Chapitre 13

Sur la façon de juger de la mort des autres

1. Quand nous jugeons de la fermeté des autres en face de la mort, ce qui est sans doute l'action la plus remarquable de la vie humaine, il faut prendre garde au fait que les gens croient difficilement qu'ils en sont arrivés là. Il en est peu qui meurent convaincus qu'ils ont atteint leur dernière heure, c'est là que l'illusion de l'espérance nous trompe le plus. Elle ne cesse de nous dire à l'oreille : « D'autres ont été bien plus malades sans mourir, l'affaire n'est pas aussi désespérée qu'on le pense, et au pis aller, Dieu a fait bien d'autres miracles. » C'est que nous faisons trop grand cas de nous494. Il nous semble que l'univers entier souffre de notre anéantissement, et qu'il ait de la compassion pour l'état où nous nous trouvons. D'autant plus que notre vue altérée nous montre les choses altérées aussi, et nous pensons qu'elles lui font défaut dans la mesure où c'est elle-même qui leur fait défaut, comme il en est pour ceux qui voyagent en mer et à qui les montagnes, les campagnes, les villes, le ciel et la Terre elle-même sont ensemble en mouvement, en même temps qu'eux.

Nous sortons du port et les villes s'éloignent.

[Virgile Énéide III, v. 72]

A-t-on jamais vu la vieillesse ne pas louer le temps passé et ne pas blâmer le présent, faisant porter au monde et aux mœurs des hommes le poids de sa propre misère et de son chagrin ?

Hochant la tête, le vieux laboureur soupire :

Il compare le présent au passé et vante sans cesse

Le bonheur de son père ; il n'a à la bouche

Que la piété des temps anciens.

[Lucrèce De la Nature II, vv. 1164-1168]

2. Nous entraînons tout avec nous. De là vient que nous considérons notre mort comme quelque chose d'important, qui ne se passe pas si facilement, ni sans une solennelle consultation des astres : « Tant de dieux s'agitent autour d'un seul homme ! » [Sénèque le Rhéteur controverses et déclarations, Teubner, 1967] Et nous le pensons d'autant plus que nous nous estimons plus aussi. Comment ? Tant de science se perdrait, causant un tel dommage, et le destin s'en moquerait ? Une âme aussi rare et aussi exemplaire n'est-elle donc pas plus difficile à tuer qu'une âme populaire et inutile ? Cette vie qui en protège tant d'autres, de qui tant d'autres vies dépendent, dont dépend l'activité de tant d'autres, et qui occupe tant de place, peut-elle être déplacée comme celle qui tient par un simple nœud ? Nul d'entre nous n'y pense suffisamment : il n'est qu'un individu parmi d'autres.

3. De là ces mots de César à son pilote, plus enflés que la mer qui le menaçait :

Si, craignant le ciel, tu refuses de gagner l'Italie,

Si tu as peur, c'est que tu ne sais pas qui tu conduis

Et c'est un bon motif. Alors adresse-toi à moi,

Aie confiance et fonce dans la tempête.

[Lucain La guerre civile ou La Pharsale V, 579]

Et ceux-ci encore:

César pense alors que ces périls sont dignes de sa destinée :

Quoi ! Les dieux doivent donc faire tant d'efforts,

Et attaquer d'une si grosse mer le navire où je suis

Pour m'abattre ?

[Lucain La guerre civile ou La Pharsale V, 653]

Et que dire de cette croyance populaire selon laquelle le Soleil porta sur son front, une année durant, le deuil de sa mort !

Lui aussi, à la mort de César, compatissant pour Rome,

Couvrit son brillant front d'un voile de deuil.

[Virgile Géorgiques I, vv. 466-67]

On pourrait citer mille autres exemples semblables, montrant comment les hommes se laissent facilement tromper, pensant que nos intérêts émeuvent le ciel, et que son infinité se passionne pour nos menues actions. « L'alliance entre le ciel et nous n'est pas grande au point qu'à notre mort la lumière des astres doive s'éteindre aussi.» [Pline Histoire naturelle II, 8]

4. On peut donc dire qu'il n'est pas légitime de juger de la résolution et de la constance de celui qui ne se croit pas encore vraiment en danger, même s'il y est. Et il ne suffit même pas qu'il soit mort dans cette circonstance, s'il ne s'y était pas placé précisément pour cela. La plupart des hommes raidissent leur contenance et leurs paroles pour acquérir par là une réputation dont ils espèrent jouir en vivant encore. Et pour ceux que j'ai vu mourir, c'est le hasard495 qui a déterminé leur contenance, et non leur intention. Et parmi ceux qui, dans l'Antiquité, se sont donné la mort, il faut encore distinguer entre la mort soudaine et une mort qui a pris du temps. Un cruel empereur romain496 disait de ses prisonniers qu'il voulait leur faire sentir la mort ; et si l'un d'eux se suicidait en prison, il déclarait : « Celui-là m'a échappé497 ! » Il voulait en somme faire durer la mort, et la faire ressentir par des tortures.

Nous avons vu ce corps couvert de plaies

Et qui pourtant n'avait pas reçu le coup mortel.

On le ménageait, suivant une habitude d'extrême cruauté.

[Lucain La guerre civile ou La Pharsale II, v. 177 sq]

5. En vérité, ce n'est pas une si grande chose que de décider de se tuer, quand on est bien portant et l'esprit tranquille : il est bien facile de faire le méchant avant que d'en venir au fait. C'est ainsi que le plus efféminé des hommes, Héliogabale498, parmi ses voluptés les plus relâchées, avait le dessein de se faire mourir délicatement quand les circonstances l'exigeraient ; et afin que sa mort ne démente point le reste de sa vie, il avait fait bâtir tout exprès une tour somptueuse, dont le bas et le devant étaient garnis de planches rehaussées d'or et de pierreries, pour qu'il pût s'y précipiter. Il avait aussi fait faire des cordes d'or et de soie cramoisie pour s'étrangler, et forger une épée d'or pour se la passer à travers le corps ; il gardait de plus du venin dans des vases d'émeraude et de topaze pour s'empoisonner, selon que l'envie le prendrait de mourir par l'un ou l'autre de ces moyens.

Actif et vaillant, d'un courage forcé.

[Lucain La guerre civile ou La Pharsale IV, v. 798]

Et pourtant, s'agissant d'Héliogabale, le faste douillet de ses préparatifs donne à penser qu'il eût été moins courageux s'il s'était trouvé mis au pied du mur. Mais pour ceux-là même qui, plus décidés, se sont résolus à passer à l'action, je pense qu'il faut examiner si ce fut d'un seul coup, sans avoir le temps nécessaire pour en ressentir les effets. Car il reste à savoir si, en voyant la vie s'écouler peu à peu, les impressions du corps se mêlant à celles de l'âme, et en conservant la possibilité de changer d'avis, ils eussent fait preuve de constance et d'obstination dans une volonté aussi fatale.

6. Pendant les guerres civiles de César, Lucius Domitius, pris dans les Abruzzes, avait tenté de s'empoisonner, ce qu'il regretta ensuite499. À notre époque, il est arrivé que quelqu'un, résolu à mourir, et n'ayant pas frappé assez fort au premier coup, la douleur faisant dévier son bras, se blessa profondément encore à deux ou trois reprises, sans jamais parvenir à se porter un coup fatal. Pendant son procès, Plantius Sylvanus ne put venir à bout de se tuer avec le poignard que lui avait envoyé sa grand-mère, et dut se faire couper les veines par ses gens. Du temps de Tibère, Albucilla, s'étant frappé trop faiblement pour se tuer, donna ainsi à ses adversaires l'occasion de l'emprisonner et de le faire mourir à leur façon. De même pour le général athénien Démosthène après sa déroute en Sicile. Quant à C. Fimbria, qui s'était frappé trop faiblement aussi, il chargea son valet de l'achever. À l'inverse, Ostorius, qui ne pouvait se servir de son bras, ne voulut pas employer celui de son serviteur pour autre chose qu'à tenir le poignard droit et ferme, et s'élançant, porta lui-même sa gorge sur l'arme et se transperça.

7. La mort est en vérité une nourriture qu'il faut avaler sans mâcher, si l'on n'a pas le gosier à toute épreuve. C'est pour cette raison que l'empereur Adrien demanda à son médecin de marquer en l'entourant l'endroit de sa poitrine où il devrait viser, quand il le chargea du soin de le tuer. Voilà pourquoi César, quand on lui demandait quelle mort il trouvait la plus souhaitable, répondit : « La moins préméditée, et la plus brève. » Et si César a osé le dire, ce n'est plus une lâcheté de ma part que de le croire... Une mort brève, dit Pline, est le souverain bonheur pour une vie humaine. Les hommes n'aiment pas reconnaître la mort. Nul ne peut dire qu'il est résolu à mourir, s'il craint d'y penser, et ne peut la supporter les yeux ouverts. Ceux que l'on voit, sous la torture, courir à leur fin et hâter et presser leur exécution ne font pas preuve de résolution : ils ne veulent pas avoir le temps de la regarder. Être morts ne les attriste pas, mais bien le fait de mourir. « Je ne veux pas mourir, mais ma mort m'est indifférente500.» [Cicéron Tusculanes I, 8] C'est un degré de fermeté auquel je sais par expérience501 que je pourrais parvenir, à la différence de ceux qui se jettent dans les dangers comme dans la mer, les yeux clos.

8. Il n'est rien, à mon avis, de plus remarquable dans la vie de Socrate que d'avoir passé trente jours entiers à ruminer le décret qui le condamnait à mort, d'avoir envisagé celle-ci durant tout ce temps-là, de l'avoir attendue avec assurance, sans émoi, sans trouble, et avec un comportement et un discours montrant une attitude plutôt calme et nonchalante que tendue et agitée par le poids d'une telle méditation.

9. Pomponius Atticus, avec lequel Cicéron a entretenu une correspondance, étant malade, fit appeler Agrippa son gendre, et deux ou trois autres de ses amis ; il leur dit qu'ayant constaté qu'il ne gagnait rien à vouloir guérir, et que tout ce qu'il faisait pour prolonger sa vie ne faisait que prolonger sa souffrance, il avait décidé de mettre fin à l'une et à l'autre, et les priait d'accepter sa décision, et à tout le moins, de ne pas chercher inutilement à l'en détourner. Or, ayant choisi de se tuer en jeûnant, voilà sa maladie guérie inopinément : le moyen qu'il avait choisi pour mettre fin à ses jours lui avait redonné la santé. Comme ses médecins et ses amis saluaient un événement si heureux, et s'en réjouissaient déjà avec lui, il leur fallut déchanter : ils ne purent en effet parvenir à le faire changer d'avis, car il disait que de toutes façons, il lui faudrait bien un jour sauter le pas, et qu'étant parvenu aussi près, il voulait s'éviter la peine de recommencer une autre fois. Voilà donc quelqu'un qui, ayant approché la mort tout à loisir, non seulement ne se décourage pas quand il la rencontre, mais au contraire s'acharne à la poursuivre ; ayant obtenu satisfaction pour ce qui l'avait incité au combat, le voilà qui se pique par défi d'en connaître la fin. C'est aller bien plus loin que de ne pas craindre la mort quand on cherche à la goûter et savourer.

10. L'histoire du philosophe Cléanthe ressemble fort à celle-ci. Ses gencives étaient enflées et pourries : les médecins lui conseillèrent de jeûner. Après deux jours de jeûne, le voilà si bien rétabli qu'ils le déclarent guéri et l'autorisent à reprendre son train de vie habituel. Mais lui au contraire, trouvant déjà quelque douceur à cette défaillance, décide de ne plus reculer, et de franchir ce pas déjà si bien entamé.

11. Tullius Marcellinus voulait anticiper l'heure de sa mort pour se débarrasser d'une maladie qui le tourmentait plus qu'il ne pouvait supporter, ses médecins lui promettant pourtant une guérison certaine, sinon prochaine. Il appela ses amis pour en délibérer. Les uns, dit Sénèque [Sénèque Épitres, ou Lettres à Lucilius LXXXVII], lui donnaient par lâcheté le conseil qu'ils eussent suivi pour eux-mêmes ; les autres, par flatterie, celui qu'ils pensaient devoir lui être le plus agréable. Mais un Stoïcien lui dit : « Ne te tourmente pas, Marcellinus, comme s'il s'agissait de quelque chose d'important : ce n'est pas grand-chose que de vivre, puisque tes valets et tes bêtes vivent. Mais c'est une grande chose que de mourir honorablement, sagement, et en faisant preuve de fermeté. Songe au temps pendant lequel tu as fait les mêmes choses : manger, boire, dormir, boire, dormir et manger... Nous tournons sans cesse en rond ; ce ne sont pas seulement les événements mauvais ou insupportables, c'est la satiété elle-même qui donne envie de mourir. » Marcellinus n'avait pas besoin d'un homme pour le conseiller, mais pour le secourir. Les serviteurs craignaient de s'en mêler ; mais ce philosophe leur fit comprendre que de toutes façons, ils seraient soupçonnés s'il y avait doute quant à la mort volontaire de leur maître, et que ce serait tout aussi mal de l'empêcher de se tuer que de le tuer, puisque

Celui qui sauve un homme contre son gré

Fait comme s'il le tuait.

[Horace Art Poétique v. 467]

Après cela, il fit observer à Marcellinus qu'il ne serait pas mal venu, de même que nous offrons aux convives un dessert à la fin du repas, de distribuer quelque chose, à la fin de sa vie, à ceux qui en ont été les serviteurs.

12. Marcellinus, qui avait le cœur généreux et porté aux libéralités, fit attribuer de l'argent à ses serviteurs, et les consola. Pour le reste, il n'y eut nul besoin de fer ni de sang ; il entreprit de s'échapper de cette vie, mais non de s'enfuir. Non d'échapper à la mort, mais d'y tâter. Et pour se donner le temps de l'évaluer, ayant abandonné toute nourriture, le troisième jour, il se fit arroser d'eau tiède et défaillit peu à peu, non sans une certaine volupté, à ce qu'il disait. Et il est vrai que ceux qui ont eu ces sortes de défaillances du cœur, qui se manifestent par de la faiblesse, disent n'en ressentir aucune douleur, mais plutôt une sorte de plaisir, comme quand on sombre dans le sommeil et le repos.

13. Voilà des morts étudiées et concertées. Mais pour que Caton [d'Utique] fût le seul à nous donner un exemple parfait de vertu, il semble que son destin voulut qu'il se blessât d'abord la main par laquelle il devait se porter le coup fatal, lui donnant ainsi tout le temps nécessaire pour affronter la mort et se colleter avec elle, en renforçant son courage devant le danger au lieu de l'affaiblir. [Plutarque Vies Parallèles Caton le Jeune p. 1447] Et si j'avais à le représenter dans son attitude la plus édifiante, ce serait quand il se déchira les entrailles, déjà tout ensanglanté, plutôt que l'épée au poing, comme le firent les statuaires de son temps. Car ce second meurtre fut bien plus terrible que le premier.


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