455. J'ai remarqué aussi, quelle que soit la hauteur, si sur la pente il se présente un arbre, ou une bosse de rocher, à quoi la vue puisse s'accrocher, et comme se diviser, cela nous soulage et nous donne de l'assurance ; comme si c'était là quelque chose dont nous puissions attendre quelque secours en cas de chute ! Mais les précipices abrupts et sans aspérités, nous ne pouvons même pas les regarder sans que la tête nous tourne : « Si bien que l'on ne peut regarder vers le bas sans que les yeux et l'esprit soient saisis de vertige » [Tite-Live Annales ou Histoire romaine XLIV, 6] Et c'est pourtant là une tromperie évidente due à notre vue. C'est pourquoi d'ailleurs ce grand philosophe483 se creva les yeux pour décharger son âme de la distraction qu'elle lui procurait, et pouvoir philosopher plus librement.

456. Mais à ce compte-là, il aurait pu se faire aussi couper les oreilles, que Théophraste considère comme le plus dangereux instrument que nous ayons pour recevoir des impressions violentes et propres à nous troubler et nous changer ; et pour finir, il aurait dû se priver de tous les autres sens, c'est-à-dire de son être et de sa vie. Car ils ont tous cette aptitude à diriger notre raisonnement et notre âme. « Il arrive souvent que les esprits soient troublés par un certain aspect, par la gravité des voix, par les chants ; et même par un souci ou une crainte.» [Cicéron De natura deorum I, 37] Les médecins disent qu'il y a des tempéraments que certains sons et certains instruments excitent jusqu'à la folie furieuse. J'en ai vu qui ne pouvaient supporter d'entendre ronger un os sous leur table sans perdre patience ; et il n'est quasiment personne qui ne soit troublé par ce bruit aigre et agaçant que font les limes en raclant du fer. De même lorsqu'on entend quelqu'un mâcher tout près de soi, ou parler avec le gosier obstrué ou le nez bouché : nombreux sont ceux qui en sont gênés, au point d'en ressentir de la colère ou de la haine. Le fameux joueur de flûte de Gracchus, qui lui servait de souffleur, et qui adoucissait, renforçait et modulait la voix de son maître quand il faisait ses discours à Rome, à quoi eût-il servi si le mouvement et la qualité du son n'avaient quelque capacité à émouvoir et modifier le jugement des auditeurs ? En vérité, il n'y a pas de quoi louer la fermeté d'un si bel organe qui se laisse manipuler et modifier par les variations d'un aussi faible vent !

457. Mais cette tromperie que les sens apportent à notre entendement, ils la subissent à leur tour. Notre âme prend parfois sa revanche sur eux : ils mentent et trompent tous deux à qui mieux mieux... Ce que nous voyons et entendons sous le coup de la colère, nous ne le voyons pas tel qu'il est vraiment.

Et l'on voit deux soleils et deux Thèbes.

[Virgile Énéide V, 470]

La personne que nous aimons nous semble plus belle qu'elle n'est :

Bien souvent des femmes laides et mal faites sont adorées

Et traitées avec les honneurs les plus grands.

[Lucrèce De la Nature IV, 1152]

Et celle que nous détestons semble plus laide. Pour un homme soucieux et affligé, la clarté du jour semble obscurcie et ténébreuse. Non seulement nos sens sont altérés, mais souvent totalement hébétés par les passions de l'âme. Combien de choses voyons-nous, et qui pourtant nous échappent, parce que notre esprit est occupé à autre chose ?

On peut observer, même pour les objets bien visibles,

Que si l'esprit ne s'y attache pas, ils demeurent

Comme absents ou très éloignés.

[Lucrèce De la Nature IV, 809]

458. On dirait que l'âme attire en elle et détourne les pouvoirs des sens. De telle sorte que au dedans comme au dehors, l'homme est plein de faiblesse et de mensonge. Ceux qui ont assimilé notre vie à un songe ont peut-être eu raison au-delà de ce qu'ils croyaient : quand nous rêvons, notre esprit vit, agit, exerce toutes ses facultés, ni plus ni moins qu'à l'état de veille, mais plus mollement et obscurément pourtant. La différence n'est pas telle qu'entre la nuit et une vive clarté, mais plutôt comme de la nuit à l'ombre : là il dort, ici il sommeille. Plus ou moins, mais ce sont toujours les ténèbres, et des ténèbres cimmériennes484.

459. Nous veillons en dormant, et en veillant dormons. Je ne vois pas aussi clair quand je dors ; mais je ne trouve jamais mon état de veille suffisamment pur et sans nuages. Le sommeil profond endort même parfois les songes ; mais quand nous sommes en état de veille, nous ne le sommes jamais au point de dissiper comme il faut les rêveries, qui sont les rêves de l'état de veille, et bien pires que les rêves eux-mêmes. Puisque notre raison et notre esprit accueillent les images et les idées qui leur viennent en dormant, et approuvent les actions qui se déroulent dans nos rêves de la même façon que pour celles du jour, alors pourquoi ne pas nous demander si notre pensée et nos actions ne sont pas une autre façon de rêver, et notre veille quelque espèce de sommeil ?

460. Si les sens sont nos premiers juges, ce ne sont pas les seuls qu'il faut convoquer au conseil, car sur ce point, les animaux ont autant ou même plus de droits que nous. Il est vrai que certains ont l'ouïe plus aiguë que celle de l'homme, que chez d'autres c'est la vue, chez d'autres l'odorat, chez d'autres enfin, le toucher ou le goût. Démocrite disait que les dieux et les animaux avaient des sens bien plus parfaits que ceux de l'homme. Et en effet, entre les effets de leurs sens et ceux des nôtres, la différence est extrême. Notre salive nettoie et sèche nos plaies, mais elle tue les serpents :

Il y a tant de différences et de diversité

Que ce qui est nourriture pour les uns

Est un violent poison pour les autres.

Et souvent, un serpent, touché par la salive de l'homme

Dépérit et se dévore lui-même.

[Lucrèce De la Nature IV, 633]

461. Quelle qualité allons-nous donc attribuer à la salive ? Celle qui nous apparaît à nous, ou bien au serpent ? Laquelle de ces deux perceptions correspond à sa véritable essence, que nous recherchons ? Pline dit qu'aux Indes, il existe une sorte de lièvre des mers qui est un poison pour nous, comme nous le sommes pour eux : nous pouvons les tuer simplement en les touchant. Où est le véritable poison ? Dans l'homme, ou dans le poisson ? Que faut-il croire ? Ce que le poisson ressent de l'homme, ou l'homme du poisson ? Certaine qualité d'air empoisonne l'homme et ne nuit point au bœuf. Celle qui empoisonne le bœuf ne nuit pas à l'homme. Laquelle des deux est véritablement et naturellement pestilentielle ? Ceux qui ont la jaunisse voient toutes les choses jaunâtres et plus pâles que nous ne les voyons :

Quant aux malades atteints de la jaunisse, ils voient tout

En jaune.

[Lucrèce De la Nature IV, 330]

462. Ceux qui sont atteints de cette maladie que les médecins appellent Hyposphragma485, qui est une diffusion de sang sous la membrane de l'œil, voient toutes choses rouges et sanglantes. Ces humeurs, qui changent ainsi la façon dont nous voyons, savons-nous si elles ne sont pas prédominantes chez les animaux et si elles ne sont pas naturelles chez eux ? Nous voyons en effet que les uns ont les yeux jaunes comme nos malades de la jaunisse, et que d'autres les ont rouges et sanguins ; chez ceux-là, il est probable que la couleur des objets apparaisse autrement qu'à nous. Et quel point de vue sera le vrai ? Car il n'est pas dit qu'appréhender l'essence des choses soit le fait de l'homme seulement. La dureté, la blancheur, la profondeur et l'aigreur sont connues des animaux, qui en font usage, de même que nous ; la nature les en a dotés comme nous. Quand nous nous pressons l'œil, l'objet que nous regardons nous apparaît plus long et plus grand ; plusieurs animaux ont l'œil ainsi pressé : peut-être cette forme est-elle donc la véritable forme de cet objet, et non pas celle que nous fournissent nos yeux dans leur état ordinaire ? Si nous nous pressons l'œil par-dessous, les choses nous semblent doubles,

Les lampes ont une double lumière,

Les hommes un double visage et un double corps.

[Lucrèce De la Nature IV, 451]

463. Si nos oreilles sont bouchées par quelque chose, ou que notre conduit auditif soit resserré, le son qui nous parvient est différent de celui que nous percevons habituellement. Les animaux qui ont les oreilles velues, ou qui n'ont qu'un petit trou en guise d'oreille n'entendent donc pas ce que nous entendons, le son qu'ils perçoivent est différent. Dans les fêtes et au théâtre, nous voyons bien comment, en interposant une vitre d'une certaine couleur devant la lumière des flambeaux, tout ce qui se trouve en cet endroit nous apparaît vert, jaune, ou violet.

Il en est ainsi avec les voiles jaunes, rouges et bruns,

Tendus dans nos vastes théâtres, qui ondulent et flottent,

Le long des mâts et des traverses qui les soutiennent ;

Ils teignent de leurs couleurs ceux qui sont sur les gradins

Et la scène elle-même, sénateurs, matrones et statues de dieux.

Partout ils répandent leurs teintes.

[Lucrèce De la Nature IV, vv. 75 sq]

464. Il est très vraisemblable que les yeux des animaux que nous voyons être de diverses couleurs, leur fournissent des choses une apparence du même genre. Pour pouvoir juger de l'action des sens, il faudrait donc d'abord que nous fussions là-dessus en accord avec les animaux, mais aussi entre nous — et nous ne le sommes nullement. Nous entrons à chaque instant en controverse quand quelqu'un entend, voit ou goûte quelque chose autrement que les autres. Et nous débattons autant que des autres choses de la diversité des représentations que les sens nous fournissent. Un enfant entend, voit, et goûte naturellement de façon différente qu'un homme de trente ans, et ce dernier autrement qu'un sexagénaire. Chez les uns, les sens sont plus obscurs et plus sombres, chez les autres ils sont plus ouverts et plus aigus486. Nous percevons les choses différemment selon ce que nous sommes, et selon l'impression que nous en avons. Et nos impressions sont si incertaines et si discutables que si on nous dit que la neige est blanche, nous pouvons certes admettre qu'elle nous apparaît bien ainsi, mais nous ne saurions pour autant établir que son essence est bien ainsi. Et si cette base est ébranlée, alors toute la connaissance humaine part à vau-l'eau...

465. Et que dire du fait que nos sens se gênent mutuellement ? Un tableau peint semble avoir du relief quand on le regarde, et au toucher il semble plat. Dirons-nous que le musc est agréable ou non, quand il réjouit notre odorat et heurte notre goût ? Il y a des herbes et des onguents qui conviennent à une partie du corps, et qui en blessent une autre. Le miel est agréable au goût, et désagréable à la vue. Les bagues qui sont taillées en forme de plumes, et qu'on appelle en termes de blason « pennes sans fin », aucun œil n'est capable d'en discerner la largeur et d'éviter cette illusion : d'un côté elles semblent aller en s'élargissant, et se rétrécissant en pointe de l'autre, même si on les roule autour de son doigt. Et pourtant, quand on les touche, elles semblent être partout de la même largeur.

466. Il y avait autrefois des gens qui, pour augmenter leur volupté, se servaient de miroirs qui grossissent et agrandissent l'objet qu'ils représentent, afin que les membres dont ils disposaient pour besogner leur semblassent davantage plaisants du fait de cet accroissement apparent. Auquel de ces deux sens donnaient-ils finalement l'avantage : à la vue, qui leur représentait ces membres gros et grands à souhait, ou au toucher, qui les leur présentait petits et dédaignables ?

467. Est-ce que ce sont nos sens qui prêtent aux choses ces diverses qualités, alors qu'elles n'en auraient pourtant qu'une seule ? Nous voyons, par exemple, que le pain que nous mangeons n'est que du pain ; et pourtant l'usage que nous en faisons produit des os, du sang, de la chair, des poils et des ongles :

Comme la nourriture, répartie dans tout le corps,

Se décompose et produit une autre substance.

[Lucrèce De la Nature III, vv. 703-704]

L'humidité que suce la racine de l'arbre devient tronc, feuille et fruit. Et l'air, qui n'est qu'un, se transforme en mille sons divers par le moyen de la trompette. Est-ce donc alors, dis-je, nos sens qui donnent ainsi des qualités diverses aux choses, ou bien les ont-elles en elles-mêmes ? Et si nous nous interrogeons là-dessus, comment alors savoir quelle est leur véritable essence ? Et puisque les mauvais effets des maladies, du délire ou du sommeil nous font paraître les choses autrement qu'elles n'apparaissent aux gens sains, aux personnes sensées, et à ceux qui veillent, n'est-il pas vraisemblable que notre état normal et nos humeurs naturelles soient aussi capables de donner aux choses une façon d'être en rapport avec leurs qualités, et de les accommoder à leur convenance, tout comme le font les humeurs troublées ? Notre santé n'est-elle pas, elle aussi, capable de leur fournir son visage, comme le fait la maladie ? Pourquoi l'individu équilibré ne donnerait-il pas aux choses une forme qui lui soit propre, comme le fait celui qui est déséquilibré, et ne leur imprimerait-il pas de même son caractère propre ? Le dégoûté attribue au vin la fadeur, le sain la saveur, l'assoiffé la succulence.

468. Notre tempérament adaptant à lui les choses et les transformant à sa guise, nous ne savons plus ce qu'elles sont vraiment, car rien ne nous parvient qui ne soit déformé et altéré par nos sens. Si le compas, l'équerre et la règle sont faussés, tous les bâtiments qui sont élevés en les utilisant sont alors nécessairement imparfaits et défectueux. L'incertitude de nos sens rend incertain tout ce qu'ils nous fournissent.

Dans une construction, si la règle est fausse au départ,

Si l'équerre est trompeuse et s'écarte de la perpendiculaire,

Si le niveau en quelque endroit cloche un peu,

Alors le bâtiment sera gauche et tout de travers,

Sans forme et penché en avant, en arrière,

Disloqué et semblant vouloir s'écrouler déjà,

Et en effet s'effondre, trahi par les premiers calculs.

Ainsi le raisonnement que tu fais sur les choses,

Sera forcément faux si tes sens sont trompeurs.

[Lucrèce De la Nature IV, 514-522]

469. Et finalement, qui serait apte à juger de ces différences ? Comme on le dit dans les débats concernant la religion, il nous faut un juge qui ne soit lié ni à l'une ni à l'autre des parties, un juge indépendant et sans parti pris, ce qui n'est pas possible chez les chrétiens. Il en est de même ici : car si on est vieux, on ne peut juger de ce qu'est la vieillesse, puisqu'on est soi-même partie en ce débat ; il en est de même si on est jeune, en bonne santé ou malade, si on dort ou si on est éveillé : il nous faudrait disposer de quelqu'un qui ne soit rien de tout cela, afin que sans avoir d'idée préconçue, il puisse juger de ces questions comme des choses qui lui sont indifférentes. Et à ce compte il nous faudrait... un juge qui ne fût pas ! Pour juger des apparences des choses, il nous faudrait disposer d'un instrument de vérification ; et pour vérifier cet instrument il nous faudrait avoir recours à une démonstration ; et pour vérifier la démonstration, un nouvel instrument... nous tournons en rond ! Puisque le témoignage des sens ne peut mettre fin à ce débat, il faut bien que la raison s'en mêle : mais aucune raison ne sera établie sans une autre raison, et nous voilà lancés dans une régression infinie ! Notre pensée ne s'applique pas aux choses étrangères, elle est conçue par l'entremise des sens, et les sens ne peuvent saisir les objets étrangers, ils ne saisissent que leurs propres impressions. De ce fait, la représentation que nous nous faisons d'une chose, son apparence, n'est pas cette chose en elle-même, mais seulement l'impression qu'elle fait sur nos sens ; et comme cette impression et la chose elle-même sont des objets différents, celui qui juge d'après les apparences juge donc par autre chose que par l'objet lui-même. Et pour dire que les impressions fournies par les sens indiquent à l'âme, par ressemblance, les qualités des objets étrangers qui lui sont étrangers, comment l'âme et l'intelligence pourraient-elles s'assurer de cette ressemblance, puisqu'elles n'ont aucun rapport direct avec ces objets-là ? Celui qui ne connaît pas Socrate ne peut pas dire, en voyant son portrait, qu'il lui ressemble. Si l'on veut pourtant juger des choses d'après leurs apparences, soit on juge d'après leur ensemble, et c'est impossible à cause de leurs différences et contradictions, comme nous le montre l'expérience ; soit on en privilégie quelques-unes, mais alors il faudra vérifier celles que l'on choisit par une autre, la seconde par la troisième, et ainsi de suite, et nous n'en finirons jamais.

470. En fin de compte, il n'est rien qui soit constant, qu'il s'agisse de notre être ou des choses. Nous, notre jugement, et toutes les choses mortelles, tout cela coule et roule sans cesse. On ne peut donc rien établir de certain entre les uns et les autres, le juge et le jugé étant en perpétuelle mutation et mouvement.

471. Nous ne pouvons communiquer avec « l'être »487, parce que la nature humaine est toujours à mi-chemin entre la naissance et la mort, et ne peut donner d'elle-même qu'une apparence obscure et voilée, une idée faible et incertaine. Et si par hasard vous fixez comme but à votre pensée de vouloir saisir ce qu'elle est, ce ne sera ni plus ni moins que vouloir empoigner de l'eau : plus on serre et presse ce qui naturellement coule partout, plus on perd ce que l'on voudrait tenir et empoigner. Ainsi, toutes choses étant susceptibles de passer d'un état à un autre, la raison qui cherche en elles une réelle stabilité se voit déçue, ne pouvant rien trouver qui subsiste en permanence : tout, en effet, soit est en train de venir à l'existence, soit n'existe pas encore vraiment, soit commence à mourir avant même d'être né.

472. Platon disait488 que les corps n'avaient jamais d'existence, mais bien une naissance, car il considérait qu'Homère avait fait de l'Océan le père des dieux et Thétis leur mère pour nous montrer que toutes les choses sont un flux, une mouvance, une variation perpétuelle. C'était déjà une opinion commune à tous les philosophes avant lui, dit-il, sauf pour Parménide, qui déniait le mouvement aux choses, et accorde pourtant une grande importance à sa force489. Pythagore estimait que toute matière est coulante et changeante ; les Stoïciens qu'il n'y a pas de présent, que ce que nous appelons ainsi n'est que la jointure et la charnière du futur et du passé ; Héraclite, que jamais un homme n'entre deux fois dans la même rivière ; Épicharme, que celui qui a jadis emprunté de l'argent ne le doit pas maintenant, et que celui qui, cette nuit, a été convié à venir dîner ce matin, quand il vient, n'y est plus convié, puisque ceux qui l'ont invité ne sont plus les mêmes ; qu'on ne peut trouver de substance mortelle deux fois dans le même état, du fait que par sa soudaineté et facilité de changement, tantôt elle se disperse, tantôt elle se rassemble, tantôt vient, tantôt repart. De telle façon que ce qui commence à naître ne parvient jamais à la perfection de son être, puisque la naissance ne s'achève jamais, et jamais ne s'arrête comme étant à son terme, mais depuis la semence va toujours changeant et se transformant de l'un en un autre. Ainsi par exemple de la semence humaine, dont vient d'abord dans le ventre de la mère un fruit sans forme, puis un enfant formé, et quand il est sorti du ventre, un nourrisson, qui devient un garçon, puis un jouvenceau, puis un homme mûr, un homme âgé, et à la fin un vieillard décrépit — en sorte que l'âge et la génération qui suit sont toujours en train de défaire et détruire la précédente.

En effet le temps change le monde entier ;

En toute chose un autre état succède au précédent ;

Aucune chose ne demeure semblable à elle-même,

La nature change tout, contraint tout à changer.

[Lucrèce De la Nature V, 826]

473. Et nous autres, nous craignons bêtement une espèce de mort, alors que nous en avons déjà subi et en subissons tant d'autres ! Car non seulement, comme le disait Héraclite, la mort du feu est la naissance de l'air, et la mort de l'air la génération de l'eau, mais plus manifestement encore, nous pouvons voir cela en nous-mêmes : la fleur de l'âge passe quand la vieillesse survient, et la jeunesse se termine dans la fleur de l'âge de l'homme fait ; l'enfance s'achève avec la jeunesse, le premier âge avec l'enfance, le jour d'hier meurt en celui d'aujourd'hui et celui-ci mourra en celui du lendemain. Il n'est rien qui demeure, ou qui soit toujours un. Car s'il en était ainsi, si nous demeurions toujours un et le même, comment pourrions-nous jouir maintenant d'une chose et ensuite d'une autre ?

474. Comment pouvons-nous aimer des choses opposées, les haïr, les louer ou les blâmer ? Comment se fait-il que nous ayons des affections différentes, avec des sentiments différents pour la même pensée ? Il n'est pas vraisemblable que nous puissions éprouver des sentiments différents sans qu'il y ait eu changement ; ce qui change ne demeure pas le même ; et ce qui n'est plus le même, n'existe plus. Et quand l'Être change dans son ensemble, il change aussi dans son existence490, devenant sans cesse l'autre d'un autre. Et par conséquent, les sens naturels se trompent et nous trompent en prenant ce qui nous apparaît pour ce qui est, faute de vraiment savoir ce qui est.

475.Mais qu'est-ce qui existe véritablement ? Ce qui est éternel, c'est-à-dire qui n'a jamais eu de naissance et n'aura jamais de fin, ce à quoi le temps n'apporte jamais de changement. Car c'est une chose mouvante que le Temps : il apparaît comme l'ombre de la matière qui coule et s'écoule toujours, sans jamais demeurer stable ni permanente, et c'est à lui que se réfèrent ces mots : avant et après, a été ou sera, qui montrent immédiatement et à l'évidence que ce n'est pas là une chose qui est. Car ce serait une grande sottise et une erreur bien visible de dire qu'une chose est quand elle n'est pas encore en état d'exister, ou quand elle a déjà cessé d'exister. Et quant aux mots : présent, instant, maintenant, il semble que ce soit grâce à eux que nous fondons et soutenons notre intelligence du temps, car quand la raison découvre le temps, elle le détruit aussitôt : elle le fait éclater et le partage en futur et passé, comme si elle ne voulait le voir que divisé en deux. Il en est de même pour la nature, qui est mesurée, que pour le temps qui la mesure : il n'y a rien non plus en elle qui demeure, ou qui subsiste, mais toutes les choses y sont nées, ou naissantes, ou mourantes. Ce serait donc un péché de dire de Dieu, qui est le seul qui est, qu'il fut, ou qu'il sera, car ces termes sont ceux du changement, du passage, des vicissitudes de ce qui ne peut durer ni demeurer en son Être. Il faut donc en conclure que Dieu seul est, non pas en fonction de la mesure du temps, mais dans une éternité immuable et immobile, non mesurée par le temps, ni sujette à quelque déclin ; devant lui rien n'est, ni ne sera après, rien de plus nouveau ou de plus récent ; il est seulement un Étant, qui remplit le toujourspar un seul maintenant et il n'y a rien qui soit, véritablement, que lui seul, sans que l'on puisse dire : Il a été, ou Il sera, car il est sans commencement et sans fin. À cette conclusion si religieuse venant d'un païen491, j'ajouterai seulement ce mot, d'un témoin du même genre492, pour en finir avec ce long et ennuyeux discours, qui me fournirait une matière sans fin. « Ô la vile créature, dit-il, et méprisable, que l'homme, s'il ne s'élève au-dessus de sa condition ! » Voilà une bonne formule, et un désir utile, mais également absurde. Car faire la poignée plus grande que le poing, la brassée plus grande que le bras, et espérer faire des enjambées plus grandes que la portée de nos jambes, voilà qui est impossible et contre nature, de même qu'il est impossible pour l'homme de s'élever au-dessus de son humanité, car il ne peut voir que par ses yeux, et ne peut saisir que par ses doigts493. Il s'élèvera si Dieu lui prête exceptionnellement la main. Il s'élèvera en abandonnant ses propres moyens et en y renonçant, et en se laissant emporter et soulever par les moyens purement célestes. C'est à notre foi chrétienne, et non à la vertu stoïcienne de Sénèque, de prétendre à cette divine et miraculeuse métamorphose.



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