Chapitre 25

Qu'il ne faut pas contrefaire le malade

1. On trouve dans Martial un épigramme que je place parmi les meilleurs (car il y en a chez lui de toutes sortes), et dans lequel il raconte plaisamment l'histoire de Cœlius qui, pour ne pas avoir à faire la cour à quelques grands personnages de Rome, se trouver là à leur lever, les assister et les suivre partout, fit mine d'avoir la goutte. Pour rendre son excuse plus vraisemblable, il se faisait pommader les jambes, les tenait enveloppées, et imitait parfaitement le port et la contenance d'un homme goutteux. Pour finir, le hasard fit qu'il le devint pour de bon.

Combien puissants sont les soins et l'art d'imiter la douleur !

La goutte de Cœlius a cessé d'être feinte.

[Martial Épigrammes VII, XXXIX, 8]

2. J'ai vu quelque part chez Appien619, il me semble, une histoire du même genre : un homme qui voulait échapper aux proscriptions des triumvirs de Rome, pour échapper à ceux qui le poursuivaient, se tint caché et déguisé, et de plus eut l'idée de contrefaire le borgne. Quand il put recouvrer un peu de liberté, et qu'il voulut ôter l'emplâtre qu'il avait longtemps porté sur l'œil, il dut constater que son œil avait effectivement perdu la vue sous ce masque. Il est possible que l'action de la vue se soit comme affaiblie pour avoir été si longtemps sans s'exercer, et que toute la force visuelle se soit reportée sur l'autre œil : nous sentons en effet très nettement que l'œil que nous tenons couvert reporte sur son compagnon une partie de son effort, de telle sorte que celui qui reste grossit et enfle. Il en est de même de l'oisiveté, qui avec la chaleur des bandages et des médicaments, avait fort bien pu attirer quelque humeur goutteuse au goutteux de Martial.

3. J'ai lu dans Froissart qu'une troupe de jeunes gentilshommes anglais avait fait vœu de porter l'œil gauche bandé jusqu'à ce qu'ils fussent passés en France, et eussent accompli quelque fait d'armes contre nous. [Froissart Chroniques I, 24] Et je me suis souvent amusé en pensant qu'il eût pu leur arriver la même chose qu'aux autres, et qu'ils se fussent trouvés tous borgnes en retrouvant leurs maîtresses, pour lesquelles justement ils avaient tenté cette entreprise !

4. Les mères ont raison de gronder leurs enfants, quand ils contrefont les borgnes, les boiteux, les bigleux et autres défauts physiques ; car outre le fait qu'un corps tendre peut ainsi prendre un mauvais pli, on dirait que, je ne sais comment, le sort semble s'amuser à nous prendre au mot ; et j'ai entendu raconter plusieurs histoires de gens devenus malades parce qu'ils avaient voulu se faire passer pour tels.

5. De tout temps, j'ai pris l'habitude d'avoir à la main une badine ou un bâton, à cheval comme à pied, trouvant même cela élégant, et m'en servant d'appui, avec une contenance affectée. Certains m'ont averti que le destin pourrait bien tourner un jour cette coquetterie en nécessité... Mais je me rassure en me disant que je serais dans ce cas le premier de ma lignée à être goutteux.

6. Mais allongeons un peu ce chapitre en lui collant une pièce de plus à propos de la cécité. Pline parle d'un homme qui, se croyant aveugle en rêvant, se réveilla réellement ainsi le lendemain, sans avoir été malade auparavant. La puissance de l'imagination est bien capable de provoquer cela, comme je l'ai dit ailleurs620, et Pline semble être de cet avis. Mais il est plus vraisemblable que ce sont certains mouvements internes du corps, dans lesquels les médecins pourront déceler s'ils le veulent la cause de sa cécité, qui furent à l'origine de son rêve.

7. Ajoutons encore cette histoire, sur un sujet voisin, racontée par Sénèque dans l'une de ses lettres : « Tu sais, dit-il, écrivant à Lucilius, que Harpaste, la folle621 de ma femme, est demeurée chez moi ; c'est par obligation testamentaire, car je n'ai pas de goût pour ces monstres, et si je veux rire d'un fou, je n'ai pas à chercher loin : je ris de moi-même. Cette folle, donc, a subitement perdu la vue. Ce que je te raconte est étrange, mais vrai : elle ne se rend pas compte qu'elle est aveugle, et réclame sans cesse à son serviteur de la faire sortir de ma maison disant qu'elle est obscure... ! Mais ce dont nous rions chez elle, je te prie de croire que cela arrive à chacun de nous : personne ne se croit avare, personne ne se croit envieux. Et si les aveugles réclament un guide, nous nous fourvoyons de nous-mêmes. Je ne suis pas ambitieux, disons-nous, mais à Rome, on ne peut vivre autrement. Je ne suis pas dépensier, mais la ville m'oblige à dépenser beaucoup. Ce n'est pas ma faute si je suis coléreux, si je n'ai pas encore établi de ligne de conduite pour ma vie : c'est la faute à la jeunesse. Ne cherchons pas hors de nous notre mal, il est en nous, il est planté dans nos entrailles. Et le fait même de ne pas nous sentir malades nous rend la guérison plus difficile. Si nous ne commençons pas de bonne heure à nous soigner, quand parviendrons-nous à guérir tant de plaies et de maladies ? Nous avons pourtant un remède très doux : la philosophie. Car si avec les autres on ne tire du plaisir qu'après la guérison, avec celui-là, on a du plaisir et on guérit en même temps. » [Sénèque Épitres, ou Lettres à Lucilius L] Voilà ce que dit Sénèque, et il m'a emporté un peu loin de mon propos. Mais on ne perd pas au change.


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