Chapitre 16

Sur la gloire

1. Il y a le nom et la chose : le nom, c'est un mot514 qui désigne et signifie la chose ; le nom, ce n'est pas une partie de la chose, ni quelque chose de concret : c'est un élément étranger associé à la chose et extérieur à elle. Dieu qui est la plénitude en soi, et le comble de toute perfection, ne peut pas être plus qu'il n'est, il ne peut pas s'accroître en tant que tel ; mais son nom, lui, peut être augmenté, il peut s'accroître, par la bénédiction et les louanges que nous adressons à ses manifestations extérieures. Et puisque ces louanges ne peuvent être incorporées à son Être — qui ne peut s'augmenter de quelque Bien que ce soit — nous les attribuons donc à son nom, qui est l'élément extérieur le plus proche de Lui. Voilà pourquoi c'est à Dieu seul qu'honneur et gloire appartiennent ; et rien n'est aussi déraisonnable que de les rechercher pour nous-mêmes, car nous sommes indigents et misérables intérieurement, notre essence est imparfaite, et nécessite une constante amélioration, et c'est à cela que nous devons œuvrer. Nous sommes creux et vides515 : ce n'est pas de vent et de mots que nous devons nous remplir : nous avons besoin, pour nous réparer, d'une substance plus solide. Bien bête, l'affamé qui chercherait à se procurer un beau vêtement plutôt qu'un bon repas ! Il faut courir au plus pressé. Comme le disent nos prières courantes : « Gloire à Dieu dans les cieux, et paix aux hommes sur la terre. » C'est de beauté, de santé, de sagesse, de vertu et de qualités essentielles de cette sorte que nous manquons, et les ornements externes devront êtres recherchés plus tard, quand nous aurons pourvu aux choses nécessaires. La théologie traite amplement et pertinemment de ce sujet, mais je n'y suis guère versé.

2. Chrysippe et Diogène ont été les premiers et les plus catégoriques contempteurs de la gloire. Ils disaient que parmi tous les plaisirs, il n'y en avait pas de plus dangereux que celui qui nous vient de l'approbation d'autrui, et qu'il fallait le fuir par-dessus tout. Et c'est vrai que l'expérience nous en fait éprouver bien des perfidies très préjudiciables. Il n'est rien qui corrompe autant les princes que la flatterie, rien par quoi les mauvaises gens se fassent plus facilement une réputation, ni de procédé plus sûr et plus courant pour venir à bout de la chasteté des femmes que de les repaître de louanges. Le premier enchantement que les Sirènes employèrent pour tromper Ulysse était de cette nature :

Venez vers nous, venez, ô très louable Ulysse,

Vous le plus grand dont la Grèce s'enorgueillisse516.

[Homère l'Odyssée XII, 184-185]

3. Ces philosophes-là déclaraient que toute la gloire du monde ne méritait pas qu'un homme de bon sens levât seulement le petit doigt pour l'obtenir. « Si grande soit-elle, une gloire n'est rien si elle n'est que la gloire. [Cicéron De finibus III, 17] Je dis bien : pour elle seule ; car elle amène souvent dans son sillage bien des avantages pour lesquels elle peut devenir désirable : elle attire sur nous la bienveillance, elle nous rend moins vulnérables aux injures et offenses des autres, et autres choses du même genre.

4. C'était aussi l'un des principaux points de la doctrine d'Épicure : le précepte « Cache ta vie », qui défendait aux hommes de s'embarrasser des charges et affaires publiques, présuppose du même coup le mépris de la gloire, puisque celle-ci n'est que l'approbation donnée par les gens aux actions dont nous nous prévalons. Celui qui nous ordonne de nous cacher, de ne nous soucier que de nous-mêmes, qui ne veut pas que nous soyons connus des autres, veut encore moins que nous soyons honorés et glorifiés par eux. Aussi conseille-t-il à Idoménée517 de ne jamais régler ses actes sur la réputation ou l'opinion courante, sauf pour éviter les difficultés que le mépris des hommes pourrait à l'occasion lui apporter.

5. Ce sont là des propos tout à fait justes, et sensés, à mon avis. Mais nous sommes, je ne sais comment, ambigus, au point que ce que nous croyons, nous ne le croyons pas non plus, et que nous ne pouvons nous défaire de ce que pourtant nous condamnons. Examinons les dernières paroles d'Épicure, celles qu'il a proférées en mourant : elles sont nobles et dignes d'un tel philosophe ; mais elles sont pourtant quelque peu marquées par la gloire attachée à son nom, et par ce travers qu'il avait décrié dans son enseignement. Voici la lettre518 qu'il dicta peu avant son dernier soupir :

ÉPICURE À HERMACHOS, SALUT

« Ce jour heureux est en même temps le dernier de ma vie, et j'écris cela en proie pourtant à de telles douleurs à la vessie et aux intestins qu'elles ne pourraient être pires. Et pourtant elles sont compensées par le plaisir qu'apporte à mon âme le souvenir de ce que j'ai découvert et de mes discours. Quant à toi, comme le veut l'affection que tu as éprouvée dès ton enfance envers moi et la philosophie, veille à protéger les enfants de Métrodore. »

6. Voilà sa lettre. Et ce qui me fait penser que ce plaisir qu'il dit ressentir à l'idée de ses découvertes concerne quelque peu la réputation qu'il espérait en obtenir après sa mort, c'est que, dans les dispositions de son testament, il veut qu'Aminomachos et Thimocratès, ses héritiers, fournissent chaque mois de janvier, pour la célébration de son anniversaire, les frais prescrits pas Hermachos, ainsi que pour la dépense occasionnée pour traiter les philosophes, ses amis, rassemblés le vingtième jour de la lunaison pour honorer sa mémoire et celle de Métrodore.

7. Carnéade a été le chef de file du point de vue opposé : il prétendait que la gloire était désirable en elle-même, de même que nous nous attachons à notre postérité, sans en avoir connaissance ni jouissance. Cette opinion n'a pas manqué d'être la plus couramment suivie, comme le sont volontiers celles qui correspondent le mieux à nos penchants. Aristote la met au premier rang des biens extérieurs : « Évite, dit-il, considérant que les deux extrêmes sont mauvais, de rechercher la gloire tout comme de la fuir. » Je crois que si nous avions conservé les livres que Cicéron a écrits sur ce sujet, nous en apprendrions de belles, car cet homme là fut si entiché de cette passion que, s'il l'eût osé, il serait, je crois, volontiers tombé dans les excès où tombèrent d'autres, et eût considéré que la vertu elle-même n'était désirable que pour l'honneur qu'elle entraîne à sa suite.

La vertu est peu différente de l'obscure mollesse.

[Horace Odes IV, 9, v. 29]

Et c'est une opinion si fausse que je suis fâché qu'elle ait jamais pu se faire jour dans l'esprit d'un homme qui eut l'honneur de porter le nom de philosophe. Si cela était vrai, il ne faudrait faire preuve de vertu qu'en public. Et nous n'aurions que faire de tenir en règle et en ordre les mouvements de l'âme, où est le véritable siège de la vertu, que pour autant qu'ils doivent être connus des autres.

8. Ne s'agit-il donc que de commettre des fautes de façon habile et subtile ? « Si tu sais, dit Carnéade, qu'un serpent est caché là où, sans y penser, vient s'asseoir celui dont tu espères la mort pour en tirer profit, tu te conduis mal si tu ne l'en avertis. Et cela d'autant plus que ton attitude ne sera connue que de toi-même. Si nous ne nous fixons pas à nous-même l'obligation de bien faire, si l'impunité nous semble juste, à combien de sortes de vilenies nous laisserons-nous aller chaque jour ? Ce que S. Peduceus fit, en rendant scrupuleusement à C. Plotius ce que celui-ci lui avait confié de ses richesses, chose que j'ai faite souvent aussi, je ne trouve pas cela aussi louable que j'aurais trouvé exécrable d'y avoir manqué519. Et je trouve bon à rappeler de nos jours l'exemple de P. Sextilius Ruffus, auquel Cicéron reproche d'avoir recueilli un héritage contre sa conscience : cet héritage n'était pas contraire aux lois, il était même prévu par les lois. Un étranger, qui espérait ainsi obtenir sa part dans une succession reposant sur un faux testament, fit un jour appel à M. Crassus et Q. Hortensius, à cause de leur autorité et de leur influence, et contre un certain pourcentage. Ceux-ci se contentèrent ne pas cautionner le faux document, mais ne refusèrent pas d'en tirer quelque profit : ils étaient assez couverts s'ils se tenaient à l'abri des accusateurs, des témoins, et des lois. « Qu'ils se souviennent que Dieu est leur témoin, c'est-à-dire, comme je le pense, leur propre conscience.» [Cicéron De Officiis III, 10]

9. La vertu est une chose bien vaine et bien frivole si elle tire sa valeur de la gloire. Il ne servirait à rien dans ce cas de lui donner une place à part, et de la distinguer du hasard, car est-il quelque chose de plus fortuit que la réputation ? « Il est sûr que la Fortune règne sur toutes choses ; elle attribue la gloire ou l'ombre à son gré, plutôt que selon le vrai mérite.» [Salluste Histoires (fragments) VIII] Le fait que nos actes soient connus et vus de tous relève purement du hasard. C'est le sort qui nous attribue la gloire, selon son bon plaisir. Je l'ai vue souvent précéder le mérite, et souvent outrepasser de beaucoup le mérite lui-même. Celui qui le premier observa que l'ombre et la gloire se ressemblent fit en cela bien mieux qu'il ne le pensait. Ce sont toutes deux des choses extrêmement vaines : l'ombre précède aussi souvent le corps, et souvent elle est beaucoup plus grande que lui.

10. Ceux qui enseignent aux nobles qu'il ne faut rechercher que l'honneur dans la vaillance, « comme si une action qui n'est pas célèbre ne pouvait être honorable» [Cicéron De Officiis I, 4], quel résultat obtiennent-ils, sinon celui de leur apprendre à ne jamais prendre de risques, si on ne les voit pas, et de bien s'assurer qu'il y ait des témoins qui puissent rapporter leurs hauts faits, quand il se présente pourtant mille occasions de se distinguer sans que l'on puisse être remarqué ? Combien d'exploits personnels demeurent noyés dans la cohue d'une bataille ? Quiconque s'amuse à observer ainsi les autres pendant la mêlée ne s'y implique guère lui-même, et produit contre lui-même le témoignage qu'il donne du comportement de ses compagnons !

11. « Une âme sage et vraiment grande, place dans les actes, et non dans la gloire, ce que nous recherchons le plus de par notre nature : l'honneur.» [Cicéron De Officiis I, 19] Toute la gloire que j'attends de ma vie, c'est de l'avoir vécue tranquillement. Tranquillement, non selon Métrodore, ou Arcésilas, ou Aristippe, mais selon moi. Puisque la philosophie n'a su trouver aucune voie vers la tranquillité qui soit valable pour tous, que chacun la cherche pour son propre compte !

12. Alexandre et César doivent-ils leur immense réputation à autre chose qu'au hasard ? Combien d'hommes dont nous n'avons plus aucune idée a-t-il fait passer à la trappe, alors qu'ils commençaient leur ascension, et qui pourtant y mettaient la même détermination qu'eux, et auraient triomphé si le mauvais sort ne les eût arrêtés tout net, à l'origine même de leur entreprise ? Au milieu de tant de dangers, je ne me souviens pas d'avoir lu que César ait jamais été blessé ; mille autres sont morts dans des périls moindres que le moindre de ceux qu'il a affrontés... On n'est pas toujours en haut d'une brêche, ou à la tête d'une armée sous l'œil de son général, comme sur une estrade. On est surpris entre la haie et le fossé ; il faut tenter un coup contre un poulailler ; il faut déloger quatre misérables arquebusiers d'une grange ; il faut s'écarter seul de la troupe et agir seul en fonction des nécessités de l'instant. Et si l'on y prend garde, on s'apercevra, à mon avis, que l'expérience montre que les occasions les moins exaltantes sont justement les plus dangereuses, et que dans les guerres que notre époque a connues, ont péri plus de gens de bien dans des circonstances anodines et sans gravité, comme dans la contestation de quelque bicoque, que dans des lieux dignes et honorables.

13. Celui qui tient sa mort pour mal employée si elle ne se produit pas dans des circonstances remarquables, au lieu de rendre sa mort illustre, obscurcit plutôt sa vie, car il laisse échapper ce faisant bien des occasions justifiées de prendre des risques. Et toutes les vraies occasions sont suffisamment illustres, si la conscience de chacun les lui claironne suffisamment. « Notre gloire est ce qu'en témoigne notre conscience520. »

14. Celui qui n'est un homme de bien que parce qu'on le saura, et parce qu'on aura plus d'estime pour lui quand on l'aura appris, qui ne veut bien faire qu'à la condition que sa vertu vienne à la connaissance des hommes, celui-là n'est pas un homme dont on puisse tirer bien des services.

Il me semble que durant l'hiver suivant,

Roland fit des exploits dignes qu'on s'en souvienne,

Mais si bien gardés jusqu'ici que je n'y suis pour rien

Si je ne les raconte pas, car Roland

Était plus vif à faire de grandes choses

Qu'à les raconter ensuite, et ses exploits

N'ont jamais été divulgués

Sauf quand ils eurent des témoins.

[Arioste Roland Furieux XI, 81]

15. Il faut aller à la guerre pour y faire son devoir, et en attendre cette récompense, qui ne peut manquer d'accompagner toute belle action, pour occulte qu'elle soit, et même les pensées vertueuses : le contentement qu'une conscience bien formée ressent intimement d'avoir bien agi. Il faut être courageux pour soi-même, et pour cet avantage que comporte le fait d'avoir un cœur ferme et solide, face aux assauts du hasard.

La vertu ignore les échecs honteux,

Elle brille d'un éclat sans mélange ;

Elle ne prend ni ne quitte les faisceaux consulaires

Au gré des passions populaires.

[Horace Odes III, 2, vv. 17 sq]

16. Ce n'est pas pour se montrer que l'âme doit jouer son rôle, c'est à l'intérieur de nous, là où seuls nos propres yeux peuvent pénétrer ; là, elle nous protège de la peur de la mort, des souffrances et même de la honte ; là, elle nous renforce contre la perte de nos enfants, de nos amis, de notre fortune. Et quand l'opportunité s'en présente, elle nous mène aussi aux périls de la guerre. « Non pour un quelconque profit, mais pour l'honneur qui s'attache à la vertu elle-même.» [Cicéron De finibus I, 10] Ce profit est bien plus grand, et plus digne d'être attendu et espéré que l'honneur et la gloire, qui ne sont pas autre chose qu'un jugement favorable porté sur nous.

17. Il faut trier une douzaine d'hommes sur toute une population pour établir un jugement sur un arpent de terre, et pour juger de nos penchants et de nos actions, ce qui est bien la chose la plus difficile et la plus importante qui soit, nous nous en remettons à la foule et à la populace, mère de l'ignorance, de l'injustice et de l'inconstance ! Est-il raisonnable de faire dépendre la vie d'un sage du jugement des fous ?« Quoi de plus insensé, quand on méprise les gens pris un par un, que de les estimer lorsqu'ils sont ensemble ?» [Cicéron Tusculanes V, 36] Quiconque cherche à plaire aux gens n'en a jamais fini : c'est une cible informe et sur laquelle on n'a aucune prise. « Rien n'est moins prévisible que les jugements de la foule. [Tite-Live Annales ou Histoire romaine XXI, 34]

18. Démétrios521 disait plaisamment de la voix du peuple qu'il ne faisait pas plus de cas de celle qui lui sortait par le haut que de celle qui lui sortait par le bas. Et en voici un autre qui dit encore ceci : « J'estime quant à moi qu'une chose, même si elle n'est pas honteuse, semble l'être, si elle est louée par la foule.» [Cicéron De finibus II, 15]

19. Aucune habileté, aucune souplesse d'esprit ne pourraient conduire nos pas à la suite d'un guide si hésitant et si incertain. Au milieu de cette confusion de bruits et de on-dit populaires qui ne sont que du vent, et qui pourtant nous poussent, aucune route valable ne peut être tracée. Ne nous proposons donc pas un but aussi flou et changeant : marchons avec constance en suivant la raison. Et que l'approbation publique nous suive en cela si elle veut : comme elle est entièrement soumise au hasard, nous n'avons aucune raison d'espérer la trouver autrement que de cette façon. Quand bien même je ne suivrais pas le droit chemin parce qu'il est droit, je le suivrais parce que je sais par expérience qu'au bout du compte, c'est généralement le meilleur et le plus utile. « La Providence a fait aux hommes ce présent de rendre les choses honnêtes les plus profitables » [Quintilien Institution Oratoire I, 12] Le marin de l'Antiquité parlait ainsi à Neptune, au milieu d'une grande tempête : « Ô Dieu, sauve-moi si tu veux, perds-moi si tu veux ; mais je maintiendrai toujours droit mon gouvernail. » Dans ma vie, j'ai vu mille hommes souples, ambigus, hypocrites, et dont nul ne doutait qu'ils étaient des hommes du monde bien plus malins que moi, se perdre là où moi je me suis sauvé :

J'ai ri de voir que les ruses pouvaient quelquefois échouer.

[Ovide Héroïdes I, 18]

20. Partant pour sa glorieuse expédition en Macédoine, Paul-Émile conseilla avant tout au peuple de Rome d'avoir à tenir sa langue à propos de ses actions pendant son absence. C'est que la liberté des jugements est un grave inconvénient pour les grandes affaires. Et chacun d'entre nous n'a pas la fermeté de Fabius [Cunctator] face à l'opinion populaire, hostile et même injurieuse ! Il préféra laisser sa renommée en proie aux vaines fantaisies des hommes plutôt que de moins bien exercer sa charge afin d'obtenir une bonne réputation et l'approbation populaire. Il y a je ne sais quelle douceur naturelle à se sentir l'objet de louanges, mais nous lui attribuons beaucoup trop d'importance.

Je ne redoute pas les louanges, je n'y suis pas insensible,

Mais ce que je refuse c'est que le but final d'une bonne conduite

Soit « Bravo ! Très bien ! »

[Perse Satires I, 47]

21. Je ne me soucie pas tant de ce que je suis pour autrui que de ce que je suis pour moi-même. Je veux être riche de mon fait, et non par emprunt. Les autres ne voient les événements et les apparences que de l'extérieur, et chacun de nous peut faire bonne mine au dehors, alors qu'il est au dedans plein de fièvre et d'effroi. Ils ne voient pas mon cœur, ils ne voient que mes attitudes. On a raison de critiquer l'hypocrisie de la guerre ; car est-il rien de plus aisé pour un malin que d'échapper au danger, et de faire le méchant, alors que son cœur est plein de mollesse ? Il y a tant de façons d'éviter de prendre personnellement des risques, que nous aurons trompé mille fois notre monde avant de nous engager dans un danger ; et même alors que nous y sommes empêtrés, nous saurons bien encore cette fois cacher notre jeu en affichant un visage serein et en parlant d'une voix assurée bien que notre âme soit tremblante au fond de nous. Et si l'on disposait de l'anneau de Platon, qui rendait invisible celui qui le portait au doigt quand on le tournait vers la paume, on verrait que bien des gens se cachent souvent là où il faut se montrer, et se repentent de se trouver dans un lieu si honorable alors que, par nécessité, ils font montre d'une belle assurance.

Qui, sinon le malhonnête et le menteur, est sensible

À la fausse louange et craint la calomnie ?

[Horace Épîtres I, 16, vv. 39-40]

Voilà pourquoi tous ces jugements fondés sur des apparences extérieures sont extrêmement incertains et douteux. Il n'est pas de témoin plus sûr que chacun pour soi.

22. Et quand elle est méritée, combien de serviteurs sont associés à notre gloire ? Celui qui se tient ferme dans une tranchée découverte, que fait-il d'autre que ce que font devant lui cinquante pauvres éclaireurs qui lui ouvrent le passage, et le couvrent de leur corps pour cinq sous par jour ?

Refuse les condamnations de Rome la turbulente,

N'essaie pas de réformer son injuste balance ;

Ne te cherche pas en dehors de toi.

[Perse Satires I, 5]

23. Ce que nous appelons rehausser notre nom consiste à l'étendre et le répandre dans de nombreuses bouches ; nous voulons qu'il y soit bien reçu, et que son accroissement lui soit profitable : c'est ce qu'il peut y avoir de plus excusable dans ce dessein. Mais l'excès, dans cette maladie, va jusqu'au point où certains cherchent à faire parler d'eux de quelque façon que ce soit. Trogue-Pompée522 dit d'Hérostrate523, et Tite-Live de Manlius Capitolin524, qu'ils étaient plus désireux d'une grande réputation plutôt que d'une bonne. C'est là un défaut ordinaire... Nous sommes plus soucieux de savoir si l'on parle de nous que de la façon dont on en parle, et il nous suffit de savoir que notre nom est dans la bouche des gens, peu importe de quelle façon. Il semble qu'être connu soit une façon de mettre sa vie et sa durée à la garde d'autrui. En ce qui me concerne, je considère que je ne suis que chez moi, et pour cette autre face de ma vie qui loge dans la connaissance qu'en ont mes amis, à la considérer toute nue et simplement en elle-même, je sais bien que je n'en ressens le bénéfice et la jouissance que par la vanité de l'idée que je m'en fais. Et quand je serai mort, cette idée m'importera encore bien moins, et je perdrai pour de bon l'usage des véritables avantages qui, parfois, en dérivent : je n'aurai plus de prise par où saisir la réputation, ni elle d'endroit par où elle puisse me toucher ou même parvenir jusqu'à moi.

24. Dois-je m'attendre à ce que mon nom connaisse un jour la gloire ? Tout d'abord, je n'ai pas de nom qui soit vraiment le mien : des deux que j'ai, l'un est commun à toute ma race, et même encore à d'autres : il y a une famille à Paris et à Montpellier qui se nomme « Montaigne » ; une autre en Bretagne ; et en Saintonge on trouve des « de la Montaigne ». Le déplacement d'une seule syllabe mêlera nos destins, de telle sorte que je prendrai part à leur gloire, et eux, peut-être à ma honte. D'ailleurs, les miens se sont autrefois appelés « Eyquem », nom d'une maison encore connue en Angleterre. Quant à mon autre nom, il appartient à quiconque aura envie de le prendre... Ainsi un crocheteur sera-t-il peut-être honoré à ma place ? Et quand j'aurais une marque qui me soit propre, que pourrait-elle bien désigner quand je n'y serai plus ? Pourrait-elle indiquer et mettre en valeur le néant ?

Si la postérité me loue, la pierre de mon tombeau

En pèsera-t-elle moins lourd sur mes os ?

De mes mânes, de mon tertre, de ma cendre fortunée,

Des violettes surgiront-elles ?

[Perse Satires I, 37]

Mais de cela j'ai déjà parlé ailleurs525.

25. Au demeurant, dans toute bataille où dix mille sont estropiés ou tués, il n'en est pas quinze dont on parlera. Il faut qu'une grandeur particulièrement éminente, ou quelque conséquence importante, lui ait été associée par le fait du hasard, pour qu'une action personnelle prenne de la valeur ; et non seulement celle d'un arquebusier, mais même celle d'un chef. Car en vérité, tuer un homme, ou deux, ou dix, et faire courageusement face à la mort, si ce n'est pas rien pour nous, car il y va de nous-mêmes, pour le reste du monde ce sont là des choses tellement ordinaires, on voit cela tellement tous les jours, et il en faut tellement pour produire un effet notable, que nous ne pouvons en attendre aucune renommée particulière.

C'est une chose qui arrive à bien d'entre nous,

Banale, et parmi les innombrables faits dus au hasard.

[Juvénal Satires XIII, 9]

26. Parmi tant de milliers d'hommes morts depuis quinze cents ans en France, les armes à la main, il n'y en a pas cent dont nous ayons eu connaissance. Ce n'est pas seulement la mémoire des chefs qui est ensevelie, mais celle des batailles et des victoires également. Les destinées de plus de la moitié du monde, faute de registre où les consigner, sont demeurées telles quelles, et se sont évanouies sans parvenir à la durée. Si j'avais en ma possession les événements inconnus, je crois qu'ils supplanteraient facilement ceux qui sont connus, dans tous les cas. Comment se peut-il que chez les Romains eux-mêmes, sans parler des Grecs, parmi tant d'écrivains et de témoins, tant de rares et nobles exploits, si peu soient parvenus jusqu'à nous ?

A peine si un léger souffle porte leur renommée jusqu'à nous.

[Virgile Énéide VII, 646]

Ce sera déjà bien si dans cent ans on se souvient, en gros, qu'à notre époque il y eut des guerres civiles en France !

27. Les Lacédémoniens offraient des sacrifices aux Muses avant de se lancer dans une bataille, pour que leurs exploits fussent bien et dignement écrits : ils estimaient que c'était là une faveur divine, et peu commune, que les belles actions aient des témoins capables de leur donner vie et d'assurer leur pérennité. Pouvons-nous croire qu'à chaque arquebusade que nous essuyons, à chaque danger que nous courons, il y ait aussitôt un greffier pour les enregistrer ? Et même si cent greffiers consignaient cela, leurs commentaires ne dureraient pas plus de trois jours, et personne n'en saurait rien. Nous ne possédons même pas la millième partie des écrits des Anciens ; c'est le hasard qui leur donne vie, une vie courte ou longue selon la faveur qu'il leur témoigne, et de ce que nous possédons, nous pouvons à bon droit nous demander si ce n'est la plus mauvaise part, puisque nous ne savons rien du reste. On ne fait pas des livres d'histoire avec des choses insignifiantes : il faut avoir été le bâtisseur d'un empire ou d'un royaume, avoir gagné cinquante-deux batailles rangées, toujours en état d'infériorité — comme César. Dix mille bons compagnons d'armes et plusieurs grands capitaines moururent à sa suite, vaillamment et courageusement, dont les noms n'ont pas duré plus longtemps que n'ont vécu leurs femmes et leurs enfants.

Eux que l'oubli a recouvert de son obscurité.

[Virgile Énéide V, v. 302]

28. De ceux-là même que nous avons vu agir courageusement, et qui y sont restés, on ne parle pas plus, deux ou trois mois plus tard, que s'ils n'avaient jamais existé. Celui qui examinera avec précision et en toute équité quels sont les gens et les faits dont la gloire passe dans la mémoire des livres trouvera que pour notre siècle, il y a fort peu d'actions et fort peu de personnes qui puissent y prétendre. Combien avons-nous vu d'hommes valeureux survivre à leur propre réputation, et qui ont dû supporter de voir s'éteindre sous leurs yeux l'honneur et la gloire fort justement acquis dans leurs jeunes années ! Et pour trois ans de cette vie chimérique et imaginaire, allons-nous perdre notre vraie vie, notre vie essentielle, et nous engager à une mort perpétuelle ? Les sages fixent un but plus beau et plus juste à une si importante entreprise. « La récompense d'une bonne action, c'est de l'avoir faite. [Sénèque Épitres, ou Lettres à Lucilius LXXXI] « Le fruit d'un devoir, c'est le devoir lui-même. [Cicéron De finibus II, XII]

29. On pourrait peut-être excuser un peintre ou un artisan, ou encore un rhétoricien ou un grammairien, de s'efforcer de se faire un nom par ses ouvrages. Mais les actions vertueuses sont trop nobles par elles-mêmes pour avoir à rechercher un autre salaire que celui de leur propre valeur — et notamment pour rechercher cette valeur dans la vanité des jugements des hommes. Cette attitude erronée peut toutefois être utile à la société pour contenir les hommes dans les limites de leur devoir : si elle contribue à amener le peuple vers la vertu, et si les princes sont touchés de voir le monde entier bénir la mémoire de Trajan et exécrer celle de Néron, s'ils sont impressionnés de voir le nom de ce grand pendard, autrefois si effrayant et si redouté, maudit et outragé très librement par le premier écolier qui s'intéresse à lui — alors qu'elle se développe hardiment, et qu'on l'entretienne parmi nous le plus qu'on le pourra.

30. Platon, qui employait tous les moyens pour rendre vertueux les citoyens de sa « République », leur conseille aussi de ne pas mépriser la bonne réputation et l'estime populaire. Et il dit aussi que par quelque inspiration divine les méchants eux-mêmes savent souvent distinguer très justement les bons des mauvais, aussi bien dans les paroles que dans les idées. Cet auteur et son maître526 avec lui, sont de merveilleux et hardis ouvriers pour introduire les opérations et les révélations divines partout où la capacité humaine fait défaut. Et c'est peut-être pour cela que Timon injuriait Platon en l'appelant « le grand fabricant de miracles ». « Comme les poètes font appel à un dieu quand ils ne savent pas comment dénouer leur intrigue.» [Cicéron De natura deorum I, 20]

31. Puisque les hommes sont incapables de se payer d'une vraie monnaie, qu'on y emploie donc aussi de la fausse. Ce moyen a été pratiqué par tous les législateurs, et il n'est pas de société où l'on ne trouve quelque mélange de vanité cérémonieuse ou d'opinion mensongère qui sert de bride pour maintenir le peuple dans son devoir. C'est pour cela que nombreux sont ceux qui ont des origines fabuleuses, enrichies de mystères surnaturels. C'est cela qui a donné du crédit aux religions bâtardes et a fait qu'elles ont été favorisées par les gens intelligents ; c'est pour cela que Numa527 et Sertorius528, pour renforcer la foi de leurs hommes, leur faisaient avaler cette sottise : l'un, que la nymphe Égérie, l'autre, que sa biche blanche, leur apportaient, de la part des dieux, toutes les décisions qu'ils prenaient.

32. L'autorité que Numa donna à ses lois en les plaçant sous le patronage de cette déesse529, Zoroastre, législateur des Bactriens et des Perses la donna aux siennes sous le nom du dieu Oromasis ; Trismégiste, chez les Égyptiens, invoqua Mercure ; Zamolxis chez les Scythes, Vesta ; Charondas, chez les Chalcides, Saturne ; Minos, chez les Crétois, Jupiter ; Lycurgue, chez les Lacédémoniens, Apollon. Dracon et Solon, chez les Athéniens, Minerve. Toute société a un dieu à sa tête : c'est un faux dieu, sauf celui que Moïse établit pour le peuple de Judée à sa sortie d'Égypte.

33. La religion des Bédouins, comme le dit le Sire de Joinville, stipulait entre autres choses que l'âme de celui qui mourait pour son prince allait rejoindre un autre corps plus heureux, plus beau et plus fort que le premier : et de ce fait ils risquaient beaucoup plus volontiers leur vie.

Ces guerriers bravent le fer, leur courage étreint la mort,

C'est une lâcheté pour eux que de ménager une vie qui doit renaître.

[Lucain La guerre civile ou La Pharsale I, v. 461]

Voilà bien une croyance salutaire, toute stupide qu'elle soit ! Chaque nation en a plusieurs exemples pour elle-même ; mais ce sujet mériterait un développement à part.

34. Pour dire encore un mot sur mon premier sujet : je ne conseille pas non plus aux Dames d'appeler « honneur » leur devoir « comme, dans le langage courant on n'appelle “honorable” que ce qui est glorieux pour le peuple.» [Cicéron De finibus II, 15] Leur devoir est l'essentiel, leur honneur n'est que l'écorce. Et je ne leur conseille pas non plus de nous donner cette excuse pour justifier leur refus : car je suppose bien que leurs intentions, leur désir et leur volonté, choses qui ont peu à voir avec l'honneur car il ne s'en voit rien au dehors, sont encore plus réglementées que leurs actes.

Elle consent, celle qui ne se refuse que parce qu'il lui est défendu de consentir.

[Ovide Amours III, 4, v. 4]

35. Envers Dieu comme envers leur conscience, l'offense serait aussi grande d'éprouver du désir que de s'y livrer. Et ce sont des actions par elles-mêmes cachées et secrètes ; il serait donc bien facile d'en dérober quelques-unes à la connaissance d'autrui, sur laquelle repose l'honneur, si elles n'avaient d'autre respect envers leur devoir, et d'affection pour la chasteté en elle-même. Toute personne d'honneur choisit plutôt de perdre son honneur que sa conscience.


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