Chapitre 37

Sur la ressemblance des enfants avec leurs pères

1. Cet assemblage de tant de divers morceaux se fait ainsi : je n'y mets la main que lorsqu'une trop molle oisiveté m'y amène, et jamais en dehors de chez moi. Il a donc été composé avec des pauses et des intervalles divers, puisque les circonstances me retiennent ailleurs parfois pendant plusieurs mois. Au demeurant, je ne corrige pas mes premières idées par les secondes, si ce n'est peut-être pour quelques mots ; mais c'est pour diversifier, et non pour ôter. Je veux représenter l'évolution de mon caractère, et que l'on puisse voir chaque morceau comme à sa naissance. Si j'avais commencé plus tôt, j'aurais pris plaisir à observer la façon dont se sont opérés mes changements. Un valet qui me servait à les écrire sous ma dictée pensa amasser un joli butin en m'en dérobant plusieurs morceaux choisis à sa guise. Je me console en me disant qu'il n'en tirera pas plus de profit que je n'en subirai de perte.

2. J'ai vieilli de sept ou huit ans depuis que j'ai commencé. Cela ne s'est pas fait sans que j'y gagne quelque chose : j'ai fait connaissance avec les « coliques739 », à la faveur des ans, dont le commerce et la longue fréquentation ne se passent guère sans produire quelques fruits de ce genre. J'aurais bien aimé que parmi les multiples présents dont ils gratifient ceux qui les hantent longtemps, ils en aient choisi un qui m'eût été plus facile à accepter ; car ils n'auraient pas pu m'en faire un dont j'eusse plus horreur, dès mon enfance : parmi tous les fâcheux événements de la vieillesse, c'était précisément celui que je craignais le plus. J'avais pensé bien souvent par-devers moi que j'allais trop loin, et qu'à faire un si long chemin, je ne pouvais manquer de faire, à la fin, quelque mauvaise rencontre. Je sentais fort bien et déclarais volontiers qu'il était temps de partir, qu'il fallait trancher la vie « dans le vif et le sain740 », selon la règle des chirurgiens, quand ils ont à couper quelque membre ; que Nature avait l'habitude de faire payer des intérêts usuraires à celui qui ne la rendait à temps. [Mais c'étaient là de vaines déclarations.]741

3. J'étais tellement peu prêt à partir, que cela fait dix-huit mois, ou environ, que je suis dans ce misérable état, et j'ai déjà appris à m'en accommoder. Je commence déjà à m'arranger avec cet état coliqueux : j'y trouve de quoi me consoler et de quoi espérer : les hommes sont si attachés à leur misérable existence qu'il n'est pas d'état, si pénible soit-il, qu'ils n'acceptent pour la conserver. Écoutez ce que dit Mécène :

Qu'on me rende manchot,

Goutteux, cul-de-jatte,

Qu'on m'arrache mes derniers chicots,

Pourvu que je vive — c'est bien742 !

Tamerlan, lui, cachant par une sotte « humanité » la cruauté terrible qu'il exerçait contre les lépreux, faisait mettre à mort tous ceux qui venaient à sa connaissance pour — disait-il — les délivrer de la vie, qui leur était si pénible. Il n'y avait pourtant personne parmi eux qui n'eût préféré être trois fois lépreux plutôt que de n'être pas du tout. Antisthène le Stoïcien, très malade, s'écriait : « Qui me délivrera de ces maux ? » Et comme Diogène, qui était venu le voir, lui présentait un couteau, disant : « celui-ci, tout de suite, si tu le veux. », l'autre répondit : « Je ne parle pas de la vie, mais de mes maux ! »

4. Les souffrances qui atteignent seulement notre âme m'affligent beaucoup moins qu'elles ne le font pour la plupart des autres hommes. Cela est dû en partie au jugement que je porte sur elles, car les gens considèrent que beaucoup de choses sont horribles et qu'on doit les éviter, même au prix de sa vie, alors qu'elles me sont à peu près indifférentes. Mais cela est dû aussi à ma façon d'être, un peu indifférente et insensible, envers les malheurs qui ne me concernent pas directement — façon d'être que je considère comme l'un des meilleurs éléments de ma nature. Mais les souffrances véritablement réelles et corporelles, je les ressens vivement. Et pourtant, comme je les avais prévues autrefois avec la vision faible, délicate et adoucie par la jouissance de cette longue et bonne santé, de la tranquillité que Dieu m'a accordée pendant la majeure partie de ma vie, je les avais conçues en imagination si insupportables, qu'en vérité j'en avais plus peur qu'elle ne m'ont causé de mal. Et cela ne fait que renforcer ma croyance dans le fait que les facultés de notre âme, de la façon dont nous les employons, troublent plus le repos de notre vie qu'elles ne le servent.

5. Je suis aux prises avec la pire de toutes les maladies, la plus soudaine, la plus douloureuse et la plus incurable743. J'en ai déjà subi cinq ou six accès bien longs et bien pénibles ; mais toutefois, ou je me flatte, ou il y a encore en cet état moyen de résister pour qui a l'âme déchargée de la crainte de la mort, et déchargée des mises en garde, prédictions et conclusions dont la médecine nous rebat les oreilles. La réalité de la douleur elle-même n'est pas aussi aiguë, aussi terrible et éprouvante qu'un homme de sens rassis doive en sombrer dans la rage et le désespoir. J'ai au moins tiré ce profit de mes « coliques » qu'elles feront parfaitement ce que je n'avais pas pu faire de moi-même : me réconcilier tout à fait avec la mort et m'entendre avec elle. Car plus elles m'attaqueront et m'importuneront, moins la mort sera à craindre pour moi. J'avais déjà gagné cela : ne tenir à la vie que parce que j'étais en vie. Elles déferont même cette bonne entente, et Dieu veuille qu'à la fin, si leur violence en vient à triompher de mes forces, elles ne me poussent à cette autre extrémité non moins mauvaise, d'aimer et désirer mourir.

Ne crains ni ne souhaite ton dernier jour.

[Martial Épigrammes XLVII, 13]

Ce sont deux passions à craindre, mais l'une tient son remède bien mieux prêt que l'autre.

6. Au demeurant, j'ai toujours trouvé bien prétentieux ce précepte qui impose si rigoureusement et strictement de faire bonne contenance face à la maladie et de la supporter avec une attitude dédaigneuse et calme. Pourquoi la philosophie, qui ne s'occupe que de la substance réelle des choses, perdrait-elle son temps avec ces apparences extérieures744 ? Qu'elle laisse ce soin aux acteurs et aux maîtres de rhétorique, qui font si grand cas de nos gestes ! Qu'elle ose permettre au mal cette lâcheté de la voix, si elle ne vient ni du cœur, ni des entrailles, et qu'elle attribue ces plaintes volontaires au genre des soupirs, sanglots, palpitations, et pâleurs que la Nature tient hors de notre portée. Pourvu que le cœur soit sans effroi, les paroles sans désespoir, qu'elle soit contente ! Qu'importe que nous nous tordions les bras, pourvu que nous ne tordions pas nos pensées ! La philosophie nous forme pour nous-mêmes, non pour les autres ; pour être et non pour paraître. Qu'elle se borne à gouverner notre intelligence, qu'elle s'est mise en devoir d'instruire. Devant les attaques de la « colique », qu'elle fasse en sorte que l'âme puisse néanmoins se reconnaître elle-même, et poursuivre sa marche habituelle, en combattant la douleur et en soutenant ses assauts, et non en se prosternant lâchement à ses pieds ; qu'elle soit excitée et échauffée par le combat, et non abattue et renversée ; capable de s'entretenir avec quelqu'un et de vaquer à d'autres occupations — dans une certaine mesure.

7. Dans des circonstances aussi difficiles, il est cruel de nous demander de prendre une attitude aussi affectée. Si nous sommes maîtres du jeu, peu importe que nous ayons mauvaise mine. Si le corps se soulage en se plaignant, qu'il le fasse ! Si l'agitation lui convient, qu'il se tourne et retourne et se démène comme il lui plaît : s'il lui semble que le mal s'évapore quelque peu (comme certains médecins disent que cela aide à la délivrance des femmes enceintes) en poussant les cris les plus violents, ou si cela trompe un peu sa souffrance, qu'il crie donc ! N'ordonnons pas à cette voix de se faire entendre, mais permettons-lui de le faire. Épicure ne permet pas seulement à son sage de crier dans ses souffrances, il le lui conseille. « Les lutteurs eux-mêmes, en frappant leurs adversaires et en agitant le ceste, gémissent, parce que l'effort de la voix raidit tout leur corps et que leur coup est plus violent. » Nous sommes assez torturés par le mal sans nous torturer avec ces règles superflues. Je dis cela pour excuser ceux que l'on voit d'habitude s'agiter furieusement sous les chocs et les assauts de cette maladie ; car pour moi, je l'ai supportée jusqu'ici avec une contenance un peu meilleure : je me contente de gémir, sans brailler...745 Ce n'est pas que je me mette en peine pour maintenir une apparence décente, car cela m'importe peu. J'accorde au mal tout ce qu'il veut ; mais, ou bien mes douleurs ne sont pas si insupportables, ou bien je les supporte avec plus de fermeté que le commun des mortels. Je me plains, je me désole, quand les douleurs aiguës me traversent, mais je n'en arrive pas au désespoir, comme celui-là :

Des cris, des gémissements, des lamentations

Qui retentissent avec un son plaintif.

[Attius, in Cicéron Tusculanes, II, 23]

8. Au plus fort du mal, je m'éprouve, et j'ai toujours trouvé que j'étais capable de parler, de penser, de répondre aussi sainement qu'à d'autres moments, mais pas de façon aussi constante, car la douleur me trouble et me perturbe. Quand on me croit le plus abattu, et que ceux qui m'entourent me ménagent, j'essaie souvent mes forces, et les entreprends moi-même sur les sujets les plus éloignés de mon état. Je parviens à tout par un brusque effort, mais à condition que cela ne dure pas. Oh ! Que n'ai-je la faculté de faire comme ce rêveur de Cicéron qui, rêvant qu'il couchait avec une fille, s'aperçut qu'il s'était débarrassé de sa « pierre » dans les draps ! Les miennes, au contraire, m'éloignent singulièrement des filles ! Dans les intervalles de ces douleurs excessives, quand mes uretères se calment et cessent de me ronger, je retrouve soudain mon état ordinaire746, du fait que mon âme n'est mise en émoi que par des avertissements sensibles et venant du corps, ce que je dois certainement au soin que j'ai mis à me préparer par des réflexions à de semblables accidents.

Plus de peines nouvelles et inattendues

Pour moi qui ai maintenant tout prévu,

Et reconnu d'avance en imagination.

[Virgile Énéide VI, 103]

9. Je suis tout de même éprouvé un peu trop durement pour un apprenti, et le changement a été bien soudain et bien rude : d'une vie très calme et très heureuse, je suis tombé tout à coup dans la plus douloureuse et la plus pénible que l'on puisse imaginer. Car, outre que c'est une maladie déjà grave en elle-même, elle a débuté chez moi d'une façon plus violente et plus difficile que d'ordinaire. Les crises me prennent si souvent que je ne suis presque plus jamais en bonne santé. Je maintiens pourtant, jusqu'à présent, mon esprit dans un état d'équilibre tel que, pourvu que je puisse y ajouter la constance, je me trouve plutôt dans des conditions de vie meilleures que mille autres qui n'ont ni fièvre, ni autre maladie que celles qu'ils se donnent à eux-mêmes du fait de leurs ratiocinations.

10. Il y a une sorte d'humilité subtile qui prend sa source dans la présomption, et qui est celle-ci : quand nous reconnaissons notre ignorance en bien des choses, et que nous sommes assez honnêtes pour avouer qu'il y a dans les œuvres de la nature des qualités et des façons d'être que nous ne pouvons percevoir, dont notre savoir ne peut parvenir à découvrir les moyens et les causes, il y a, dans cette déclaration exacte et judicieuse, l'espoir d'obtenir qu'on nous croira aussi à propos des choses que nous prétendons comprendre. À quoi bon aller chercher si loin des miracles et des difficultés qui nous sont étrangères ? Il me semble que parmi les choses que nous voyons tous les jours il y en a de si étranges et si incompréhensibles qu'elles dépassent de loin toute l'obscurité des miracles.

11. Quel prodige, le fait que cette goutte de semence de laquelle nous sommes nés comporte en elle l'empreinte, non seulement de la forme corporelle, mais des façons de penser et des tendances de nos pères ! Cette goutte d'eau, où loge-t-elle donc ce nombre infini de formes ? Et comment ces formes peuvent-elles transmettre des ressemblances d'une façon si arbitraire et si irrégulière que c'est l'arrière petit-fils qui ressemblera à son bisaïeul, le neveu à l'oncle ? A Rome, les membres de la famille de Lépide naquirent avec le même œil recouvert de cartilage, et non pas à la suite les uns des autres, mais avec des intervalles. À Thèbes, il y avait une famille dont les membres portaient, dès le ventre de leur mère, une marque de la forme d'un fer de lance, et celui qui ne présentait pas ce signe était tenu pour illégitime747. Aristote dit que chez un certain peuple où les femmes étaient en commun, on attribuait les enfants à leurs pères en fonction de leur ressemblance.

12. Il faut croire que je dois à mon père cette prédisposition à la « maladie de la pierre », car il mourut lui-même extrêmement éprouvé par un gros calcul qu'il avait dans la vessie. Il ne prit conscience de son mal que dans sa soixante-septième année, et avant cela, n'avait ressenti aucune menace ou signe avant-coureur, ni aux reins, ni au côté, ni ailleurs. Il avait vécu jusque-là avec une heureuse santé, bien peu sujet aux maladies, et il survécut encore sept ans atteint de ce mal, traînant une fin de vie bien douloureuse. Je suis né plus de vingt-cinq ans avant sa maladie, au cours de la meilleure partie de sa vie, son troisième enfant. Où donc pouvait bien nicher pendant ce temps la prédisposition à ce trouble ? Et alors qu'il était encore si éloigné du mal qui l'attendait, comment ce tout petit morceau de sa substance dont il me fit pouvait-il porter en lui une empreinte aussi forte ? Et comment pouvait-elle alors être si bien cachée que c'est quarante-cinq ans plus tard seulement que j'ai commencé à en ressentir l'effet, et le seul à ce jour, entre tant de frères, et de sœurs, et tous de la même mère748 ? Celui qui m'éclairera sur la façon dont se transmet cet héritage, je croirai ce qu'il me dira de n'importe quel autre miracle... pourvu que, comme on le fait souvent, on ne me fournisse une explication beaucoup plus fantastique et difficile à admettre que la chose elle-même !

13. Que les médecins me pardonnent un peu ma liberté : c'est de cette instillation due au destin que je tiens l'aversion et le mépris que j'éprouve à l'égard de leur science. Mon antipathie envers leur art est due à mon hérédité. Mon père a vécu soixante-quatorze ans, mon grand-père soixante neuf, mon arrière grand-père près de quatre-vingts, sans avoir pris quelque médicament que ce soit. Pour eux, tout ce qui sortait de l'usage ordinaire passait pour une drogue. La médecine se forme par exemples et expériences : ainsi en est-il de mon opinion. Et n'est-ce pas là une expérience bien claire et bien convaincante ? Je ne sais si les médecins trouveront sur leurs registres trois personnes nées, élevées et mortes dans le même foyer, sous le même toit, ayant vécu aussi longtemps tout en étant soumis à leurs règles. Ils faut bien qu'ils m'accordent cela : si ce n'est la raison, c'est au moins la chance qui est de mon côté. Or, chez les médecins, la chance a plus d'importance que la raison. Et qu'ils ne me prennent pas, maintenant, comme un exemple en leur faveur, mal en point comme je suis : ce serait là abuser de la situation. En vérité j'ai suffisamment pris l'avantage sur eux avec mes exemples familiaux, même s'ils s'arrêtent avec moi. Les choses humaines ne durent pas si longtemps et pourtant il y a deux cents ans — il ne s'en faut que de dix-huit — que nous nous essayons de vivre ainsi, puisque le premier naquit en l'an mille quatre cent deux. Il est donc bien normal que cette expérience commence à tirer à sa fin. Que les médecins ne viennent donc pas me reprocher les maux qui pour le moment me prennent à la gorge : n'est-ce pas suffisant, de mon côté, d'avoir vécu en bonne santé durant quarante-sept ans ? Et quand ce serait pour moi le bout du chemin, il a été suffisamment long.

14. Mes ancêtres avaient la médecine en aversion par quelque disposition occulte et naturelle : la seule vue des médicaments faisait horreur à mon père. Le seigneur de Gaviac, mon oncle paternel, homme d'église, maladif dès sa naissance, et qui malgré tout fit durer cette vie débile jusqu'à soixante sept ans, fut pris un jour d'une très grave et violente fièvre continue ; les médecins décidèrent qu'on devait lui dire que s'il ne voulait pas s'aider lui-même (ils nomment « aide » ce qui est le plus souvent un empêchement) — il allait mourir à coup sûr. Ce brave homme, bien qu'il fût effrayé par cette horrible sentence déclara pourtant : « Je suis donc mort ! » Mais sitôt après, Dieu rendit vaine cette prédiction.

15. Le dernier des quatre frères, sieur de Bussaguet, et de bien loin le dernier, fut le seul qui se soumit à l'art médical, et il me semble que ce fut à cause des rapports qu'il entretenait avec les autres « arts », puisqu'il était lui-même conseiller à la cour du Parlement. Cela lui réussit si mal que, malgré une constitution apparemment plus forte, il mourut cependant bien longtemps avant les autres sauf un, le sieur de Saint-Michel.

16. Il est possible que j'aie reçu de mes ancêtres cette aversion naturelle pour la médecine, mais s'il n'y avait eu que cela, je me serais efforcé de la vaincre. Car toutes les tendances qui se font jour en nous sans raison sont mauvaises : c'est une sorte de maladie qu'il faut combattre ; et s'il est possible que j'aie eu cette propension, je ne l'en ai pas moins étayée et renforcée par les raisonnements qui ont installé en moi l'opinion que j'en ai maintenant. Car je déteste aussi cette façon qu'ont certains de refuser un médicament à cause de son amertume, et je serais plutôt d'humeur à trouver que la santé mérite d'être rachetée par tous les cautères et incisions les plus pénibles qui se puissent faire. Et selon Épicure, il me semble que les plaisirs sont à éviter s'il apportent à leur suite des souffrances plus grandes — et que les douleurs sont à rechercher si elles conduisent ensuite à des plaisirs plus grands.

17. C'est une chose précieuse que la santé, et la seule, en vérité, qui mérite qu'on emploie, non seulement son temps, sa sueur, sa peine, ses biens, mais sa vie elle-même pour essayer de l'atteindre ; d'autant que sans elle, la vie nous devient pénible et insupportable. Sans elle, le plaisir, la sagesse, le savoir et la vertu se ternissent et s'évanouissent, et aux raisonnements les plus solides et les plus fermes par lesquels la philosophie cherche à nous persuader du contraire, nous n'avons qu'à opposer l'image de Platon, frappé d'épilepsie ou d'apoplexie, et le mettre au défi dans ce cas d'appeler à son secours les riches facultés de son âme. Toute voie qui peut nous mener à la santé, pour moi, ne peut être dite ni rude ni coûteuse. Mais j'ai quelques autres bonnes raisons de me défier de tout cela. Je ne dis pas qu'on ne puisse en tirer quelque chose : il est certain qu'il y a dans la multitude des œuvres de la Nature des choses qui sont favorables à la conservation de notre santé, cela est certain.

18. J'entends bien qu'il y a des plantes qui humidifient, d'autres qui dessèchent. Je sais par expérience que le raifort cause des vents intestinaux, et que les feuilles de séné sont laxatives. De la même façon, je sais encore plusieurs autres choses, comme par exemple : que le mouton me nourrit, et que le vin m'échauffe. Et Solon disait que la nourriture était, comme les autres drogues, un médicament contre la maladie de la faim. Je ne désavoue pas l'usage que nous pouvons faire des choses que nous tirons de la nature, je ne doute pas de sa puissance et de sa fécondité, ni du fait qu'elle puisse convenir à nos besoins. Je vois bien, par exemple, que les brochets et les hirondelles en tirent profit. Mais je me méfie des inventions de notre esprit, de notre science et de notre savoir-faire : c'est en faveur de tout cela que nous avons abandonné la nature et ses règles, et nous ne savons nous y tenir ni avec modération, ni dans certaines limites.

19. Nous appelons « justice » le rafistolage que nous faisons des premières lois qui nous tombent sous la main ; leur mise en œuvre est souvent inepte et même inique, et ceux qui s'en moquent et la blâment n'entendent pas pour autant faire injure à cette noble vertu elle-même, mais seulement condamner l'abus qui est fait de ce mot sacré, sa profanation. Je fais de même à l'égard de la médecine : j'honore comme il se doit ce mot glorieux, ce qu'il propose, ce qu'il promet, si utile au genre humain ; mais ce qu'il nous montre réellement de tout cela, je ne l'honore ni ne l'estime.

20. C'est l'expérience qui me rend craintif : car d'après ce que je peux savoir, je ne vois personne qui soit si tôt malade et si tard guéri que celui qui est soumis à la juridiction de la médecine. Sa santé est altérée et gâtée du fait de la contrainte imposée par les régimes. Les médecins ne se contentent pas de régner sur la maladie, ils rendent malade la santé elle-même, pour faire en sorte qu'on ne puisse absolument pas échapper à leur autorité. Dans une santé florissante et continue, ne voient-il pas le signe d'une grande maladie future ? J'ai été assez souvent malade, et sans leur secours, j'ai trouvé mes maladies plus douces à supporter (et j'en ai éprouvé de presque toutes les sortes !), et plus courtes que chez aucun autre. Et du moins n'y ai-je pas ajouté l'amertume de leurs potions ! La santé, chez moi, est libre et entière, sans règles, sans autre discipline que celle de mes habitudes et de mon plaisir. Tout lieu, pour moi, est bon pour m'y arrêter, car je n'ai besoin d'autre confort, étant malade, que celui qu'il me faut quand tout va bien. Je ne suis pas inquiet de me trouver sans médecin, sans apothicaire, et sans secours : je vois que la plupart des autres en sont plus affligés que de leur mal. Eh quoi ! Les médecins eux-mêmes nous montrent-ils dans leurs vies un bonheur et une longévité qui puissent nous donner quelque preuve évidente de leur science ?

21. Il n'y a point de peuple qui n'ait vécu plusieurs siècles sans médecine, et c'étaient les premiers siècles, c'est-à-dire les meilleurs et les plus heureux. Et il n'y a pas encore aujourd'hui la dixième partie du monde qui en fasse usage. Quantité de peuples ne la connaissent pas, et l'on y vit plus sainement et plus longtemps qu'on ne le fait ici. Même parmi nous, les gens du peuple s'en passent bien. Les Romains avaient passé six cents ans avant de la recevoir ; mais après en avoir fait l'expérience, ils la chassèrent de leur ville, par l'entremise de Caton le Censeur, qui montra combien il était facile de s'en passer, ayant lui-même vécu quatre-vingt cinq ans, et fait vivre sa femme jusqu'à un âge très avancé, non pas sans médecine, mais plutôt sans médecin : car toute chose qui se montre salubre pour notre existence peut être appelée « médecine ». Il entretenait la santé de sa famille, dit Plutarque, il me semble, par la consommation de lièvre. Comme les gens d'Arcadie, dit Pline, guérissent toutes les maladies avec du lait de vache ; et les Lybiens, dit Hérodote, jouissent communément d'une rare santé du fait de cette coutume que voici : quand leurs enfants ont atteint quatre ans, ils leur cautérisent et brûlent les veines de la tête et des tempes, barrant ainsi la route, leur vie durant, à toute fluxion de rhume. Les villageois de ce pays n'emploient que du vin, le plus fort qu'ils peuvent, mêlé à force safran et épices, en cas d'ennui quelconque ; et tout cela avec le même succès.

22. Et à vrai dire, de cette diversité et confusion de prescriptions, quelle autre fin, quel autre effet attend-on, sinon de vider le ventre ? Ce que mille plantes médicinales de chez nous peuvent faire aussi. Et je ne sais même pas s'ils ont raison de dire que notre corps n'a pas besoin de conserver ses excréments : peut-être jusqu'à un certain point tout de même, comme le vin a besoin de sa lie pour se conserver ? On voit souvent des gens en bonne santé pris de vomissements ou de diarrhée pour une cause accidentelle et inconnue, et évacuer alors une grande quantité d'excréments sans nécessité, ni sans utilité pour la suite, et même, au contraire, avec une possible détérioration et aggravation de leur état. C'est du grand Platon749 que j'ai appris, naguère, que dans les trois sortes de mouvements dont nous sommes le siège, le dernier et le pire est celui des purgations : nul homme, s'il est sain d'esprit, ne doit en entreprendre qu'en cas d'extrême nécessité. On réveille et excite la maladie en s'y opposant. Il faut que ce soit la façon de vivre qui doucement la fasse s'assoupir et l'amène à sa fin. Les violentes empoignades de la drogue et de la maladie se font toujours à notre détriment, puisque c'est en nous que se déroule la querelle, et que la drogue n'est pas un secours sur lequel on peut compter : elle est de par sa nature même l'ennemie de notre santé, et elle ne pénètre en nous que par le biais de nos troubles.

23. Laissons donc un peu les choses se faire : l'ordre qui veille sur les puces et les taupes veille aussi sur les hommes, qui font preuve de la même patience pour se laisser mener que les puces et les taupes. Nous avons beau crier « hue750 ! », cela ne fait que nous enrouer, et non pas avancer. L'ordre qui nous régit est orgueilleux et impitoyable. Notre crainte, notre désespoir, le détournent et le dissuadent de nous aider, au lieu de l'y convier. Il doit laisser la maladie suivre son cours, comme il le fait pour la santé. Il ne se laissera pas corrompre en faveur de l'un et au préjudice de l'autre : car alors il n'y aurait plus « ordre » — mais désordre. Suivons-le, de par Dieu, suivons-le ! Il conduit ceux qui le suivent, et ceux qui ne le suivent pas, il les entraîne de force, leur rage et leur médecine avec eux ! Faites prescrire une purge à votre cervelle : elle y sera bien mieux employée que dans votre estomac !

24. Comme on demandait à un Lacédémonien ce qui lui avait permis de vivre si longtemps en bonne santé, il répondit : « l'ignorance de la médecine. » Et l'empereur Adrien criait sans cesse en mourant que c'était la foule des médecins qui l'avait tué. Un mauvais lutteur se fit médecin : « Courage, lui dit Diogène, tu as raison ; tu vas maintenant mettre en terre ceux qui t'y ont mis autrefois. » [Diogène Laërce Vies et doctrines..., Livre de poche 2003, VI, 62]

25. Mais les médecins ont cette chance, selon Nicoclès, que le soleil éclaire leurs succès, et que la terre cache leurs fautes. Et de plus, ils ont une façon bien avantageuse de se servir de toutes sortes d'événements ; car ce que le sort, la nature ou quelque cause étrangère (dont le nombre est infini) produisent en nous de bon et de salutaire, c'est le privilège de la médecine de s'en attribuer le mérite. Tous les heureux succès qui arrivent au patient soumis à son régime, c'est d'elle qu'il les tient. Ce qui m'a guéri, moi, et qui en guérit mille autres qui n'ont pas appelé de médecin à leur secours, ils s'en emparent en portant cela à leur crédit. Et quand il s'agit d'accidents fâcheux, ou ils les désavouent tout à fait, et en attribuent la faute au patient, par des raisons si peu convaincantes qu'ils ne peuvent manquer d'en trouver toujours suffisamment, comme celles-ci : il a découvert son bras, il a entendu le bruit d'une voiture,

Le passage des voitures

Au coude étroit d'une rue.

[Juvénal Satires III, 236]

on a entrouvert sa fenêtre, il s'est couché sur le côté gauche, une pensée pénible lui a traversé la tête... En somme, une parole, un rêve, une œillade, leur semblent une excuse suffisante pour prétendre que ce n'est pas « de leur faute ». Ou bien, si ça leur plaît, ils détournent cette aggravation à leur avantage, en utilisant ce moyen qui ne rate jamais : nous assurer, lorsque la maladie se trouve renforcée par leurs soins, qu'elle serait devenue bien pire encore sans leurs remèdes. Celui qu'ils ont fait passer d'un gros rhume à des accès de fièvre quotidiens, aurait eu, sans eux, une fièvre continuelle. Ils n'ont pas à se soucier de mal faire leur travail, puisqu'ils parviennent à tirer profit des dommages qu'ils causent. Ils ont bien raison de réclamer du malade une confiance totale : il faut vraiment que cette confiance soit sans restrictions et bien souple, pour s'appliquer à des inventions si difficiles à croire !

26. Platon avait bien raison de dire qu'il n'appartient qu'aux médecins de mentir en toute liberté, puisque notre salut dépend de la vanité et de la fausseté de leurs promesses751. Ésope, auteur d'une rare excellence, et dont peu de gens découvrent toutes les beautés, nous dépeint joliment cette autorité tyrannique dont ils font preuve sur ces pauvres âmes affaiblies et abattues par la maladie et la crainte ; il raconte qu'un malade, interrogé par un médecin sur l'effet produit sur lui par les médicaments qu'il lui avait donnés, répondit : « J'ai beaucoup sué. — Cela est bon, dit le médecin. » Une autre fois, il lui demanda de nouveau comment il se portait depuis lors : « J'ai ressenti un froid extrême, dit-il, et j'ai beaucoup tremblé. — Cela est bon, continua le médecin. » Et quand pour la troisième fois, il lui redemanda comment ça allait, l'autre répondit : « Je me sens enfler et devenir bouffi, comme si j'avais de l'hydropisie. — Voilà qui est bien ! dit encore le médecin. » Et quand un de ses domestiques vint ensuite s'enquérir de l'état du malade, celui-ci répondit : « En vérité, mon ami, à force d'aller bien, je me meurs. »

27. Il y avait en Égypte une loi plus juste, par laquelle le médecin prenait son patient en charge les trois premiers jours, aux risques et périls de ce dernier. Mais passés les trois jours, c'était aux risques du médecin. Quelle raison y aurait-il, en effet, qu'Esculape leur patron eût été frappé de la foudre pour avoir ramené Hippolyte à la vie,

Mais le grand Jupiter, s'indignant qu'un mortel752,

Des ombres des enfers revînt aux feux du jour,

Lui-même, aux eaux du Styx te plongea de sa foudre,

Fils de Phébus, qui fis cet art et ce remède.

[Virgile Énéide VII, 770-773]

et que ses suivants en soient absous, eux qui envoient tant d'âmes de la vie à la mort ?

28. Un médecin vantait son art auprès de Nicoclès, disant qu'il était d'une grande efficacité : « Vraiment, c'est sûr, puisqu'il peut tuer impunément tant de gens ! » Et d'ailleurs, si j'avais fait partie de leur cercle, j'eusse rendu ma science plus sacrée et plus mystérieuse. Ils avaient pourtant bien commencé, mais ils ont mal fini. C'était un bon commencement d'avoir fait des dieux et des démons les auteurs de leur science, d'avoir utilisé un langage spécial, une écriture spéciale. Même si la philosophie pense que c'est une folie de donner des conseils au profit de quelqu'un en le faisant d'une manière inintelligible : « Comme si un médecin ordonnait à un malade de prendre un fils de la terre, marchant dans l'herbe, sa maison sur son dos, et dépourvu de sang753. » [Cicéron De Divinatione II, 64]

29. C'était une règle fondamentale dans leur art, et qui d'ailleurs est présente dans tous les arts chimériques, fallacieux, surnaturels, que la foi du patient doit envisager avec espoir et certitude l'effet de leurs opérations. Et ils respectent cette règle au point d'être persuadés que le plus ignorant et le plus fruste des médecins est plus efficace pour le patient qui a confiance en lui, que le plus expérimenté, mais qu'il ne connaît pas. Même le choix qu'ils font de leurs drogues a quelque chose de mystérieux et de divin. Le pied gauche d'une tortue, l'urine d'un lézard, la fiente d'un éléphant, le foie d'une taupe, du sang tiré sous l'aile droite d'un pigeon blanc... Et pour nous autres « coliqueux754 » (tant ils abusent de notre misère), des crottes de rat réduites en poudre, et autres singeries du même genre, qui font plus penser à un sortilège de magicien qu'à une science solide. Je laisse de côté le nombre impair de leurs pilules, la valeur maléfique de certains jours et de certaines fêtes dans l'année, les heures à respecter pour cueillir certaines herbes pour leurs ingrédients, cette physionomie rébarbative et cette attitude de componction dont Pline lui-même se moque.

30. Mais à ce qui était une belle entreprise, ils ont commis l'erreur, à mon avis, de ne pas ajouter le secret et la religiosité dans leurs assemblées et consultations. Aucun profane n'aurait dû y avoir accès, pas plus qu'aux cérémonies secrètes d'Esculape. Cette faute a fait que leur irrésolution, la faiblesse de leurs arguments, divinations et principes, l'âpreté de leurs débats, pleins de haine, de jalousie et de querelles de personnes — tout cela est à la vue de tous, et qu'il faut être incroyablement aveugle pour ne pas se sentir en danger quand on est entre leurs mains. Qui a jamais vu un médecin se servir du même remède que son confrère, sans y retrancher ou ajouter quelque chose ? En quoi ils se trahissent et montrent bien qu'ils sont plus préoccupés de leur réputation, et donc de leur profit, que de l'intérêt de leur patient. Celui de leurs grands maîtres qui leur a autrefois enseigné qu'un seul médecin doit s'occuper du malade, était un sage. Car s'il ne fait rien qui vaille, on ne pourra pas en faire de grand reproche à la médecine, puisque c'est la faute d'un seul ; et à l'inverse, s'il réussit, il lui fera grand honneur. Quand ils sont nombreux, ils jettent à tous les coups le discrédit sur le métier, d'autant qu'il leur arrive plus souvent de faire le mal que le bien. Ils doivent s'accommoder du désaccord perpétuel entre les opinions des principaux maîtres et celles des auteurs anciens qui ont écrit sur cette science, désaccord qui n'est connu que par les hommes versés dans les livres, sans que le peuple soit au courant des controverses et variations de jugement qu'ils entretiennent entre eux en permanence.

31. Faut-il donner un exemple des débats qu'a connu la médecine depuis l'Antiquité ? Hiérophile place la cause originelle des maladies dans les humeurs755 ; Erasistrate dans le sang des artères ; Asclépiade, dans les atomes invisibles qui s'écoulent de nos pores ; Alcméon, dans l'excès ou le manque de forces corporelles ; Dioclès, dans l'inégalité des éléments du corps et dans la qualité de l'air que nous respirons ; Straton, dans l'abondance, la crudité et la corruption de nos aliments ; Hippocrate, dans les « esprits756 ». L'un de leurs amis757, qu'ils connaissent mieux que moi, s'est écrié à ce propos que la science la plus importante dont nous ayons l'usage, celle qui a la charge de nous conserver en bonne santé, c'est malheureusement la plus incertaine, la plus obscure, et celle qui est agitée par le plus de changements. Il n'y a pas grand danger si l'on se trompe sur la hauteur du Soleil ou dans une fraction de quelque calcul astronomique ; mais ici, où il y va de tout notre être, ce n'est pas sérieux de s'abandonner à la merci de tant de vents qui s'agitent les uns contre les autres.

32. Avant la guerre du Péloponnèse, on n'entendait guère parler de cette science. Hippocrate758 la mit à l'honneur. Tout ce que celui-ci avait établi, Chrysippe le renversa. Puis ce fut Erasistrate, petit-fils d'Aristote, qui en fit autant avec ce que Chrysippe avait écrit là-dessus. Après eux vinrent les Empiriques, qui prirent une voie toute différente des Anciens dans l'utilisation de cet art. Quand la réputation de ces derniers commença à se faire vieille, Hiérophile répandit l'usage d'une autre sorte de médecine, qu'Asclépiade759 vint combattre et anéantir à son tour. La faveur passa ensuite aux opinions de Thémison760, puis à celles de Musa, et enfin à celles de Vexius Valens, médecin fameux par ses relations avec Messaline761. L'empire de la médecine échut, du temps de Néron, à Thessalus, qui abolit et condamna tout ce qui avait été tenu pour vrai jusqu'à lui. La doctrine de celui-ci fut abattue par Crinas de Marseille, qui remit à l'honneur la méthode consistant à régler toutes les opérations médicinales sur les éphémérides et les mouvements des astres, à manger, dormir et boire à l'heure qui convenait à Lune et à Mercure. Son autorité fut pourtant bientôt supplantée par celle de Charinus, médecin de cette même ville de Marseille, qui combattait non seulement la médecine ancienne, mais également l'usage public et tellement ancien des bains chauds. Il faisait se baigner les hommes dans l'eau froide, même l'hiver, et plongeait les malades dans l'eau naturelle des ruisseaux.

33. Jusqu'au temps de Pline, aucun Romain n'avait encore daigné exercer la médecine : elle était faite par des étrangers et des Grecs, comme elle est exercée chez nous Français par des gens qui ne parlent qu'en latin. Car, comme le dit un très grand médecin762, nous n'acceptons pas facilement la médecine que nous comprenons, pas plus que la drogue que nous cueillons. Si les peuples chez lesquels nous allons chercher le gaïac763, la salsepareille764, et le bois de squine765, ont eux-mêmes des médecins, quelle importance peut-on penser qu'ils accordent, du fait de leur rareté, de leur étrangeté, et de leur cherté, à nos choux et à notre persil ? Car qui oserait mépriser des choses que l'on est venu chercher de si loin, avec les dangers d'un voyage aussi long et si périlleux ? Depuis les anciennes mutations dont j'ai parlé plus haut, la médecine en a connu un nombre infini d'autres jusqu'à nous, et le plus souvent radicales et générales, comme celles qui, de notre temps, sont dues à Paracelse, Fioravanti, et Argenterius. Car ils ne changent pas seulement la formule d'un remède mais, d'après ce qu'on m'a dit, toute l'organisation d'ensemble du corps médical, accusant d'ignorance et de tricherie ceux qui en ont fait profession jusqu'à eux. Je vous laisse à penser où en est le pauvre patient dans tout cela !

34. Si encore nous étions assurés, quand ils se trompent, que cela ne nous nuise pas si cela ne nous profite pas, ce serait une sorte de marché plutôt raisonnable de prendre le risque d'une amélioration sans courir le danger de perdre quoi que ce soit. Ésope raconte l'histoire de celui qui avait acheté un esclave Maure, et qui, pensant que sa couleur de peau lui était venue à la suite d'un accident et des mauvais traitements de son premier maître, lui fit suivre un traitement très sévère avec des breuvages et des bains. Ce qui arriva, c'est que le Maure n'améliora pas sa couleur basanée, mais perdit entièrement sa santé.

35. Combien de fois nous arrive-t-il de voir les médecins s'attribuant les uns les autres la responsabilité de la mort de leurs patients ? Je me souviens d'une épidémie qui sévit dans les villes des environs, il y a quelques années, très dangereuse et même mortelle. Cet orage étant passé, non sans avoir emporté un nombre incalculable d'hommes, l'un des plus fameux médecins de la région publia un petit livre sur la question, dans lequel il reconnaissait, après coup, que l'une des principales causes de ce désastre résidait dans les saignées qui avaient été pratiquées. Les auteurs médicaux affirment d'ailleurs qu'il n'y a aucune médecine qui n'ait quelque aspect nuisible ; et si même celles qui nous sont utiles nous font du tort, que dire de celles qu'on nous applique absolument hors de propos ?

36. Quant à moi, et quand il ne s'agirait que de cela, je pense que pour ceux qui détestent le goût des médicaments, ce serait faire un effort dangereux et préjudiciable pour eux que d'en prendre un à un moment aussi mal venu, et tellement à contrecœur. Je crois que cela épuise bien trop le malade, précisément quand il a tant besoin de repos. En plus de cela, quand on examine les circonstances sur lesquelles ils font généralement reposer les causes de nos maladies, on voit qu'elles sont si ténues et si délicates, que j'en conclus qu'une bien petite erreur dans la prescription des remèdes peut être fort nuisible pour nous.

37. Or si l'erreur du médecin est dangereuse, voilà qui est mauvais pour nous, car il est bien difficile d'éviter qu'il n'y retombe souvent : il a besoin de trop d'éléments, considérations et circonstances pour ajuster sa démarche. Il doit connaître la complexion du malade, sa température, ses humeurs, ses tendances, ses actions, et même ses pensées, ses idées. Il faut qu'il se renseigne sur les circonstances extérieures, la nature du lieu, l'état de l'air et du temps, la position des planètes et leurs influences ; qu'il connaisse les causes de la maladie, ses signes, ses manifestations, ses jours critiques ; pour le remède, son poids, sa force, son origine, son ancienneté, sa posologie. Il faut qu'il soit capable de rapprocher tous ces éléments dans leurs justes proportions, pour en obtenir la parfaite symétrie. Et il suffit qu'il se trompe un tant soit peu, il suffit que sur tant d'éléments concernés, un seul s'écarte un peu de la bonne direction pour causer notre perte. Dieu sait comme il est difficile de connaître la plupart de ces choses-là ! Car par exemple, comment déceler le symptôme spécifique d'une maladie, puisque chacune peut en comporter un nombre infini ? Les médecins n'ont-ils pas de controverses entre eux, et de doutes, sur l'interprétation des urines ? Car autrement, d'où viendraient donc ces disputes continuelles sur la détermination de la maladie ? Comment pourrions-nous excuser cette faute qu'ils commettent si souvent, de « prendre une martre pour un renard » ?

38. Dans les maladies que j'ai eues, pour peu qu'il y ait eu quelque difficulté, je n'en ai jamais trouvé trois qui fussent d'accord entre eux. Et je note plus volontiers les exemples qui me touchent de près. Mais dernièrement, à Paris, un gentilhomme fut opéré pour des calculs sur la prescription des médecins, et on ne lui trouva pas plus de pierre dans la vessie que sur la main. Et à Paris encore, un évêque, avec qui j'étais très ami, avait été instamment sollicité de se faire opérer par la plupart des médecins qu'il avait appelés en consultation ; j'avais moi-même contribué, sur la foi d'autrui, à l'en persuader. Quand il fut décédé, et qu'on l'ouvrit, on trouva qu'il n'avait que les reins malades. C'est en cela que la chirurgie me semble beaucoup plus sûre que la médecine : elle voit et peut toucher du doigt ce sur quoi elle intervient ; la devinette et la conjecture y tiennent moins de place. Les médecins, eux, n'ont pas de speculum766 qui leur permette de voir notre cerveau, nos poumons, notre foie.

39. Les promesses que nous fait la médecine sont d'ailleurs peu crédibles. Car elle doit faire face à diverses affections opposées qui nous assaillent souvent ensemble et ont entre elles une relation presque nécessaire, comme par exemple la chaleur du foie et la froideur de l'estomac. Les médecins nous font croire que dans les ingrédients de leurs compositions, celui-ci réchauffera l'estomac et celui-là rafraîchira le foie ; l'un est chargé d'aller droit aux reins, voire jusqu'à la vessie, sans étendre plus loin son influence, en conservant sa vertu et sa force sur ce long chemin plein de détours jusqu'au lieu qui lui est assigné de par sa qualité occulte ; un autre asséchera le cerveau, et un autre encore humidifiera le poumon. Dans tout cet amas dont ils ont fait une mixture buvable, n'y a-t-il pas quelque illusion à espérer que ces vertus vont ensuite se séparer, se diviser, et se répartir pour aller exercer des charges si diverses ? Je craindrais infiniment qu'elles ne perdent ou échangent leurs étiquettes, et ne confondent leurs destinations. Et qui pourrait imaginer que dans cette confusion liquide, ces facultés ne se corrompent, ne se confondent, ne s'altèrent l'une l'autre ? Sans parler du fait que l'exécution de l'ordonnance dépend encore d'un autre officiant, à la bonne foi et à la merci duquel nous abandonnons encore une fois notre vie !

40. Nous avons des fabricants de pourpoints et de chausses pour nous vêtir, et par qui nous sommes d'autant mieux servis que chacun ne s'occupe que de sa tâche propre, et a un savoir plus restreint et mieux délimité que n'en a un tailleur qui doit connaître tout à la fois. De la même façon, pour se nourrir avec plus de commodité, les grands personnages utilisent les offices distincts de rôtisseur et de maître des potages, parce qu'un cuisinier, dont la tâche est plus générale, ne peut aussi parfaitement s'acquitter de tout. Et de même encore, pour se soigner, les Égyptiens avaient raison de rejeter le métier de médecin généraliste et de diviser cette profession en attribuant à chaque maladie et à chaque partie du corps son spécialiste, parce que cette partie était ainsi bien plus spécifiquement et moins confusément traitée, du fait qu'on s'occupait d'elle en particulier. Chez nous, les médecins ne se rendent pas compte du fait que celui qui s'occupe de tout ne s'occupe de rien, et que la gestion globale de ce microcosme leur est impossible. En n'osant pas arrêter le cours d'une dysenterie pour lui éviter une fièvre, les médecins m'ont tué un ami767, qui valait mieux qu'eux, tous autant qu'ils sont. Ils mettent en balance leurs pronostics avec les maux présents, et pour ne pas guérir le cerveau au préjudice de l'estomac, font mal à l'estomac et du tort au cerveau avec leurs drogues qui excitent et perturbent.

41. Les variations et la faiblesse des arguments de cet art sont plus visibles que dans aucun autre. Les produits dilatateurs768 sont utiles à un homme atteint de la gravelle769, car en ouvrant et dilatant les passages, ils facilitent l'acheminement de cette matière gluante dont se forment les « sables » et la « pierre770 », et conduisent vers le bas ce qui commence à durcir et s'amasser dans les reins. Mais ils sont également dangereux, pour un homme atteint de la gravelle, car en ouvrant et en dilatant les passages, ils facilitent l'acheminement de la matière propre à former la « pierre » vers les reins ; ceux-ci s'en emparent volontiers à cause de leur propension naturelle à le faire, et on ne pourra empêcher qu'ils en retiennent la majeure partie. Et de plus, si par hasard il s'y trouve quelque corps un peu plus gros qu'il ne faut pour franchir tous ces passages resserrés avant de pouvoir être expulsé au dehors, alors, mis en mouvement par l'action des dilatateurs, et poussé dans ces étroits canaux, il risque de les boucher, et conduira à une mort certaine et très douloureuse.

42. Les médecins sont aussi sûrs d'eux dans les conseils qu'ils nous donnent à propos de notre régime de vie. Il est bon de souvent « tomber de l'eau771 », car nous constatons par expérience qu'en la laissant croupir, nous lui donnons l'occasion de se décharger de ses déchets et de sa lie, qui serviront de matériau pour la formation du « calcul » dans la vessie. Et il est bon de ne pas souvent « tomber de l'eau », car les déchets lourds qu'elle entraîne avec elle ne seront pas évacués sans un violent courant, comme on le voit pour un torrent, qui coule avec force et balaie bien plus nettement l'endroit où il passe que ne le fait le courant d'un ruisseau lent et faible. De la même façon, il faudrait avoir souvent affaire aux femmes, car cela ouvre les passages et achemine le « sable » et la « pierre ». Mais cela est mauvais aussi, car cela échauffe les reins, les fatigue et les affaiblit.

43. Il est bon de se baigner772 dans des eaux chaudes, parce que cela relâche et amollit les endroits où croupissent le « sable » et la « pierre ». Mais cela est mauvais aussi, parce que cette application de chaleur externe aide les reins à cuire, durcir et pétrifier la matière qui s'y trouve. À ceux qui « prennent les bains », il est plus salubre de manger peu le soir, pour que les eaux qu'ils vont boire le lendemain matin soient plus efficaces, en traversant un estomac vide et non obstrué. Mais à l'inverse, il est meilleur de peu manger à midi, pour ne pas gêner l'action de l'eau, qui n'est pas encore achevée, pour ne pas charger si vite l'estomac après ce travail d'absorption, et pour laisser à la nuit le soin de digérer, parce que cela s'y fait mieux que durant le jour, où le corps et l'esprit sont en perpétuel mouvement, en perpétuelle action.

44. Voilà comment les médecins font les charlatans et tiennent des propos dans lesquels ils racontent n'importe quoi à nos dépens. Ils sont incapables de me fournir une assertion à laquelle je n'en puisse opposer une contraire, et avec la même force. Qu'on cesse donc de crier après ceux qui, dans cette confusion, se laissent tranquillement conduire par leur goût et selon le dessein de la Nature, s'en remettant au sort commun.

45. J'ai vu, à l'occasion de mes voyages, presque tous les bains les plus fameux de la Chrétienté, et depuis quelques années, j'ai commencé à les utiliser. Car en général, je pense que l'usage des bains est salubre, et je crois que nous courons le risque de troubles de santé sévères pour avoir perdu cette habitude, si largement observée dans les temps anciens chez presque tous les peuples et de nombreux encore aujourd'hui, de se laver le corps tous les jours. Et je ne peux pas imaginer que notre état ne se ressente sérieusement de laisser ainsi nos membres couverts d'une croûte et nos pores bouchés par la crasse. Par ailleurs, en ce qui concerne l'eau que l'on boit dans les « bains », par chance elle n'est pas contraire à mon goût, mais de plus elle est naturelle et simple, donc n'est pas dangereuse, même si elle est peu efficace. J'en veux pour preuve cette quantité de gens de toutes sortes et de toutes constitutions qui s'y rassemblent. Je n'y ai encore décelé aucun effet extraordinaire ou miraculeux ; au contraire, en me renseignant un peu plus en détails qu'on ne le fait d'habitude, j'ai trouvé mal fondés et faux tous les bruits répandus dans ces endroits-là à propos d'effets de ce genre ; mais cependant on y croit : car les gens se laissent aisément berner en entendant ce qu'ils désirent entendre.

46. Et cependant, il est vrai que je n'ai guère vu de personnes dont l'état ait empiré du fait de ces eaux, et on ne peut sans être malhonnête leur dénier certains effets, comme d'ouvrir l'appétit, de faciliter la digestion, de redonner de la vivacité — si on ne vient pas là dans un trop grand état de faiblesse, ce que je déconseille de faire. Elles ne peuvent relever une santé complètement ruinée, mais elles peuvent renforcer une prédisposition légère ou s'opposer à la menace de quelque dégradation. Celui qui n'y vient pas avec assez d'allégresse pour pouvoir jouir du plaisir de la compagnie qu'on y trouve, des promenades et exercices physiques à quoi nous convie la beauté des lieux où sont généralement situés ces établissements, celui-là perd sans doute la partie la meilleure et la plus sûre de leur effet. C'est pourquoi j'ai choisi jusqu'à présent de m'arrêter prendre les eaux dans les endroits où le site était le plus agréable, où l'on trouve les meilleures conditions de logement, de nourriture et de compagnie, comme c'est le cas en France pour les bains de Bagnères773, et à la frontière de l'Allemagne et de la Lorraine, ceux de Plombières774; en Suisse, pour ceux de Baden; en Toscane, pour ceux de Lucques, et notamment ceux de « della Villa », où j'ai fait des séjours le plus souvent, et à divers moments de l'année775.

47. Chaque nation a des idées particulières concernant l'usage des « eaux », les règlements et les façons de les utiliser sont très divers, mais d'après mon expérience, leur effet est à peu près le même. En Allemagne, on ne conçoit pas de les boire. Pour toutes les maladies, ils se baignent, et sont là à grenouiller dans l'eau, presque toute la journée. En Italie, s'ils en boivent pendant neuf jours, ils s'y baignent au moins trente ; et ils y ajoutent couramment d'autres drogues pour renforcer son action. Ici, on vous ordonne de vous promener pour la digérer ; là on vous tient au lit dans lequel on vous l'a fait prendre, jusqu'à ce que vous l'ayez évacuée, en vous réchauffant constamment le ventre et les pieds. Les Allemands ont ceci de particulier qu'ils se font généralement tous poser des ventouses scarifiées dans leur bain. Les Italiens, de leur côté, ont leurs « douches », qui sont des sortes de gouttières amenant l'eau chaude transportée dans des tuyaux ; ils s'en aspergent ainsi la tête ou le ventre, ou toute autre partie du corps qui est à traiter, une heure le matin, et autant après le repas, pendant un mois.

48. Il y a une infinité d'autres différences dans les habitudes, selon les contrées, ou, pour mieux dire, il n'y a presque aucune ressemblance entre les unes et les autres. Voilà comment, cette partie de la médecine, la seule à laquelle je me suis laissé aller, bien qu'elle soit la moins artificielle, a elle aussi sa part de la confusion et de l'incertitude que l'on voit partout ailleurs dans cet art.

49. Les poètes disent tout ce qu'ils veulent, avec plus de recherche et de grâce, comme en témoignent ces deux épigrammes :

Alcon, hier, a touché la statue de Jupiter ;

Et le dieu, pourtant de marbre, subit la vertu médicale :

Voici qu'aujourd'hui, tout dieu qu'il est,

On le tire de son temple et l'enterre.

[Ausone Oeuvres complètes Épigrammes LXXIV]

et l'autre :

Andragoras s'est baigné et a soupé joyeusement avec nous ;

Et ce matin le voilà mort. Veux-tu savoir, Faustin,

Quelle est la cause d'une mort si soudaine ?

Il avait vu en songe le médecin Hermocrate.

[Martial Épigrammes VI, 53]

Et là-dessus, je raconterai deux histoires.

50. Le baron de Caupène en Chalosse776 et moi, avons en commun le droit de patronage777 d'un bénéfice de grande étendue, au pied des montagnes, et qui se nomme Lahontan. Il en était des habitants de cet endroit, à ce qu'on dit, comme de ceux de la vallée d'Angrougne : ils avaient une vie à part, dans leurs façons d'être, leurs vêtements et leurs mœurs. Ils étaient régis par des règles et des coutumes particulières, héritées de père en fils, auxquelles ils se conformaient sans y être contraints le moins du monde, mus par le seul respect dû à l'usage. Ce petit état s'était maintenu depuis la plus haute antiquité dans une situation si heureuse qu'aucun juge voisin n'avait eu à s'inquiéter de leurs affaires, aucun avocat n'avait jamais été sollicité pour donner son avis ni aucun étranger appelé pour éteindre leurs querelles. Et on n'avait jamais vu aucun habitant de ce pays contraint à demander l'aumône. Ils évitaient les mariages et la fréquentation avec le reste du monde pour ne pas altérer la pureté de leur société jusqu'au jour où, comme ils le racontent, du temps de leurs pères, l'un d'entre eux, aiguillonné par une noble ambition, eut l'idée, pour donner du lustre et de la réputation à son nom, s'avisa de faire appeler l'un de ses enfants « Maître Jean » ou « Maître Pierre », et l'ayant fait apprendre à écrire en quelque ville voisine, en fit un beau notaire de village. Devenu grand, celui-ci commença à dédaigner leurs anciennes coutumes et à leur mettre en tête les façons de faire de nos régions. Au premier de ses compagnons à qui on écorna une chèvre, il conseilla d'en demander réparation auprès des juges royaux des environs ; puis il fit de même avec un autre — et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il eût tout abâtardi.

51. À la suite de cette corruption de leurs mœurs, on raconte qu'il s'en produisit très vite une autre, de plus grave conséquence, du fait d'un médecin à qui il prit l'envie d'épouser une de leurs filles, et de s'installer parmi eux. Il commença par leur apprendre le nom des fièvres, des rhumes et des abcès, l'endroit où se trouvent le cœur et les intestins, toutes choses jusqu'alors très éloignées de leurs connaissances. Au lieu de l'ail avec lequel ils avaient appris à combattre toutes sortes de maux, aussi graves et extrêmes qu'ils fussent, il les habitua à prendre, pour une toux ou un rhume, des mixtures étrangères, et commença à faire commerce, non seulement de leur santé, mais aussi de leur mort. Ils prétendent que depuis ce temps-là ils se sont aperçus que le soir qui tombe leur appesantit la tête, que boire quand on a chaud est malsain, et que les vents d'automne sont plus mauvais que ceux du printemps. Et depuis l'usage de cette médecine, les voilà accablés d'une légion de maladies inhabituelles, ils constatent une dégradation générale de leur ancienne vigueur et voient que leurs vies sont raccourcies de moitié. Voilà la première de mes histoires.

52. Et voici la seconde. Avant d'être malade de la gravelle, j'avais entendu plusieurs personnes faire grand cas du sang de bouc comme d'une manne céleste envoyée ces derniers siècles pour le soutien et la conservation de la vie humaine, et comme des gens intelligents en parlaient comme d'un remède étonnant et d'une action infaillible, moi qui ai toujours pensé être en butte à tous les accidents qui peuvent survenir à quiconque, je pris plaisir, étant en bonne santé, à me munir de ce miracle, et donnai chez moi l'ordre d'élever un bouc selon la méthode prescrite : car il faut que ce soit aux mois les plus chauds de l'été qu'on le mette à part, et qu'on ne lui donne à manger que des herbes dilatatrices778 et à boire que du vin blanc. Il se trouva que j'arrivai chez moi le jour qu'il devait être tué, et l'on vint me dire que mon cuisinier trouvait dans la panse deux ou trois grosses boules qui s'entrechoquaient au milieu de sa nourriture. J'eus la curiosité de me faire apporter toute cette tripaille, et fis ouvrir cette grosse et large peau : il en sortit trois gros corps, légers comme des éponges, et qu'on aurait dit creux, mais au demeurant durs et fermes sur le dessus, bigarrés de plusieurs couleurs ternes. L'un était d'une rondeur parfaite, de la taille d'une petite boule779, les deux autres un peu moins grosses, de forme moins parfaite, comme si elles n'étaient pas achevées. M'étant enquis de cela auprès de ceux qui ont l'habitude d'ouvrir ces animaux, j'ai appris que c'est là une chose rare et inhabituelle.

53. Il est vraisemblable que ces pierres-là sont cousines des nôtres ; et s'il en est ainsi, il est bien vain, pour les « malades de la pierre » d'espérer obtenir leur guérison du sang d'une bête elle-même sur le point de mourir du même mal ! Car plutôt que de dire que le sang n'est pas affecté par ce contact, et que sa qualité habituelle ne s'en trouve pas altérée, il y a tout lieu de penser que rien ne s'engendre dans un corps que par la communication entre toutes les parties et leur action commune : l'ensemble agit tout entier, même si tel ou tel élément contribue plus qu'un autre au résultat, du fait de la diversité des actions en cours. Ainsi il est très vraisemblable que dans toutes les parties de ce bouc il y avait quelque « vertu pétrifiante780 ». Ce n'est pas tant pour moi et par crainte de l'avenir que j'étais curieux de faire cette expérience ; c'était plutôt pour faire comme les femmes qui, chez moi comme dans beaucoup d'autres maisons, amassent un tas de petits remèdes pour en secourir les gens du peuple : elles utilisent la même recette pour cinquante maladies différentes et se vantent d'obtenir de bons résultats — bien qu'elles ne les emploient pas pour elles-mêmes.

54. Au demeurant, j'honore les médecins, non pas selon le précepte de l'Ecclésiastique781, parce que c'est nécessaire — car à ce passage on en oppose un autre du prophète, qui reproche au roi Asa d'avoir eu recours à un médecin — mais par affection pour eux, ayant trouvé parmi eux beaucoup d'hommes estimables et dignes d'être aimés. Ce n'est pas à eux que j'en veux, mais à leur « art », et je ne les blâme guère de profiter de notre sottise, puisque la plupart des gens en font autant. Bien des métiers, moins honorables ou au contraire plus nobles que le leur, n'ont d'autre fondement et ne trouvent d'autre appui que dans la sottise populaire. Je les fais venir à mon chevet quand je suis malade, s'ils se trouvent justement dans les environs ; je demande à m'entretenir avec eux, et je les paie comme les autres. Je leur permets de m'ordonner de me couvrir chaudement, si c'est ce que je préfère ; ils peuvent choisir entre les poireaux et les laitues pour que mon bouillon soit fait comme il leur plaît, et m'ordonner le vin blanc ou clairet : et ainsi de suite, pour toutes les choses qui sont indifférentes à mon appétit et à mes habitudes.

55. J'entends bien que pour eux, cela n'est rien du tout, car l'amertume et la bizarrerie sont des particularités appartenant à l'essence propre du remède. Lycurgue prescrivait du vin aux Spartiates malades. Pourquoi ? Parce que, étant en bonne santé, ils le détestaient. Exactement de la même façon qu'un gentilhomme, mon voisin, s'en sert comme médicament très efficace contre ses fièvres, parce qu'il en déteste absolument le goût quand il est dans son état naturel.

56. Combien en voyons-nous, parmi les médecins, qui sont comme moi, qui dédaignent la médecine pour leur propre usage, et adoptent une façon de vivre libre, tout à fait contraire à celle qu'ils ordonnent aux autres ? N'est-ce pas là abuser de notre naïveté ? Car ils n'attachent pas moins d'importance que nous à leur vie et à leur santé, et ils mettraient leurs actes en accord avec leur science s'ils n'en connaissaient la fausseté.

57. C'est la crainte de la mort et de la douleur, l'incapacité à supporter la maladie, un besoin terrible et irrépressible de la guérison qui nous rend ainsi aveugles : c'est pure lâcheté que d'être aussi faibles et influençables. La plupart des gens, pourtant, ne croient guère à la médecine, même s'ils la laissent faire et la supportent : je les entends s'en plaindre et en parler — comme nous. Mais il leur faut s'y résoudre à la fin : « Comment faire autrement ? » Comme si refuser de souffrir était en soi un meilleur remède que la souffrance. Est-il quelqu'un, parmi ceux qui se sont laissés aller à cette misérable sujétion, qui ne se livre pas aussi à toute sorte d'imposture ? qui ne se mette pas à la merci de quiconque est assez hardi pour lui promettre la guérison ?

58. Les Babyloniens transportaient leurs malades sur la place publique782 : le médecin, c'était le peuple. Chacun des passants devait, par humanité et politesse, s'enquérir de leur état et leur donner quelque avis salutaire tiré de leur propre expérience. Nous ne faisons guère autrement : il n'est pas une seule bonne femme783 dont nous n'utilisions ce qu'elle marmonne dans ses formules magiques. Et si je devais accepter quelque médecine, j'accepterais spontanément plutôt celle-ci, car elle offre au moins cet avantage qu'on n'en a rien à craindre.

59. Homère et Platon disaient des Égyptiens qu'ils étaient tous médecins. Cela peut se dire de tous les peuples, car il n'est personne qui ne se vante de connaître quelque remède, et qui ne soit prêt à l'essayer sur son voisin, à ses risques et périls s'il veut bien le croire. Je me trouvais l'autre jour dans un groupe de gens où quelqu'un qui souffrait comme moi, annonça la nouvelle d'une sorte de pilule faite d'une centaine d'ingrédients au moins, bien comptés. Ce fut une grande joie et un extrême réconfort ; quel rocher pourrait en effet résister au tir d'une telle batterie. J'ai pourtant appris, de ceux qui l'ont essayée, que la moindre petite « pierre » n'en fut même pas ébranlée.

60. Je ne puis quitter ce papier sans dire encore un mot sur le fait qu'ils nous présentent, comme une preuve de l'efficacité de leurs drogues, cette expérience qu'ils ont faite. La plupart, et même je crois bien plus des deux tiers des vertus médicinales relèvent de la « quinte essence784 », ou propriété occulte des plantes ; et nous ne pouvons en avoir connaissance que par l'expérience, car cette « quinte essence » n'est pas autre chose qu'une qualité dont notre raison ne peut nous permettre de trouver la cause. Et parmi leurs preuves, je suis content d'accepter celles qu'ils prétendent avoir obtenu par l'inspiration de quelque divinité (car s'agissant de miracles, très peu pour moi), ou bien encore les preuves tirées des choses qui, pour d'autres raisons, font partie de celles que nous utilisons couramment. C'est le cas de la laine, que nous avons l'habitude d'utiliser pour nos vêtements, et en laquelle on a trouvé incidemment quelque occulte propriété desséchante capable de guérir les engelures du talon ; ou encore du raifort que nous mangeons, et dans lequel on a trouvé des vertus laxatives.

61. Galien raconte qu'il advint à un lépreux de guérir grâce au vin qu'il avait bu, parce qu'une vipère s'était introduite par hasard dans le récipient. Cet exemple nous montre par quel intermédiaire et de quelle façon les choses se sont produites : il en est de même pour les conclusions auxquelles les médecins disent avoir été amenés par l'exemple de certains animaux. Mais dans la plupart des autres cas, quand ils disent avoir été conduits par la chance, et n'avoir eu d'autre guide que le hasard, je trouve peu crédible la façon dont s'est déroulée la découverte.

62. J'imagine l'homme regardant autour de lui le nombre infini des choses, des plantes, des animaux, des métaux. Je ne sais par où lui faire commencer son observation. Et si sa première idée le fait se jeter sur la corne d'un élan, à laquelle s'attache une croyance bien commode et peu sûre, il n'en sera pas plus avancé pour la suite : tant de maladies et tant de circonstances se présentent à lui ! Avant qu'il soit parvenu à la certitude que devrait lui apporter l'expérience, l'esprit humain y perd son latin. Et avant qu'il ait trouvé parmi cette infinité de choses ce qu'est cette corne ; que parmi cette infinité de maladies, lui correspond l'épilepsie ; parmi tant de tempéraments, la mélancolie ; parmi tant de saisons, l'hiver ; parmi tant de nations, les Français ; parmi tant d'âges, la vieillesse ; parmi tant de mouvements célestes, la conjonction de Vénus et de Saturne ; parmi tant de parties du corps, le doigt... Et en tout cela n'être guidé par aucun raisonnement ni aucune conjecture, aucun exemple, aucune inspiration divine, mais seulement le hasard ! Il faudrait que ce fût par un hasard relevant tout à fait de l'art, réglé et méthodique. Et puis encore : la guérison obtenue, comment savoir si ce mal n'était arrivé de lui-même à sa fin, ou qu'il se fût agi d'un effet du hasard ? ou de l'action de toute autre chose, comme ce qu'il a mangé, bu, ou touché ce jour-là ? ou le résultat des prières de sa grand-mère ? Et en outre, quand cette preuve aurait été parfaitement établie, combien de fois a-t-elle été réitérée, et cette longue enfilade de hasards heureux et de rencontres favorables, combien de fois a-t-elle été reparcourue, pour qu'on puisse en déduire une règle ?

63. Et celle-ci une fois établie — par qui l'aura-t-elle été ? Parmi tant de millions, il n'y a peut-être que trois hommes qui prennent la peine d'enregistrer leurs expériences. Le sort aura-t-il rencontré à point nommé l'un de ceux-là ? Et que se passera-t-il si un autre, si cent autres ont fait des expériences contraires ? Peut-être y verrions-nous un peu plus clair si tous les jugements et raisonnements des hommes nous étaient connus. Mais que trois témoins et trois docteurs représentent le genre humain, ce n'est pas là quelque chose de raisonnable ; il faudrait que la nature humaine les eût choisis, élus, et qu'ils fussent déclarés comme étant nos représentants785 par une procuration formelle.

À MADAME DE DURAS786.

64. Madame, c'est là que j'en étais de mes « Essais » quand vous êtes venue me voir dernièrement. Comme il se pourrait que ces inepties tombent un jour entre vos mains, je veux aussi qu'elles témoignent de ce que leur auteur se sent très honoré de la faveur que vous leur accorderez. Vous y reconnaîtrez l'attitude et le comportement que vous lui connaissez dans sa conversation. Même si j'avais pu prendre une autre apparence que celle qui est la mienne d'ordinaire, une autre allure plus honorable et meilleure, je ne l'aurais pas fait : c'est que je n'attends rien d'autre de ces écrits que de me rappeler à votre souvenir tel que je suis naturellement. Ces façons d'être et ces dispositions d'esprit que vous avez connues et accueillies, Madame, avec bien plus de considération et de courtoisie qu'elles ne méritent, ce sont celles-là mêmes que je veux loger, sans altération ni changement, en quelque chose de solide, qui puisse durer quelques années ou quelques jours après moi, et où vous les retrouverez quand il vous plaira de vous en rafraîchir la mémoire, sans avoir à vous donner la peine de vous en souvenir — car elles ne le méritent pas. Mon désir est de vous voir maintenir votre amitié en ma faveur, grâce aux mêmes qualités que celles qui l'ont fait naître.

65. Je ne désire nullement qu'on m'aime et m'estime mieux mort que vivant. L'attitude de Tibère est ridicule, et pourtant courante : il avait plus le souci d'étendre sa renommée dans l'avenir qu'il n'en avait de se rendre estimable et agréable aux hommes de son temps. Si j'étais de ceux à qui le monde pût devoir des louanges, je l'en tiendrai quitte pour la moitié seulement pourvu qu'il me les payât d'avance : qu'elles se pressent et s'amoncellent autour de moi, plus épaisses que longues, plus pleines que durables. Et qu'elles s'évanouissent pour de bon quand j'en perdrai la conscience et que leur doux son n'atteindra plus mes oreilles.

66. Ce serait une idée bien sotte, alors que je suis sur le point d'abandonner la société des hommes, d'aller maintenant me montrer à eux sous prétexte de quelque nouveau mérite. Je ne tiens pas le compte des biens que je n'ai pu employer dans ma vie. Quel que je sois, je veux l'être ailleurs que sur le papier. Mon art et mon savoir-faire ont été employés à me mettre en valeur. Mes études, à apprendre à agir et non à écrire. J'ai mis tous mes efforts à donner forme à ma vie : voilà mon métier et mon ouvrage. Je suis moins un faiseur de livres que de toute autre chose. J'ai voulu avoir quelques capacités pour servir mes besoins présents et essentiels, non pour les mettre en dépôt ni en faire une réserve pour mes héritiers.

67. Que celui qui a quelque valeur le fasse connaître par sa façon d'être, et en ses propos ordinaires, à sa façon de traiter l'amour ou les querelles, au jeu, au lit, à la table, dans la conduite de ses affaires, en s'occupant de sa maison. Ceux que je vois faire de bons livres étant mal vêtus se seraient plutôt occupés d'abord de leur mise, s'ils m'avaient écouté. Demandez à un Spartiate s'il aime mieux être bon rhétoricien que bon soldat ! Moi-même, j'aimerais mieux être bon cuisinier, si je n'avais personne pour s'occuper de cela.

68. Mon Dieu ! Madame, comme je détesterais avoir la réputation d'être quelqu'un d'habile dans ce que j'écris et un homme de rien, un sot, par ailleurs ! J'aime encore mieux être un sot ici et là, plutôt que d'avoir si mal choisi l'endroit où employer ma valeur. C'est pourquoi il s'en faut de beaucoup que je cherche à me faire quelque nouvel honneur par ces sottises, et ce sera déjà bien si je n'y perds pas un peu de ce que j'avais acquis. Car au-delà de ce que ce portrait mort et muet cache de mon être véritable, il ne se rapporte pas non plus à mon meilleur moment, mais à celui où j'ai bien perdu de la vigueur et de l'entrain que j'avais à mes débuts, à celui où je tire sur le flétri et sur le rance. Je suis au fond du tonneau, qui sent la fin et la lie.

69. Au demeurant, Madame, je n'aurais pas osé agiter si hardiment les mystères de la médecine, étant donnée la confiance que vous et tant d'autres lui accordez, si je n'y avais été amené, et par ses auteurs eux-mêmes787. Je crois bien qu'il n'y en a que deux chez les Latins : Pline l'Ancien et Celse788. Si vous les lisez un jour, vous verrez qu'ils s'adressent bien plus brutalement à leur art que je ne le fais : je ne fais que le pincer, ils l'égorgent. Pline se moque, entre autres choses, du beau moyen qu'ils ont trouvé pour se défiler, quand ils sont « au bout du rouleau789 » : ils renvoient les malades qu'ils ont secoués et tourmentés pour rien avec leurs drogues et leurs régimes, les uns demander du secours aux vœux et aux miracles, les autres aux eaux thermales. (Ne vous inquiétez pas, Madame, il ne parle pas de celles d'ici, sous la protection de votre maison, et qui sont toutes Gramontoises790.) Ils ont encore une troisième façon de nous éloigner d'eux, et de se décharger des reproches que nous pouvons leur faire du peu d'amélioration de nos maux, sur lesquels ils ont pourtant régné si longtemps qu'il ne leur reste plus aucun moyen de nous leurrer : c'est de nous envoyer chercher le bon air dans quelque autre contrée. Mais j'en ai assez dit, Madame : vous me donnerez certainement la permission de reprendre le fil de mon propos, dont je m'étais détourné pour m'entretenir avec vous.

70. C'est Périclès, il me semble, qui a répondu, comme on lui demandait comment il se portait : « Vous pouvez en juger par ça... », en montrant les amulettes qu'il portait au cou et au bras. Il voulait dire par là qu'il était bien malade, puisqu'il en était arrivé à avoir recours à des choses aussi vaines, et à s'être laissé affubler de cette façon. Je ne dis pas que je ne puisse être amené un jour à cette idée ridicule de soumettre ma vie et ma santé à la merci et aux ordres des médecins : il se pourrait que je tombe dans cette sottise, je ne puis répondre de ma fermeté future. Mais même alors, si quelqu'un me demande comment je me porte, je pourrai lui dire, comme Périclès : « Vous pouvez en juger par ça... » en montrant ma main chargée de six dragmes791 d'opiate792. Ce sera le signe tout à fait évident d'une maladie violente, puisqu'on y verra que mon jugement est complètement détraqué. Si la frayeur et l'incapacité de supporter le mal obtiennent cela de moi, on pourra facilement en conclure que mon âme est en proie à une fièvre vraiment terrible.

71. J'ai pris la peine de plaider cette cause, dans laquelle je ne suis pas très compétent, pour appuyer et conforter un peu ma tendance naturelle à me défier des drogues et des pratiques de notre médecine, tendance qui me vient de mes ancêtres. Et je l'ai fait pour que ce ne soit pas seulement une inclination stupide et incontrôlée, mais qu'elle ait un peu plus de tenue. Afin aussi que ceux qui me voient si ferme contre les exhortations et menaces que l'on me fait quand mes maladies me prennent, ne pensent pas qu'il s'agisse là d'une simple obstination ; ou qu'il n'y ait pas quelqu'un d'assez mauvais pour penser qu'il s'agisse d'un quelconque souci de gloriole. Ce serait vraiment un désir bien placé que de vouloir tirer honneur d'une attitude que j'ai en commun avec mon jardinier et mon muletier ! Certes, je n'ai pas le cœur assez enflé ni si plein de vent pour échanger un plaisir aussi solide, aussi charnu et substantiel que la santé contre un plaisir imaginaire, immatériel et creux. La gloire, même celle des quatre fils Aymon, est trop cher payée pour un homme comme moi, si elle lui coûte seulement trois sous de « coliques ». La santé, de par Dieu !

72. Ceux qui aiment notre médecine peuvent aussi avoir là-dessus des points de vue qui soient valables, grands et solides. Je ne hais pas les opinions contraires aux miennes. Cela ne m'effraie pas du tout de voir de la discordance entre mes jugements et ceux d'autrui, et je ne me coupe pas pour autant de la société des hommes qui ont un autre point de vue et sont d'un autre parti que le mien. Au contraire (comme la diversité est la méthode la plus générale que la Nature ait suivie, et surtout en ce qui concerne les esprits, plus que pour les corps, car les esprits sont faits d'une substance plus souple et plus susceptible d'avoir des formes variées), je trouve qu'il est bien plus rare de voir s'accorder des caractères et des desseins. Et il n'y eut jamais au monde deux opinions semblables, pas plus que deux cheveux, ou deux grains. Leur façon d'être la plus générale, c'est la diversité.

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