Chapitre 11

Sur la cruauté

1. Il me semble que la vertu est autre chose, et quelque chose de plus noble, que les simples tendances à la bonté qui naissent en nous. Les âmes naturellement raisonnables et bien nées vont du même pas et montrent dans leurs actes le même visage que celui des âmes vertueuses, mais la vertu fait entendre je ne sais quoi de plus grand et de plus actif que lorsqu'on se contente de se laisser tranquillement et paisiblement conduire par la raison du fait d'un heureux naturel. Il est très bien et digne de louange de mépriser les offenses qu'on vous fait quand on a un caractère naturellement aimable et doux ; mais il est encore mieux, lorsqu'une offense vous a piqué au vif et mis hors de vous-même, d'utiliser les armes de la raison contre son désir de vengeance et de s'en rendre maître après un dur combat. Dans le premier cas, on agit bien ; dans le second, vertueusement. La première attitude peut s'appeler « bonté », l'autre « vertu ». Car il semble bien que le nom de « vertu » présuppose une difficulté, une opposition, et qu'elle ne peut s'exercer sans adversaire. C'est peut-être pour cela que nous disons de Dieu qu'il est bon, fort, généreux et juste — mais pas « vertueux » : ce qu'il fait, il le fait naturellement, et sans effort.

2. Comme quelqu'un reprochait à Arcésilas que beaucoup de gens passaient de son école à celle des épicuriens, et jamais l'inverse, il répondit subtilement par ce bon mot : « Bien sûr ! Avec des coqs on fait beaucoup de chapons, mais jamais on n'a fait de coqs avec des chapons ! » Mais en vérité, pour ce qui est de la fermeté et la rigueur de leurs opinions et de leurs préceptes, les Épicuriens147 ne le cèdent nullement aux Stoïciens. Montrant plus de bonne foi que tous ces discuteurs qui, pour combattre Épicure et se donner beau jeu, lui font dire des choses auxquelles il n'a jamais pensé, détournant ses propos dans une mauvaise direction, tirant de la grammaire un argument pour interpréter autrement le sens de ses paroles, et une autre opinion que celle qu'ils savent pertinemment être la sienne en pensée comme dans sa conduite, un Stoïcien dit un jour que s'il avait renoncé à être épicurien, c'était entre autres choses pour cette bonne raison qu'il trouvait leur chemin trop élevé et inaccessible : « Car ceux qu'on appelle amoureux de la volupté sont en réalité amoureux de l'honneur et de la justice, et ils aiment et pratiquent toutes les vertus. » [Cicéron Oeuvres complètes... s/dir. de M. NISARD t. V, XV, 19] Malgré tout cela148, et suivant ici l'opinion courante — d'ailleurs fausse à mon avis — quant à leur valeur respective, je dirai donc que parmi les philosophes, non seulement stoïciens, mais même épicuriens, il en est plusieurs qui ont jugé qu'il n'était pas suffisant d'avoir l'âme bien faite, bien réglée, et bien disposée à la vertu, qu'il n'était pas suffisant de placer nos résolutions et nos pensées au-dessus des coups du sort, mais qu'il fallait encore rechercher les occasions de faire nos preuves. Ils veulent donc aller à la rencontre de la douleur, de la nécessité et du mépris, pour les combattre et tenir leur âme en haleine : « La vertu grandit beaucoup en luttant. » [Sénèque: Épitres, ou Lettres à Lucilius XIII]

3. C'est l'une des raisons pour lesquelles Épaminondas, qui était d'une troisième « école », lui, refusa des richesses que le sort avait mis à sa disposition de façon très légitime, « pour être obligé, disait-il, de se battre contre la pauvreté ». Et il se maintint toujours en effet dans la pauvreté la plus extrême. Socrate se mettait, me semble-t-il, encore plus rudement à l'épreuve, en supportant pour se mortifier la méchanceté de sa femme, ce qui est en somme une façon de porter le fer dans la plaie. Metellus, seul de tous les sénateurs romains, avait entrepris de résister par son seul courage à la violence de Saturninus, tribun de la plèbe à Rome, qui voulait faire passer de force une loi injuste en faveur du peuple ; ayant encouru de ce fait la peine capitale que Saturninus avait décrétée contre ses opposants, il dit à ceux qui, en ce péril extrême, le conduisaient sur la place : « C'est une chose bien trop facile et lâche que de mal faire, et bien faire quand il n'y a pas de danger est chose vulgaire. Mais bien faire quand le danger est là, c'est le devoir même de l'homme vertueux. » Ces propos nous montrent très clairement ce que je voulais prouver : la vertu refuse de prendre la facilité pour compagne, et le chemin emprunté par les pas que dirige une bonne inclination naturelle, doux et en pente légère, n'est pas celui de la véritable vertu. Celle-ci réclame au contraire un chemin rude et plein d'épines, elle veut avoir des difficultés extérieures à surmonter (comme celles qu'affronta Métellus), par lesquelles le destin se plait à entraver sa course, ou des difficultés intérieures comme celles que lui fournissent les passions désordonnées et les imperfections dues à notre condition.

4. Je suis arrivé facilement jusqu'ici. Mais parvenu au bout de mon exposé, voilà ce qui me vient à l'esprit : l'âme de Socrate, la plus parfaite qu'il m'a été donné de connaître, serait donc à ce compte-là une âme de peu de mérite ? Car je ne puis concevoir chez lui aucun mouvement de vicieuse concupiscence. Je ne puis imaginer aucune contrainte ni aucune difficulté qui soit venue entraver le cours de sa vertu149. Je sais que la raison était chez lui si puissante et si maîtresse de tout qu'elle n'eût jamais permis de naître au moindre désir vicieux. A une vertu aussi élevée que la sienne je ne trouve rien à opposer : je crois la voir s'avancer d'un pas victorieux et triomphant, en grande pompe et très à l'aise cependant, sans obstacle et sans entrave.

5. Si la vertu ne peut briller qu'en combattant des désirs contraires à elle, dirons-nous pour autant qu'elle ne peut se passer de l'aide du vice, et qu'elle lui doive la considération et les honneurs dont on l'entoure ? Qu'en serait-il alors de la belle et bonne volupté épicurienne, qui se targue de nourrir la vertu en elle-même, et de la faire folâtrer, si elle devait lui donner pour jouets la pauvreté, la mort, les souffrances ? Si je pose comme préalable que la vertu parfaite se reconnaît à ce qu'elle combat et supporte patiemment la douleur, qu'elle résiste aux attaques de la goutte sans se laisser pour autant troubler ; si je lui fixe comme but obligé l'âpreté et la difficulté, que deviendra donc la vertu parvenue à ce point où non seulement elle méprise la douleur, mais s'en réjouit, et trouve une agréable excitation dans les terribles accès de coliques néphrétiques ? Qu'en sera-t-il alors de cette vertu que les épicuriens ont instituée, et dont plusieurs d'entre eux nous en ont laissé par leurs actes des preuves inattaquables ?

6. C'est le cas de bien d'autres encore qui, il me semble, ont dépassé dans la réalité les règles elles-mêmes fixées par leur doctrine. Ainsi de Caton d'Utique : quand je le vois mourir et se déchirer les entrailles150, je ne puis me contenter de croire simplement que son âme était alors totalement exempte de trouble et d'effroi. Je ne puis croire qu'il se comportait seulement de la façon dont les règles de l'école stoïque l'exigeaient : demeurer calme, sans émotion, impassible. Il y avait, me semble-t-il, dans la vertu de cet homme, trop de jovialité et de verdeur pour s'en tenir à cela. Je crois plutôt qu'il tira du plaisir et de la volupté d'une action si remarquable, et qu'il s'y complut davantage qu'en aucune autre de sa vie. « Il quitta la vie heureux d'avoir trouvé une bonne raison de se donner la mort». [Cicéron Tusculanes I, 30]

7. J'en suis tellement persuadé que je doute même qu'il eût accepté que l'occasion d'une si belle action lui fût ôtée. Et si la qualité de sa nature, qui lui faisait s'occuper des intérêts publics plus que des siens ne m'en empêchait, j'adopterais volontiers le point de vue selon lequel il savait gré au hasard d'avoir mis sa vertu à si rude épreuve et d'avoir aidé ce brigand151 à fouler aux pieds l'antique liberté de sa patrie. Il me semble lire en ce comportement je ne sais quelle joyeuseté de l'âme, une bouffée de plaisir extraordinaire et de volupté virile, en considérant la noblesse et l'élévation de son attitude :

Plus fière parce qu'elle s'était résolue à mourir;

[Horace Odes I, 37]

[une âme] qui n'est pas stimulée par quelque espérance de gloire, comme les jugements vulgaires et peu solides de certains hommes ont tenté de le faire croire : cette attitude est trop basse pour un cœur si noble, si fier et si ferme; une âme stimulée par la beauté de la chose en elle-même : il la voyait bien plus clairement, et dans toute sa perfection, lui qui en pressait les ressorts, que nous ne pouvons le faire.

8. La philosophie m'a comblé d'aise en considérant qu'une si belle action ne pouvait pas trouver d'autre vie que celle de Caton pour l'accueillir décemment, et qu'il ne pouvait appartenir qu'à la sienne de finir ainsi. C'est pour cela qu'il conseilla judicieusement à son fils et aux sénateurs qui l'accompagnaient de régler autrement leur propre cas. « Caton, que la nature avait doté d'un étonnant sérieux, et qui l'avait encore renforcé par une fermeté constante, demeuré solide sur ses principes, devait mourir plutôt que de supporter la vue d'un tyran » [Cicéron De Officiis I,31]

9. Toute mort doit être conforme à ce que fut la vie qu'elle clôt. Nous ne devenons pas quelqu'un d'autre au moment de mourir ; j'explique toujours la mort par la vie qu'on a eue. Et si on m'en présente une qui semble forte, mais rattachée à une vie qui fut faible, je considère qu'elle est plutôt produite par quelque cause faible en rapport avec ce que fut cette vie.

10. L'aisance de cette mort, et cette facilité qu'il avait acquise par la force de son âme, dirons-nous donc qu'elles doivent atténuer quelque peu l'éclat de sa vertu ? Et qui donc, parmi ceux qui ont dans l'esprit quelque teinture de la vraie philosophie, pourrait se contenter d'imaginer Socrate, simplement exempt de crainte et de souffrance dans le malheur que fut pour lui son emprisonnement, ses fers et sa condamnation ? Qui ne reconnaîtrait en lui, non seulement de la fermeté et de la constance (c'était là son attitude ordinaire) mais encore je ne sais quel contentement supplémentaire, une allégresse enjouée, lors de ses derniers propos et ses derniers instants ? Et ce tressaillement de plaisir qu'il ressent en se grattant la jambe, quand on lui eut ôté ses fers, n'indique-t-il pas le même genre de douceur et de joie en son âme, débarrassée des fers que constituaient les difficultés anciennes, et prête maintenant à affronter la connaissance des choses à venir ? Que Caton me le pardonne : pour moi sa mort est plus tragique, plus tendue, mais celle de Socrate est encore, je ne sais comment, plus belle. Aristippe déclara à ceux qui déploraient cette mort : « Que les dieux m'en envoient une comme celle-là ! »

11. On voit dans les âmes de ces deux personnages et de leurs imitateurs (car de semblables, je doute fortement qu'il y en ait jamais eu), une si parfaite habitude de la vertu qu'elle a fini par passer dans leur tempérament. Il ne s'agit plus d'une vertu pénible, ni des ordres donnés par la raison, et pour l'accomplissement desquels leur âme doit se raidir : c'est devenu l'essence même de leur âme, c'est son attitude naturelle et ordinaire. Ils l'ont rendue ainsi par une longue pratique des préceptes de la philosophie, qui ont rencontré en eux une belle et riche nature. Les mauvaises passions qui naissent en nous ne trouvent pas de chemin par où elles pourraient s'insinuer en eux. La force et l'inflexibilité de leur âme étouffent et éteignent les concupiscences dès qu'elles commencent à se mettre en mouvement.

12. On ne peut douter, il me semble, qu'il soit plus admirable, par une haute et noble résolution, d'empêcher la naissance des tentations, et de s'être préparé à la vertu de façon que les germes des vices eux-mêmes soient déracinés, plutôt que d'empêcher par la force leur progrès, et s'armer et se raidir pour les arrêter en chemin, et les vaincre. Mais on ne peut douter non plus que cette seconde attitude ne soit plus belle que le fait d'être simplement doté d'une nature facile et débonnaire, dégoûtée d'elle-même de la débauche et du vice. Car il me semble que cette troisième et dernière façon d'être rende un homme innocent, mais pas vertueux : il est incapable de mal faire, mais pas suffisamment apte à faire le bien. Et de plus, cette attitude est si voisine de l'imperfection et de la faiblesse que je ne sais comment en démêler les confins et comment les distinguer.

13. De là vient que les noms eux-mêmes de « bonté » et d'« innocence » ont un sens quelque peu péjoratif. Je note que plusieurs vertus comme la chasteté, la sobriété et la tempérance, peuvent nous échoir par simple défaillance corporelle... La fermeté face au danger (s'il faut l'appeler ainsi), le mépris de la mort, la constance devant les coups du sort, peuvent se faire jour et se rencontrer chez les hommes simplement par le fait de ne pas juger comme il faudrait ce qui leur arrive, et de ne pas prendre ces accidents pour ce qu'ils sont vraiment. Le défaut de compréhension et la bêtise ressemblent ainsi parfois à des comportements vertueux. Et il est souvent arrivé, comme j'ai pu le constater, qu'on a loué des hommes pour des actes qui auraient dû leur valoir d'être blâmés.

14. Un seigneur italien tenait un jour en ma présence des propos qui n'étaient pas à l'avantage de son pays ; il disait que la subtilité des Italiens et la vivacité de leur pensée étaient si grandes, qu'ils prévoyaient très longtemps à l'avance les accidents et les dangers qui pouvaient leur arriver, et qu'il ne fallait donc pas s'étonner si on les voyait souvent en temps de guerre, veiller à leur sécurité avant que d'avoir reconnu s'il y avait un péril; que les Espagnols et nous-mêmes, qui n'étions pas aussi fins, allions plus loin, parce qu'il nous fallait voir de nos propres yeux et toucher du doigt le danger avant d'en avoir peur, et qu'alors par contre, nous n'avions plus de résistance, mais que les Allemands et les Suisses, plus grossiers et plus lourds que nous, n'avaient même pas l'idée de se ressaisir, alors même qu'ils étaient accablés de coups. Il ne disait probablement cela que pour rire : mais il est bien vrai qu'aux affaires de la guerre, les débutants se livrent souvent aux dangers avec une légèreté dont ils ne sauraient plus faire preuve après avoir été échaudés !

Sans ignorer ce que peuvent dans les combats une gloire

Toute neuve — et le si doux espoir de briller dans la lutte.

[Virgile Énéide XI, v. 154]

Voilà pourquoi, avant de juger l'action de quelqu'un, il faut en considérer les circonstances et celui qui en est l'auteur tout entier.

15. Et pour parler un peu de moi-même : mes amis ont parfois appelé chez moi « sagesse » ce qui ne relevait que du hasard, et pris pour du courage et de la patience ce qui était plutôt à mettre sur le compte de la pensée et de l'opinion. Ils m'ont aussi attribué un titre pour un autre, et tantôt à mon avantage, tantôt à mon détriment. Au demeurant, il s'en faut de beaucoup que je sois parvenu à ce premier et parfait niveau d'excellence où la vertu devient une habitude, et je n'ai même pas vraiment fait mes preuves dans le second. Je n'ai pas fait de gros efforts pour brider les désirs qui m'ont harcelé : ma vertu, ou plutôt mon innocence, est accidentelle et fortuite. Si j'étais né avec un tempérament moins bien réglé, je crains bien que ma vie n'en eût pris un tour assez pitoyable, car je n'eusse guère trouvé en moi-même de fermeté suffisante pour contenir des passions un peu violentes. Je ne sais pas entretenir des querelles ni même des débats avec moi-même. Je ne puis donc me rendre grâce de ce que je me trouve exempt de certains vices :

Si j'ai peu de défauts et peu graves,

Une nature bonne dans l'ensemble,

Comme un corps beau malgré quelques taches légères.

[Horace Satires I, vi, 65]

16. C'est plus au hasard qu'à la raison que je dois cela. Elle m'a fait naître d'une famille de bonne réputation et d'un très bon père. Je ne sais s'il a fait passer en moi une partie de son tempérament, ou bien si les exemples de la maison et la bonne éducation reçue dans mon enfance y ont insensiblement aidé ; mais peut-être aussi suis-je simplement né ainsi.

Que la Balance ou le Scorpion m'ait vu naître,

— redoutable regard — ou que la tyrannie du Capricorne,

Ait pu régner alors sur les flots d'Hespérie.

[Horace Odes II, xvii, 17-20]

17. Toujours est-il que j'ai de moi-même en horreur la plupart des vices. La réponse d'Antisthène à celui qui lui demandait ce qui était le plus important à apprendre : « désapprendre le mal », semble mettre l'accent là-dessus152. Je les ai en horreur, dis-je, de façon si naturelle et si personnelle, que cette sorte d'instinct que j'ai sucé avec le lait de ma nourrice, je l'ai conservé, sans que nulle occasion n'ait jamais pu me le faire abandonner. Il en est de même en ce qui concerne mes jugements personnels : parce qu'ils se sont parfois écartés de la voie commune, ils me conduiraient plus facilement à des actions que cette inclination naturelle me fait haïr.

18. Ce que je vais dire est monstrueux, mais je vais pourtant le dire: je trouve dans ma conduite plus de retenue et de règle que dans ma pensée, et mes désirs moins déréglés que ma raison.

19. Aristippe professa des opinions si hardies en faveur de la volupté et des richesses, qu'il mit en émoi contre lui tous les philosophes. Mais pour ce qui est de sa conduite... Le tyran Denys lui ayant présenté trois belles filles pour qu'il fasse son choix, il répondit qu'il les prenait toutes les trois, car on sait ce à quoi le choix de Pâris avait conduit153. Mais quand il les eut amenées chez lui, il les renvoya sans les avoir touchées. Son valet se trouvant en chemin trop lourdement chargé de l'argent qu'il portait, il lui ordonna de jeter ce qui le gênait.

20. Épicure, dont les principes sont irréligieux et tournés vers le plaisir154, se comporta de façon très dévote et très laborieuse durant sa vie. Il écrivit un jour à un de ses amis qu'il ne vivait que de pain bis et d'eau ; et il le priait de lui envoyer un peu de fromage pour le cas où il voudrait faire un repas plus somptueux155. Est-il donc vrai, que pour être vraiment bon, il soit nécessaire de l'être par une disposition innée, cachée, et universelle, qui n'a besoin ni de lois, ni de la raison, ni d'exemples ?

21. Les débordements dans lesquels je me suis trouvé entraîné ne sont pas, Dieu merci, des pires. Je les ai bien condamnés chez moi comme ils le méritent, car mon jugement ne s'est pas trouvé contaminé par eux. Au contraire, je les condamne plus rigoureusement chez moi que chez un autre156. Mais c'est tout, car au demeurant, je leur oppose trop peu de résistance et je me laisse trop facilement glisser vers l'autre côté de la balance, sauf pour les modérer, et empêcher qu'ils se mélangent à d'autres vices ; car ils s'entretiennent les uns les autres, et s'enchaînent les uns aux autres si on n'y prend garde. Les miens, je les ai mis à part et confinés de façon qu'ils soient isolés, et les plus simples que j'ai pu.

Je ne chéris pas exagérément mon vice.

[Juvénal Satires VIII, v. 164]

22. Les Stoïciens disent que le sage, quand il agit, utilise toutes les vertus ensemble, même s'il en est une qui soit plus apparente que les autres (et à ce propos, on pourrait faire l'analogie avec le corps humain, car la colère ne peut s'exercer par exemple que si toutes nos pulsions y participent, même si c'est la colère qui domine). Mais quand ils veulent en tirer cette conclusion que celui qui commet une faute agit ainsi à cause de tous ses vices à la fois, je ne les crois pas aussi facilement. Ou bien je ne les comprends pas, car c'est le contraire que je ressens. Ce sont là des subtilités extrêmes, sans valeur concrète, auxquelles la philosophie s'attache parfois.

23. Je me laisse aller à quelques vices, mais j'en fuis d'autres, autant qu'un saint pourrait le faire.

24. Les Péripatéticiens contestent eux aussi cette conception qui fait des vices un tout indissoluble ; et Aristote considère qu'un homme sage et juste peut être intempérant et incontinent.

25. Socrate avouait à ceux qui discernaient dans sa physionomie quelque inclination au vice, que c'était bien là sa propension naturelle, mais qu'il l'avait corrigée par les règles qu'il s'était imposées. Et les familiers du philosophe Stilpon disaient qu'étant né très porté sur le vin et les femmes, il était devenu grâce à ses efforts, abstinent de l'un et de l'autre.

26. Ce que j'ai de bon en moi, je le tiens, à l'inverse, du hasard de ma naissance : je ne le dois ni à une loi, ni à un précepte, ou à un quelconque apprentissage. L'innocence qui est la mienne est une innocence native. Elle a peu de force et est sans artifice. Parmi les vices, je hais cruellement la cruauté, spontanément et par jugement, comme étant le plus extrême de tous. Mais cela va chez moi jusqu'à une telle faiblesse que je ne vois pas égorger un poulet sans déplaisir, et ne supporte pas d'entendre gémir un lièvre sous les dents de mes chiens — bien que la chasse soit pour moi un plaisir violent.

27. Ceux qui ont à combattre la volupté utilisent volontiers comme argument, pour montrer qu'elle est totalement vicieuse et déraisonnable, le fait que lorsqu'elle est à son maximum, elle s'empare totalement de nous au point que la raison ne peut plus s'y frayer un chemin. Et ils en donnent pour exemple ce que nous ressentons quand nous avons commerce avec les femmes :

Quand le corps déjà pressent le plaisir, et que Vénus

Est sur le point d'ensemencer le champ féminin.

[Lucrèce De la Nature IV, 1106-7]

Car il leur semble en effet que le plaisir nous transporte si loin hors de nous que notre raison, saisie et paralysée par la volupté, est alors incapable de jouer son rôle.

28. Mais je sais qu'il peut en aller autrement, et qu'on arrivera parfois, si on le veut, à remettre l'âme à ce moment là sur la voie d'autres pensées ; mais il faut la tendre et la raidir en la maintenant aux aguets. Je sais qu'on peut maîtriser la force de ce plaisir, et je m'y connais : je n'ai pas trouvé en Vénus une si impérieuse déesse que certains, et plus chastes que moi, le prétendent. Je ne considère pas comme un miracle, comme le fait la reine de Navarre dans l'un des contes de son « Heptameron » (un bon livre dans son genre), ni comme quelque chose d'extrêmement difficile, de passer des nuits entières, en toute liberté et tranquillité, avec une maîtresse depuis longtemps désirée, en respectant la promesse qu'on lui a faite de se contenter de baisers et de caresses... Je crois que le plaisir qu'on prend à la chasse serait ici un meilleur exemple : comme il y a moins de plaisir, il y a aussi plus d'exaltation et de surprise, et cela fait que notre raison n'a pas le loisir de se préparer à la rencontre. Quand après une longue quête, la bête vient soudain se présenter à nous, dans un endroit ou peut-être nous l'attendions le moins... La surprise, et l'ardeur des cris que l'on pousse alors nous frappent au point qu'il serait certainement malaisé à ceux qui aiment cette sorte de chasse de tourner ailleurs leurs pensées. Et les poètes ne donnent-ils pas à Diane la victoire sur les flammes et les flèches de Cupidon ?

Qui n'oublierait, au milieu de tels plaisirs,

Les cruels soucis de l'amour ?

[Horace Épodes II, 27]

29. Mais pour en revenir à mon propos157, j'éprouve une grande compassion pour les malheurs d'autrui, et je pleurerais facilement par contagion, si en quelque occasion que ce soit, je pouvais pleurer. Il n'est rien qui appelle mes larmes autant que les larmes : et pas seulement les vraies, mais n'importe lesquelles, qu'elles soient feintes ou peintes. Je ne plains guère les morts, je les envierais plutôt ; mais je plains très fort les mourants. Les sauvages ne m'offensent pas autant parce qu'ils font rôtir et mangent les corps des trépassés, que ceux qui les font souffrir et les persécutent quand ils sont vivants. Et même les exécutions judiciaires, pour justifiées qu'elles soient, je ne puis en soutenir la vue.

30. Quelqu'un158, pour témoigner de la clémence de César, déclara : « Il était doux en ses vengeances. Ayant forcé à se rendre les pirates qui l'avaient auparavant fait prisonnier et mis à rançon, comme il les avait menacés de les faire mettre en croix, il les y condamna ; mais ce fut après les avoir fait étrangler. » Quant à Philomon, son secrétaire, qui avait cherché à l'empoisonner, il le fit simplement mourir, sans chercher à le punir plus durement. Et ne parlons pas de cet auteur latin qui ose alléguer pour témoignage de clémence le fait de ne tuer que ceux par qui on a été offensé : il est aisé de deviner qu'il a été frappé par les vils et horribles exemples de cruauté dont les tyrans romains instituèrent l'usage.

31. En ce qui me concerne, tout ce qui, dans la justice elle-même, est au-delà de la mort me semble de la pure cruauté. Et notamment pour nous, qui devrions avoir le souci de remettre à Dieu les âmes telles qu'elles sont normalement, ce qui est impossible après les avoir agitées et désespérées par des tortures insupportables.

32. Il y a quelque temps, un soldat prisonnier aperçut, depuis la tour où il était enfermé, que la foule se rassemblait sur la place, et que des charpentiers y dressaient leurs ouvrages ; il crut que c'était pour lui, et ayant pris la résolution de se tuer, ne trouva rien pour mettre son projet à exécution qu'un vieux clou de charrette que le hasard mit entre ses mains. Il s'en donna donc deux grands coups à la gorge, mais voyant que c'était en vain, il s'en donna alors un troisième dans le ventre, où il laissa le clou enfoncé. Le premier de ses gardes qui pénétra dans sa cellule le trouva dans cet état, vivant encore, mais à terre et tout affaibli par ses coups. Pour profiter du temps qui lui restait avant qu'il défaillît, on lui prononça sa sentence ; et l'ayant entendue, comme il n'était condamné qu'à avoir la tête tranchée, il sembla reprendre un peu de forces : il accepta le vin qu'il avait d'abord refusé, et remercia ses juges de la douceur inespérée de leur condamnation, disant qu'il avait choisi de se donner la mort par crainte d'une mort plus dure et insupportable : voyant les apprêts qui se faisaient sur la place, il avait cru qu'on allait le faire souffrir par quelque horrible supplice. Et il parut délivré de la mort parce que celle-ci n'était plus la même !

33. Si l'on veut que ces exemples de sévérité servent à maintenir le peuple dans ses devoirs, je conseillerais plutôt qu'ils soient appliqués aux cadavres des criminels. Car les voir privés de sépulture, les voir bouillir et mettre en pièces, cela ferait presque autant d'effet sur le peuple que les souffrances qu'on inflige aux vivants — bien que cela soit peu de chose ou rien du tout en fait, comme Dieu le dit : « Ils tuent les corps, et après il ne leur reste plus rien à faire.» [Bible Luc, XII, 4] Et les poètes soulignent à l'envi l'horreur de ces actes, pires que la mort :

Un roi demi brûlé, les os mis à nu,

Dégouttant de sang noir, traîné à terre.

[Cicéron Tusculanes I, xvi]

34. Je me suis trouvé un jour à Rome au moment où on allait exécuter Catena, un voleur notoire159. On l'étrangla sans que cela soulève aucune émotion dans l'assistance, mais quand vint le moment de le démembrer, le bourreau ne donnait pas un coup sans que la foule ne réagisse avec des cris plaintifs et des exclamations, comme si chacun eût prêté sa propre sensibilité à cette charogne.

35. Il faut exercer ces excès inhumains sur l'enveloppe inerte et non sur la chair vivante. Ainsi Artaxerxès, dans un cas à peu près semblable, amollit la rigueur des anciennes lois de Perse : il ordonna que les Seigneurs qui avaient failli à leur charge, au lieu d'être fouettés comme c'était l'habitude, fussent dépouillés de leurs vêtements, et que ceux-ci soient fouettés à leur place ; et au lieu de leur arracher les cheveux comme autrefois, il ordonna qu'on leur enlève seulement leur chapeau.

36. Les Égyptiens, si dévots pourtant, estimaient qu'ils satisfaisaient tout à fait la justice divine en lui sacrifiant des simulacres de porcs peints en effigie ; voilà une invention hardie que celle qui consiste à vouloir payer Dieu, substance si essentielle, en peinture et faux-semblant !...

37. Je vis à une époque où abondent les exemples effarants de ce vice, à cause des désordres entraînés par nos guerres civiles. Et l'on ne voit rien de pire dans l'histoire ancienne, que ce à quoi nous assistons tous les jours. Mais cela ne m'y a nullement habitué. Je ne pouvais pas croire, avant de l'avoir vu moi-même, qu'il puisse y avoir des esprits assez monstrueux pour être capables de commettre des meurtres rien que pour le plaisir, découper à la hache les membres de quelqu'un, s'exciter à inventer des tortures inusitées et des morts nouvelles ; et sans que tout cela soit causé, ni par l'inimitié, ni l'appât du profit, mais à cette seule fin que de jouir du plaisant spectacle des gestes et mouvements pitoyables, des gémissements et des cris lamentables d'un homme mourant dans des souffrances terribles. Voilà certes le point ultime que la cruauté puisse atteindre. « Qu'un homme tue un homme sans colère, sans crainte, seulement pour le voir expirer...» [Sénèque Épitres, ou Lettres à Lucilius XC]

38. En ce qui me concerne, je n'ai jamais pu voir sans déplaisir poursuivre et tuer une bête innocente, sans défense, et qui ne nous a rien fait ! Et comme il arrive assez couramment que le cerf, se sentant hors d'haleine et à bout de forces, n'a plus rien d'autre à faire que de se retourner et de se rendre à nous qui le poursuivons, implorant notre pitié,

Et par ses plaintes, sanglant, comme une âme en peine...

[Virgile Énéide VII, 501]

cela m'a toujours semblé un spectacle très déplaisant160.

39. Je ne prends guère de bête vivante à qui je ne redonne la clé des champs. Pythagore en achetait aux pêcheurs et aux oiseleurs pour en faire autant.

Je crois que c'est du sang des bêtes sauvages,

Que le fer a été maculé tout d'abord.

[Ovide Les Métamorphoses XV, 106]

Un naturel sanguinaire à l'égard des bêtes témoigne d'une propension naturelle à la cruauté.

40. Quand on se fut habitué, à Rome, aux spectacles de mises à mort d'animaux, on en vint aux hommes et aux gladiateurs. La Nature, je le crains, a donné à l'Homme un penchant à l'inhumanité. Personne ne prend plaisir à voir des bêtes jouer et se caresser — et tout le monde en prend à les voir s'entre-déchirer et se démembrer.

41. Qu'on ne se moque pas de la sympathie que j'ai pour elles : la théologie elle-même nous ordonne d'avoir de la mansuétude à leur égard. Elle considère que c'est un même maître qui nous a logés dans ce palais pour être à son service, et donc que les bêtes sont, comme nous, de sa famille ; elle a donc raison de nous enjoindre d'avoir envers elles du respect et de l'affection. Pythagore emprunta l'idée de la métempsychose aux Égyptiens, mais elle a été adoptée depuis par plusieurs peuples, et le fut par nos druides :

Les âmes ne meurent pas ; après avoir quitté leur séjour,

Elles vont vivre dans nouvelles demeures, où elles s'installent.

[Ovide Les Métamorphoses XV, 106]

42. La religion des anciens Gaulois considérait que les âmes, étant éternelles, ne cessaient de bouger et de changer de place d'un corps à un autre et associait à cette fantaisie une certaine idée de la Justice divine : ils pensaient que selon le comportement de l'âme, quand elle avait habité Alexandre par exemple, Dieu lui assignait ensuite un autre corps à habiter, plus ou moins pénible et ayant un rapport à sa condition :

Il enferme les âmes dans le corps silencieux des animaux,

Celles des cruels dans des ours, des voleurs dans des loups ;

Des fourbes dans des renards ; et après les avoir promenées

Par mille figures, durant de longues années

Les purifie enfin dans le fleuve de l'oubli,

Et leur rend forme humaine...

[Claudien Oeuvres : In Ruffinum II, 482]

43. Si l'âme avait été vaillante, ils la logeaient dans le corps d'un lion ; voluptueuse, dans celui d'un porc ; lâche dans celui d'un cerf ou d'un lièvre ; malicieuse, dans celui d'un renard ; et ainsi de suite... jusqu'à ce que, purifiée par ce châtiment, elle reprenne l'apparence du corps d'un autre homme.

Moi-même, il m'en souvient, durant la guerre de Troie,

Je fus Euphorbe, fils de Panthée...

[Ovide Les Métamorphoses XV, 160-161]

44. Quant à ce cousinage entre nous et les bêtes, je n'en fais pas grand cas. Ni du fait que plusieurs peuples, et notamment les plus anciens et les plus nobles, ont non seulement admis des bêtes en leur société et leur compagnie, mais leur ont aussi donné un rang bien plus élevé qu'à eux-mêmes. C'est qu'ils les considéraient tantôt comme familières et favorites des dieux, et avaient donc envers elles un respect et une dévotion plus grande qu'envers des hommes, et tantôt même ne reconnaissaient pas d'autres dieu ni divinité qu'elles : « bêtes divinisées par les barbares qui en tirent profit.» [Cicéron De natura deorum I, 36]

Les uns adorent le crocodile, d'autres sont terrorisés

Par l'ibis engraissé de serpents ; ici brille la statue d'or,

D'un singe à grande queue; et des villes entières vénèrent

Tantôt un poisson, tantôt un chien.

[Juvénal Satires XV, 2-6]

45. L'interprétation très judicieuse que donne Plutarque de cette erreur est encore à leur honneur : il dit que ce n'était pas le chat ou le bœuf que les Égyptiens adoraient, mais qu'ils adoraient en ces animaux-là des représentations des facultés divines : dans le bœuf l'endurance et l'utilité, dans le chat, la vivacité ou — comme chez nos voisins les Bourguignons et dans toute l'Allemagne — l'incapacité de supporter l'enfermement, ce qui représentait pour eux la liberté qu'ils aimaient et adoraient plus que toute autre faculté divine ; et ainsi pour les autres. Mais quand je rencontre, parmi les opinions les plus modérées, des raisonnements qui tendent à prouver combien nous ressemblons étroitement aux animaux, combien ils participent de ce que nous considérons comme nos plus grands privilèges, et avec quelle vraisemblance on peut les comparer à nous, certes, j'en rabats beaucoup de notre présomption, et me démets volontiers de cette royauté imaginaire qu'on nous attribue sur les autres créatures.

46. Si on peut discuter de tout cela, il n'en reste pas moins que nous devons un certain respect et un devoir général d'humanité, non seulement envers les animaux, qui sont vivants et ont une sensibilité, mais envers les arbres et même les plantes. Nous devons la justice aux hommes, et la bienveillance et la douceur aux autres créatures qui peuvent les ressentir. Il y une sorte de relation entre nous, et des obligations mutuelles. Je ne crains pas d'avouer la tendresse due à ma nature si puérile qui fait que je ne peux guère refuser la fête que mon chien me fait, ou qu'il me réclame, même quand ce n'est pas le moment.

47. Les Turcs ont des aumônes et des hôpitaux pour les bêtes. Les Romains avaient un service public chargé de la nourriture des oies, grâce à la vigilance desquelles leur Capitole avait été sauvé161. Les Athéniens ordonnèrent que les mules et les mulets, qui avaient servi pour l'édification du temple appelé « Hecatompedon » fussent libres, et qu'on les laissât paître partout sans restriction.

48. Les gens d'Agrigente avaient l'habitude d'enterrer sérieusement les bêtes qu'ils avaient aimées, comme par exemple les chevaux ayant fait preuve d'un rare mérite, les chiens et les oiseaux utiles, ou même ceux qui avaient servi à distraire leurs enfants. Et la magnificence, dont ils faisaient preuve ordinairement en toutes choses, se voyait particulièrement à la somptuosité et au nombre des tombeaux élevés pour ces animaux-là : ils sont demeurés bien visibles des siècles plus tard. Les Égyptiens enterraient les loups, les ours, les crocodiles, les chiens et les chats dans des lieux sacrés : ils embaumaient leurs corps et portaient le deuil lors de leur trépas.

49. Cimon fit élever une sépulture honorable pour les juments avec lesquelles il avait gagné par trois fois le prix dans la course des Jeux Olympiques. Xantippe l'ancien fit enterrer son chien sur un cap, sur la côte qui a, depuis, gardé ce nom. Et Plutarque avait scrupule, raconte-t-il, de vendre et envoyer à la boucherie, pour un faible profit, un bœuf qui l'avait longtemps servi.


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