier qu'après quarante ans, et on le permettait pourtant aux filles de dix ans.

21. Un gentilhomme de trente-cinq ans n'a pas encore l'âge de laisser la place à son fils qui en a vingt : il est en état de se montrer dans les expéditions guerrières et à la cour de son prince ; il a besoin de ses biens, et s'il doit certainement les partager, il ne doit pour autant s'oublier. C'est bien le cas où peut s'appliquer cette réponse que les pères ont couramment à la bouche : « Je ne veux pas me déshabiller avant d'aller me coucher. »

22. Mais un père terrassé par les ans et les maux, que sa faiblesse et sa mauvaise santé privent de la société des hommes, celui-là fait tort à lui-même et aux siens de couver inutilement un grand tas de richesses. C'est pour lui le moment, s'il est sage, de « se déshabiller pour aller se coucher », sans aller jusqu'à se mettre nu en chemise, mais en gardant une robe de chambre bien chaude ; et le reste de ses effets, dont il n'a plus que faire, il doit en faire cadeau de bonne grâce à ceux à qui, selon l'ordre naturel des choses, elles doivent finalement appartenir. Il est bien normal qu'il leur en laisse l'usage, puisque la nature vient à l'en priver. Dans le cas contraire, il ne peut s'agir de sa part que de méchanceté et de jalousie. Ce fut la plus belle des actions de l'Empereur Charles-Quint — imitant en cela certains personnages antiques de même stature que lui — que d'avoir su reconnaître que la raison nous commande de nous « déshabiller » quand nos vêtements nous pèsent et nous embarrassent, et de nous « coucher » quand les jambes nous trahissent. Il se défit de ses richesses, de sa grandeur et de sa puissance en faveur de son fils, lorsqu'il sentit que lui faisaient défaut la fermeté et la force nécessaires à la conduite des affaires avec la gloire qu'il y avait acquise.

Veille à dételer à temps ton cheval vieillissant,

Pour qu'il ne soit objet de la risée, trébuchant et soufflant.

[Horace Épîtres I, 1]

23. Ne pas savoir reconnaître assez tôt, ne pas sentir l'incapacité et la terrible dégradation que l'âge amène naturellement avec lui dans l'âme et dans le corps, à égalité pour les deux il me semble, ou peut-être plus encore du côté de l'âme, voilà la faute qui a ruiné la réputation de la plupart des grands hommes de ce monde. J'ai vu et même connu, de mon temps, des personnages ayant une grande autorité qui — c'était facile à voir — avaient terriblement perdu leurs capacités d'autrefois, que je connaissais pourtant par la réputation qu'ils en avaient tirée en des temps meilleurs. J'aurais préféré les voir retirés chez eux confortablement, et ayant délaissé les affaires publiques et militaires, que leurs épaules n'étaient plus capables de supporter : c'eût été plus honorable pour eux.

24. J'ai autrefois été le familier de la maison d'un gentilhomme veuf et très âgé, mais resté pourtant fort vert en sa vieillesse. Il avait plusieurs filles à marier, et un fils déjà en âge d'aller dans le monde. Cela entraînait pour lui des dépenses et des visites d'étrangers qui ne lui plaisaient guère, non seulement par souci d'économie, mais plus encore parce qu'il avait, avec l'âge, adopté un mode de vie fort éloigné du nôtre. Je lui dis un jour avec une certaine impertinence, comme j'ai l'habitude de le faire, qu'il ferait bien mieux de nous laisser la place, de laisser à son fils la maison principale — car c'était la seule qui fût bien agencée et confortable — et de se retirer dans une terre qu'il avait dans le voisinage, où personne ne viendrait troubler son repos, puisqu'il ne pouvait éviter autrement d'avoir à nous supporter, étant donnée la situation de ses enfants. Il me donna raison un peu plus tard et s'en trouva bien.

25. Cela ne veut pas dire pour autant qu'on ne puisse revenir sur l'engagement pris. Je pourrais, moi qui suis à même de jouer ce rôle, laisser à mes enfants la jouissance de ma maison et de mes biens, mais avec la liberté de me dédire, s'ils me donnaient un motif de le faire. Je leur en laisserais donc l'usage, ce qui me conviendrait mieux, et je me réserverais l'autorité sur l'ensemble de mes affaires, aussi largement qu'il me plairait de le faire. Car j'ai toujours pensé que cela devait être un grand plaisir pour un vieux père que de mettre lui-même ses enfants au courant de ses affaires, et de pouvoir, tant qu'il est en vie, contrôler leur comportement, en leur donnant des avis et des conseils tirés de sa propre expérience, et de remettre ainsi la réputation ancienne de sa maison entre les mains de ses successeurs, se donnant par là même des garanties quant aux espérances qu'il peut fonder sur leur conduite future. Et dans cette perspective, je ne voudrais pas fuir leur compagnie, je voudrais au contraire les conseiller de près, et profiter, dans la mesure de ce qui est possible à mon âge, de leur allégresse et de leurs fêtes.

26. Sans vivre au milieu d'eux (je ne le pourrais pas sans troubler leur réunion par la tristesse liée à mon âge, et les contraintes dues à mes maladies), sans faire non plus des entorses aux règles et façons de vivre que j'aurais alors115, je voudrais au moins vivre auprès d'eux dans une aile de ma maison, non pas celle qui est la plus en vue, mais la plus commode. Je ne voudrais pas faire comme le Doyen de Saint Hilaire de Poitiers116, que je vis il y a quelques années, plongé par sa mélancolie dans une telle solitude que lorsque j'entrai dans sa chambre, il y avait vingt-deux années qu'il n'en était sorti même pour faire quelques pas. Et il était pourtant valide, et pouvait se déplacer ; il ne souffrait que d'un rhume qui lui oppressait la poitrine. C'est à peine s'il permettait à quelqu'un de venir le voir une fois par semaine : il se tenait constamment enfermé seul dans sa chambre, mis à part le valet qui lui apportait à manger une fois par jour, et qui ne faisait qu'entrer et sortir. Sa seule occupation était de se promener de long en large et de lire quelque ouvrage (car il avait quelque connaissance des lettres), et il s'obstinait en fait à vouloir mourir en cet état, ce qu'il fit d'ailleurs peu de temps après.

27. Par de doux entretiens, j'essaierais quant à moi de développer chez mes enfants une vraie amitié et de la bienveillance à mon endroit. On obtient cela facilement avec des personnes bien nées ; car si ce sont des bêtes furieuses, comme notre époque en produit par milliers, il faut les haïr et les fuir comme telles. Je m'élève contre cette coutume qui consiste à interdire aux enfants d'employer le mot « père » et les oblige à user d'une autre, étrangère à la famille, et plus révérencieuse, la nature n'ayant pas, d'ordinaire, suffisamment pourvu à notre autorité. Nous appelons Dieu tout-puissant « père », et dédaignons que nos enfants nous appellent ainsi. J'ai redressé cette erreur dans ma propre famille. C'est également une folie et une injustice de priver les enfants qui ont grandi de la familiarité avec leurs pères, et de vouloir maintenir à leur endroit une morgue austère et méprisante, pensant par là les maintenir dans la crainte et l'obéissance. C'est une comédie bien inutile, qui rend les pères très ennuyeux pour leurs enfants, et pire encore : ridicules. Ils ont la jeunesse et la force entre leurs mains et par conséquent sont portés par des vents favorables et ont la faveur du monde ; ils considèrent donc avec moquerie les mines fières et tyranniques d'un homme qui n'a plus guère de sang, ni au cœur ni dans les veines, véritable épouvantail de chènevières ! Quand bien même je pourrais me faire craindre, j'aimerais encore mieux me faire aimer.

28. La vieillesse manque de tant de choses, elle est tellement impuissante et si facilement méprisable, que le mieux qu'elle puisse faire, c'est de gagner l'affection et l'amour des siens : le commandement et la crainte ne sont plus des armes pour elle. J'ai connu un de ces pères qui avait été très autoritaire dans sa jeunesse, et qui, l'âge venu, et bien qu'en aussi bonne santé que possible, frappe, mord et jure... c'est le plus tempêtueux personnage de France ; les soucis et la vigilance le rongent, et tout cela n'est qu'une comédie à laquelle la famille participe : de son grenier, de son cellier, et même de sa bourse, ce sont les autres qui ont la meilleure part, alors qu'il en conserve pourtant les clefs dans son sac et qu'il les surveille plus que ses propres yeux. Pendant qu'il se réjouit d'épargner en étant chiche sur les dépenses de table, on mène la vie à grandes rênes dans tous les coins de sa maison, en jouant, en dépensant, en se racontant les histoires de ses vaines colères et de sa prévoyance inutile. Chacun est en faction contre lui. Si par hasard quelque petit serviteur s'attache à lui, on se met aussitôt à répandre sur lui des soupçons, attitude à laquelle la vieillesse se prête très facilement... Que de fois il s'est vanté auprès de moi de tenir la bride aux siens, et de l'obéissance et du respect qu'il en obtenait !... et comme il voyait clair dans ses affaires !

Lui seul ignore tout.

[Térence Oeuvres complètes Adelphes IV, 2]

Je ne connais pas d'homme qui puisse plus que lui faire état de qualités, naturelles et acquises, propres à lui assurer la maîtrise de la situation — et il en est déchu comme s'il n'était qu'un enfant ! C'est bien pour cela que j'ai choisi son cas parmi plusieurs autres que je connais, car il est exemplaire.

29. Ce serait matière à discussion que de savoir si cet homme est mieux ainsi ou s'il serait mieux autrement. En sa présence, tout cède devant lui. On laisse sa prétendue autorité suivre son cours : on ne lui résiste jamais ouvertement. On le croit, on le craint, on le respecte autant qu'il veut. Donne-t-il congé à un valet ? Il plie bagage, le voilà parti... mais en apparence et pour lui seulement. Les pas de la vieillesse sont si lents, les sens si troubles, qu'il continuera à vivre et à remplir son office dans la maison, pendant un an, sans être remarqué. Et quand le moment est venu, on fait venir des lettres de loin, implorant la pitié, suppliantes, pleines de promesses de mieux faire, par lesquelles le valet « congédié » revient en grâce. Monsieur passe-t-il quelque marché, envoie-t-il quelque lettre qui déplaise ? On la fait disparaître, et l'on invente ensuite toutes sortes de causes pour excuser le fait que rien n'a été exécuté, ou qu'aucune réponse n'a été donnée. Aucune lettre de l'extérieur ne lui parvenant en premier, il ne voit que celles qu'on a jugé lui convenir. Si par hasard il s'en saisit, comme il a pour habitude de se les faire lire par une certaine personne, elle y trouve immédiatement ce qu'on veut qu'il y trouve — et voilà que celui qui en fait l'injurie dans sa lettre lui demande pardon... Il ne voit enfin de ses affaires qu'à travers l'image la mieux dessinée et arrangée pour lui donner satisfaction : il s'agit de ne réveiller ni son humeur chagrine ni sa colère. J'ai vu, sous des formes différentes, des maisons gérées longtemps et avec constance, qui aboutissaient au même résultat.

30. Les femmes ont naturellement tendance à contredire leurs maris. Elles saisissent à deux mains tous les prétextes de s'opposer à eux et la première excuse trouvée leur sert de justification d'ensemble. J'en ai vu une qui dérobait de grosses sommes à son mari pour, — disait-elle à son confesseur — faire des aumônes plus conséquentes... Allez donc croire à cette pieuse libéralité ! Il n'est aucune affaire qui leur semble avoir assez de dignité, si elle leur est concédée par leur mari. Il faut qu'elles l'usurpent, ou par la ruse ou par la force, mais toujours de façon injuste, pour lui conférer de la grâce et de l'autorité. Comme je l'évoquais plus haut, quand elles s'affrontent à un pauvre vieillard, au profit de leurs enfants, alors elles s'emparent de ce prétexte, et l'utilisent pour assouvir leur passion, en s'en faisant gloire ; comme si elles étaient soumises au même esclavage que leurs enfants elles aussi, elles intriguent facilement contre la domination et l'autorité du maître. Si les enfants sont des garçons grands et entreprenants, eux aussi subornent sans hésitation, par la force ou par des faveurs, maître d'hôtel, intendant et tous les autres.

31. Les vieillards qui n'ont ni femme ni fils connaissent plus rarement ces malheurs, mais plus cruellement encore, et de façon plus indigne aussi. Le vieux Caton disait, de son temps : « autant de valets, autant d'ennemis. » Compte tenu de la différence entre la pureté de son siècle et celle du nôtre, on peut se demander s'il n'a pas voulu nous prévenir de ce que femme, fils, et valets étaient autant d'ennemis pour nous. Être vieux et décrépits nous procure du moins cet avantage commode de ne nous apercevoir de rien, de demeurer ignorants de ce qui nous entoure, de nous laisser tromper facilement. Si nous étions vraiment conscients de tout cela, pauvres de nous ! Et spécialement en ce moment, où les juges qui ont à trancher nos différends sont généralement du côté de la jeunesse, et se laissent couramment acheter...

32. Si cette tromperie échappe à ma vue, du moins ne m'échappe-t-il pas que je suis très facile à tromper. Dira-t-on jamais assez le prix de l'amitié, auprès de ces arrangements que sont les mariages ? Et avec quelle dévotion je respecte ce lien d'amitié, quand je le rencontre chez les animaux ! Si les autres me trompent, au moins je ne me trompe pas moi-même en m'estimant capable de me préserver de leurs tromperies, ou en me rongeant la cervelle pour y parvenir ! Je me garde de ces trahisons en regardant en moi-même, et non par une curiosité inquiète et agitée ; j'évite plutôt de penser à cela, et résolument. Quand j'entends parler de la situation de quelqu'un, je ne me moque pas de lui : je regarde plutôt en moi-même, pour voir ce qu'il en est : tout ce qui le concerne me concerne aussi. Ce qui lui arrive me met en garde, et porte mon attention de ce côté-là. Tous les jours, et à tout moment, nous disons d'un autre ce que nous dirions plus à propos de nous-mêmes, si nous savions aussi bien retourner vers nous notre regard que le diriger vers les autres. Et bien des auteurs nuisent de cette façon à la défense de leur propre cause en courant témérairement au devant de celles qu'ils attaquent, et en lançant à leurs ennemis des traits qui pourraient bien mieux leur être destinés.

33. Feu Monsieur le Maréchal de Monluc117, ayant perdu son fils, mort en l'île de Madère, bon gentilhomme en vérité, et qui donnait de grandes espérances, me faisait part, entre autres regrets, de la tristesse et du crève-cœur qu'il ressentait à l'idée de n'avoir jamais pu vraiment se livrer à lui. A cause de son humeur paternelle grave et de ses mines convenues, il avait, disait-il, perdu tout moyen de bien connaître son fils et de l'apprécier, de lui manifester la grande affection qu'il lui portait et le jugement élogieux qu'il portait sur sa valeur. « Et ce pauvre garçon », ajoutait-il, « n'a jamais vu de moi qu'une attitude renfrognée et pleine de mépris ; il est parti avec cette idée que j'ai été incapable de l'aimer ou de l'estimer comme il le méritait. Pour qui donc est-ce que je gardais la révélation de cette particulière affection que je lui vouais ? N'était-ce pas lui qui aurait dû en avoir le plaisir et la reconnaissance ? Je me suis forcé et torturé pour conserver ce masque stupide, et j'y ai perdu le plaisir de converser avec lui, en même temps que son affection : il ne pouvait être que froid à mon égard, n'ayant jamais éprouvé de ma part que de la rudesse et une autorité tyrannique. » Je trouve que ces regrets étaient justes et sensés car, comme je le sais par une expérience bien trop vive moi-même, il n'est aucune consolation pour la perte de nos amis qui soit aussi douce que celle de savoir que nous n'avons rien oublié de leur dire, et que nous avons eu avec eux une communication parfaite et entière. O mon ami ! Est-ce mieux pour moi, ou moins bien d'avoir pu goûter cela ? Certes, bien mieux. D'en avoir le regret me console et m'honore. N'est-ce pas un agréable et pieux devoir pour moi que d'en faire à tout jamais le deuil ? Est-il un plaisir qui vaille cette privation ?

34. Je me confie aux miens autant que je le puis, et leur fait part très volontiers de mes projets, du jugement que je porte sur eux, comme sur n'importe qui ; je suis pressé de me montrer et de me présenter car je ne veux pas qu'on puisse se méprendre sur mon compte, de quelque façon que ce soit.

35. Parmi les coutumes particulières qu'avaient nos ancêtres les Gaulois, à ce qu'en dit César, il en était une selon laquelle les enfants ne se présentaient devant leurs pères et ne se montraient en public en leur compagnie que lorsqu'ils commençaient à porter les armes ; comme pour signifier qu'à partir de ce moment ils pouvaient aussi faire partie des connaissances et des familiers de leurs pères.

36. J'ai encore observé une autre sorte d'indélicatesse de la part de certains pères de mon époque : celle qui consiste à ne pas se contenter d'avoir privé leurs enfants, durant toute la durée de leur longue existence, de la part qui devait normalement leur revenir sur leur fortune, mais de laisser encore à leur femme après eux cette même autorité sur tous leurs biens, avec le droit d'en disposer à leur fantaisie. Et j'ai vu ainsi un seigneur appartenant aux premiers officiers de la Couronne, qui pouvait normalement espérer prétendre à plus de cinquante mille écus de rente, mourir nécessiteux et accablé de dettes, à plus de cinquante ans, et sa mère, dans son extrême décrépitude, jouissant encore de tous ses biens de par la volonté du père, qui avait de son côté vécu près de quatre-vingts ans. Cela ne me semble pas du tout raisonnable.

37. Je trouve donc de peu d'intérêt, pour quelqu'un dont les affaires vont bien, d'aller chercher une femme qui lui donne la charge de s'occuper d'une dot importante ; il n'est pas de dette extérieure qui cause plus de ruine aux maisons. Mes prédécesseurs ont couramment suivi cette règle fort à propos, et j'ai fait de même. Mais ceux qui nous déconseillent les épouses riches, de peur qu'elles soient moins dociles et moins reconnaissantes, se trompent ; ils ont tort de nous faire perdre de réels avantages sur une aussi légère conjecture. Il n'en coûte pas plus aux femmes déraisonnables de passer par dessus une bonne raison que par dessus une mauvaise. Plus elles ont tort et plus elles sont contentes d'elles-mêmes. L'injustice les attire, comme l'honneur de leurs actions vertueuses attire celles qui sont sensées, et elles sont d'autant plus sensées qu'elles sont riches, comme elles sont plus volontiers et plus fièrement chastes quand elles sont belles.

38. Il est juste de laisser l'administration des affaires de la maison aux mères tant que les enfants ne sont pas en âge, selon la loi, de pouvoir s'en charger. Mais le père les aura bien mal élevés s'il ne peut espérer que dans leur maturité ils auront plus de sagesse et de compétences que sa femme, vu la faiblesse ordinaire de ce sexe. Il serait toutefois vraiment contre nature de faire dépendre la situation des mères des décisions de leurs enfants. On doit leur donner largement de quoi faire face à leurs besoins selon la condition de leur maison et en fonction de leur âge, d'autant que la pauvreté et l'indigence sont bien plus choquantes pour elles et plus difficiles à supporter que pour les hommes : il vaut encore mieux faire supporter cela aux enfants.

39. En général, la plus saine façon de répartir nos biens en mourant me semble être de le faire selon l'usage du pays. Les lois y ont mieux pensé que nous, et mieux vaut les laisser se tromper dans leur choix que de prendre ce risque nous-mêmes. Ces biens ne sont pas véritablement les nôtres, puisque d'après des lois édictées en dehors de nous, ils sont destinés à certains de nos successeurs. Et même si nous avons quelque liberté de modifier cela, j'estime qu'il faut une raison grave et évidente pour nous amener à déposséder quelqu'un de ce que le sort lui avait acquis, et que la justice lui attribuait ; et que c'est abuser de façon déraisonnable de cette liberté que de l'utiliser pour satisfaire nos fantaisies personnelles. J'ai eu cette chance de ne pas avoir l'occasion d'être tenté de détourner mon affection de la règle commune et légitime. J'en vois pour qui c'est peine perdue que d'essayer de les faire changer d'avis. Un mot de travers suffit pour eux à effacer les mérites de dix années. Heureux celui qui se trouve là au bon moment pour flatter leurs dernières volontés ! C'est la dernière action qui est déterminante : non pas les soins les plus dévoués et les plus assidus, mais les plus récents, ceux qu'on a donnés au bon moment. Voilà des gens qui se servent de leur testament comme si c'était des pommes ou des bâtons, pour gratifier ou pour corriger ceux qui y prétendent, en fonction de chacun de leurs actes. Et c'est quelque chose de trop lointaine conséquence et de trop d'importance pour être ainsi agité à chaque instant. Les sages l'établissent une fois pour toutes, en se fondant surtout sur la raison et la coutume.

40. Nous prenons un peu trop à cœur les « substitutions masculines118 », et recherchons pour nos noms une éternité ridicule. Nous donnons aussi trop d'importance aux fragiles conjectures faites sur l'avenir des enfants à partir de ce que nous pouvons observer chez eux. On m'eût peut-être fait une injustice en me déplaçant de mon rang d'aîné parce que j'étais le plus balourd et le moins intelligent, le plus lent à apprendre et le plus réticent à l'égard des leçons, non seulement parmi mes frères, mais parmi tous les enfants de ma province, qu'il s'agisse de travail de l'esprit ou du corps. C'est une sottise de faire des choix particuliers sur la foi de ces divinations qui nous trompent si souvent. Si on peut faire une entorse à la règle ordinaire, et modifier les destins qui seraient normalement ceux de nos héritiers, il faut que ce soit en fonction d'une difformité corporelle énorme et évidente, un défaut durable et qui ne se peut corriger, et qui, pour nous qui accordons tant d'importance à la beauté, constitue un préjudice considérable.

41. Ce plaisant dialogue de Platon, celui du législateur avec ses concitoyens119, illustrera ce que je dis. « Comment donc, disent-ils, sentant leur fin prochaine, ne pourrons-nous pas disposer de ce qui est à nous en faveur de qui nous plaira ? O dieux, quelle cruauté qu'il ne nous soit pas possible de décider à notre guise de ce que nous allons donner à nos proches, selon la façon dont ils nous auront servis pendant nos maladies, notre vieillesse, et veillé à nos affaires ! » A quoi répond le législateur : « Mes amis, qui ne tarderez sans doute pas à mourir, vous ne pouvez guère aujourd'hui connaître qui vous êtes et connaître ce qui vous revient, selon ce qui est inscrit au fronton de Delphes. Moi qui fais les lois, je prétends que vous ne vous appartenez pas, non plus que ne vous appartient ce dont vous jouissez. Vous et vos biens, vous appartenez à votre famille, tant passée que future. Mais vous et votre famille, vous appartenez avant tout à la Cité. C'est pourquoi ma tâche est de vous empêcher de faire un testament injuste, sous le coup de quelque passion, ou sous l'influence de quelque flatteur habile en paroles. Mais dans le respect de l'intérêt général de la Cité, dans l'intérêt aussi de votre famille, j'établirai des lois et ferai en sorte que selon la raison, l'intérêt individuel soit sacrifié à l'intérêt commun. Partez paisiblement là où vous appelle la destinée humaine. C'est à moi, qui ne favorise pas plus une chose que l'autre, et qui autant que possible, me soucie du bien général, que revient le soin de ce que vous laissez. »

42. Mais je reviens à mon propos sur la question des femmes : il me semble, je ne sais trop pourquoi, que rares sont celles qui ont de l'autorité sur les hommes, sauf celle qui leur est naturelle, l'autorité maternelle; et sauf en matière de châtiment, dans le cas de ceux qui, du fait de quelque humeur maladive, se sont volontairement soumis à elles. Mais cela ne concerne pas du tout les vieilles femmes dont il s'agit ici. C'est l'évidence de cette considération qui nous a fait forger et donner consistance si volontiers à cette « loi » que nul n'a jamais vue, et qui prive les femmes de l'accession à la couronne120. Et il n'est guère de seigneurie au monde où on ne l'allègue, comme ici, par une apparence de raison qui lui donne autorité ; mais le hasard lui a donné plus de crédit en certains lieux qu'en d'autres. Il est dangereux de laisser au jugement des femmes la répartition de notre succession, selon le choix qu'elles feront des enfants, qui est toujours injuste et fantasque. Car cet appétit déréglé, cette altération du goût qu'elles montrent pendant leur grossesse, elles l'ont constamment en leur âme. On les voit couramment s'attacher aux plus faibles et aux moins bien faits, ou à ceux qui leur pendent au cou, si elles en ont encore. C'est que, n'ayant pas suffisamment de force de jugement pour choisir et adopter ce qui le mérite, elles se laissent plus volontiers emporter là où la nature règne sans partage, comme les animaux qui ne reconnaissent leurs petits que tant qu'ils sont encore suspendus à leurs mamelles.

43. Au demeurant, il est facile de voir, car l'expérience le montre, que cette affection naturelle, à laquelle nous accordons tant d'importance, a des racines bien faibles. Pour un très faible salaire, nous arrachons tous les jours à des mères leurs propres enfants pour leur faire prendre en charge les nôtres : nous leur faisons abandonner les leurs à quelque chétive nourrice à qui nous ne voudrions pas confier les nôtres — voire à des chèvres. Et nous leur défendons non seulement de les allaiter, quel que soit le danger que cela puisse leur faire courir, mais même d'en avoir soin, pour se mettre complètement au service des nôtres. Et l'on voit très vite chez la plupart d'entre elles se développer, par habitude, une affection bâtarde, plus vive que la naturelle, et une plus grande sollicitude pour le soin des enfants qui leur ont été confiés, que pour leurs propres enfants. Et si j'ai parlé de chèvres, c'est parce qu'il est courant, autour de moi, de voir les femmes des villages, lorsqu'elles ne peuvent nourrir leurs enfants de leurs mamelles, appeler des chèvres à leur secours. J'ai en ce moment deux laquais qui n'ont jamais tété que pendant huit jours du lait de femme. Ces chèvres sont très tôt habituées à venir allaiter les petits enfants, reconnaissent leurs voix quand ils crient, et accourent auprès d'eux. Si on leur en présente un autre que leur nourrisson, elles le refusent, et l'enfant fait la même chose si on lui présente une autre chèvre. J'en ai vu un, l'autre jour, à qui l'on ôta la sienne, parce que son père n'avait fait que l'emprunter à un voisin, et qui ne put jamais s'habituer à une autre qu'on lui proposait ; il a dû mourir de faim depuis... Les animaux changent et altèrent aussi facilement que nous leur affection naturelle.

44. Hérodote dit qu'en certaines régions de la Libye, on a des relations libres avec les femmes, mais que l'enfant, dès qu'il est capable de marcher, prend comme père celui vers qui, dans la foule, sa naturelle inclination le porte. Je crois que cela ne doit pas se faire sans de fréquentes erreurs.

45. Si je considère maintenant le fait que nous aimons nos enfants pour la simple raison que nous les avons engendrés, et que nous les appelons « autres nous-mêmes » à cause de cela, il me semble alors qu'il y a autre chose venant de nous qui ne soit pas de moindre valeur, au contraire : car ce que nous engendrons par l'âme, les enfantements de notre esprit, de notre cœur et de notre savoir, sont les produits d'une partie de nous plus noble que la partie corporelle, et sont donc encore plus les nôtres... Dans cette génération, nous sommes à la fois père et mère ; ces enfants-là nous coûtent bien plus cher, mais nous apportent plus d'honneur s'ils ont quelque valeur. Car la valeur de nos enfants « corporels » est beaucoup plus la leur que la nôtre : la part que nous y avons est bien légère. Mais pour ceux de notre esprit, toute leur beauté, toute leur grâce et leur valeur sont bien les nôtres. Et de ce fait, ils nous représentent bien mieux que les autres.

46. Platon ajoute que ce sont là des enfants immortels, qui immortalisent leurs pères et même les déifient, comme ce fut le cas pour Lycurgue, Solon, Minos. Et comme les récits anciens sont pleins d'exemples de cet amour habituel des pères pour leurs enfants, il ne m'a pas semblé hors de propos d'en évoquer aussi quelques-uns de cette autre sorte.

47. Héliodore, ce brave évêque de Tricca, préféra perdre la dignité, les avantages et la dévotion attachés à son statut prestigieux de prélat que de perdre sa « fille121 », qui vit encore, bien gracieuse, mais il est vrai peut-être un peu trop soigneusement et aimablement parée, trop amoureusement aussi, pour une fille ecclésiastique et sacerdotale.

48. Il y eut à Rome un nommé Labiénus, personnage de grande autorité et de grande valeur, et qui, entre autres qualités, excellait dans tous les domaines de la littérature ; il était le fils, il me semble, de ce grand Labiénus, le premier des généraux qui commandèrent sous César durant la Guerre des Gaules, et qui, s'étant par la suite rallié au parti du grand Pompée, s'y maintint si courageusement jusqu'au moment où César le défit en Espagne. Le Labiénus dont je parle ici se fit bien des envieux à cause de sa valeur, et comme on peut le penser, les courtisans et favoris des Empereurs de son temps furent ses ennemis, à cause de sa liberté et des sentiments paternels contre la tyrannie dont il avait hérité, et dont il avait certainement imprégné ses écrits et ses livres. Ses adversaires le poursuivirent devant la justice, à Rome, et obtinrent que plusieurs de ses ouvrages, qu'il avait fait connaître, fussent condamnés à être brûlés. C'est avec lui qu'a débuté ce type de sanction qui fut par la suite appliqué à plusieurs autres, à Rome, et qui consistait à condamner à mort les écrits et même leurs esquisses.

49. Il faut croire qu'il n'existait pas suffisamment de moyens et de sujets de cruauté, pour que nous allions y mêler des choses que la nature a privées de tout sentiment, et donc de souffrance, comme la réputation et les productions de l'esprit, et comme s'il nous fallait aussi communiquer les maux corporels aux sciences et aux œuvres des Muses. Labiénus ne put supporter cette perte, ni survivre à cette progéniture qui lui était si chère. Il se fit enfermer tout vif dans le monument de ses ancêtres, se suicidant et s'enterrant ainsi du même coup. On ne peut guère donner d'exemple d'affection paternelle plus convaincant que celui-là. Et Cassius Severus, homme très éloquent et qui était le familier de Labiénus, voyant brûler les livres de ce dernier, s'écria que par le même jugement on aurait dû le condamner lui aussi à être brûlé vif, car il avait et conservait en mémoire tout ce que ces livres contenaient.

50. Semblable malheur arriva à Greuntius Cordus122, accusé d'avoir chanté les louanges de Brutus et Cassius dans ses livres. Le Sénat, détestable, servile et corrompu, digne d'un maître pire que ne l'était Tibère, condamna ses écrits à être brûlés. Et lui décida de les accompagner dans la mort en s'abstenant de manger.

51. Le bon Lucain avait été condamné à mort par ce gredin de Néron. Dans les derniers instants de sa vie, alors que presque tout son sang s'était déjà écoulé par ses veines, qu'il avait fait ouvrir par son médecin, pour se suicider, et comme le froid saisissait ses extrémités et s'approchait des parties vitales, la dernière chose dont il se souvint, ce furent certains de ses vers, dans son livre de la « Pharsale ». Il les récita et mourut, ce furent ses dernières paroles. N'était-ce pas là une façon bien tendre et paternelle de prendre congé de ses « enfants » ? Est-ce que cela ne représentait pas fort bien les adieux et les étreintes que nous donnons à nos proches quand ils meurent ? N'est-ce pas là un exemple de notre tendance naturelle à nous remémorer, en cette dernière extrémité, les choses qui nous ont été les plus chères durant notre vie ?

52. Épicure mourut, il le dit lui-même, dans les souffrances extrêmes causées par les coliques néphrétiques, mais consolé par la beauté de la doctrine qu'il léguait aux hommes. Peut-on penser qu'il eût tiré autant de contentement de ses nombreux enfants, bien faits et bien élevés — s'il en avait eu — que de ses remarquables écrits ? S'il avait eu le choix de laisser derrière lui un enfant contrefait et taré, ou un livre bête et stupide, n'eût-il pas choisi — et non seulement lui, mais tout homme aussi savant que lui — de subir le premier malheur plutôt que le deuxième ? Ce serait peut-être de l'impiété chez saint Augustin (par exemple), si on lui proposait d'enterrer ses écrits, dont notre religion a tiré si grand profit, ou bien d'enterrer ses enfants s'il en avait eu123, et s'il ne choisissait pas d'enterrer ses enfants. Quant à moi, je me demande si je n'aimerais pas bien mieux en avoir produit un parfaitement bien formé par ma fréquentation des Muses que par la fréquentation de ma femme.

53. A cet enfant-ci, mes « Essais », et tel qu'il est, ce que je donne, je le donne entièrement et définitivement, comme on le fait pour des enfants corporels. Le peu de bien que je lui ai donné, je n'en dispose plus. Il connaît peut-être bien des choses que j'ai oubliées, il tient de moi ce que je n'ai pas conservé, et qu'il faudrait que je lui emprunte, en cas de besoin, comme si j'étais un étranger. Si je suis plus sage que lui, il est plus riche que moi.

54. Il est peu d'hommes s'adonnant à la poésie qui ne seraient pas plus flattés d'être les pères de l'Énéide que du plus beau garçon de Rome, et qui ne supporteraient pas plus facilement la perte de l'un que de l'autre. Car selon Aristote, de tous les ouvriers, c'est le poète qui est le plus amoureux de son œuvre. Il est difficile de croire qu'Épaminondas, qui se vantait de laisser pour toute postérité des filles qui feraient un jour honneur à leur père (les deux fameuses victoires remportées sur les Lacédémoniens), eût volontiers consenti à les échanger contre les plus belles filles de toute la Grèce ; ou encore, qu'Alexandre et César aient jamais souhaité être privés de la grandeur de leurs glorieux faits d'armes, contre l'avantage d'avoir des enfants et des héritiers, quelque parfaits et accomplis qu'ils puissent être.

55. En vérité je doute fort que Phidias ou quelqu'autre excellent sculpteur ait attaché autant d'importance à la préservation et à la durée de vie de ses enfants réels qu'il l'aurait fait pour une œuvre excellente, achevée à la perfection et dans les règles de l'art, après un long travail et beaucoup d'application. Et quant à ces passions folles et coupables, qui ont parfois enflammé d'amour les pères pour leurs filles, ou les mères pour leurs fils, on en trouve aussi des exemples dans cette parenté un peu particulière : en témoigne le récit que l'on fait de Pygmalion qui, ayant sculpté une statue de femme d'une extraordinaire beauté, devint si éperdument amoureux de cette œuvre qui était pourtant la sienne, qu'il fallut que les dieux lui fassent la faveur de la rendre vivante :

Il touche l'ivoire qui, perdant sa dureté,

S'amollit et cède sous ses doigts.

[Ovide Les Métamorphoses X, 283]


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