Chapitre 6

Sur les exercices

1. Il est difficile pour le raisonnement et l'instruction, même si nous ajoutons foi à ce qu'ils nous disent, de nous conduire jusqu'à l'action, si nous n'exerçons77 pas notre âme, par des expériences, à prendre l'allure à laquelle nous voulons la faire aller ; sans ces expériences, quand le moment sera venu de la faire agir, elle se trouvera bien embarrassée. Voilà pourquoi ceux des philosophes qui ont cherché à atteindre la qualité la plus haute ne se sont pas contentés d'attendre tranquillement et à l'abri les difficultés du sort, de peur que celles-ci ne surviennent alors qu'ils seraient encore inexpérimentés et novices dans ce combat. Au contraire, ils ont pris les devants, et se sont lancés volontairement à l'épreuve des difficultés. Les uns ont abandonné leurs richesses pour s'entraîner à vivre dans une pauvreté volontaire. Les autres ont recherché le travail physique, une vie austère et pénible, pour s'endurcir contre les maux et mieux supporter la fatigue. D'autres encore se sont privés des parties du corps les plus précieuses, comme celles de la génération, ou les yeux78, de peur que leur usage trop agréable et trop doux ne vienne à relâcher et attendrir la fermeté de leur âme.

2. Mais à mourir, ce qui est la plus grande tâche que nous ayons à accomplir, les exercices pratiques ne sont d'aucun secours... On peut bien, par l'expérience et l'habitude, se fortifier contre les douleurs, la honte, la misère, et autres semblables accidents. Mais s'agissant de la mort, nous n'avons droit qu'à un seul essai. Et nous sommes tous des apprentis lorsque nous la rencontrons.

3. Il s'est trouvé, autrefois, des hommes qui savaient si bien économiser le temps qu'ils avaient à vivre qu'ils ont essayé de goûter et de savourer la mort elle-même ; et ils ont appliqué leur esprit à tenter de voir ce qu'était ce passage. Mais ils ne sont pas revenus nous en donner des nouvelles.

Nul ne se réveille quand l'a saisi Le froid repos de la mort.

[Lucrèce De la Nature III, 942-43]

4. Canius Julius, noble Romain, doué d'un courage et d'une fermeté extraordinaires, avait été condamné à mort par ce maraud de Caligula. Après avoir donné plusieurs fois déjà des preuves de sa résolution, et alors qu'il était sur le point d'être remis aux mains du bourreau, un philosophe de ses amis lui demanda : « Eh bien, Canius, en quelle disposition se trouve, en ce moment, votre âme ? Que fait-elle ? Et à quoi pensez-vous ? » « Je pensais » lui répondit-il, « ayant rassemblé mes forces, à me tenir prêt pour essayer de voir si, en cet instant de la mort, si court, si bref, je pourrais observer quelque déplacement de l'âme, et savoir si elle éprouvera quelque chose du fait de sa sortie ; et si j'apprends là-dessus quelque chose, je voudrais revenir ensuite, si je le puis, en avertir mes amis. » Voilà quelqu'un qui philosophait, non seulement jusqu'à la mort, mais pendant la mort même. Quelle belle assurance, quelle noblesse de cœur, de vouloir que sa mort lui serve de leçon, et d'être capable de penser à autre chose en une affaire si grave !

Il gardait cet empire sur son âme à l'heure de la mort.

[Lucain La guerre civile ou La Pharsale VIII, 636]

5. Il me semble pourtant qu'il existe un moyen de l'apprivoiser, et en quelque sorte, de l'essayer. Nous pouvons en faire l'expérience, sinon entière et parfaite, mais au moins telle qu'elle ne soit pas inutile, et qu'elle nous rende plus fort et plus sûr de nous. Si nous ne pouvons l'atteindre, nous pouvons l'approcher, nous pouvons la reconnaître ; et si nous ne parvenons pas jusqu'au cœur même de la place, nous en verrons au moins les avenues qui y conduisent.

6. Ce n'est pas sans raison qu'on nous fait observer notre sommeil : il a quelque ressemblance avec la mort. Comme nous passons facilement de la veille au sommeil ! Et comme nous perdons facilement conscience de la lumière et de nous-mêmes ! Le sommeil pourrait peut-être passer pour inutile et contre nature, puisqu'il nous prive de tout sentiment ; mais la nature nous apprend qu'elle nous a fait aussi bien pour mourir que pour vivre, et dès la naissance, elle nous donne la représentation de cet état dans lequel elle nous conservera éternellement après elle, pour nous y habituer, et nous en ôter la crainte.

7. Mais ceux dont le cœur a lâché à la suite d'un accident violent, et qui ont perdu connaissance, ceux-là, à mon avis, ont bien failli voir son véritable visage ; car en ce qui concerne le moment et l'endroit du passage lui-même, il y a peu de chances pour qu'il puisse causer quelque souffrance ou quelque ennui, car nous ne pouvons éprouver aucun sentiment en dehors de la durée79. Il nous faut du temps pour souffrir, et celui de la mort est si court, si précipité, qu'il nous est impossible de la ressentir... Ce sont ses « travaux d'approche » que nous avons à craindre, et de ceux-là nous pouvons acquérir l'expérience.

8. Bien des choses semblent plus grandes dans notre imagination qu'elles ne le sont en réalité. J'ai passé une bonne partie de ma vie en parfaite santé — non seulement parfaite, mais vigoureuse, et même bouillante. Me sentir ainsi plein de verdeur et de joie de vivre me faisait considérer les maladies comme des choses tellement horribles que quand j'en ai fait l'expérience, j'ai trouvé leurs atteintes légères et faibles en comparaison de ce que je redoutais.

9. Voici quelque chose que je ressens tous les jours : si je suis bien au chaud dans une pièce confortable pendant une nuit orageuse où souffle la tempête, je m'inquiète et m'afflige pour ceux qui sont dehors à ce moment-là. Y suis-je moi-même, que je n'ai même pas envie d'être ailleurs !...

10. Le simple fait d'être toujours confiné dans une pièce me semblait quelque chose d'insupportable ; j'y fus contraint brutalement durant une semaine, puis un mois, agité, mal en point, et bien faible. Et j'ai constaté que quand j'étais en bonne santé, je trouvais les malades bien plus à plaindre que je ne l'étais moi-même à leur place, et que l'idée que je m'en faisais augmentait de moitié ou presque la réalité et la vérité de cet état. J'espère qu'il en sera de même pour la mort, et qu'elle ne mérite ni la peine que je prends à m'y préparer, ni les secours que je recherche pour en amortir le choc. Mais on ne sait jamais... on ne peut jamais trop s'en prémunir.

11. Pendant notre troisième guerre de religion, ou la deuxième (je ne m'en souviens plus très bien !), j'étais allé un jour me promener à une lieue de ma demeure, qui se trouve être au beau milieu80 de tous les troubles occasionnés par les guerres civiles qui sévissent en France. Je pensais être en sécurité, étant si près de chez moi, que je n'avais pas besoin d'un meilleur équipage : j'avais pris un cheval docile, mais pas très sûr. Comme je revenais, et que je tentais de faire faire à ce cheval quelque chose à quoi il n'était pas encore bien préparé, un de mes gens, grand et fort, monté sur un puissant roussin81 dont la bouche ne ressentait plus rien82, mais au demeurant frais et vigoureux, cet homme, dis-je, pour faire le malin et devancer ses compagnons, poussa la bête à bride abattue droit dans le chemin que je suivais, et vint fondre comme un colosse sur le petit homme sur son petit cheval, et le foudroyer de toute sa force et de son poids, nous projetant l'un et l'autre, cul par-dessus tête... Et voilà le cheval étalé, tout étourdi, et moi à dix ou douze pas de là, étendu sur le dos, le visage tout meurtri et écorché, l'épée que j'avais à la main ayant valsé à dix pas de là au moins, ma ceinture mise en pièces, et incapable de faire un mouvement ou de ressentir quoi que ce soit, non plus qu'une souche. (C'est le seul évanouissement que j'aie jamais connu jusqu'à maintenant).

12. Ceux qui étaient avec moi, après avoir essayé par tous les moyens de me faire revenir à moi, me tenant pour mort, me prirent dans leurs bras et m'emportèrent, avec bien des difficultés, jusqu'à ma demeure, qui était à environ une demi lieue de là83. Sur le chemin, après avoir été considéré comme trépassé pendant deux heures au moins, je commençai à bouger et respirer : mon estomac était tellement rempli de sang que pour pouvoir l'en décharger, la nature avait eu besoin de ressusciter ses forces. On me remit sur mes pieds, je rendis un plein seau de sang, à gros bouillons84, et plusieurs fois le long du chemin, il en fut de même. Par ce moyen, je commençai à reprendre un peu de vie, mais ce ne fut que peu à peu, et cela prit si longtemps, que mes premières sensations étaient beaucoup plus proches de la mort que de la vie.

Car l'âme, encore peu assurée de son retour,

Ébranlée qu'elle est, ne peut s'affermir.

[Le Tasse Jérusalem délivrée XII, 74]

13. Ce souvenir fortement gravé dans mon âme, qui me montre le visage de la mort et ce qu'elle peut être, si proches de la vérité, me réconcilie en quelque sorte avec elle. Quand je recommençai à y voir, ma vue était si trouble, si faible, si morte en somme que je ne discernais encore rien d'autre que la lumière,

Comme un homme qui tantôt ouvre les yeux et tantôt les referme,

Moitié éndormi, moitié éveillé.

[Le Tasse Jérusalem délivrée VIII, 26]

Quant aux fonctions de l'esprit85, elles renaissaient en même temps que celles du corps. Je m'aperçus que j'étais tout ensanglanté : mon pourpoint était taché partout du sang que j'avais rendu. La première pensée qui me vint, ce fut que j'avais reçu un coup d'arquebuse en pleine tête. Et de fait, on tirait beaucoup autour de nous. Il me semblait que ma vie ne s'accrochait plus qu'au bord de mes lèvres, et je fermais les yeux pour mieux, me semblait-il, la pousser dehors ; je prenais plaisir à m'alanguir et à me laisser aller. Cette idée ne faisait que flotter à la surface de mon esprit, elle était aussi molle et aussi faible que tout le reste ; mais en vérité, non seulement elle était exempte de déplaisir, mais elle avait même cette douceur que ressentent ceux qui se laissent glisser dans le sommeil.

14. Je crois que c'est dans cet état que se trouvent ceux que l'on voit, défaillants de faiblesse, à l'agonie ; et je considère que nous avons tort de les plaindre, pensant qu'ils sont en proie aux pires douleurs, ou l'esprit agité de pensées pénibles. J'ai toujours pensé, contre l'opinion de beaucoup d'autres, et même d'Etienne de La Boétie, que ceux que nous voyons ainsi renversés et comme assoupis à l'approche de leur fin, ou accablés par la longueur de la maladie, ou par une attaque d'apoplexie, ou par l'épilepsie...

Souvent, cédant devant son mal,

Sous nos yeux et comme frappé par la foudre,

Un homme s'écroule ; il écume, gémit et tremble ;

Il délire, se raidit, se tord, halète et s'épuise en convulsions.

[Lucrèce De la Nature III, v. 487 sq]

... ou encore ceux qui sont blessés à la tête, et que nous entendons gémir ou pousser par moments des soupirs à fendre l'âme, et bien que nous puissions en obtenir quelques signes qui semblent montrer qu'ils ont encore leurs esprits, de même que les quelques mouvements que nous leur voyons faire, — j'ai toujours pensé, dis-je, qu'ils avaient l'esprit et le corps comme ensevelis et endormis.

Il vit et ne le sait même pas.

[Ovide Tristes I, 3, v. 12]

15. Je ne pouvais croire qu'avec des membres aussi abîmés, et des sens aussi défaillants, l'esprit puisse trouver en lui-même assez de forces pour se maintenir conscient ; de ce fait, aucun raisonnement ne devait venir les tourmenter, et leur faire ressentir la misère de leur condition ; par conséquent, ils n'étaient pas vraiment à plaindre.

16. Je n'imagine pas d'état plus insupportable que celui d'avoir l'âme vivante mais mal en point, sans pouvoir se manifester ; c'est ce que je dirais de ceux que l'on envoie au supplice après leur avoir coupé la langue, sauf qu'en ce genre de mort, la plus muette semble la plus digne, si elle s'accompagne d'un visage ferme et grave. Mais c'est le cas encore de ces pauvres prisonniers tombés entre les mains des horribles bourreaux que sont les soldats de notre époque, qui les tourmentent par toutes sortes de cruautés pour les contraindre à promettre une rançon excessive, qu'ils ne pourront honorer, et qui sont maintenus dans une situation et en un lieu où ils ne disposent d'aucun moyen d'exprimer ni de faire connaître leurs souffrances physiques et morales. Les poètes ont imaginé quelques dieux favorables à la délivrance de ceux qui connaissent ainsi une mort qui tarde à venir :

J'ai reçu l'ordre d'apporter au Dieu des Enfers

Son tribut86, et je te délivre de ton corps.

[Virgile Énéide IV, 702]

17. Les quelques mots et réponses brèves et incohérentes qu'on arrache parfois aux prisonniers à force de leur crier dans les oreilles et de les rudoyer, les mouvements qui semblent exprimer quelque consentement à ce qu'on leur demande, tout cela ne signifie nullement qu'ils vivent, du moins qu'ils vivent vraiment. C'est ce qui nous arrive à nous aussi, quand nous sommes au bord du sommeil, avant qu'il se soit complètement emparé de nous ; nous ressentons comme en un songe ce qui se passe autour de nous, nous entendons les voix d'une oreille vague et incertaine, comme si elles ne parvenaient qu'au bord de l'âme, et les réponses que nous faisons aux dernières paroles qu'on nous a adressées, si elles ont un sens, le doivent en grande partie au hasard.

18. Et maintenant que j'ai réellement éprouvé cela, il ne fait plus de doute pour moi que j'en avais bien jugé auparavant. Et tout d'abord, parce que bien qu'étant évanoui, je m'abîmais les ongles à vouloir ouvrir mon pourpoint (je ne portais pas d'armure) sans même avoir pourtant conscience d'être blessé : c'est qu'il y a des mouvements qui se produisent en nous, et qui ne relèvent pas de notre décision.

A demi-morts, les doigts s'agitent comme pour saisir encore l'épée.

[Virgile Énéide X, 396]

Ceux qui tombent jettent ainsi les bras en avant, par une impulsion naturelle : nos membres se prêtent ainsi assistance et ont des mouvements indépendants de notre volonté. On dit que les chars armés de faux coupent si vite les membres qu'on en voit des morceaux s'agiter à terre avant même que la douleur — tant le coup est rapide — ait eu le temps de parvenir à l'âme.

19. Mon estomac étant encombré de tout ce sang caillé, mes mains s'y portaient d'elles-mêmes, comme elles le font souvent, à un endroit qui nous démange, contre l'avis de notre volonté. Il y a beaucoup d'animaux, et même des hommes, dont on voit les muscles se contracter et remuer après leur mort. Chacun sait par expérience qu'il y a des parties de son corps qui se mettent en mouvement, se dressent et s'affaissent, bien souvent sans sa permission. Or ces mouvements que nous subissons, qui ne nous affectent qu'en surface — « par l'écorce » pourrait-on dire-, ne peuvent prétendre nous appartenir : pour que ce soient vraiment les nôtres, il faut que l'individu y soit tout entier engagé ; et les douleurs que ressent le pied ou la main pendant que nous dormons ne font pas vraiment partie de nous.

20. Comme j'approchais de chez moi, où la nouvelle de ma chute était déjà parvenue, et que les gens de ma famille arrivaient, avec les cris habituels pour ce genre de choses, non seulement je répondis par quelques mots à ce qu'on me demandait, mais de plus, on raconte que j'ai pensé à commander qu'on donnât un cheval à ma femme, que je voyais s'empêtrer et se démener sur le chemin qui est pentu et malaisé... Il semble que cette idée aurait dû provenir d'un esprit éveillé — et pourtant le mien ne l'était pas du tout. En fait mes pensées étaient comme vides, nébuleuses, provoquées par les sensations venant des yeux et des oreilles : elles ne venaient pas réellement de moi. Je ne savais ni d'où je venais, ni où j'allais, je ne pouvais apprécier ni considérer ce qu'on me demandait, ce n'étaient que les faibles effets que les sens produisent d'eux-mêmes, comme par habitude ; et ce que l'esprit y apportait, c'était en songe, très légèrement concerné, comme léché seulement, et irrigué par les molles impressions venues des sens.

21. Mon état, pendant ce temps, était en vérité très doux et paisible ; je ne ressentais aucune affliction ni pour autrui ni pour moi : c'était de la langueur et une extrême faiblesse, sans aucune douleur. Je vis ma maison sans la reconnaître. Quand on m'eut couché, ce repos me procura une infinie douceur, car j'avais été rudement tiraillé par ces pauvres gens qui avaient pris la peine de me porter sur leurs bras, par un long et très mauvais chemin, et fatigués les uns après les autres, avaient dû se relayer deux ou trois fois. On me présenta alors force remèdes, dont je ne pris aucun, persuadé que j'étais d'avoir été mortellement blessé à la tête. Et c'eût été, sans mentir, une mort bienheureuse, car la faiblesse de mon raisonnement m'empêchait d'en avoir conscience, et celle de mon corps d'en rien ressentir. Je me laissais couler si doucement, si facilement et si agréablement, que je ne connais guère d'action moins pénible87 que celle-là.

22.

Lorsqu'enfin mes sens reprirent quelque vigueur

[Ovide Tristes I, III, 14]

c'est-à-dire deux ou trois heures plus tard, je sentis revenir brutalement mes douleurs, tous mes membres ayant été comme moulus et froissés par ma chute, et je m'en trouvai si mal les deux ou trois nuits suivantes que je crus pour le coup mourir encore une fois, mais d'une mort plus aiguë celle-là, — et je ressens encore aujourd'hui88 les séquelles de ce traumatisme. Je ne veux pas oublier ceci : la dernière chose que je parvins à retrouver, ce fut le souvenir de cet accident ; et je me fis redire plusieurs fois où j'allais, d'où je venais, à quelle heure cela m'était arrivé, avant de parvenir à comprendre ce qui s'était passé. Quant à la façon dont j'étais tombé, on me la cachait, par faveur pour celui qui en avait été la cause, et on m'en inventait d'autres. Mais longtemps après, un matin, quand ma mémoire parvint à s'entr'ouvrir, et à me représenter l'état dans lesquel je m'étais trouvé au moment où j'avais aperçu ce cheval fondant sur moi (car je l'avais vu sur mes talons, et m'étais tenu pour mort, mais cette idée avait été si soudaine que la peur n'avait pas eu le loisir de s'y introduire), il me sembla qu'un éclair venait me frapper l'âme et que je revenais de l'autre monde.

23. Le récit d'un événement aussi banal serait au demeurant assez dérisoire, n'était l'enseignement que j'en ai tiré pour moi-même ; car en vérité, pour s'habituer à la mort, je trouve qu'il n'est pas de meilleur moyen que de s'en approcher. Or, comme dit Pline89, chacun est pour soi-même un très bon sujet d'étude, pourvu qu'il soit capable de s'examiner de près. Ce que je rapporte ici, ce n'est pas ce que je crois, mais ce que j'ai éprouvé ; ce n'est pas la leçon d'autrui, mais la mienne.

24. Il ne faut pourtant pas m'en vouloir si je la fais connaître90. Car ce qui m'est utile peut aussi être utile aux autres, à l'occasion. Et de toutes façons, je ne fais de tort à personne, puisque je me sers seulement de ce qui m'appartient. Et si je dis des sottises, c'est à mes dépens, et sans dommage pour quiconque : c'est une divagation qui mourra avec moi, et sera sans conséquences. On ne connaît que deux ou trois écrivains de l'Antiquité qui aient emprunté ce chemin ; et on ne peut pas dire s'ils avaient traité le sujet comme je le fais ici, puisque nous ne connaissons que leurs noms : personne après eux ne s'est lancé sur leurs traces. C'est une délicate entreprise, et plus encore qu'il n'y paraît, que de suivre une allure aussi vagabonde que celle de notre esprit, de pénétrer les profondeurs opaques de ses replis internes, de distinguer et de saisir au vol tant de menues apparences dans son agitation. Et c'est un passe-temps nouveau et extraordinaire, qui nous arrache aux occupations communes de ce monde, et même aux plus importantes d'entre elles.

25. Il y a plusieurs années que je suis moi-même le seul objet de mes pensées, que je n'examine et n'étudie que moi. Et si je m'intéresse à autre chose, c'est pour l'appliquer aussitôt à moi-même, le faire en quelque sorte entrer en moi. Et je ne pense pas avoir tort si, comme on le fait pour d'autres sciences incomparablement moins utiles, je fais part aux autres de ce que j'ai appris dans celle-ci — bien que je ne sois guère satisfait de mes progrès en la matière. Il n'est rien d'aussi difficile à décrire que soi-même, ni de moins utile, pourtant. Mais encore faut-il se coiffer, encore faut-il s'apprêter et s'arranger avant de se montrer en public. Je me prépare donc sans cesse, puisque je me décris sans cesse. Il est d'usage de considérer comme mal le fait de parler de soi, et on l'interdit obstinément par haine de la vantardise qui semble toujours s'attacher à ce que l'on dit de soi-même. Au lieu de moucher l'enfant, on lui arrache le nez91 !

La peur de la faute nous pousse au crime.

[Horace Art Poétique 31]

26. Je trouve plus de bien que de mal à ce remède. Mais quand bien même il serait vrai qu'il y ait nécessairement de la présomption dans le fait de vouloir entretenir les gens à propos de soi, si je respecte mon dessein d'ensemble, je ne dois pas refuser quelque chose qui montre cette disposition maladive, puisqu'elle est en moi... Et je ne dois pas cacher cette faute-là, que je ne me contente pas de pratiquer, mais que je confesse publiquement. Et d'ailleurs, pour dire ce que j'en pense, on a tort de condamner le vin sous prétexte que certains s'enivrent : on ne peut abuser que des bonnes choses ! Et je considère que cette règle ne concerne que la faiblesse du commun des mortels : c'est une bride pour les veaux92, dont ni les saints (qui parlent d'eux-mêmes si haut et fort), ni les philosophes, ni les théologiens ne font usage... Je ne m'en sers donc pas non plus, moi qui ne suis pourtant aussi peu l'un que l'autre. S'ils n'écrivent pas délibérément sur eux-mêmes, cela ne les empêche pas, quand l'occasion s'en trouve, de se pousser bien en vue sur l'estrade93.

27. De quoi parle le plus Socrate, sinon de lui-même ? À quoi amène-t-il le plus souvent ses disciples à parler, sinon d'eux-mêmes ? Plutôt que de la leçon tirée de leur livre, n'est-ce pas du mouvement et de l'état de leur âme ? Nous nous dévoilons religieusement à Dieu, et à notre confesseur, comme nos voisins94 le font devant tout le monde. Mais nous ne disons, me répondra-t-on, que les choses dont nous nous accusons. C'est donc que nous disons tout ! Car notre vertu elle-même est coupable, et sujette au repentir. Mon métier et mon art, c'est de vivre. Que celui qui me défend d'en parler selon l'idée, l'expérience et la pratique que j'en ai, ordonne à l'architecte de parler des bâtiments non pas selon ses conceptions, mais selon celles de son voisin, selon la science d'un autre et non selon la sienne!... Si c'est de la gloriole que de faire connaître soi-même ses mérites, pourquoi Cicéron ne met-il pas en avant ceux d'Hortensius et Hortensius ceux de Cicéron ?

28. Peut-être attend-on que je témoigne de moi par des œuvres et des actes, et pas seulement par des paroles ? Mais ce que je décris, ce sont surtout mes cogitations, sujet informe, qui ne peut guère avoir de retombées palpables. C'est tout juste si je puis les faire entrer dans des paroles, qui sont surtout faites d'air. Des hommes, parmi les plus savants et les plus dévôts, ont vécu en évitant d'exercer toute action visible. Mes faits et gestes en diraient plus long sur le hasard que sur moi-même. Ils témoignent de leur rôle, et non du mien, si ce n'est de façon conjecturale et incertaine, comme des échantillons d'un aspect particulier. Je m'expose au contraire tout entier, comme un « écorché »95 sur lequel on verrait d'un seul coup d'oeil les veines, les muscles, les tendons, chacun à sa place. En parlant de la toux, je montrais une partie de moi-même ; et avec l'effet de la pâleur ou des battements du cœur une autre, avec plus ou moins de certitude.

29. Ce ne sont pas mes actes que je décris : c'est moi, c'est mon essence même. Je considère qu'il faut être prudent quand on se juge soi-même, et se montrer fort consciencieux pour en témoigner, soit en bien, soit en mal, indifféremment. Si j'avais le sentiment d'être vraiment bon et sage, ou presque96, je le proclamerais à tue-tête. C'est une sottise, et non de la modestie, que d'en dire moins sur soi que ce que la vérité exige. Se payer moins qu'on ne le vaut, c'est être lâche ou pusillanime selon Aristote. Aucune vertu ne se fait valoir par le mensonge, et la vérité n'est jamais un bon terreau pour l'erreur. Parler de soi plus qu'il ne faut, ce n'est pas toujours de la présomption, mais bien souvent de la sottise. Se complaire outre mesure dans ce qu'on est, tomber amoureux de soi-même de façon immodérée, voilà à mon avis la substance de ce vice qu'est la présomption. Le remède suprême pour le guérir, c'est de faire tout le contraire de ce que nous ordonnent ceux qui, en défendant de parler de soi, défendent encore plus de penser sur soi.

30. C'est en la pensée que réside l'orgueil : la langue ne peut y prendre qu'une faible part. S'occuper de soi, pour ces gens-là, c'est comme se complaire en soi-même ; se fréquenter, avoir des rapports avec soi-même, c'est pour eux trop s'aimer. C'est possible97. Mais cet excès ne naît que chez ceux qui ne s'examinent que superficiellement, qui se jugent d'après la réussite de leurs affaires98, qui nomment rêverie et oisiveté le fait de s'occuper de soi, et qui considèrent que former son caractère et acquérir de l'étoffe c'est bâtir des « châteaux en Espagne ». Ils se prennent pour une chose extérieure et étrangère à eux-mêmes.

31. Si quelqu'un s'enivre de la connaissance qu'il a de lui-même, parce qu'il regarde au-dessous de lui, qu'il tourne les yeux vers le haut, vers les siècles passés : il « baissera les cornes99 » en y trouvant tant de milliers d'esprits qui foulent le sien aux pieds. Si sa vaillance le conduit à quelque flatteuse présomption, qu'il se souvienne des vies de Scipion, d'Epaminondas, de tant d'armées, de tant de peuples, qui le laissent si loin derrière eux. Nulle qualité particulière ne fera s'enorgueillir celui qui tiendra compte en même temps de tant d'autres manières d'être, imparfaites et faibles, qui sont en lui, et au bout du compte, le néant de la condition humaine.

32. Parce que seul Socrate avait vraiment fait sien le précepte de son Dieu : « se connaître », et que par le biais de cette étude il en était arrivé à se mépriser, lui seul fut estimé digne du nom de Sage. Que celui qui se connaîtra de cette façon se fasse hardiment connaître, et de vive voix.


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