Chapitre 31

Sur la colère

1. Plutarque est toujours admirable, mais particulièrement quand il se fait juge des actions humaines. On peut voir les belles choses qu'il dit dans sa comparaison de Lycurgue et de Numa, à propos de la grande légèreté dont nous faisons preuve en laissant les enfants à la charge et à la responsabilité de leurs parents. La plupart de nos États, comme le dit Aristote, laissent à chacun, à la façon des Cyclopes, la direction de ses femmes et de ses enfants selon ses idées et sa fantaisie. Et il n'y a guère que Lacédémone et la Crète pour avoir légiféré sur la façon d'éduquer les enfants. Qui ne voit pourtant que dans un État tout dépend de la façon dont on les élève et les éduque ? Et malgré cela, sans aucun discernement, on laisse cette tâche à la discrétion des parents, aussi sots et méchants soient-ils.

2. Combien de fois l'envie m'a-t-elle pris, en passant dans la rue, de monter un stratagème pour venger des garçonnets que je voyais écorcher, cogner et meurtrir par quelque père ou mère furieux et mis hors de lui par la colère !

On leur voit sortir le feu et la rage par les yeux,

Enflammés par la rage, ils sont emportés

Comme les rochers qui, détachés soudain du sommet

Roulent vers le bas sur la pente.

[Juvénal Satires VI, vv. 647-649]

(Et si l'on en croit Hippocrate, les plus dangereuses maladies sont celles qui défigurent les gens.) Ils ont une voix tranchante et tonitruante, et s'en prennent souvent à des êtres qui ne font que sortir de nourrice et qui sont estropiés et abrutis de coups. Et notre justice s'en moque ! Comme si ces dislocations et arrachements ne concernaient pas des membres de notre société.

La patrie et le peuple te sont reconnaissants de leur avoir donné

Un citoyen, pourvu que tu le rendes apte à servir aux champs

Dans la pratique des arts de la guerre ou de la paix. [

Juvénal Satires XIV, 70]

3. Il n'est pas de passion qui ébranle autant la sincérité des jugements que la colère. Personne ne douterait qu'il faille punir de mort le juge qui aurait condamné un criminel sous le coup de la colère. Alors pourquoi est-il permis aux parents et aux maîtres d'école, quand ils sont en colère, de fouetter et de châtier les enfants ? Ce n'est plus une « correction », c'est une vengeance. Le châtiment est une sorte de médicament pour les enfants ; mais supporterions-nous un médecin irrité et courroucé contre son patient ?

4. Nous-mêmes, pour bien faire, nous ne devrions jamais porter la main sur nos serviteurs tant que nous sommes en colère. Aussi longtemps que nous sentons battre notre pouls, et que l'émotion nous étreint, remettons cela à plus tard : les choses nous apparaîtront sous un jour bien différent quand nous serons calmés et de sang-froid. Car à ce moment, c'est la passion qui commande, c'est la passion qui parle en nous, ce n'est pas nous. Au travers d'elle, les fautes nous apparaissent plus grandes, comme les corps à travers un brouillard. Celui qui a faim prend des aliments, mais celui qui veut se servir du châtiment ne doit en avoir ni faim ni soif. D'ailleurs, les châtiments qui se font avec pondération et discernement sont bien mieux acceptés, et avec plus d'effet, par celui qui les subit. A l'inverse, il ne pense pas avoir été justement condamné quand il l'a été par un homme en colère et furieux ; il allègue, pour se justifier, le comportement extravagant de son maître, son visage enflammé, les promesses inhabituelles, son agitation et sa précipitation incontrôlées.

Son visage est tuméfié par la colère,

Ses veines gonflées de sang noir,

Ses yeux étincellent d'un feu plus ardent

Que celui de la Gorgone.

[Juvénal Satires XIV, 70]

5. Suétone raconte que ce qui servit le plus la cause de Caius Rabirius665 auprès du peuple auquel il avait fait appel pour le défendre, quand il fut accusé par César, ce furent l'animosité et la dureté avec lesquelles César avait formulé cette accusation.

6. Dire et faire sont deux choses différentes : il faut considérer d'un côté le sermon, de l'autre le prêcheur. Ils ont eu beau faire, ceux qui, à notre époque, ont essayé de contester la vérité de notre Eglise en utilisant les vices de ses ministres : ses preuves viennent d'ailleurs, et c'est là une piètre façon d'argumenter, qui ne fait que semer la confusion. Un homme de bonne moralité peut avoir des opinions fausses ; un homme peu recommandable peut prêcher la vérité, et même s'il n'y croit pas. C'est certainement une belle harmonie quand le faire et le dire vont ensemble, et je ne peux nier que les paroles ont plus d'autorité et sont plus efficaces quand elles sont suivies par des actes. Comme le disait Eudamidas entendant un philosophe discourir sur la guerre : « Ces propos sont beaux, mais on ne peut croire celui qui les prononce, car ses oreilles ne sont pas habituées au son de la trompette. » [Plutarque, Œuvres mêlées Dicts des Lacéd. f° 216 F] De même pour Cléomène qui, entendant un rhétoricien tenir une harangue pour glorifier la vaillance, se mit à rire. Et comme l'autre en était scandalisé, il lui dit : « J'en ferais de même si c'était une hirondelle qui avait parlé ; mais si c'était un aigle, je l'aurais volontiers écouté. » [Plutarque, Œuvres mêlées Dicts des Lacéd. f° 218 C-D]

7. Il me semble apercevoir, dans les écrits des Anciens, que celui qui dit ce qu'il pense le fait avec bien plus de force que celui qui prend la pose. Ecoutez Cicéron parler de l'amour de la liberté, et écoutez Brutus en parler : ce que ce dernier a écrit a une résonance qui nous montre qu'il était homme à la payer du prix de sa vie. Cicéron, père de l'éloquence, traite du mépris de la mort ; Sénèque en traite aussi : le premier traîne languissant, et vous sentez bien qu'il veut vous convaincre de choses dont il n'est pas convaincu lui-même. L'autre vous anime et vous enflamme. Je ne lis jamais un auteur, et surtout ceux qui traitent des vertus et des actes, sans chercher avec une certaine curiosité à savoir qui il a été.

8. Les Éphores, à Sparte, voyant qu'un homme aux mœurs dissolues allait donner au peuple un avis utile, lui ordonnèrent de se taire, et prièrent un honnête homme de s'en attribuer l'idée et de donner cet avis à sa place666.

9. Plutarque se révèle bien dans ses écrits si on les savoure comme il faut, et je pense donc le connaître jusqu'au fond de l'âme. Je voudrais pourtant que nous eussions quelques traces concernant sa vie, et si je fais maintenant cette digression, c'est pour dire combien je sais gré à Aulu-Gelle [Aulu-Gelle Nuits attiques I, 26] de nous avoir laissé par écrit ce récit concernant ses mœurs, et qui a tout de même trait à mon sujet qui est la colère. Un de ses esclaves, homme mauvais et vicieux, mais dont les oreilles avaient été remplies de philosophie, avait commis une faute. Plutarque ayant commandé qu'on le fît dévêtir et fouetter, il commença par protester qu'il n'avait rien fait, et que c'était injuste. Mais il se mit ensuite à crier et à injurier son maître à bon escient, lui reprochant de ne pas être philosophe comme il le prétendait, parce qu'il lui avait souvent entendu dire qu'il était laid de se mettre en colère, qu'il avait même écrit un livre là dessus, et que maintenant, en proie à la colère, il le faisait battre, ce qui démentait entièrement ses écrits. A cela Plutarque répondit, très calmement et très froidement : « Comment peux-tu juger, rustre que tu es, que je sois courroucé ? Mon visage, ma voix, mon teint, mes paroles te donnent-ils une preuve quelconque du fait que je sois hors de moi ? Je ne pense pas avoir les yeux exorbités, ni le visage crispé. Je ne pousse pas de cris effroyables. Est-ce que je rougis ? Est-ce que j'écume ? Est-ce que je laisse échapper des choses dont je pourrais avoir à me repentir ? Est-ce que je tressaute, est-ce que je frémis de courroux ? Car ce sont là, je dois te le dire, les véritables signes de la colère... » Et s'adressant alors à celui qui maniait le fouet : « Continuez votre besogne pendant que nous discutons, lui et moi », dit il. Voilà l'histoire.

10. Archytas le Tarentin, revenant d'une guerre dans laquelle il avait servi comme capitaine-général, trouva sa maison bien en désordre, et ses terres en friche, à cause de la mauvaise gestion de son intendant. L'ayant fait appeler, il lui dit : « Va-t'en ! Si je n'étais pas en colère, je t'aurais étrillé de belle façon ! » Platon de même, s'étant emporté contre un de ses esclaves, confia à Speusippe le soin de le punir, s'excusant de ne pouvoir le faire lui-même parce qu'il était en colère. Et le Lacédémonien Charillus dit à un Ilote667 qui se comportait de façon trop insolente et trop impudente envers lui : « Par les dieux ! Si je n'étais pas courroucé, je te ferais mourir sur le champ. » [Plutarque Œuvres mêlées XIV f° 6 D]

11. La colère est une passion qui se plaît en elle-même, qui se flatte elle-même. Que de fois, nous étant échauffés pour de mauvaises raisons, si l'on vient nous présenter quelque solide défense ou excuse, nous sommes-nous irrités contre la vérité elle-même et contre l'innocence ! J'ai retenu à ce propos un merveilleux exemple tiré de l'Antiquité. Pison, personnage par ailleurs réputé pour sa vertu, s'était un jour mis en rage contre un de ses soldats. Celui-ci était revenu seul de la corvée de fourrage, et comme il n'avait pu lui rendre compte de l'endroit où se trouvait son compagnon, Pison avait considéré comme avéré qu'il l'avait tué, et l'avait immédiatement condamné à mort. Comme ce soldat était déjà près du gibet, voilà qu'arrive son compagnon qu'il avait perdu. Toute l'armée lui fit fête, et après forces caresses et accolades entre les deux compagnons, le bourreau conduit l'un et l'autre devant Pison, tout le monde s'attendant évidemment à ce que ce soit pour lui-même un grand plaisir. Mais ce fut tout le contraire ! Car sous l'effet du dépit et de la honte, sa colère qui n'était pas encore retombée, redoubla, et son emportement lui fournit soudain un subtil raisonnement pour faire d'un innocent trois coupables qu'il fit exécuter tous les trois : le premier soldat, parce qu'il avait été condamné ; le second, celui qui s'était égaré, parce qu'il était la cause de la mort de son compagnon ; et le troisième, le bourreau, pour n'avoir pas obéi aux ordres qui lui avaient été donnés !

12. Ceux qui ont eu affaire à des femmes têtues peuvent avoir éprouvé dans quelle rage on les jette quand on oppose à leur agitation le silence et la froideur, et qu'on ne daigne pas alimenter leur courroux. L'orateur Celius668 était d'une nature extrêmement coléreuse. Comme il dînait en compagnie de quelqu'un dont la conversation était douce et suave, et qui pour ne pas le mécontenter, prenait le parti d'approuver tout ce qu'il disait et d'abonder dans son sens, il ne put supporter que sa mauvaise humeur se trouvât sans aliment, et lui dit : « Contredis-moi sur quelque chose, au nom des dieux ! Afin que nous soyons deux ! » [Sénèque Dialogues I, 16] De même, ces femmes têtues ne se mettent en colère que pour que l'on se mette en colère aussi contre elles, en retour, à l'imitation des lois de l'amour. Comme quelqu'un l'empêchait de parler en l'injuriant vertement, Phocion ne fit rien d'autre que se taire et laisser à l'autre tout loisir d'épuiser sa colère. Cela fait, il reprit son propos à l'endroit où il l'avait laissé, sans faire aucune allusion à l'incident. Il n'est aucune réplique qui soit aussi cinglante qu'un tel mépris.

13. C'est toujours un défaut que d'être coléreux, mais il est plus excusable pour un militaire, car dans ce métier il y a certes des moments où l'on ne saurait être autrement. Je dis souvent de l'homme le plus coléreux de France que c'est l'homme le plus patient que je connaisse pour brider sa colère : elle l'agite avec une telle violence, une telle fureur,

Quand le bois enflammé gronde sous le vase de bronze

L'eau bouillonne et l'écume en fureur fume et bondit

Déborde et ne se retient plus :

Une épaisse vapeur s'élève dans les airs.

[Virgile Énéide VII, 462-466]

qu'il lui faut cruellement se contraindre pour la modérer. Et quant à moi, je ne connais pas de passion pour laquelle je puisse faire un tel effort afin de la cacher et lui résister. Je ne voudrais pas mettre la sagesse à un si haut prix. Je ne regarde pas tant ce qu'on fait que ce qu'il en coûte de ne pas faire pire.

14. Quelqu'un d'autre se vantait auprès de moi de la modération et de la douceur de sa conduite, qui sont, c'est vrai, exceptionnelles. Je lui ai dit que c'est une bonne chose, notamment pour ceux qui, comme lui, sont des personnages éminents et sur lesquels se portent tous les regards, de se montrer ainsi toujours bien calme ; mais je lui ai dit aussi que le plus important était encore de l'être pour soi-même, à l'intérieur, et que ce n'était pas, à mon avis, bien se conduire que de se ronger intérieurement, ce que je craignais qu'il fît, pour maintenir ce masque, cette apparence modérée extérieurement.

15. On fait sienne la colère en la cachant. Comme le dit Diogène à Démosthène, qui de peur d'être aperçu dans une taverne, se cachait au fond : « plus tu recules, plus tu y entres. » Je pense qu'il vaut mieux donner un soufflet à son valet un peu à contretemps plutôt que de brider ses tendances profondes pour donner l'apparence d'une sage contenance. Et j'aimerais mieux découvrir mes passions plutôt que de les cacher à mes dépens, car elles s'atténuent en prenant l'air et en se manifestant. Il vaut mieux que leur pointe soit tournée vers l'extérieur plutôt que de la recourber contre nous. « Les défauts apparents sont les moins graves ; ils sont pernicieux quand ils se dissimulent sous l'apparence de la santé669. » [Sénèque Épitres, ou Lettres à Lucilius LVI]

16. Je donne ce conseil à ceux de ma famille qui ont le droit et le pouvoir de se mettre en colère : premièrement, qu'ils l'économisent, et ne la gaspillent pas à tout bout de champ, car cela en contrarie la portée et l'effet. La criaillerie ordinaire et incontrôlée devient une habitude, et de ce fait, chacun s'en moque. Celle dont vous faites preuve contre un serviteur qui vous a volé est sans effet, parce que c'est celle qu'il vous a vu cent fois employer contre lui, pour avoir mal rincé un verre ou mal placé un escabeau. Deuxièmement : qu'ils ne s'irritent pas pour rien, et veillent à ce que leur réprimande parvienne bien à celui dont ils ont à se plaindre. Car bien souvent ils crient avant même que celui-ci soit présent, et continuent à crier un siècle après qu'il est parti !

L'égarement se retourne contre lui-même.

[Claudien Oeuvres : contre Eutrope I, v. 237]

Ils s'en prennent à une ombre, et soufflent cette tempête là où personne ne s'en trouve ni châtié ni même concerné, sauf celui qui subit le tintamarre de leur voix — et qui n'en peut mais. Je condamne aussi ceux qui font les braves dans leurs querelles et se fâchent sans savoir à qui s'en prendre : il faut garder ces rodomontades pour les occasions où elles ont une portée.

Ainsi quand un taureau va combattre une première fois,

Il pousse d'effroyables mugissements,

Essaie ses cornes contre un arbre,

Flagelle l'air de ses coups, et prélude en grattant le sable.

[Virgile Énéide XII, 103]

17. Quand je me mets en colère, je le fais de la façon la plus vive, mais aussi le plus brièvement et secrètement que je le puis. Je m'abandonne à la hâte et à la violence, mais je n'en suis pas troublé au point d'aller en jetant autour de moi et sans discernement toutes sortes de paroles injurieuses, et cela ne m'empêche pas de placer comme il faut mes piques là où je pense qu'elles blessent le plus — car je n'use ordinairement que du langage pour cela. Mes valets s'en ressentent moins dans les cas graves que dans ceux qui sont bénins. Ces derniers me prennent par surprise, et le malheur fait que, dès que vous êtes lancé dans ce précipice — et peu importe ce qui vous a donné l'impulsion — vous allez toujours jusqu'au fond : la chute démarre, s'accélère, se hâte d'elle-même. Dans les affaires graves, par contre, ce qui me console, c'est qu'elles sont tellement fondées que chacun s'attend à en voir naître une colère justifiée : je me fais gloire, donc, de décevoir leur attente, je me raidis et me prépare à résister, car elles m'atteignent profondément, et m'emporteraient fort loin si je les suivais. Je m'en garde facilement, et je suis assez fort, si je m'y attends, pour repousser l'impulsion de cette passion, quelle que soit la violence de sa cause. Mais à l'inverse, dès l'instant où elle parvient à me saisir et s'emparer de moi, elle m'emporte, et cela quelle que soit la vanité de sa cause.

18. Je passe cette sorte de marché avec ceux qui peuvent entrer en contestation avec moi : « Quand vous me verrez échauffé le premier, laissez-moi aller, à tort ou à raison, et j'en ferai de même de mon côté. » La tempête n'est engendrée que par la concurrence des colères, qui se nourrissent volontiers l'une de l'autre, et ne naissent pas au même instant. Laissons chacune d'elles suivre son cours, et nous serons toujours en paix. Précepte utile, mais difficile à appliquer ! Il m'arrive parfois aussi, pour le bon ordre de ma maison, de faire le courroucé, sans que je le sois vraiment. À mesure que l'âge donne plus d'aigreur à mon caractère, je m'efforce de m'y opposer ; et je ferai en sorte, si je le puis, d'être dorénavant d'autant moins chagrin et difficile, que j'aurai plus d'excuse et de tendance à l'être. Et je suis pourtant déjà parmi ceux qui jusqu'ici l'ont été le moins.

19. Encore un mot pour en terminer avec cela. Aristote dit que la colère sert parfois d'arme à la vertu et à la vaillance. C'est très vraisemblable. Et pourtant ceux qui pensent le contraire répondent plaisamment que c'est une arme d'un usage nouveau : car si nous agitons, en effet, les autres armes, celle-là nous agite ; notre main ne la guide pas, c'est elle qui guide notre main. Elle nous tient, et nous ne la tenons pas.


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