Chapitre 10

Sur les livres

1. Cela ne fait pas de doute : il m'arrive souvent de parler de choses qui sont mieux traitées par leurs spécialistes, et plus à fond. Je ne fais qu'utiliser ici mes capacités naturelles, et pas des connaissances acquises, et si on me convainc d'ignorance, cela ne m'atteindra pas, car je serais bien en peine de me justifier envers autrui de ce que j'avance, quand je ne puis m'en justifier envers moi-même, et n'en suis pas satisfait. Qui est en quête de science, qu'il la cherche où elle se trouve : quant à moi, il n'est rien dont je fasse moins profession. Ce sont ici mes idées, et par elles je ne cherche pas à faire connaître les choses — mais moi. Je connaîtrai peut-être un jour les sujets dont je traite, ou bien ils l'ont été autrefois, quand le hasard m'a porté là où ils étaient clairs. Mais127 je ne m'en souviens plus. Et si je suis homme qui a fait quelques lectures, je n'ai pas de mémoire.

2. Ainsi je ne garantis rien, si ce n'est de faire connaître jusqu'à quel point va, pour le moment, la connaissance que j'ai de moi. Qu'on ne s'attache pas aux sujets que je traite, mais à la manière dont je les traite128.

3. Qu'on regarde en ce que j'emprunte si j'ai su choisir quelque chose qui rehausse ou appuie convenablement le reste, qui lui, est bien de moi. Car je fais dire aux autres, non pas d'abord, mais ensuite, ce que je ne parviens pas à dire aussi bien, à cause de la faiblesse de mon langage, ou de mon esprit. Je ne compte pas mes emprunts : je les soupèse. Et si j'avais voulu les faire valoir par leur nombre, j'en aurais mis deux fois plus. Ils viennent tous, ou fort peu s'en faut, de noms si fameux et si anciens qu'ils me semblent se nommer d'eux-mêmes, sans avoir besoin de moi. Dans les raisonnements, comparaisons et arguments, si j'en transplante dans mon propre champ, pour les mélanger aux miens, je cache parfois volontairement le nom de leur auteur, pour freiner la témérité de ces critiques hâtives, que l'on profère à propos de toutes sortes d'écrits, et notamment récents, œuvres d'hommes encore vivants et écrites dans la langue « vulgaire », celle d'aujourd'hui, ce qui permet à tout un chacun d'en parler, et qui semble donner à penser que la conception et le dessein de l'œuvre elle-même sont, eux aussi, vulgaires. Je veux que ces gens-là croyant me donner une pichenette sur le nez la donnent en fait sur celui... de Plutarque ! Et qu'ils se ridiculisent à injurier Sénèque à travers moi. Il me faut bien dissimuler ma faiblesse sous ces grandes autorités.

4. J'aimerais que quelqu'un sache me découvrir là-dessous, par la clarté de son jugement, et simplement en observant la force et la beauté des propos. Car moi, qui faute de mémoire, ne parviens jamais à les trier en reconnaissant leur origine, je sais pourtant très bien reconnaître, conscient que je suis de mes capacités, que mon terreau n'est pas capable de nourrir ces fleurs trop riches dont il est parsemé, et que tous les fruits de mon propre cru ne sauraient les égaler.

5. Je suis tenu de me justifier si je m'empêtre dans mes développements ou s'il y a de la vanité et du vice dans ce que je dis, et que je ne le sente pas, ou que je ne sois pas capable de voir quand on me les montre. Car bien des fautes échappent à notre vue : mais il y a défaut de jugement lorsqu'un autre nous les révèle et que nous ne parvenons quand même pas à les voir129. La science et la vérité peuvent exister en nous sans le jugement, et le jugement sans elles. Savoir reconnaître son ignorance est en vérité l'un des plus beaux et plus sûrs témoignages de jugement que je puisse trouver. Pour disposer mes fragments, je n'ai point d'autre sergent de bataille130 que le hasard. Au fur et à mesure que mes ruminations131 se présentent, je les entasse ; tantôt elles se pressent en foule, tantôt elles se traînent à la queue leu leu. Je veux qu'on puisse voir mon pas naturel et ordinaire, si irrégulier soit-il. Je vais à l'allure qui me convient. D'ailleurs je ne traite pas ici de sujets qu'il serait défendu d'ignorer, et dont on ne pourrait parler occasionnellement et même un peu à la légère.

6. J'aimerais avoir une meilleure compréhension des choses, mais je ne veux pas en payer le prix. Ce que je veux, c'est passer tranquillement, et non laborieusement, ce qui me reste à vivre. Il n'est rien qui mérite que je me casse la tête, même pas la science, aussi importante qu'elle soit. Je ne cherche dans les livres qu'à y prendre du plaisir, par une honnête distraction. Et si j'étudie, ce n'est que pour y chercher la science qui traite de la connaissance de moi-même, et qui m'instruise à bien mourir et à bien vivre.

Voilà le but vers lequel doit courir mon cheval en sueur.

[Properce Elégies amoureuses - Cynthia IV, 1, v. 70]

7. Si je rencontre des difficultés en lisant, je ne m'en ronge pas les ongles : je les laisse où elles sont, après les avoir attaquées une fois ou deux. Si je restais planté là, je m'y perdrais et j'y perdrais mon temps ; car j'ai un esprit primesautier, et ce que je ne vois pas du premier coup, je le vois encore moins si je m'y obstine. Je ne fais rien si ce n'est gaiement, et l'obstination, la tension trop forte, étourdissent mon jugement, le rendent malheureux, le lassent enfin. Ma vue se brouille, et se perd. Il faut que je la porte ailleurs et que je l'y remette, par secousses. De même que pour juger du lustre de l'écarlate, on nous conseille de la parcourir du regard, à diverses reprises, de nous y reprendre à plusieurs fois.

8. Si tel livre m'ennuie, j'en prends un autre, et ne m'y replonge que dans les moments où l'ennui de ne rien faire me prend. Je ne suis pas très attiré par les livres récents, car ceux des Anciens me semblent plus pleins et plus solides, ni par ceux des grecs, parce que mon jugement ne peut s'exercer vraiment quand ma compréhension demeure celle d'un enfant et d'un apprenti.

9. Parmi les livres simplement agréables, je trouve chez les modernes : le Decameron de Boccace, Rabelais, et les Baisers de Jean Second (si on peut les mettre dans cette catégorie) méritent qu'on y consacre un peu de temps. Quant aux Amadis et aux écrits de ce genre, ils n'ont même pas eu de succès auprès de moi dans mon enfance. Je veux dire encore ceci, audacieusement ou témérairement : ma vieille âme un peu lourde ne se laisse plus volontiers chatouiller par les charmes, non seulement de l'Arioste, mais même par ceux du brave Ovide ; sa facilité et ses inventions, qui m'ont ravi autrefois, c'est à peine si elles me parlent encore maintenant.

10. Je donne librement mon avis sur toutes choses, et même à l'occasion sur celles qui sont au-delà de ce que je sais, et sur lesquelles je ne prétends nullement avoir de l'autorité. Ce que je dis à leur propos, c'est pour montrer la largeur de mes vues, et non la mesure des choses. Quand je suis rebuté par l'Axioche de Platon, ouvrage que je trouve sans force pour un tel auteur, je doute de mon jugement : il n'est pas assez assuré pour s'opposer à l'autorité de tant d'autres fameux jugements des Anciens, ceux qu'il considère comme ses maîtres et ses professeurs, et avec lesquels il est plutôt content de se tromper... Il ne s'en prend qu'à lui, il se reproche de s'arrêter à l'écorce, faute de pouvoir aller jusqu'au fond ; ou de regarder la chose sous un jour trompeur. Il se contente de se préserver seulement de la confusion et de l'excès. Quant à sa faiblesse, il la reconnaît et la confesse volontiers. Il pense donner une interprétation correcte des apparences, telles que ses facultés les lui présentent ; mais elles sont faibles et imparfaites. La plupart des fables d'Ésope ont plusieurs sens et interprétations ; ceux qui les mythologisent, en choisissent un aspect qui cadre bien avec la fable, mais pour la plupart d'entre elles, ce n'est que le premier, et il est superficiel : il en est d'autres, plus vivants, plus essentiels et plus profonds, dans lesquels ils n'ont pu pénétrer. Et c'est ce que je fais moi aussi.

11. Mais pour suivre mon idée, je dirai qu'il m'a toujours semblé qu'en matière de poésie, Virgile, Lucrèce, Catulle et Horace étaient au premier rang, et de loin. Et tout particulièrement Virgile avec ses Géorgiques, que j'estime être l'ouvrage le plus accompli de la poésie, et en comparaison duquel on peut voir facilement qu'il y a des endroits dans l'Énéide auxquels l'auteur eut certainement donné encore quelques coups de peigne s'il en avait eu le loisir. C'est le cinquième livre de l'Énéide qui me semble le plus réussi. J'aime aussi Lucain, et le pratique volontiers, non pas tant pour son style que pour sa valeur propre, et la validité de ses opinions et de ses jugements.

12. Quand au brave Térence, qui a toute la délicatesse et la grâce de la langue latine, je le trouve admirable dans sa façon de représenter les mouvements de l'âme, et la peinture de nos caractères. À chaque instant, notre comportement me fait penser à lui. Je puis le lire aussi souvent que je le veux, j'y trouve toujours quelque beauté et quelque grâce nouvelle. Ceux de l'époque de Virgile se plaignaient de ce que certains le comparaient à Lucrèce. Je pense en effet que la comparaison est inégale : mais j'ai bien du mal à soutenir ce point de vue quand je me trouve sous le charme de quelque passage parmi les plus beaux de ceux de Lucrèce... S'ils s'irritent de cette comparaison, que diraient-ils donc de ceux qui aujourd'hui comparent l'Arioste à Virgile, et qu'en dirait l'Arioste lui-même ?

Ô siècle grossier et dénué de goût !

[Catulle Épithalame de Thétis et de Pélée XLIII]

13. J'estime que les anciens avaient encore plus à se plaindre de ceux qui égalaient Plaute à Térence (ce dernier est bien plus distingué), que de ceux qui comparaient Lucrèce à Virgile. L'estime et la préférence que l'on peut avoir pour Térence doivent beaucoup au fait que le père de l'éloquence latine132 parle si souvent de lui et qu'il soit le seul de ce genre dont il parle, mais aussi au jugement rendu par le premier juge des poètes romains133 à propos de son compagnon [Plaute]. Ce que j'ai souvent remarqué, c'est comment, à notre époque, ceux qui se mêlent d'écrire des comédies (comme les Italiens, qui y réussissent assez bien), emploient trois ou quatre sujets qui proviennent de Térence ou de Plaute, pour bâtir la leur. Ils entassent en une seule comédie cinq ou six contes de Boccace. Ce qui les fait accumuler ainsi la matière, c'est qu'ils craignent de ne pouvoir se soutenir par leurs propres qualités : il leur faut trouver un socle sur lequel s'appuyer, et n'ayant pas assez pour capter notre attention, ils veulent nous amuser. C'est tout le contraire pour celui dont je parle : les perfections et les beautés de sa façon d'écrire nous font perdre de vue son sujet. Sa distinction et sa délicatesse nous accaparent. Il est partout si agréable

Délié et semblable à l'onde pure,

[Horace Épîtres II, 2, v. 120]

et il nous remplit tellement l'âme de ses charmes, que nous en oublions celles de son histoire.

14. Ces considérations m'entraînent plus loin encore : je vois que les bons poètes anciens ont évité l'affectation et la recherche, non seulement des extraordinaires hyperboles espagnoles et pétrarquistes, mais même des effets plus mesurés qui sont l'ornement de tous les ouvrages poétiques des siècles suivants. Aussi n'est-il pas un seul juge équitable qui les regrette chez les Anciens, et qui n'ait pas plus d'admiration, sans conteste, pour la qualité constante et la perpétuelle douceur et beauté fleurie des épigrammes de Catulle, que pour toutes les pointes acérées dont Martial arme la queue des siennes. C'est le principe que j'indiquais déjà tout à l'heure, et que Martial reprend à son compte : « Il n'avait pas de grands efforts à faire : le sujet lui tenait lieu d'esprit ». [Martial Épigrammes, Préface]

15. Ces Anciens-là n'ont pas besoin de se mettre en peine ou de s'exciter pour se faire comprendre : ils ont suffisamment de quoi rire sans avoir à se chatouiller partout ! Les autres doivent chercher secours ailleurs : il leur faut d'autant plus de corps qu'ils ont moins d'esprit, et montent à cheval parce qu'ils ne sont pas assez forts sur leurs jambes134... De la même façon que dans nos bals, ces hommes de basse extraction qui discourent sur le port et la politesse de la noblesse, faute de ne pouvoir les égaler, et qui cherchent à attirer notre attention par des sauts périlleux ou autres mouvements étranges bien dignes des bateleurs de foire.

16. Et les dames tirent aussi plus d'avantages des danses où il y a des figures variées et des mouvements de corps, que de ces danses de parade, où elle n'ont simplement qu'à marcher d'un pas naturel, avec leur contenance et leur grâce ordinaires. J'ai vu ainsi des comédiens excellents, vêtus de leur façon ordinaire, et avec un comportement normal, nous donner pourtant tout le plaisir que l'ont peut tirer de leur art ; tandis que les apprentis, et ceux qui ne sont pas de si haute volée, ont besoin, eux, de s'enfariner le visage, de se travestir, de se contorsionner et de grimacer pour parvenir à nous faire rire. Je ne peux mieux illustrer ma conception que par la comparaison de ces deux poèmes : l'Énéideet le Roland Furieux Le premier s'envole à tire d'aile, avec un vol haut et sûr de lui, gardant toujours son cap. Le second volette et sautille de conte en conte comme de branche en branche, et ne se fie à ses ailes que pour une courte étape ; il doit reprendre pied à tout bout de champ, de peur que le souffle et la force lui fassent défaut,

Les courses qu'il ose sont brèves.

[Virgile Énéide IV, v. 194]

Voilà donc, sur ces sujets-là, les auteurs qui me plaisent le plus.

17. Mon autre lecture favorite, et qui mêle un peu plus l'utilité au plaisir, celle grâce à laquelle j'apprends à régler mes comportements et mes goûts, c'est Plutarque, depuis qu'il est traduit en français135, et Sénèque. Ils ont tous les deux cet avantage notable pour moi que le savoir que j'y recherche y est exposé sous forme de fragments qui ne réclament pas une longue étude, ce dont je suis incapable. C'est le cas notamment des Opuscules de Plutarque et des Épîtres de Sénèque, qui constituent la partie la meilleure et la plus utile de leurs écrits. Cela ne me demande pas de gros efforts pour m'y mettre, et je les abandonne où il me plaît, car il s'agit d'œuvres dont les éléments ne se suivent pas, ne sont pas dépendants les uns des autres.

18. Ces auteurs se rejoignent sur la plupart des opinions utiles et fondées ; le hasard les a fait naître à peu près au même siècle136 ; ils ont tous deux été précepteurs de deux empereurs romains137 ; ils étaient tous les deux venus de pays étrangers, et tous deux riches et puissants. Leur enseignement constitue le meilleur de la philosophie, présentée de façon simple et pertinente. Plutarque est plus uniforme et plus constant, Sénèque plus ondoyant et divers. Celui-ci se donne du mal, se raidit et se crispe pour armer la vertu contre la faiblesse, la crainte, et les tendances vicieuses ; l'autre donne l'impression de ne pas accorder tant de prix à ces efforts, de dédaigner hâter le pas et se tenir sur ses gardes. Plutarque a des conceptions platoniciennes, modérées, et qui s'accommodent facilement avec celles de l'ensemble des citoyens. L'autre est épicurien et stoïcien, ses opinions sont plus éloignées de l'usage commun, mais elles sont, selon moi, plus utiles pour l'individu, et plus fermes. On peut observer chez Sénèque une certaine mansuétude à l'égard de la tyrannie des Empereurs de son temps. Car je considère que c'est par obligation qu'il a condamné la cause des nobles meurtriers de César : Plutarque, lui, est toujours libre. Sénèque est plein de subtilités et de traits d'esprit ; chez Plutarque, c'est le contenu qui importe. Celui-là vous excite et vous émeut, celui-ci vous apporte davantage, et récompense mieux : il nous guide, quand l'autre nous pousse.

19. Quant à Cicéron, ceux de ses ouvrages qui peuvent servir mon dessein, ce sont ceux qui traitent de la philosophie, et spécialement de la philosophie morale. Mais si je dois dire hardiment la vérité (car une fois franchies les barrières de l'impudence, rien ne peut plus nous retenir) sa façon d'écrire me semble ennuyeuse, et même tout ce qu'on trouve chez lui. Car ses présentations, ses définitions, ses divisions, ses étymologies, tout cela occupe l'essentiel de son œuvre. Ce qu'il y a de vivant et de substantiel est étouffé par ces longueurs dans la présentation des choses. Si j'ai passé une heure à le lire — ce qui est beaucoup pour moi — et que je me remémore ce que j'en ai tiré de suc et de substance, la plupart du temps, je n'y trouve que du vent : car il n'en est pas encore venu aux arguments qui soutiennent son propos et aux raisonnements qui concernent précisément le point qui m'intéresse.

20. Pour moi, qui ne demande qu'à devenir plus sage et non plus savant ou plus éloquent, ces expositions logiciennes et aristotéliciennes ne me conviennent pas. Je veux qu'on commence par la conclusion : je sais suffisamment ce que sont la mort et la volupté pour qu'on ne s'amuse pas à les disséquer. Ce que je cherche tout de suite, ce sont des raisonnements valables et solides, qui me permettent d'y faire face. Ni les subtilités des grammairiens, ni l'ingénieuse disposition des mots et des arguments n'y peuvent rien. Je veux des raisonnements qui permettent de s'attaquer directement au problème crucial, et les siens tournent autour du pot. Ils sont bons pour l'école, le barreau, le sermon, où nous pouvons sommeiller tranquillement, et être capables encore, un quart d'heure après, de retrouver le fil de ce qui s'est dit. C'est ainsi qu'il faut parler aux juges que l'on veut convaincre, à tort ou à bon droit, aux enfants, au peuple à qui il faut tout dire pour voir ce qui sera efficace.

21. Je ne veux pas qu'on s'escrime à me rendre attentif, en me criant cinquante fois : « Écoutez ! » comme le font nos hérauts. Les Romains disaient : « Faites attention ! » comme nous disons nous-mêmes « Hauts les cœurs !138 » — et ce sont des mots qui n'ont pas de sens pour moi : je viens de chez moi tout à fait préparé, je n'ai pas besoin d'« amuse-gueule », pas besoin non plus qu'on ajoute de la sauce... je mange volontiers les mets tout crus ; et au lieu de m'aiguiser l'appétit par ces préparatifs et avant-goûts, on me le fatigue et affadit, au contraire.

22. Ai-je le droit, à notre époque, d'avoir cette audace sacrilège : trouver longuets les dialogues de Platon lui-même, qui finissent par étouffer ce qu'il veut dire, et déplorer que cet homme, qui avait de bien meilleures choses à dire, passe autant de temps à ces discussions préparatoires si longues et tellement inutiles ? Mon ignorance me fournira une excuse, si je dis que je ne vois rien de beau dans sa façon d'écrire. J'ai surtout besoin des livres qui se servent des sciences, non de ceux qui les établissent.

23. Plutarque, Sénèque, Pline et leurs semblables n'ont point besoin de dire « Faites attention ! » : ils s'adressent à des gens qui se sont donnés à eux-mêmes cette consigne ; ou alors, il s'agit d'un avertissement plus consistant, d'un morceau qui a sa propre raison d'être.

24. Je lis aussi volontiers les « Lettres à Atticus139 », non seulement parce qu'elles contiennent beaucoup d'informations sur l'histoire et les affaires de son époque, mais surtout pour y découvrir ses sentiments personnels. Car j'ai en effet une vive curiosité, comme je l'ai dit ailleurs, pour l'âme et les opinions intimes de mes auteurs. Il faut juger de leur talent, mais non pas de leur façon de vivre ni de leur vie elle-même, d'après ce qu'ils livrent au monde dans leurs écrits.

25. J'ai mille fois regretté que nous ayons perdu le livre que Brutus avait écrit sur la vertu, car il est intéressant d'apprendre la théorie chez ceux qui sont bons dans la pratique ! Mais le prêche est tout autre chose que le prêcheur, et j'aime peut-être autant lire Brutus chez Plutarque que par lui-même. Je suis plus intéressé par les propos qu'il tenait sous sa tente à l'un de ses amis intimes la veille d'une bataille, que par ceux qu'il tint le lendemain à son armée, et ce qu'il faisait dans son cabinet de travail et dans sa chambre plutôt que ce qu'il faisait sur la place publique ou au Sénat.

26. En ce qui concerne Cicéron, je suis de l'avis commun : en dehors de son savoir, on ne trouve pas de grandes qualités chez lui : il était bon citoyen, d'une nature débonnaire, comme le sont très souvent les hommes corpulents et joviaux, ce qu'il était ; mais sans mentir, il avait bien de la mollesse, de la vanité et de l'ambition. Et je ne peux l'excuser d'avoir jugé bon de publier ses poésies ; ce n'est un gros défaut d'écrire de mauvais vers, mais c'en est un de n'avoir pas senti à quel point ils étaient indignes de la gloire attachée à son nom. Quant à son éloquence, elle échappe à toute comparaison, et je crois que jamais personne ne l'égalera140.

27. Cicéron « le Jeune », qui n'a ressemblé à son père que de nom, alors qu'il commandait en Asie, trouva un jour à sa table plusieurs étrangers, et entre autres Cestius, assis au bas bout, comme on le fait souvent quand on se faufile à la table des grands. Il s'informa auprès d'un de ses domestiques pour savoir qui était celui-là, et le domestique lui dit son nom ; mais comme il songeait à autre chose, et avait oublié ce qu'on lui avait dit, il le lui redemanda encore deux ou trois fois. Alors le serviteur, pour ne plus avoir à lui répéter si souvent la même chose, et pour qu'il s'en souvienne en l'associant à quelque chose, lui dit : « C'est ce Cestius dont on vous a dit qu'il ne faisait pas grand cas de l'éloquence de votre père auprès de la sienne ». Cicéron [le Jeune], piqué au vif par ces paroles, ordonna qu'on empoigne le pauvre Cestius, et lui fit donner durement le fouet en sa présence. Voilà un hôte bien peu courtois !

28. Parmi ceux-là même qui, tout bien pesé, ont estimé que l'éloquence de Cicéron était incomparable, il en est qui n'ont pas manqué d'y remarquer des fautes ; comme ce grand Brutus, son ami, qui disait que c'était là une éloquence cassée et aux reins brisés (« fractam et elumbem »). Les orateurs contemporains lui reprochaient aussi ce curieux souci d'une « chute » longue, à la fin de ses périodes, et remarquaient qu'y figuraient très souvent ces mots : « esse videatur141) ». En ce qui me concerne, j'aime mieux une « chute » plus courte, découpée en syllabes brèves et longues. Il mélange bien parfois les rythmes qu'il emploie, mais rarement. En voici un que mes oreilles ont retenu pour sa rudesse : « Pour moi, j'aimerais mieux être vieux moins longtemps plutôt que d'être vieux avant l'âge. »

29. Ma prédilection va aux historiens, car ils sont agréables et faciles à lire. Et en même temps, celui que je recherche : l'Hom-me en général, s'y montre plus vivant et plus complètement que nulle part ailleurs, avec la variété et la vérité de ses sentiments intérieurs, dans l'ensemble comme dans les détails, la variété des façons dont il s'assemble avec les autres, et celle des accidents qui le menacent. Ceux qui écrivent des « Vies », dans la mesure où ils s'attachent plus aux réflexions qu'aux événements, plus à ce qui vient du dedans qu'à ce qui se passe au dehors, ceux-là me conviennent donc tout à fait. Voilà pourquoi, en tout état de cause, Plutarque est mon homme. Je trouve bien dommage que nous n'ayons pas une douzaine de Diogène Laërce, et qu'il n'ait pas plus écrit, ou de façon plus approfondie. Car je suis aussi curieux de connaître la vie de ceux qui sont de grands exemples pour l'humanité, que de la diversité de leurs opinions et de leurs idées.

30. Quand on étudie l'Histoire, il faut feuilleter sans a priori toutes sortes d'auteurs anciens et nouveaux, qu'ils écrivent en langue étrangère ou en français, pour y apprendre les diverses choses dont ils traitent. Mais César me semble mériter particulièrement qu'on l'étudie, et pas seulement pour l'Histoire, mais pour lui-même, tant il dépasse tous les autres par son excellence et sa perfection — et quoique Salluste soit lui aussi du nombre. Certes, je lis cet auteur avec un peu plus de respect et déférence qu'on ne le fait pour les ouvrages humains ; je l'examine tantôt sous l'angle de ses actes, et du caractère extraordinaire de sa grandeur, et tantôt sous l'angle de la pureté et du poli inimitables de sa langue, qui n'a pas seulement dépassé celle de tous les historiens, comme le dit Cicéron, — mais peut-être Cicéron lui-même ! Il fait preuve de tant de sincérité en parlant de ses ennemis, que mises à part les fausses couleurs dont il essaie de couvrir sa mauvaise cause et le dégoût que peut inspirer sa pernicieuse ambition, il me semble que la seule chose à laquelle on puisse trouver à redire, c'est qu'il a été trop discret sur lui-même ; car il n'a pu exécuter autant de grandes choses sans y avoir mis bien plus de lui-même qu'il ne le laisse voir.

31. J'aime les historiens, qu'ils soient très simples ou excellents. Ceux qui font très simplement leur travail, ne se mêlent pas d'y ajouter des choses de leur cru, et n'y apportent que le soin et la diligence nécessaires pour rassembler tout ce qui vient à leur connaissance, et enregistrent les choses de bonne foi, sans choisir et sans trier : ils nous laissent juger nous-mêmes de ce qui est vrai. Tel est, entre autres, Froissart, qui a mené son affaire avec une telle bonne foi que, ayant commis une erreur qu'on lui a signalée, il ne craint nullement de la reconnaître et de la corriger à l'endroit même où elle se trouve. Il nous fait connaître la diversité des bruits qui couraient et les variations des récits qu'on lui faisait. C'est la matière même de l'Histoire, nue et sans forme : chacun peut en faire son profit en fonction de son intelligence.

32. Ceux qui sont vraiment excellents sont capables de choisir ce qui mérite d'être connu, ils peuvent discerner entre deux rapports qu'on leur fait celui qui est le plus vraisemblable. Du comportement naturel des Princes et de leur caractère, ils déduisent leurs intentions et leur attribuent les paroles qui conviennent à la situation. Ils sont fondés à modeler notre opinion d'après la leur, et ce n'est certes pas le cas de beaucoup de gens.

33. Ceux qui se situent entre les deux, et qui sont les plus courants, nous gâtent tout. Ils veulent nous mâcher le travail : ils s'autorisent donc à juger, et à faire pencher l'Histoire du côté de l'opinion qu'ils en ont. Car dans la mesure où leur jugement penche d'un côté, ils ne peuvent pas s'empêcher de modeler et conformer leur narration selon ce pli. Ils se mettent donc à choisir les choses dignes d'être connues, et nous cachent souvent telle ou telle parole ou action privée qui nous informerait bien mieux. Ils escamotent comme des choses incroyables les choses qu'ils ne comprennent simplement pas ; et peut-être aussi d'autres encore parce qu'ils ne savent pas les formuler en bon latin ou bon français. Qu'ils fassent hardiment étalage de leur éloquence et de leurs raisonnements, qu'ils jugent de leur point de vue, mais qu'ils nous laissent à nous aussi de quoi juger après eux, et donc qu'ils n'altèrent ni ne fassent disparaître rien, par leurs choix et leurs coupures, de la matière elle-même, mais qu'ils nous la restituent pure et entière, avec toutes ses dimensions. [Et les historiens les plus recommandables sont ceux qui savent de quoi ils parlent, soit qu'ils aient participé aux faits qu'ils racontent, soit qu'ils aient été les proches de ceux qui les ont dirigés142.]

34. Plus souvent, notamment à notre époque, on choisit pour cette fonction d'historien des gens du peuple, pour la seule raison qu'ils savent bien parler, comme si nous cherchions à apprendre la grammaire dans leurs livres ! Et ils ont bien raison de ne se soucier que de cela, n'ayant été engagés que pour cela, et n'ayant mis en vente que leur babil. À force de beaux mots, ils nous confectionnent un beau gâteau avec les bruits qu'ils récoltent aux carrefours.

35. Les seuls ouvrages historiques qui vaillent sont ceux qui ont été écrits par ceux-là même qui étaient alors « aux affaires », ou qui participaient à leur conduite, ou à la rigueur ceux qui ont la chance d'en conduire d'autres du même genre. C'est le cas de presque tous les ouvrages historiques des Grecs et des Romains. Car plusieurs témoins oculaires ayant écrit sur le même sujet (ce qui se produisait en ce temps-là où la grandeur et le savoir étaient souvent mêlés dans une même personne), s'il s'y trouve des fautes, elles ne peuvent être que très légères, et concerner des faits très obscurs. [Si même ils n'avaient pas vu de leurs propres yeux ce qu'ils racontaient, ils avaient au moins cet avantage d'avoir fait l'expérience de situations semblables, ce qui rendait leur jugement plus sûr.]143

36. Que peut-on attendre d'un médecin traitant de la guerre, ou d'un étudiant traitant des projets des princes ? Si l'on veut souligner les scrupules que les Romains avaient à ce propos, un exemple suffira : Asinius Pollion avait trouvé dans les récits de César lui-même quelque erreur, due au fait que César n'avait pu examiner par lui-même tous les recoins de son armée, et qu'il avait fait confiance à ceux qui lui rapportaient souvent des choses insuffisamment vérifiées, ou bien parce qu'il n'avait pas été assez précisément informé par ses lieutenants des opérations qu'ils avaient menées en son absence. On peut voir par là combien la recherche de la Vérité est chose délicate, au point qu'on ne puisse pas se fier, pour la relation d'une bataille, à la connaissance qu'en a celui-là même qui l'a commandée, non plus qu'aux soldats on ne peut demander de savoir ce qui s'est passé près d'eux, sauf à en confronter les témoins, comme on le fait pour une information judiciaire, où l'on admet les observations sur les preuves fournies pour chaque point de détail de chaque événement. En fait, la connaissance que nous avons de nos affaires est bien plus vague. Mais ceci a été, à mon avis, suffisamment traité par Bodin, et bien dans le sens de ma propre conception des choses.

37. Pour pallier un peu la trahison de ma mémoire, et sa déficience, (si totale qu'il m'est arrivé plus d'une fois de reprendre en mains des livres comme s'ils étaient nouveaux et inconnus de moi, alors que je les avais lus soigneusement quelques années plus tôt, et tout barbouillés de mes annotations), j'ai pris l'habitude depuis quelque temps d'ajouter à la fin de chaque livre — du moins de ceux dont je ne veux me servir qu'une seule fois — la date à laquelle j'ai achevé de les lire, et le jugement d'ensemble que je porte sur eux, afin que cela me rappelle au moins l'impression et l'idée générale que je m'étais faite de l'auteur en le lisant. Je vais donc transcrire ici quelques-unes de ces annotations.

38. Voici ce que j'ai mis il y a environ dix ans sur mon Guichardin (car quelle que soit la langue de mes livres, je leur parle avec la mienne) : « Voici un historiographe consciencieux, et par lequel, à mon avis, on peut apprendre la vérité sur les affaires de son temps aussi précisément que chez aucun autre. C'est qu'il en a été lui-même acteur dans la plupart des cas, et à un niveau important144. Il ne semble pas qu'il ait déguisé les faits par haine, faveur ou vanité : ainsi en font foi les jugements très libres qu'il porte sur les puissants, et notamment sur ceux par qui il avait été promu aux charges publiques, comme le pape Clément VII. Quant à la partie dont il semble vouloir se prévaloir le plus, ses digressions et raisonnements, il en est de bons, avec de beaux traits, mais il s'y est trop complu ; car pour ne rien vouloir laisser à dire, avec un sujet si ample et si dense, quasiment infini, il en devient flou et sent un peu le bavardage d'école.

39. « J'ai aussi remarqué que parmi tant d'âmes et de faits qu'il juge, tant de projets et de causes, jamais il n'en attribue un seul à la vertu, à la religion145 ou à la conscience : comme si ces qualités avaient disparu du monde ; et il attribue la cause de toutes les actions, si belles qu'elles nous paraissent, à quelque médiocre motif ou au profit escompté. Il est impossible d'imaginer que parmi le nombre infini d'actions dont il se fait le juge, il n'y en ait eu aucune qui eût découlé de la justice. Nulle corruption ne peut s'être emparée des hommes si universellement qu'il n'y en ait au moins un qui ait échappé à la contagion. Cela me fait craindre que son jugement puisse être pris en défaut : peut-être a-t-il jugé des autres d'après lui ? »

40. Dans mon exemplaire de Philipppe de Commines, il y a ceci : « Vous trouverez là une langue douce et agréable, d'une simplicité naturelle, une narration sans affectation, dans laquelle la bonne foi de l'auteur se montre à l'évidence, sans vanité quand il parle de lui-même, ni d'affectation ou de haine quand il parle d'autrui ; ses réflexions et exhortations s'accompagnent plus de zèle et de véracité que de science érudite, et partout se trouve chez lui l'autorité et la gravité qui sont celles d'un homme bien né et appelé aux grandes affaires. »

41. Sur les Mémoires de Monsieur Du Bellay : « Il est toujours plaisant de lire des choses écrites par ceux(146 qui ont tenté de les conduire comme il faut. Mais on ne saurait nier qu'il y ait chez ces deux seigneurs une grande perte de franchise et de liberté dans l'écriture, qui brillait chez les anciens qui écrivaient dans la même veine qu'eux. Ainsi du Sire de Joinville, familier de saint Louis, d'Eginhard, chancelier de Charlemagne, et plus récemment, de Philippe de Commines. On trouve ici un plaidoyer pour le roi François 1er contre l'empereur Charles-Quint, plutôt qu'une Histoire. Je ne veux pas croire qu'ils aient rien changé pour ce qui est des faits essentiels, mais ils sont passés maîtres dans l'art de dévier le jugement fourni par les événements à notre avantage, et souvent contre la raison, et à passer sous silence tout ce qu'il y a de délicat dans la vie de leur roi. En témoignent l'oubli des disgrâces de Montmorency et de Brion, et le fait que le nom de Mme d'Étampes n'y figure même pas. On peut cacher les actions secrètes, mais taire celles que tout le monde connaît, et des choses qui ont eu des conséquences publiques d'une telle importance, c'est là un défaut inexcusable. En somme, si l'on veut avoir une connaissance complète du roi François 1er et des choses qui se sont passées de son temps, il veut mieux s'adresser ailleurs, si l'on m'en croit. Le profit que l'on peut tirer de ce livre vient du récit personnel des batailles et actions de guerre auxquelles ces gentilshommes se sont trouvés mêlés, et des tractations et négociations conduites par le seigneur de Langey : il y a là-dedans quantité de choses dignes d'être connues, et des réflexions peu communes. »


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