Chapitre 15

Notre désir est accru par la difficulté

1. Il n'y a aucun argument qui n'ait son contraire, dit la plus sage école philosophique504. Je ruminais autrefois ce beau mot qu'un auteur ancien allègue comme raison de mépriser la vie : « Nul bien ne peut nous apporter de plaisir, si ce n'est celui à la perte duquel nous sommes préparés.» [Sénèque Épitres, ou Lettres à Lucilius IV] « Le chagrin est le même quand on perd une chose ou quand on craint de la perdre.» [Sénèque Épitres, ou Lettres à Lucilius LXXXVIII] Il voulait dire par là que nous ne pouvons pas vraiment jouir de la vie si nous avons peur de la perdre. Mais on pourrait toutefois dire, à l'inverse, que nous serrons et étreignons ce bien d'autant plus étroitement et avec d'autant plus d'affection que nous savons qu'il est moins sûr, et que nous craignons qu'il ne nous soit enlevé. Car il est évident que, comme le froid renforce l'effet produit par le feu, notre volonté, elle aussi, est aiguisée par l'opposition qu'elle rencontre,

Si elle n'avait pas été enfermée dans une tour d'airain,

Danaé n'aurait jamais été rendue mère par Jupiter;

[Ovide Amours II, 19, v. 27]

et qu'il n'est rien qui soit naturellement aussi contraire à notre goût que la satiété que produit la facilité. « En toutes choses le plaisir s'accroît en fonction du péril même qui devrait nous en écarter.» [Sénèque De Beneficiis VII, 9]

Galla, refuse-toi ; en amour

On est vite rassasié des plaisirs sans tourments.

[Martial Épigrammes IV, 37]

2. Pour tenir l'amour en haleine, Lycurgue décréta que les gens mariés de Lacédémone ne pourraient faire l'amour qu'à la dérobée, et qu'il serait aussi honteux de les trouver couchés ensemble qu'avec d'autres. La difficulté des rendez-vous, la crainte des surprises, la honte du lendemain,

Et la langueur et le silence,

Et les soupirs venus du fond de la poitrine.

[Horace Épodes XI, v. 9]

c'est ce qui donne son piquant à la sauce. Combien de jeux très lascifs et plaisants naissent de la façon honnête et pudique de parler des choses de l'amour ! La volupté elle-même cherche à s'exciter par la souffrance. Elle est bien plus forte quand elle est cuisante et quand elle écorche. La courtisane Flora disait qu'elle n'avait jamais couché avec Pompée sans lui laisser les marques de ses morsures.

Ils embrassent étroitement l'objet de leur désir,

Le font souffrir et plantent leurs dents dans les lèvres délicates ;

De secrets aiguillons les poussent à blesser ce qui fait en eux

Lever ces germes de fureur.

[Lucrèce De la Nature IV, 1079]

Il en va ainsi dans tout : la difficulté donne du prix aux choses.

3. Les habitants de la région d'Ancône font plus volontiers leurs vœux à Saint-Jacques de Compostelle et ceux de Galice à Notre-Dame de Lorette ; à Liège on fait grand cas des bains de Lucques, et en Toscane, de ceux de Spa. On ne voit guère de Romains à l'école d'escrime de Rome, qui est pleine de Français. Le grand Caton, tout comme nous autres, éprouva du dégoût pour sa femme tant qu'elle fut la sienne, et la désira quand elle fut à un autre.

4. Je me suis débarrassé, en l'envoyant au haras, d'un vieux cheval dont on ne pouvait venir à bout quand il sentait l'odeur des juments ; la facilité l'a rapidement rassasié de celles qu'il y a trouvées, mais quand il s'agit d'étrangères, et pour la première qui passe le long de son box, il revient à ses insupportables hennissements et à ses chaleurs furieuses — comme auparavant. Notre désir méprise et ignore ce qu'il a sous la main, pour mieux courir après ce qu'il n'a pas.

Il néglige ce qu'il a sous la main,

Et tend la main vers ce qui lui échappe.

[Horace Satires I, 2, 108]

Nous interdire quelque chose, c'est nous en donner envie.

Si tu ne fais garder ta belle,

Elle cessera bientôt d'être à moi.

[Ovide Amours II, 19, v. 47]

Et nous l'abandonner tout à fait, c'est nous amener à la mépriser. Le manque et l'abondance aboutissent au même inconvénient.

Tu te plains d'avoir trop, et moi de manquer.

[Térence Oeuvres complètes Phormion I, 3, v. 10]

5. Le désir et la jouissance nous tourmentent de la même façon. La rigueur des maîtresses est ennuyeuse, mais leur complaisance et leur facilité le sont, à vrai dire, encore plus, parce que le mécontentement et la colère naissent de l'estime que nous éprouvons pour la chose désirée, aiguisent l'amour, et le réchauffent ; mais la satiété engendre le dégoût : c'est un sentiment vague, flou, las et endormi.

Si une femme veut régner longtemps sur son amant,

Qu'elle le dédaigne ; amants, faites les dédaigneux,

Et vous verrez venir à vous celle qui vous repoussait hier.

[Properce Elégies amoureuses - Cynthia II, 19, v. 33]

6. Pourquoi Poppée505 imagina-t-elle de masquer les beautés de son visage, sinon pour en accroître la valeur aux yeux de ses amants ? Pourquoi a-t-on voilé jusque sous les talons ces beautés que chacun désire montrer, que chacun désire voir ? Pourquoi recouvrent-elles de tant d'obstacles, les uns par-dessus les autres, ces endroits où réside principalement notre désir et le leur ? Et à quoi servent ces gros bastions506, dont les femmes de chez nous viennent de protéger leurs flancs, sinon à leurrer nos appétits, et nous attirer à elles en nous éloignant ?

Elle fuit vers les saules, mais veut être vue auparavant.

[Virgile Bucoliques III, v. 65]

Elle fait parfois de sa robe un rempart contre mes entreprises.

[Properce Elégies amoureuses - Cynthia 15, v. 6]

7. À quoi sert l'art de cette pudeur virginale, cette froideur réservée, cette mine sévère, cette ignorance ostensible des choses qu'elles connaissent mieux que nous qui les en instruisons, sinon pour accroître notre désir de vaincre, de dominer, et de faire plier devant nos appétits toute cette cérémonie, et tous ces obstacles ? Car il n'y a pas que du plaisir, il y a aussi de la gloire à affoler et débaucher cette molle douceur et cette pudeur enfantine, et soumettre à la loi de notre ardeur une gravité fière et exemplaire. Il est glorieux, dit-on en effet, de triompher de la réserve, de la chasteté, de la modération ; et si l'on déconseille aux dames ces qualités-là, on les trahit et se trahit soi-même. Il faut croire que leur cœur en frémit d'effroi, que le son de nos mots blesse la pureté de leurs oreilles, qu'elles en ressentent de la haine envers nous, et qu'elles ne cèdent à notre insistance que par la force. La beauté, si puissante soit-elle, ne peut se faire apprécier sans en passer par là. Voyez ce qui se passe en Italie, où il y a encore plus de beauté à vendre, et de la plus élégante : il faut qu'elle cherche pourtant d'autres moyens étrangers et d'autres procédés pour se rendre agréable. Et en vérité, quoi qu'elle fasse quand elle est vénale et publique, elle demeure faible et languissante. C'est que même dans les choses vertueuses, entre deux effets semblables, nous tenons néanmoins pour le plus beau et le plus noble celui pour lequel nous rencontrons le plus d'obstacles et de dangers.

8. C'est un effet de la Providence divine que de permettre à sa sainte Église d'être agitée comme nous la voyons par tant de troubles et d'orages, afin d'éveiller par ce contraste les âmes pieuses, et leur faire quitter l'oisiveté et le sommeil où les avait plongées une si longue tranquillité. Si nous mettons en balance la perte que nous subissons du fait du grand nombre de ceux qui se sont dévoyés, et le gain que nous procure le fait d'avoir repris notre haleine et de voir notre zèle et nos forces ressuscités à l'occasion de ce combat, je me demande si l'utilité ne surpasse pas le dommage. Nous avons cru attacher plus fermement le nœud de nos mariages, en supprimant tout ce qui permettrait de les dissoudre ; mais le nœud de la volonté et de l'affection s'est défait et relâché d'autant que celui de la contrainte s'est resserré. Au contraire, ce qui tint si longtemps les mariages en honneur, et assura leur sécurité, à Rome, ce fut la liberté de les rompre accordée à qui le voulait : les Romains s'attachaient d'autant plus à leurs femmes qu'ils pouvaient les perdre. Et alors qu'on pouvait divorcer en toute liberté, il se passa cinq cents ans et plus avant que quelqu'un ne le fît.

Ce qui est licite n'a pas de charme ; ce qui est interdit nous excite.

[Ovide Amours II, 19, v. 3]

9. On pourrait citer à ce propos l'opinion d'un Ancien507 disant que les supplices renforcent les vices plutôt qu'ils ne les affaiblissent ; qu'ils n'engendrent pas l'envie de bien faire, car c'est là l'œuvre de la raison et de l'éducation, mais seulement le souci de ne pas être pris à faire le mal.

Le mal qu'on croyait éradiqué, au contraire, se répand508. Je ne sais pas si cela est vrai ; mais ce que je sais par expérience, c'est que jamais société ne se trouva réformée par ce moyen-là. L'ordre et les bonnes règles dans la conduite des gens dépendent d'autre chose.

10. Les historiens grecs509 racontent que les Agrippéens, voisins des Scythes, vivent sans avoir de verges ni de bâtons pour frapper, et que non seulement personne n'essaie de les attaquer, mais que quiconque se réfugie auprès d'eux est en sûreté du fait de leur vertu et de la sainteté de leur existence, et que personne n'ose porter la main sur lui. On recourait d'ailleurs à ces gens-là pour régler les différends qui s'élevaient entre les hommes des autres pays. Il est un peuple où la clôture des jardins et des champs que l'on veut protéger est faite d'un fil de coton, et elle est bien plus sûre et plus stricte que nos fossés et nos haies510.

11. « Les serrures attirent les voleurs ; le cambrioleur passe devant les maisons ouvertes sans y entrer.» [Sénèque, Épitres, ou Lettres à Lucilius LXVIII.] Qu'il soit facile d'entrer dans ma maison la protège peut-être, entre autres moyens, des violences de nos guerres civiles. La défense attire l'entreprise, et la défiance attire le mauvais coup. J'ai affaibli les desseins des soldats en ôtant à leurs exploits tout risque et toute raison d'en tirer gloire, ce qui d'ordinaire leur sert de prétexte et d'excuse. Ce que l'on fait courageusement est toujours honorable, en un temps où il n'y a plus de justice. Je leur rends la conquête de ma maison facile et trompeuse : elle n'est fermée pour personne qui vient frapper à sa porte. Elle n'a pour tout gardien qu'un portier, à l'ancienne mode ; il ne sert pas tant à défendre ma porte qu'à l'offrir avec plus d'élégance et de grâce. Je n'ai pour tout garde ou sentinelle que les astres.

12. Il n'est pas bon pour un gentilhomme de se montrer sur la défensive, s'il ne l'est pas totalement, car celui qui est ouvert d'un côté l'est partout. Nos pères n'ont pas songé à bâtir des places fortifiées : les moyens d'attaquer et de prendre par surprise nos maisons — je veux dire sans canons ni armée — augmentent tous les jours, plus que ceux de les conserver. C'est de ce côté-là que les esprits s'aiguisent : l'invasion intéresse tout le monde, la défense, seulement les riches. Ma maison était fortifiée pour son temps ; mais je n'y ai rien ajouté, et je craindrais aujourd'hui que sa force ne se retournât contre moi. Ajoutez à cela qu'en une époque paisible on a tendance à rendre les maisons plus ouvertes, et qu'il est à craindre, si elles sont prises, qu'on ne puisse les reprendre. Il est d'ailleurs difficile de les rendre sûres, car en matière de guerres intestines, même votre valet peut être du parti que vous redoutez, et quand la religion devient un prétexte, même les liens de parenté ne sont plus fiables, sous couvert de justice. Ce ne sont pas les finances publiques qui vont entretenir nos garnisons domestiques : elles s'y épuiseraient. Et nous ne pouvons le faire sans nous ruiner nous-mêmes, ou de façon plus mauvaise et plus injuste encore, sans ruiner le peuple. Le mal ne serait donc guère pire que son remède ! Et d'ailleurs, si vous y perdez quelque chose, vos amis eux-mêmes passent leur temps, plutôt qu'à vous plaindre, à blâmer votre manque de vigilance et de précautions, votre méconnaissance ou votre laisser-aller quant aux devoirs de votre profession.

13. Le fait que tant de maisons bien gardées ont été prises, alors que la mienne est encore sauve, me fait soupçonner qu'elles ont été prises parce qu'elles étaient gardées : cela suscite l'envie et donne des raisons à l'assaillant. Toute protection a quelque côté guerrier. Quelqu'un pourra bien envahir ma maison, si Dieu le veut ; mais il est sûr que je ne l'y appellerai pas. C'est la retraite où je viens me reposer des guerres. J'essaie de soustraire ce petit coin à la tourmente des affaires publiques, de même que je leur soustrais un petit coin de mon âme. Notre guerre a beau changer de forme, se démultiplier et se diversifier en nouveaux partis511, quant à moi je ne bouge pas. Alors qu'il est tant de maison fortifiées, moi seul, que je sache en France512, de ma condition, ai confié simplement au ciel la protection de la mienne. Et je n'en ai jamais ôté ni vaisselle d'argent ni titre de propriété, ni tapisserie. Je ne veux ni avoir peur, ni me sauver à demi. Si une confiance totale mérite la faveur divine, alors elle m'accompagnera jusqu'au bout ; sinon, j'ai bien assez vécu pour rendre ma vie remarquable et digne d'être conservée. Comment cela ? Mais voilà bien trente ans que ça dure...513


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