Chapitre 2

Sur l'ivrognerie

1. Le monde n'est que variété et dissemblance. Mais les vices, eux, sont tous semblables en ce qu'ils sont des vices : c'est peut-être ainsi que l'entendent les Stoïciens. Mais s'ils sont tous également des vices, les vices ne sont pas tous égaux entre eux ; et l'on ne peut croire que celui qui a franchi de cent pas les limites

Au-delà, en deçà, ne peut être ce qui est bien,

[Horace Satires I, 1, v. 107]

ne soit pas pire que celui qui n'en est qu'à dix pas, et que le sacrilège ne soit pas pire que le vol d'un chou dans notre jardin !

On ne saurait prouver qu'ils sont aussi coupables,

Celui qui vole un chou dans le jardin d'autrui,

Et celui qui la nuit pille le sanctuaire des dieux.

[Horace Satires I, 3, 115-117]

Il y a donc en cela autant de diversité qu'en toute autre chose.

2. Ne pas faire de distinction dans le type et l'importance des péchés est une attitude dangereuse : les meurtriers, les traîtres et les tyrans y ont trop intérêt. Il n'est pas juste que leur conscience trouve un soulagement dans le fait que tel autre est oisif, ou lascif, ou moins assidu à la dévotion. Chacun a tendance à souligner le péché du voisin et à atténuer le sien. Les éducateurs eux-mêmes classent souvent mal les péchés, à mon avis.

3. Socrate disait que le rôle principal de la sagesse était de distinguer le bien et le mal ; et nous, pour qui le meilleur est toujours mêlé au vice, devons dire la même chose de la science qui permet de distinguer entre les vices : sans elle, exactement appliquée, le vertueux et le mauvais nous demeureraient mélangés et indiscernables.

4. L'ivrognerie, quant à elle, me semble un vice grossier et bestial. Il en est d'autres auxquels l'esprit semble prendre plus de part, et il y a même des vices qui ont je ne sais quoi de noble, si j'ose dire. Il en est auxquels se mêlent la science, le zèle, la vaillance, la prudence, l'adresse et la finesse : celui-ci est purement corporel et terrestre. C'est pourquoi la nation la plus grossière qui soit de nos jours est la seule qui lui accorde de la valeur14. Les autres vices altèrent l'intelligence ; celui-ci la détruit, et s'attaque au corps.

Sous l'empire du vin,

Les membres se font lourds, les jambes se dérobent,

On titube, la langue est pâteuse, l'intelligence coule à pic,

Les yeux sont vagues, et puis ce sont des cris,

Des sanglots, des querelles...

[Lucrèce De la Nature III, 575-78]

5. La pire des situations pour un homme, c'est quand il perd la connaissance et le contrôle de lui-même. On dit alors que, comme le moût qui fermente dans un récipient pousse vers le haut tout ce qui est au fond, le vin fait s'épancher les secrets les plus intimes de ceux qui en ont absorbé outre mesure15.

Tu sais Des sages dévoiler les secrets

Et les soucis, dans ta joyeuse bacchanale.

[Horace Odes III, XXI, 14-16]

6. Josèphe raconte16 qu'il tira les vers du nez à un ambassadeur que ses ennemis lui avaient envoyé en le faisant boire en quantité. Auguste, qui avait chargé Lucius Pison, conquérant de la Thrace, de gérer ses affaires privées, n'eut jamais à s'en plaindre ; pas plus que Tibère de Cossus, à qui il confiait tous ses projets. Et pourtant on sait que ces deux-là étaient tellement adonnés à la boisson qu'il fallut souvent les ramener ivres du Sénat tous les deux,

Ivres comme toujours et gonflés par le vin17.

[Virgile Bucoliques VI, 15]

7. On fit autant confiance à Cimber pour tuer César, bien qu'il s'enivrât souvent, qu'à Cassius le buveur d'eau. Ce qui lui fit dire plaisamment : « supporter un tyran, moi, qui ne puis supporter le vin ! » Et nous voyons les Allemands, noyés dans le vin, se souvenir tout de même de leur quartier, du mot de passe, et de leur grade18.

On ne les vaincra pas si facilement,

Tout avinés qu'ils sont, bégayants, titubants...

[Juvénal Satires XV, 47-48]

8. Je n'aurais pas cru qu'il pût y avoir une ivresse si profonde, si complète qu'elle laisse pour mort, si je n'avais lu dans les historiens anciens des histoires comme celle qui suit. Attale avait convié à souper Pausanias (qui plus tard, tua Philippe de Macédoine, ce roi qui montrait, par ses belles qualités, quelle éducation il avait reçue dans la maison en compagnie d'Epaminondas). Et pour l'humilier il le fit tellement boire, qu'il livra sa beauté, sans même s'en apercevoir, comme le fait une putain buissonnière, aux muletiers et aux serviteurs les plus vils de la maison.

9. Et voici ce que m'a raconté une dame que j'honore et estime fort. Près de Bordeaux, vers Castres, où elle habite, une villageoise, veuve et réputée chaste, sentant les premiers effets de la grossesse, disait à ses voisines que si elle avait un mari, elle se croirait volontiers enceinte. Mais le soupçon s'accroissant de jour en jour, et jusqu'à l'évidence, elle en vint à faire déclarer au prône de son église, que si quelqu'un reconnaissait être l'auteur de la chose et l'avouait, elle promettait de lui pardonner, et s'il le jugeait bon, de l'épouser. Un de ses valets de labourage, que cette proclamation avait enhardi, déclara alors qu'il l'avait trouvée un jour de fête, ayant tellement bu, endormie près du foyer si profondément, et dans une posture si indécente, qu'il avait pu se servir d'elle sans même la réveiller. Ils sont mariés et vivent encore...

10. Il est certain que l'Antiquité n'a guère décrié ce vice. Les écrits de bien des philosophes en traitent à la légère ; et il y en a même, jusque chez les Stoïciens19, qui vont jusqu'à conseiller de se laisser aller de temps en temps à boire plus que de raison, de s'enivrer pour détendre l'âme.

En ce noble combat aussi, le grand Socrate, jadis,

Remporta, dit-on, la palme.

[Pseudo-Gallus Poetae Latini Minores I, 47]

A Caton, ce grand censeur et correcteur des mœurs des autres, on a aussi reproché de boire ferme,

On raconte aussi que le vieux Caton

Réchauffait bien souvent sa vertu dans le vin.

[Horace Odes III, 21]

11. Cyrus, roi de grand renom, parmi toutes les qualités dont il se pare pour se montrer supérieur à son frère Artaxerxès, met en avant celle d'être un bien meilleur buveur que lui20. Et dans les nations les mieux organisées et les plus policées, concourir à qui boira le plus était de tradition. J'ai entendu Silvius, excellent médecin parisien, dire que pour empêcher notre digestion21 de devenir paresseuse, pour aiguillonner ses forces et lui éviter ainsi de s'engourdir, il est bon de le réveiller une fois par mois par un excès de boisson. On dit aussi que les Perses délibéraient sur leurs affaires après avoir bu.

12. Ma nature et mon goût sont plus opposés à ce vice que ma raison. Car outre le fait que je me range facilement sous l'autorité des opinions des Anciens, si je trouve que c'est vraiment un vice lâche et stupide, il est tout de même moins mauvais et moins pernicieux que les autres, qui heurtent de front la société. Et si nous ne pouvons nous donner du plaisir sans qu'il nous en coûte un peu, comme on le dit, je trouve que ce vice coûte moins à notre conscience que les autres : outre qu'il n'est pas difficile à satisfaire, ce qui n'est pas négligeable.

13. Un homme d'âge avancé et de grande dignité me disait qu'entre les trois principaux agréments de la vie qui lui restaient, il comptait celui-là. Car où trouver ces agréments, sinon parmi nos penchants naturels22 ? Mais il en usait mal. Il faut en cette affaire fuir la délicatesse, et un choix trop soigneux du vin. Si vous faites reposer votre plaisir sur sa qualité, vous vous exposez à souffrir en en buvant un médiocre. Il faut avoir le goût moins strict et plus relâché. Pour être bon buveur, il ne faut pas avoir le palais si délicat.

14. Les Allemands boivent à peu près toutes sortes de vins avec le même plaisir : leur but, c'est d'avaler, plus que de déguster. Ils y trouvent bien mieux leur compte : leur plaisir est plus ample, et plus à leur portée. D'ailleurs, boire à la française, aux deux repas et modérément, c'est trop restreindre les faveurs de ce dieu. Il faut y consacrer plus de temps et de persévérance !

15. Les Anciens y consacraient souvent des nuits entières, et cela se prolongeait souvent dans la journée. Il faut donc donner à notre consommation ordinaire plus d'ampleur et de force. De mon temps, j'ai vu un grand seigneur23, célèbre par ses campagnes et ses victoires, qui ne buvait guère moins de vingt bouteilles24 de vin au cours de ses repas ordinaires, et ne s'en montrait pas moins très sage et très avisé aux dépens de nos affaires [françaises].

16. Le plaisir, auquel nous attachons de l'importance dans notre existence, doit occuper plus de place dans celle-ci. Il faudrait, comme les employés et les travailleurs manuels, ne refuser aucune occasion de boire, et avoir ce désir toujours en tête. Il semble que nous en raccourcissions chaque jour l'usage, et que les déjeuners, les soupers et les goûters aient été, comme je l'ai vu dans mon enfance, bien plus fréquents et communs autrefois qu'aujourd'hui. Serait-ce le signe de ce que nous allons vers quelque amélioration ? Certainement pas. C'est peut-être au contraire que nous sommes plus portés à la paillardise que ne l'étaient nos pères : ce sont deux activités qui se contredisent et s'affaiblissent mutuellement. D'une part notre estomac s'est affaibli, et d'autre part, la sobriété nous rend plus galants et plus délicats dans les exercices amoureux.

17. Je m'étonne encore de ce que j'ai entendu mon père raconter à propos de la chasteté en son temps. C'était bien à lui d'en parler : il était assez porté, par goût et par nature, à la compagnie des femmes. Il parlait peu et bien, et agrémentait son langage de citations tirées des livres modernes, surtout espagnols, et parmi ces derniers, un surtout, qu'on appelle « Marc-Aurèle »25. Il était d'un abord doux, humble et modeste, mais avec un souci particulier de la décence pour sa personne et ses vêtements, qu'il fût à pied ou à cheval. Il faisait preuve d'une étonnante fidélité à la parole donnée ; il était consciencieux et scrupuleux d'une façon telle que cela tendait plutôt à la superstition.

18. Quoique de petite taille, il était plein de vigueur et d'une stature bien droite et bien proportionnée ; son visage était agréable, et son teint plutôt mat. Il était adroit et excellait dans tous les nobles exercices : j'ai vu encore moi-même des cannes lestées de plomb avec lesquelles on raconte qu'il exerçait ses bras pour se préparer à lancer la barre, ou la pierre, ou à l'escrime, et des souliers aux semelles plombées pour se rendre plus agile à la course et au saut. Dans le saut à pieds joints il a laissé le souvenir de quelques petits exploits.

19. Je l'ai vu, à plus de soixante ans, se moquer de nos exercices d'agilité, se jeter avec sa robe fourrée sur le dos d'un cheval, sauter et tourner au-dessus d'une table en se soutenant seulement par le pouce ; il ne montait guère les marches vers sa chambre que quatre à quatre. Sur le sujet dont je parle — la chasteté — il disait que dans toute une province, il y avait à peine une femme de qualité qui eût mauvaise réputation, et il parlait de relations familières hors du commun, et au-dessus de tout soupçon, comme celles que lui-même notamment entretenait avec d'honnêtes femmes. Et quant à lui, il jurait sur les saints être demeuré vierge jusqu'à son mariage, bien qu'il eût pris part longuement aux guerres d'Italie, dont il nous a laissé un journal qui relate point par point tout ce qui s'y passa, aussi bien dans les affaires publiques que dans les siennes propres. Il se maria à un âge assez avancé, en 1528, à trente-trois ans, comme il s'en revenait d'Italie. Mais revenons à nos bouteilles...

20. Les inconvénients de la vieillesse, qui nécessitent soutien et réconfort, pourraient bien susciter en moi avec quelque raison le désir de recourir à cet expédient : car c'est à peu près le dernier des plaisirs que le cours des ans nous enlève. La chaleur naturelle, disent les bons compagnons, envahit d'abord les pieds : c'est celle qui est liée à l'enfance. De là, elle se répand dans le milieu du corps, où elle s'installe pour longtemps, et c'est là qu'elle produit, selon moi, les seuls véritables plaisirs de la vie du corps : les autres voluptés sont bien faibles en comparaison. Vers la fin, comme une vapeur qui monte et s'exhale, elle parvient à la gorge, où elle fait sa dernière pause.

21. Je ne puis pourtant pas comprendre comment on peut en venir à allonger le plaisir de boire au-delà de la soif, et se former en imagination un appétit artificiel et contre nature. Mon estomac ne pourrait aller jusque-là : il est déjà bien assez occupé à venir à bout de ce qu'il absorbe pour ses besoins. De par ma constitution, je ne ressens le besoin de boire que pour compléter ce que j'ai mangé : c'est la raison pour laquelle le dernier coup que je bois est presque toujours le plus grand. Et comme en vieillissant notre palais semble encrassé par le rhume, ou abîmé par quelque autre mauvaise disposition, le vin nous paraît meilleur dans la mesure où nous avons nettoyé nos papilles... En tout cas, il est rare que j'en apprécie bien le goût dès la première fois26.

22. Anarcharsis27 s'étonnait de voir que les Grecs buvaient dans de plus grands verres à la fin du repas qu'au début ; c'était, il me semble, pour la même raison que celle qui pousse les Allemands à le faire, et à se jeter alors des défis à qui boira le plus. Platon défend aux enfants de boire du vin avant dix-huit ans, et de s'enivrer avant d'avoir atteint les quarante. Mais à ceux qui ont passé cet âge, il pardonne28 de s'y complaire, et de placer largement leurs convives sous l'influence de Dyonisios, ce Dieu qui rend aux hommes leur gaieté et leur jeunesse aux vieillards, qui adoucit et amollit les passions de l'âme, comme le fer s'amollit sous l'effet du feu.

23. Dans ses Lois, il considère que de telles assemblées où l'on boit sont utiles, pourvu qu'il y ait un chef de groupe qui puisse les régler et contenir leurs débordements : car l'ivresse constitue une manière sûre d'éprouver la nature de chacun, et en même temps capable de donner aux personnes d'un certain âge le courage de s'adonner au plaisir de la danse et de la musique, choses pourtant utiles, mais auxquelles ils n'osent se livrer dans leur état normal. Car le vin est capable d'inciter l'âme à la modération, et il est bon pour la santé du corps.

24. Toutefois, il fait siennes ces restrictions, en partie empruntées aux Carthaginois : qu'on évite le vin dans les expéditions guerrières ; que tout magistrat ou juge s'en abstienne, quand il est sur le point d'accomplir sa charge, et de délibérer sur des affaires publiques ; qu'on n'y consacre pas la journée, qui doit être dévolue à d'autres occupations, ni la nuit que l'on destine à faire des enfants.

25. On raconte que le philosophe Stilpon, accablé par la vieillesse, hâta volontairement sa mort en buvant du vin pur29. C'est aussi le vin, mais cette fois involontairement, qui vint à bout des forces affaiblies par l'âge du philosophe Arcésilas. C'est d'ailleurs une vieille et plaisante question que de savoir si l'âme du sage peut succomber à la force du vin :

Si le vin vient à bout de la sagesse bien retranchée.

[Horace Odes III, 28]

26. A quel degré de vanité nous conduit cette bonne opinion que nous avons de nous ? L'âme la mieux réglée au monde, la plus parfaite, n'a déjà que trop à faire pour se maintenir droite sur ses pieds, et éviter d'être terrassée par sa propre faiblesse. Il n'en est pas une sur mille qui soit droite et ferme un seul instant dans sa vie : et l'on pourrait même douter que sa condition naturelle lui permît jamais de l'être. Quant à y joindre la constance, ce serait la dernière des perfections — à supposer que rien ne vienne la bousculer, ce que mille événements peuvent faire.

27. Le grand poète Lucrèce eut beau philosopher et faire preuve de détermination, un breuvage amoureux suffit pourtant à lui faire perdre la raison30. Pense-t-on qu'une apoplexie ne puisse étourdir aussi bien Socrate qu'un portefaix ? Certains ont oublié jusqu'à leur nom du fait de la maladie, et une légère blessure a altéré le jugement de certains autres. On peut être sage tant qu'on voudra, on n'en est pas moins homme. Et qu'y a-t-il de plus fragile, de plus misérable, de plus proche du néant ? La sagesse ne vient pas modifier nos dispositions naturelles.

Sous l'effet d'une crainte violente on voit se répandre

Sueurs et pâleurs par tout le corps.

La langue s'embarrasse, la voix s'éteint, la vue se trouble

Les oreilles sifflent et les membres défaillent,

Et l'homme enfin succombe.

[Lucrèce De la Nature III, v. 155]

28. Même le sage cille des yeux devant le coup qui le menace. S'il est au bord d'un précipice, il ne peut que trembler comme un enfant car la Nature s'est réservée ces légères marques de son autorité, dont notre raison ne peut venir à bout, pas plus que la vertu stoïque, pour lui rappeler qu'il est mortel et quelle est sa faiblesse. Il pâlit sous le coup de la peur, il rougit de honte, il gémit sous les attaques d'une forte crise de coliques [néphrétiques], sinon d'une voix désespérée et retentissante, mais plutôt enrouée et comme cassée.

Qu'il pense que rien d'humain ne lui est étranger.

[Térence Heautontimorumenos I, 1]

29. Les poètes, qui arrangent tout à leur façon, n'osent pourtant pas dispenser leurs héros de laisser couler leurs larmes :

Ainsi parle Enée en pleurs, et il laisse partir la flotte.

[Virgile Énéide, VI, 1]

30. Qu'il lui suffise de modérer et de brider ses inclinations : il n'est pas en son pouvoir de les empêcher. Notre Plutarque lui-même, si parfait et si excellent juge des actions humaines, en voyant Brutus et Torquatus tuer leurs enfants, fut saisi de doute et se demanda si la vertu pouvait aller à ces extrémités, ou si ces personnages n'avaient pas plutôt été mus par quelque autre passion. Toutes les actions qui sortent de l'ordinaire sont sujettes à une interprétation défavorable, du fait que notre goût ne s'adapte pas plus à ce qui est au-dessus qu'à ce qui est en dessous de lui.

31. Laissons de côté l'école31 qui fait expressément profession de fierté. Mais quand, dans celle qui est estimée la plus douce, nous entendons ces vantardises de Métrodore32 : « Fortune, je t'ai devancée et je te tiens ; j'ai barré toutes les issues pour que tu ne puisses m'atteindre.»

32. Quand Anaxarque, sur l'ordre de Nicocréon tyran de Chypre, mis dans une auge de pierre, et assommé à coups de maillets de fer, ne cesse de dire : « Frappez, rompez, ce n'est pas Anaxarque : c'est son enveloppe que vous écrasez33. » Quand nous entendons nos martyrs, au milieu des flammes, crier au tyran : « C'est assez rôti de ce côté : découpe-le, mange-le, et recommence avec l'autre34. » Quand nous entendons, comme le rapporte Josèphe, cet enfant tout déchiré par les tenailles et transpercé par les dards d'Antiochus, défier encore ce dernier en criant d'une voix ferme et sûre d'elle-même : « Tyran, tu perds ton temps, je me sens toujours aussi bien ; où est cette douleur, où sont ces tortures dont tu me menaçais ? Ne connais-tu donc que cela ? Ne vois-tu pas que ma constance te donne plus de peine que je n'en ressens de ta cruauté ? Ô lâche coquin, tu t'avoues vaincu, et moi je deviens plus fort au contraire. Essaie d'obtenir de moi des plaintes, de faire en sorte que je fléchisse et que je me soumette, si tu le peux. Donne du courage à tes sbires, à tes bourreaux : car voilà que leur courage les abandonne, ils n'en peuvent plus ! Arme-les, excite-les35 ! »

33. Certes, on peut supposer qu'en ces âmes-là il y a quelque dérangement et quelque folie, si sainte soit-elle. Quand on en arrive à des sentences stoïciennes telles que : « J'aime mieux être fou que voluptueux », comme le dit Antisthène ; ou quand Sextius déclare qu'il aime mieux être transpercé par le fer de la douleur que par celui de la volupté ; quand Épicure se laisse atteindre par la goutte, et que, refusant le repos et la santé, il défie de gaieté de cœur les maux qui l'accablent, méprisant les douleurs les moins fortes, dédaignant de lutter contre elles et de les combattre, et qu'il en appelle à de plus violentes et plus dignes de lui,

Délaissant ses troupeaux timides, qu'un sanglier écumant

Lui vienne, ou qu'un lion fauve vienne de la montagne.

[Virgile Énéide, IV, v. 158]

34. Qui ne voit que ce sont là les bonds que fait un cœur loin de son gîte naturel ? Notre âme ne saurait atteindre si haut sans quitter sa place : il faudrait qu'elle l'abandonne et s'élève, et prenant le mors aux dents, qu'elle emporte et transporte son homme si loin qu'il s'étonne lui-même ensuite de ce qu'il a fait.

35. C'est ainsi que dans les hauts faits de la guerre, l'excitation du combat pousse souvent des soldats courageux à s'aventurer dans des endroits si dangereux que, revenus à eux, ils sont eux-mêmes effrayés de ce qu'ils ont fait. Les poètes, eux aussi, sont souvent épris d'admiration pour leurs propres œuvres, et ne retrouvent même plus le cheminement qui les a conduits là : chez eux, on appelle cela « ardeur » et « folie ».

36. Si, comme le dit Platon36, un homme ordinaire frappe en vain à la porte de la poésie, de même selon Aristote37, aucune âme si bonne soit-elle n'est exempte d'un grain de folie ; et il a bien raison d'appeler « folie » toute envolée qui, si louable soit-elle, dépasse notre propre jugement et notre raisonnement. Car la sagesse est le fonctionnement bien réglé de notre âme, qu'elle conduit avec mesure et dont elle répond. Platon prétend donc que la faculté de prophétiser est au-delà de notre pouvoir, et qu'il faut être au-delà de nous pour l'atteindre. Il faut que notre sagesse soit étouffée par le sommeil ou par quelque maladie, ou bien déplacée par un ravissement céleste.


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