Chapitre 36

Sur les hommes les plus éminents

1. Si l'on me demandait de faire un choix parmi tous les hommes qui sont venus à ma connaissance, je crois qu'il y en a trois que je mettrais au-dessus des autres. L'un est Homère. Non qu'Aristote ou Varron, par exemple, ne fussent peut-être aussi savants que lui ; il est même possible que dans son art, Virgile lui soit comparable. Je laisse juges de cela ceux qui les connaissent tous les deux. Moi qui n'en connais qu'un, je puis seulement dire que de mon point de vue, je ne crois pas que les Muses elles-mêmes pourraient aller plus loin que le Romain.

Il chante sur sa lyre les vers d'Apollon,

Quand celui-ci touche de ses doigts sa lyre.

[Properce Elégies amoureuses - Cynthia II, XXXIV, 79]

2. Toutefois, dans ce jugement, il ne faudrait pas oublier que c'est principalement d'Homère que Virgile tire son savoir-faire, que c'est son guide et son maître d'école. Et qu'un seul élément de l'Iliade a suffi pour donner corps et substance à cette grande et divine Énéide. Mais ce n'est pas tout : j'ajoute à ses mérites plusieurs autres particularités qui me rendent ce personnage admirable, et le placent presque au-dessus de la condition humaine. Et en vérité, je me suis souvent étonné que lui qui a créé plusieurs déités et les a fait accepter de par le monde, rien que par son autorité, n'ait pas lui-même été placé parmi les dieux.

3. Étant aveugle et pauvre, ayant vécu avant que les sciences fussent constituées à partir d'observations sûres et dotées de règles, il les a pourtant si bien connues que tous ceux qui se sont mis en devoir depuis de fonder des sociétés, de conduire des guerres, et d'écrire, soit sur la religion, soit sur la philosophie, se sont servis de lui comme d'un maître absolu de la connaissance universelle, et ont traité ses livres comme une pépinière pour toutes sortes de savoirs. Il nous enseigne mieux que Chrysippe et Crantor

Ce qui est bien ou honteux, utile ou non.

[Horace Épîtres I, II, 3]

Ou comme le dit cet autre,

Dans ses livres, comme à une source inépuisable,

Les lèvres des poètes boivent les eaux du mont Piérus.

[Ovide Amours III, 9, v. 25]

Et cet autre encore,

Ajoutez-y les compagnons des Muses, parmi lesquels Homère

L'incomparable s'est élevé jusqu'aux astres.

[Lucrèce De la Nature III, 1050]

Cet autre enfin,

Source abondante où la postérité

A puisé ses chants,

Sans craindre de diviser en mille ruisselets

Cette richesse d'un seul homme.

[Manilius Astronomica II, 8]

4. C'est contre l'ordre de la Nature qu'il a produit la plus belle œuvre qui puisse être, car à la naissance les choses sont d'ordinaire imparfaites : elles se développent et se fortifient en s'accroissant. C'est lui qui a rendu mûrs, parfaits et accomplis dès leur naissance, la poésie et plusieurs autres arts. C'est la raison pour laquelle on peut l'appeler le premier et le dernier des poètes, suivant le beau témoignage que l'Antiquité nous a laissé de lui : n'ayant eu personne à imiter, personne n'a jamais pu l'imiter. Ses mots, selon Aristote, sont les seuls qui soient à la fois mouvement et action : ce sont les seuls qui aient véritablement de la substance.

5. Alexandre le Grand ayant trouvé dans les objets ayant appartenu à Darius un coffret précieux, ordonna qu'on le lui réservât pour y loger son Homère, disant que c'était le meilleur conseiller et le plus digne de foi pour ses affaires militaires. C'est pour la même raison que Cléomène727, fils d'Alexandridas, dit que c'était le poète des Lacédémoniens, parce que très bon maître dans l'art militaire. Cette réputation exceptionnelle et unique lui est restée jusque dans le jugement de Plutarque disant que c'est le seul auteur au monde dont on n'est jamais rassasié ni dégoûté, toujours différent aux yeux de ses lecteurs, et se renouvelant sans cesse et faisant toujours preuve de nouveaux attraits. Ce fantasque d'Alcibiade ayant demandé à quelqu'un de lettré un livre d'Homère, le souffleta parce qu'il n'en avait point — comme quelqu'un qui découvrirait qu'un de nos prêtres n'a pas de bréviaire. Xénophane728 se plaignait un jour à Hiéron, tyran de Syracuse, de ce qu'il était si pauvre qu'il n'avait pas de quoi nourrir deux serviteurs. « Eh quoi ! lui répondit-il, Homère qui était beaucoup plus pauvre que toi en nourrit plus de dix mille, tout mort qu'il est ! » N'était-ce pas aussi ce que voulait dire Panætius729, quand il appelait Platon « l'Homère des philosophes » ?

6. Cela dit, quelle gloire peut se comparer à la sienne ? Il n'est rien qui soit demeuré aussi vivant dans la bouche des hommes que son nom et celui de ses ouvrages ; rien d'aussi connu et d'aussi courant que Troie, Hélène, et ses guerres — qui n'ont peut-être jamais eu lieu ! Nous donnons encore à nos enfants des noms qu'il a forgés, il y a plus de trois mille ans. Qui ne connaît en effet, Hector et Achille ? Ce ne sont pas seulement certaines familles en particulier, mais la plupart des peuples, qui se cherchent des origines dans ce qu'il a imaginé730. Mahomet, deuxième du nom, empereur des Turcs, écrivait à notre Pape Pie II : « Je m'étonne de voir comment les Italiens se dressent contre moi, attendu que nous avons chez les Troyens une origine commune, et que j'ai, comme eux, l'intention de venger le sang d'Hector sur les Grecs, qu'ils essaient pourtant de favoriser contre moi. » N'est-ce pas une noble comédie, dans laquelle les rois, les États et les empereurs jouent toujours leurs rôles depuis tant de siècles, et à laquelle l'univers entier sert de théâtre ? Le lieu de sa naissance donna matière à discussion entre sept villes grecques, tant son obscurité même lui valut d'honneur : Smyrne, Rhodes, Colophon, Salamine, Chios, Argos, Athènes.

7. Le second personnage est pour moi Alexandre le Grand. En effet, l'âge auquel il commença ses conquêtes, le peu de moyens avec lequel il réalisa un projet aussi ambitieux que le sien, l'autorité qu'il acquit dès son enfance auprès des chefs qui le suivirent, les plus grands et les plus aguerris du monde, la chance extraordinaire dont le destin le gratifia, et favorisa ses projets fort risqués et que je pourrais même qualifier de téméraires :

Renversant tout ce qui est obstacle à son ambition,

Et heureux de se faire un chemin dans les ruines.

[Lucain La guerre civile ou La Pharsale I, 149]

Avoir, à l'âge de trente trois ans, traversé victorieux toute la terre habitable, et en une demi-vie avoir atteint tout ce que peut la nature humaine, tout cela fait une grandeur telle qu'on ne peut envisager ce qu'eût été sa durée légitime et les progrès continuels de sa vertu comme de son heureux destin, jusqu'à un terme normal, sans imaginer quelque chose de véritablement surhumain. Il a fait naître de ses soldats tant de branches royales, laissant après sa mort le monde en partage à quatre successeurs, simples chefs de son armée, dont les descendants se sont maintenus si longtemps, en conservant leurs possessions. Il y avait en lui tant de vertus excellentes : justice, tempérance, générosité, respect de la parole donnée, amour envers les siens, humanité envers les vaincus, que son caractère ne semble en vérité avoir mérité aucun reproche — seulement certains de ses actes en particulier, rares et extraordinaires. Mais il est impossible de conduire de si grandes entreprises en respectant les règles de la justice : des gens comme lui doivent être jugés sur l'ensemble et l'objectif ultime de leurs actions. La ruine de Thèbes731, le meurtre de Ménandre732 et du médecin d'Ephestion, de tant de prisonniers perses d'un seul coup, d'une troupe de soldats indiens (et malgré la parole donnée), des Cosséiens jusqu'aux petits enfants, voilà des actes difficiles à excuser.

8. En ce qui concerne Clytus733, sa faute fut expiée au-delà de son importance ; et cet acte témoigne, aussi bien que tout autre, de ce que la complexion naturelle d'Alexandre était entièrement tournée vers la bonté. On a judicieusement dit de lui qu'il tenait de la Nature ses vertus, et de sa destinée, ses défauts. Quant au fait qu'il était un peu vantard, qu'il ne supportait guère d'entendre parler de lui en mal, et au fait qu'il fit jeter, étant dans les Indes, ses mangeoires, ses armes et ses mors — tout cela me semble pouvoir être rapporté à son âge et à l'étonnante réussite de son destin. Que l'on considère aussi, d'autre part, ses très nombreuses vertus militaires, son sérieux, sa prévoyance, son endurance, sa discipline, sa subtilité, sa magnanimité, sa résolution, sa réussite : dans tout cela, même si l'autorité d'Annibal ne nous l'avait appris, il a été le premier entre les hommes. Et que dire des rares beautés et qualités de sa personne, qui allaient jusqu'au miracle734 : ce port de tête, ce maintien vénérable dans un visage aussi jeune, au teint vermeil et éclatant :

Ainsi ruisselant des eaux de l'Océan, Lucifer

Que Vénus chérit entre tous, montre sa face

Et dissipe les ténèbres de la nuit.

[Virgile Énéide VIII, 589-591]

9. Ajoutons encore l'excellence de son savoir et de ses capacités, la durée et la grandeur de sa gloire, pure, nette, exempte de défauts et de haine, et le fait que longtemps encore après sa mort ce fut une croyance religieuse de penser que les médailles à son effigie portaient bonheur à ceux qui les arboraient ; qu'il y a plus de rois et de princes qui ont raconté ses exploits que d'historiens qui ont raconté les exploits de tout autre roi ou prince que ce soit ; qu'à présent encore, les Mahométans, qui méprisent toutes les autres histoires, acceptent la sienne et l'honorent par un privilège spécial. Si l'on rassemble tout cela, il faut bien admettre que j'ai eu raison de le préférer à César lui-même, qui est le seul pour lequel j'ai pu un instant hésiter dans mon choix. Il est indéniable qu'il y a une plus grande part personnelle dans les exploits de César et une plus grande intervention du sort dans ceux d'Alexandre. Ils ont fait plusieurs choses qui se valent, et peut-être quelques-unes des plus grandes pour César. Ce furent deux torrents qui ravagèrent le monde çà et là :

Comme de toutes parts le feu prend dans un bois,

Une aride forêt où le laurier crépite ;

Comme dévalent écumants et grondants,

Des torrents vers la plaine et qui sur leur passage

S'en vont tout dévastant...

[Virgile Énéide XII, vv. 521-525]

Mais si l'ambition de César avait en soi plus de modération, elle n'en a pas moins causé tant de malheurs dès lors qu'elle a visé à la ruine de son propre pays, et causé tant de désastres dans le monde, que tout bien pesé, je ne peux faire autrement que de pencher du côté d'Alexandre.

10. Le troisième personnage, et le plus éminent de tous à mon avis, c'est Epaminondas. Il est loin d'avoir connu autant la gloire que les autres — mais la gloire n'est pas ici un élément déterminant. De la résolution et de la vaillance, non celles que l'ambition aiguise, mais celles que la sagesse et la raison peuvent enraciner dans une âme bien faite, il en avait autant qu'on peut l'imaginer. Il a donné, à mon avis, autant de preuves de sa valeur qu'Alexandre lui-même, ou même que César. Si ses exploits guerriers n'ont été ni aussi nombreux, ni aussi remarqués, ils ne laissent pourtant pas, à bien les considérer dans toutes leurs circonstances, d'être aussi importants et décisifs, et témoignent d'autant de hardiesse et de science militaire. Les Grecs lui ont fait cet honneur indiscutable de le nommer « le premier d'entre eux » ; et être le « premier des Grecs », n'est-ce pas aussi être « le premier du monde » ? Quant à son savoir et à ses capacités, on peut encore aujourd'hui citer ce jugement ancien disant que « jamais homme ne sut autant et parla si peu de lui ». Il faisait en effet partie de l'école735Pythagoricienne, et nul ne parla jamais mieux que lui en public : c'était un excellent orateur, très convaincant.

11. En ce qui concerne son caractère et sa morale, il a surpassé de très loin tous ceux qui se sont jamais mêlés des affaires publiques. Car en ce domaine, qui doit être celui que l'on considère avant tout, qui seul indique vraiment ce que nous sommes, et auquel je donne autant d'importance qu'à tous les autres pris ensemble, il ne le cède à aucun philosophe, et même pas à Socrate. Chez cet homme-là, l'honnêteté est une qualité personnelle, dominante, uniforme et incorruptible, et par rapport à elle, chez Alexandre, elle semble inférieure, incertaine, variable, faible, et fortuite.

12. Dans l'Antiquité on a considéré qu'en examinant par le menu tous les autres grands capitaines, on trouvait en chacun quelque qualité particulière qui l'avait rendu illustre. Mais en celui-ci seulement, on trouve une vertu pleine et entière, et constante, qui ne laisse rien à désirer dans tous les aspects de la vie humaine, publique ou privée, en temps de paix comme en temps de guerre, qu'il s'agisse de vivre ou de mourir glorieusement. Je ne connais aucun caractère ni destin d'homme que je regarde avec autant de respect et d'affection. Il est bien vrai que son obstination à demeurer pauvre, je la trouve en quelque façon excessive, telle qu'elle est dépeinte par ses meilleurs amis. Et que cette façon de se comporter, pourtant noble et tout à fait digne d'admiration, je la trouve un peu difficile à suivre pour moi, et même simplement à envisager, sous la forme qu'elle avait prise chez lui.

13. Seul, Scipion Emilien, si on lui attribuait une fin aussi fière et admirable, et une connaissance des sciences aussi profonde et universelle, pourrait faire jeu égal avec lui. Ô quelle déception m'a causée le temps, en nous enlevant736 justement, et parmi les premières, ces deux vies, les plus nobles qu'il y eût dans l'œuvre de Plutarque, celles de ces deux personnages qui, de l'avis de tous furent, l'un le premier des Grecs, l'autre des Romains ! Quelle matière, et quel ouvrier !

14. S'agissant d'un homme qui ne fut pas un saint, mais « galant homme », comme on dit, aux mœurs policées et conformes à la normale, d'un rang social moyen, celui qui eut, que je sache, la vie la plus riche qui se puisse vivre entre les vivants, et rehaussée par de riches et enviables qualités, tout bien considéré, c'est pour moi Alcibiade. Mais à propos d'Epaminondas, et comme exemple d'une extrême qualité, je veux ajouter ici quelques-unes de ses façons de penser :

15. Le bonheur le plus doux qu'il eut en toute sa vie, il a déclaré que c'était le plaisir qu'il avait donné à son père et à sa mère par sa victoire de Leuctres(737. C'est leur faire beaucoup d'honneur que de préférer leur plaisir au sien, si justifié et si complet, après une action aussi glorieuse.

16. Il estimait qu'il n'était pas possible, même pour redonner la liberté à son pays, de tuer un homme sans même savoir s'il avait eu une quelconque responsabilité dans cette affaire. C'est pourquoi il fut si réservé à l'égard de l'entreprise de Pélopidas et de son compagnon pour délivrer Thèbes. Il considérait aussi que dans une bataille, il fallait éviter de s'attaquer à un ami qui fût du parti contraire, mais l'épargner.

17. Son humanité à l'égard des ennemis eux-mêmes le rendit suspect, aux Béotiens par exemple : après avoir admirablement forcé les Lacédémoniens à lui ouvrir le passage qu'ils avaient tenté de conserver à l'entrée de la Morée, près de Corinthe, il s'était contenté de leur passer sur le ventre sans chercher à les poursuivre à outrance, et fut pour cela démis de ses fonctions de général en chef. Ce fut tout à son honneur, et une honte pour les Béotiens d'avoir à le réintégrer ensuite dans ses fonctions, et de reconnaître à quel point leur gloire et leur salut dépendaient de lui. La victoire le suivait partout comme son ombre : la prospérité de son pays mourut avec lui738, comme elle était née de lui.


Загрузка...