Chapitre 12 (b)

129. Quant à la beauté du corps, il faudrait d'abord savoir, avant d'aller plus avant, si nous sommes d'accord sur sa définition... Il est vraisemblable que nous ne savons guère ce qu'est la beauté en soi en général, puisque nous donnons tant d'aspects divers à notre beauté humaine ; s'il en existait quelque forme prédéterminée, nous la reconnaîtrions tous d'un commun accord, comme nous le faisons pour la chaleur du feu. Or nous en imaginons les formes à notre guise :

Un teint de belge est vilain au visage romain.

[Properce Elégies amoureuses - Cynthia XVIII, 26]

130. Aux Indes241, on décrit ainsi la beauté : noire et basanée, avec de grosses lèvres gonflées, le nez plat et large, et le cartilage du nez chargé de gros anneaux d'or, pour le faire pendre jusqu'à la bouche ; la lèvre inférieure est chargée aussi de gros cercles enrichis de pierreries pour la faire tomber sur le menton ; et il est considéré comme élégant de montrer les dents jusqu'au-dessous des racines. Au Pérou, les plus grandes oreilles sont les plus belles, et on les étire autant que l'on peut artificiellement. Un de nos contemporains242 raconte qu'il a vu chez un peuple d'orient, ce souci de les agrandir être prisé au point de les charger de pesants bijoux, si bien qu'il pouvait sans peine passer son bras même vêtu par un trou de leurs oreilles.

131. Ailleurs, on trouve des peuples qui se noircissent les dents avec soin, et méprisent ceux qui les ont blanches. Ailleurs encore, on les teint en rouge. Il n'y a pas que chez les Basques que les femmes se trouvent plus belles avec la tête rasée, mais dans bien d'autres pays, et qui plus est, même dans certaines contrées glaciales, comme le rapporte Pline. Les mexicaines considèrent comme un signe de beauté la petitesse du front, et si elles s'épilent par tout le corps, c'est sur ce front qu'elles entretiennent et font croître leurs cheveux avec art. Elles considèrent comme si importante la taille de leurs seins, qu'elles prétendent pouvoir donner le sein à leurs enfants par-dessus leur épaule. Pour nous, ce serait le signe même de la laideur...

132. Chez les Italiens, la beauté est grosse et massive ; chez les Espagnols, sèche et maigre. Chez nous, elle est blanche pour l'un et brune pour l'autre. Pour celui-ci elle est molle et délicate, et pour cet autre, forte et vigoureuse. Tel y demande mignardise et douceur, tel autre fierté et majesté. De même que pour Platon la sphère est la plus belle figure, pour les Épicuriens, c'est plutôt la pyramide ou le carré : ils ne peuvent ravaler un dieu à la forme d'une boule.

133. Mais quoi qu'il en soit, Nature ne nous a pas privilégiés en cela plus que sur autre chose dans ses lois communes. Et si nous y regardons de près, nous verrons que s'il y a quelques animaux moins favorisés que nous sur le chapitre de la beauté, il y en a un grand nombre d'autres qui le sont plus. « En beauté, nous sommes dépassés par beaucoup d'animaux.» [Cicéron, De natura deorum 1, 10] Et même par des animaux terrestres — nos compatriotes. Car pour ce qui est des animaux marins, si on laisse de côté la forme du corps, qui ne peut se comparer, tellement elle est différente, nous leur cédons beaucoup pour la couleur, l'éclat, le poli, la souplesse. Et nous ne le cédons pas moins aux animaux des airs. Quant à cette prérogative que constitue notre stature droite, regardant vers le ciel son origine, et que font valoir les poètes,

Alors que les animaux, face baissée, regardent vers la terre,

Dieu a relevé le front de l'homme, et lui ordonne

De contempler le ciel et d'élever son regard vers les astres.

[Ovide Les Métamorphoses I, 84]

... elle est vraiment trop poétique, car il y a plusieurs bestioles qui ont le regard tout à fait dirigé vers le ciel ; et le cou des chameaux et des autruches, je le trouve encore plus relevé et plus droit que le nôtre !

134. Quels sont les animaux qui n'ont pas la face tournée vers le haut, dirigée vers l'avant, qui ne regardent pas en face d'eux, comme nous, et qui ne découvrent pas, dans leur posture ordinaire, une aussi grande partie du ciel et de la terre que l'homme ? Et quelles sont les qualités de notre constitution corporelle évoquées par Platon ou Cicéron qui ne peuvent être aussi attribuées à mille sortes d'animaux ?

135. Ceux qui nous ressemblent le plus, ce sont les plus laids et les plus méprisables de tous : car en ce qui concerne l'apparence du visage, ce sont les singes, les magots :

Combien nous ressemble le singe, le plus laid de tous les animaux ! [Ennius, in Cicéron, De natura deorum, I, 35]] Pour ce qui est de l'intérieur et des parties vitales, c'est le porc [si l'on en croit les médecins243]. Certes, quand j'imagine l'homme tout nu (et même s'il s'agit du sexe qui semble le mieux doté sur le plan de la beauté), ses tares, ses servitudes naturelles et ses imperfections, je trouve que nous avons eu plus de raisons de nous couvrir qu'aucun autre animal. Nous avons des excuses pour avoir fait des emprunts à ceux que la nature avait mieux favorisés que nous, et de nous être parés de ce qui faisait leur beauté244, de nous être cachés sous leurs dépouilles de laine, de plume ou de soie.

136. Remarquons d'ailleurs que nous sommes le seul animal dont la nudité245 offense ses semblables, et le seul qui doit se cacher de ceux de son espèce pour satisfaire ses besoins naturels. C'est aussi un aspect digne de considération que ceux qui sont les maîtres en la matière prescrivent comme remède aux passions amoureuses la vue entière et libre du corps convoité, et prétendent que pour refroidir l'affection, il n'est besoin que de voir librement ce que l'on aime.

Qui découvre au grand jour les secrètes parties

Du corps de l'être aimé, sent sa passion s'éteindre

Au milieu des transports...

[Ovide Remèdes à l'amour v. 429]

137. Et encore que cette recette puisse après tout s'expliquer par une humeur un peu délicate et dégoûtée, voilà un signe étonnant de notre imperfection : l'habitude et la connaissance nous détournent les uns des autres. Ce n'est pas tant la pudeur que l'habileté et la sagesse qui rendent nos dames tellement portées à nous refuser l'entrée de leurs cabinets de toilette avant d'être parées et maquillées pour se montrer en public,

Nos Vénus le savent bien et cachent avec soin

Les coulisses de leur vie aux hommes

Qu'elles veulent retenir et enchaîner.

[Lucrèce De la Nature IV, vv. 1185-1187]

alors que chez beaucoup d'animaux, il n'est rien que nous n'aimions, et qui ne plaise à nos sens : de leurs excrétions et sécrétions elles-mêmes, nous tirons non seulement des mets délicats pour nos repas, mais nos plus riches ornements et nos meilleurs parfums.

138. Ce que j'ai dit là ne concerne que notre façon d'être ordinaires, et n'est pas sacrilège au point de vouloir y inclure jusqu'à ces divines, surnaturelles et extraordinaires beautés qu'on voit parfois briller parmi nous, comme des astres sous un voile corporel et terrestre.

139. Au demeurant, et de notre propre aveu, la part que nous accordons aux animaux dans les faveurs de la nature est bien avantageuse pour eux. Nous nous attribuons des biens imaginaires et chimériques, des biens futurs mais absents, dont l'esprit humain ne peut être certain ; ou encore, des biens que nous nous attribuons faussement, par défaut de jugement, comme la raison, la science et l'honneur. Et nous leur laissons en partage des biens essentiels, maniables et palpables : la paix, le repos, la sécurité, l'innocence, la santé... La santé ! Le plus beau et le plus riche présent que la nature puisse nous faire. Au point que chez les philosophes, même stoïciens, on va jusqu'à dire qu'Héraclite et Phérécyde, s'ils avaient pu échanger leur sagesse contre la santé, et se délivrer par ce marché, l'un de l'hydropisie, l'autre de la maladie de peau qui les tourmentaient, ils l'auraient fait volontiers.

140. Et par là ils donnent encore plus de valeur à la sagesse, en la mettant en balance avec la santé, qu'ils ne le font dans cette autre opinion qui leur est prêtée, à savoir que si Circé avait présenté à Ulysse deux breuvages, l'un pour faire d'un sage un fou, et l'autre un fou d'un sage, Ulysse aurait plutôt dû accepter celui qui l'eût fait devenir fou que de consentir à ce que Circé puisse changer son apparence humaine en celle d'un animal. Ils disent que la sagesse elle-même aurait parlé à Ulysse de cette façon : « Quitte-moi, abandonne-moi là plutôt que de me loger sous les traits et le corps d'un âne. » Quoi ! Cette grande et divine science, les philosophes la quittent donc pour ce voile corporel et terrestre ? Ce n'est donc plus par la raison, par le jugement et par l'âme que nous l'emportons sur les animaux : c'est par notre beauté, notre joli teint, la belle disposition de nos membres ; et pour cette beauté-là, il nous faut renoncer à notre intelligence, à notre sagesse, et à tout le reste...

141. Soit. J'accepte cet aveu franc et naïf. Ils ont certes reconnu que ces facultés dont nous faisons tellement de cas ne sont que vaine imagination. Quand bien même les animaux auraient toute la vertu, la science, la sagesse et les capacités des Stoïciens, ce ne seraient toujours que des animaux, et ils ne seraient pas comparables à un homme misérable, méchant, insensé. Car enfin : tout ce qui n'est pas comme nous n'est rien qui vaille ; et Dieu lui-même, pour qu'on le reconnaisse, doit nous ressembler, comme il sera dit plus loin. On voit par là que ce n'est pas par un raisonnement fondé, mais par une sotte fierté et par opiniâtreté que nous nous préférons aux autres animaux et que nous nous isolons de leur condition et de leur compagnie.

142. Mais pour en revenir à mon propos, je dirai que nous avons pour notre part l'inconstance, l'irrésolution, l'incertitude, le chagrin, la superstition, l'inquiétude des choses à venir, et même après notre vie, l'ambition, la cupidité, la jalousie, la haine, les désirs débridés, insensés et indomptables, la guerre, le mensonge, la déloyauté, le dénigrement et la curiosité. Certes, nous l'avons payée très cher, cette belle raison dont nous nous glorifions, cette capacité de juger et de connaître, si nous l'avons achetée au prix de ce nombre infini de passions avec lesquelles nous sommes sans cesse aux prises. A moins de faire valoir, comme le faisait Socrate246, ce notable avantage que nous avons sur les animaux, à savoir que là où la nature leur a prescrit certaines saisons et certaines limites pour la volupté amoureuse, elle nous a au contraire laissés libres de nous y livrer à toute heure et en toute occasion. « Le vin est rarement bon pour les malades, et il leur nuit le plus souvent ; aussi mieux vaudrait-il ne pas leur en donner du tout, plutôt que leur faire courir un danger manifeste dans l'espoir d'une guérison douteuse. De même, cette vivacité de pensée, cette perspicacité, cette ingéniosité que nous nommons « raison », puisqu'elle est nuisible à beaucoup et utile à si peu, peut-être serait-il préférable pour le genre humain qu'elle ne lui eût pas été accordée plutôt que de l'avoir reçue si libéralement et si largement». [Cicéron, De natura deorum III, 27]

143. De quelle utilité pouvons-nous estimer qu'elle ait pu être pour Varron et Aristote, cette capacité à comprendre tant de choses ? Les a-t-elle dispensés des difficultés humaines ? Ont-ils été déchargés pour cela des maux qui accablent un portefaix ? Ont-ils tiré de la Logique quelque consolation à la goutte ? Pour avoir su qu'il s'agissait d'une inflammation des jointures, l'ont-ils moins ressentie ? Ont-ils pu s'arranger avec la mort, d'avoir su que certains peuples s'en réjouissent, et d'avoir été trompés parce qu'ils savent qu'en certains pays les femmes sont publiques ? Et à l'inverse, bien qu'ils aient tenu le premier rang pour le savoir, l'un chez les Romains, l'autre chez les Grecs, et à l'époque où la science y était la plus florissante, nous n'avons pourtant pas appris qu'ils aient eu une vie particulièrement remarquable. On sait même que le Grec a eu quelque difficulté à effacer certaines taches de la sienne...247

144. Sait-on si la volupté et la santé sont plus délectables pour celui qui connaît l'astronomie et la grammaire ?

Aurait-on le membre moins raide parce qu'on est illettré ?

[Horace Épodes VIII, v. 17]

Et la honte et la pauvreté lui sont-elles moins importunes ?

Certes, tu éviteras ainsi maladies et décrépitude,

Chagrins et soucis ; et ta vie sera longue Et ton destin meilleur.

[Juvénal Satires XIV, 156-158]

145. J'ai vu en mon temps cent artisans et cent laboureurs plus sages et plus heureux que des recteurs de l'université, et c'est à eux que je préférerais ressembler. La science fait peut-être partie des choses nécessaires à la vie248, comme la gloire, la noblesse, la dignité ou, tout au plus comme la richesse, et autres qualités vraiment utiles — mais de loin, il me semble, et un peu plus en imagination que par nature.

146. Notre communauté humaine n'a guère besoin de plus de fonctions, de règlements et de lois que les grues ou les fourmis dans la leur. Et néanmoins, on voit qu'elles s'y conduisent très normalement, même sans avoir d'instruction. Si l'homme était sage, il donnerait aux choses leur juste prix, selon leur utilité et leur commodité pour son existence.

147. Si on nous répartit selon nos actions et notre conduite, on trouvera un plus grand nombre d'hommes remarquables chez les ignorants que chez les savants — et ceci pour toute sorte de vertu. La Rome primitive me semble avoir fourni bien plus d'hommes de grande valeur, pour la paix comme pour la guerre, que la Rome savante qui causa elle-même sa ruine. Et quand bien même tout le reste serait semblable, l'honnêteté et la pureté demeureraient au crédit de l'ancienne, car elle est synonyme de simplicité.

148. Mais je laisse cette question de côté, car elle m'entraînerait au-delà de mon propos. Je dirai seulement encore ceci : seules, l'humilité et l'obéissance peuvent former un homme de bien. Il ne faut pas laisser à l'appréciation de chacun le soin de savoir où est son devoir : il faut le lui prescrire, et non le lui laisser choisir à sa guise. Car sinon, en fonction de la faiblesse et de la variété infinie de nos raisons et de nos opinions, nous nous forgerions en fin de compte des devoirs qui nous conduiraient à nous dévorer les uns les autres, comme le disait Épicure249.

149. La première loi que Dieu a jamais donnée à l'homme, ce fut celle de la pure obéissance ; ce fut un commandement, nu et simple, à propos duquel l'homme n'eut rien à savoir ni à dire, d'autant que l'obéissance est le devoir normal d'une âme raisonnable, qui reconnaît l'existence d'un bienfaiteur céleste et supérieur. De l'obéissance et de la soumission naît toute vertu, comme tout péché naît de l'orgueil250. Et à l'inverse : la première tentation qui vint à l'humaine nature, son premier poison, c'est le diable qui l'insinua en nous, nous promettant la science et la connaissance. « Vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal251 ». De même les Sirènes, dans le poème d'Homère, pour tromper Ulysse et l'attirer dans leurs pièges dangereux et funestes, lui promettent le savoir. La peste, pour l'homme, c'est de penser qu'il détient la connaissance. Voilà pourquoi l'ignorance nous est tant recommandée par notre religion, comme étant un élément favorable à la croyance et à l'obéissance. « Prenez garde qu'on ne fasse de vous une proie au moyen de la philosophie et par de vaines séductions tirées des choses du monde252. »

150. Il y a un consensus général entre tous les philosophes de toutes les écoles sur ce point : le souverain bien réside dans la tranquillité de l'âme et du corps. Mais où trouver cette tranquillité ?

Au total, le sage ne voit que Jupiter au-dessus de lui,

Libre, honoré, riche, beau, roi des rois, florissant

De santé, sauf quand il vomit sa bile.

[Horace Épîtres I, I, 106-108]

Il semble, en vérité, que Nature, pour nous consoler de notre état misérable et chétif, ne nous ait donné en partage que la présomption. C'est ce que dit Épictète : « L'homme n'a rien qui lui appartienne en propre, sinon l'usage de ses pensées. » Nous n'avons reçu en partage que du vent et de la fumée. « Les dieux ont la santé dans la réalité, dit la philosophie, et ne sont malades qu'en imagination ; l'homme, au contraire, ne possède les choses qu'en imagination, et ses maux, eux, sont bien réels. » Nous avons bien eu raison de vanter la force de notre imagination, car tous nos biens sont imaginaires. Entendez faire le fier ce pauvre et pitoyable animal !

151. « Il n'y a rien, dit Cicéron, qui soit aussi doux que de se consacrer aux lettres ; de ces lettres par lesquelles l'infinité des choses, l'immense grandeur de la nature, les cieux sur ce monde lui-même, les terres et les mers nous sont révélés ; ce sont elles qui nous ont appris la religion, la modération, la noblesse de cœur, et qui ont arraché notre âme aux ténèbres pour lui faire voir toutes ces choses élevées, basses, premières, dernières et intermédiaires ; ce sont elles qui nous donnent de quoi vivre bien et dans le bonheur, et nous guident pour que notre existence s'écoule sans déplaisir et sans souffrance. » [Cicéron, Tusculanes V, 36] Cet homme-là ne semble-t-il pas parler de la condition de Dieu éternel et tout-puissant ? Et dans la réalité des faits, mille pauvres femmes ont vécu au village une vie plus égale et plus douce, plus stable que ne fut la sienne.

Ce fut un dieu, oui un dieu, grand Memmius,

Qui le premier trouva ce mode de vie

Qu'on appelle aujourd'hui sagesse, et qui par sa science

Arracha la vie à de telles tempêtes et profondes ténèbres,

Pour l'établir dans un tel calme, et une si claire lumière.

[Lucrèce De la Nature V, 8]

152. Voilà de bien pompeuses et belles paroles ; mais un léger accident mit l'intelligence de leur auteur dans un état pire que celui du moindre berger, malgré ce dieu précepteur253 et cette sagesse divine. D'une semblable impudence est cette promesse que l'on trouve dans le livre de Démocrite : « Je vais tout dire », le sot titre qu'Aristote nous décerne comme « dieux mortels », et le jugement de Chrysippe disant que Dion était aussi vertueux que Dieu lui-même. Et mon cher Sénèque reconnaît, dit-il, que Dieu lui a fourni de quoi vivre, mais que c'est de lui-même qu'il tire le bien-vivre, conformément à ce que dit cet autre auteur : « Nous avons raison de glorifier notre vertu ; nous ne pourrions le faire si nous la tenions d'un dieu et non de nous-mêmes » [Cicéron De natura deorum III, 36]

153. Et ceci, encore de Sénèque : « Le sage a un courage semblable à celui de Dieu, mais sur fond d'humaine faiblesse, et par là il lui est supérieur. » [Sénèque, Épitres, ou Lettres à Lucilius LIII] Rien d'aussi banal que des traits d'une telle sottise254. Il n'en est pas un parmi nous qui s'offense autant de se voir comparé à Dieu que de se voir ravalé au rang des autres animaux : c'est que nous sommes plus soucieux de notre intérêt que de celui de notre créateur.

154. Mais il faut fouler aux pied cette sotte vanité et secouer vivement et courageusement les fondements ridicules sur lesquels s'édifient ces idées fausses. Tant qu'il sera persuadé de disposer de quelque moyen et de quelque force par lui-même, jamais l'homme ne reconnaîtra ce qu'il doit à son maître : il fera toujours de ses œufs des poules, comme on dit ; il faudrait aller jusqu'à le mettre tout nu en chemise. Voyons donc quelque exemple notable de sa philosophie.

155. Posidonios255, tourmenté par une si douloureuse maladie qu'elle lui faisait se tordre les bras et grincer des dents, pensait bien faire la nique à la douleur en s'exclamant : « Tu as beau faire, je ne dirai pas que tu es un mal. » Il ressent les mêmes souffrances que mon laquais, mais il se fait fort de tenir au moins sa langue selon les lois de son école256. « Inutile de faire le fier en paroles et succomber en fait. » [Cicéron Tusculanes II, 13]

156. Archésilas257 souffrait de la goutte. Carnéade étant venu le voir et s'en retournant tout chagrin, il le rappela pour lui montrer ses pieds et sa poitrine : « Il n'est rien venu depuis le bas jusque là-haut », lui dit-il. Cet homme-là a une attitude un peu meilleure : il sent son mal et voudrait en être débarrassé. Mais son courage n'en est pas abattu ni affaibli. Le précédent, lui, se cramponne à sa raideur, plus verbale, je le crains, que réelle. Quant à Denys d'Héraclée258, souffrant de brûlures cuisantes aux yeux, il fut contraint d'abandonner ces stoïques résolutions.

157. Mais à supposer que la science fasse en effet ce qu'on prétend : émousser et atténuer la dureté des infortunes qui nous poursuivent, que fait-elle, sinon ce que fait beaucoup plus radicalement et plus évidemment l'ignorance ? Le philosophe Pyrrhon, exposé sur les mers aux dangers d'une forte tempête, ne trouva pas de meilleur exemple à donner à ceux qui étaient avec lui que d'imiter le sang-froid d'un porc qui voyageait avec eux, et ne manifestait aucun effroi259. Au-delà de ses préceptes, la philosophie nous renvoie aux exemples de l'athlète et du muletier, chez qui on observe généralement beaucoup moins de sensibilité à la mort, à la douleur et autres maux, et bien plus de fermeté que la science n'en fournit jamais à celui qui n'est pas né avec ces qualités ou ne s'y est pas préparé lui-même spontanément.

158. Qu'est-ce donc qui fait que l'on incise et entaille plus facilement que les nôtres les membres délicats d'un enfant — ou ceux d'un cheval — si ce n'est qu'ils ne s'y attendent pas ? Combien en est-il que la seule force de l'imagination a rendus malades ? Nous voyons couramment des gens se faire saigner, purger, et prendre des médicaments pour guérir des maux imaginaires. Quand les vraies maladies nous font défaut, la science nous prête les siennes : ce mauvais teint est signe de quelque fluxion catarrheuse ; la saison chaude vous menace de ses fièvres ; cette coupure dans la ligne de vie de votre main gauche vous avertit de quelque importante et imminente indisposition. Et pour finir, l'imagination s'adresse ouvertement à la santé elle-même : l'allégresse et la vigueur de la jeunesse ne peuvent demeurer en l'état : il faut leur enlever du sang et de la force, de peur qu'elles ne se tournent contre vous-même. Comparez la vie d'un homme soumis à de telles imaginations à celle d'un laboureur se laissant conduire par ses tendances naturelles, mesurant les choses seulement en fonction du présent, sans science et sans se faire de souci à l'avance, qui n'a du mal que lorsqu'il en ressent vraiment, alors que l'autre a souvent une pierre dans l'âme avant de l'avoir dans les reins ! Comme s'il n'était pas bien assez temps de supporter le mal quand il est là, il l'anticipe en esprit, et court au devant de lui.

159. Ce que je dis à propos de la médecine n'est qu'un exemple, et peut s'appliquer à n'importe quelle science. C'est de là que vient cette conception des anciens philosophes, pour qui la reconnaissance de la faiblesse de notre jugement constituait le souverain bien. Mon ignorance m'offre autant d'occasions d'espérance que de crainte, et comme je n'ai d'autre règle pour ma santé que celles que je tire des exemples pris chez les autres, et de ce que je vois se produire dans les mêmes conditions, je vois qu'il en est de toutes sortes, et je fais miens les rapprochements qui me sont les plus favorables. J'accueille à bras ouverts une santé que je veux libre, pleine et entière, et j'aiguise mon appétit pour mieux en jouir, d'autant plus qu'elle m'est désormais moins ordinaire et plus rare. Je me garde bien de troubler son repos et sa douceur en adoptant volontairement un nouveau mode de vie : les animaux nous montrent suffisamment combien l'agitation de l'esprit nous apporte de maladies.

160. Quand on nous dit que les gens du Brésil ne mouraient que de vieillesse du fait de la tranquillité et de la douceur de leur climat, je crois plutôt que ce qui est en cause c'est la tranquillité et la sérénité de leur âme, exempte de toute émotion, pensée ou occupation contraignante ou déplaisante : ce sont des gens qui passaient leur vie dans une admirable simplicité et ignorance, sans culture, sans lois, sans roi, sans quelque religion que ce soit.

161. Et d'où vient ce que l'expérience nous montre, que les hommes les plus grossiers et les plus lourdauds sont les meilleurs et les plus recherchés en matière d'exploits amoureux ? Et que l'amour d'un muletier est souvent mieux accepté que celui d'un galant homme, sinon que chez ce dernier l'agitation de l'âme trouble sa force physique, la brise, l'épuise, comme elle se trouble et s'épuise ordinairement elle-même ? Qu'est-ce qui la dérange, qui la pousse le plus souvent à la folie, sinon sa promptitude, son acuité, son agilité, sa force propre, pour tout dire ? De quoi est faite la plus subtile folie sinon de la plus subtile sagesse ? De même que des grandes amitiés naissent les grandes inimitiés et des santés vigoureuses les maladies mortelles, ainsi des mouvements particulièrement vifs de notre esprit naissent les plus extraordinaires folies, et les plus excentriques : il n'y a qu'un demi-tour de clé à donner pour passer de l'une à l'autre.

162. Le comportement des fous nous montre bien comment la folie opère à partir des plus vigoureuses opérations de l'esprit. Qui ne sait combien est ténu l'écart entre la folie et les audacieux échafaudages d'un esprit libre, ou avec les effets d'une vertu suprême et extraordinaire ? Platon dit que les gens atteints de mélancolie sont les plus faciles à instruire et les meilleurs ; et il n'en est pas qui soient autant qu'eux sujets à la folie. Quantité d'esprits ont été ruinés par leur propre vivacité et leur propre souplesse. Quelle plongée vient de faire260, à force d'excitation et d'agitation d'esprit, l'un des poètes italiens les plus imaginatifs, les plus ingénieux, les mieux formés à la poésie antique et pure qu'on ait vu de longtemps ! N'a-t-il pas là de quoi savoir gré à cette vivacité d'esprit qui a tué son esprit ? À cette clarté qui l'a aveuglé ? À cette exigence, cette tension de la raison qui lui ont ôté la raison ? À la méticuleuse et laborieuse quête de la connaissance qui l'a conduit à la stupidité ? À cette rare aptitude aux exercices de l'esprit qui l'empêche désormais de s'y livrer et va jusqu'à le priver d'esprit ? J'ai ressenti encore plus de déception que de compassion en le voyant261, à Ferrare, en si piteux état, se survivant à lui-même, ne se connaissant plus, ni même ses propres ouvrages que, sous ses yeux, mais sans qu'il le sache, on a fait connaître tels qu'ils étaient, sans les avoir corrigés ni mis en forme.

163. Voulez-vous un homme sain, bien équilibré, avec un comportement solide et stable ? Répandez sur lui les ténèbres, l'oisiveté et la lourdeur d'esprit. Nous devons nous abêtir pour nous assagir, et nous aveugler pour nous guider. On dit que l'avantage d'avoir peu de désirs et d'être peu sensible aux douleurs et aux maux provoque justement l'inconvénient de nous rendre aussi moins sensibles et moins attirés par la jouissance des biens et des plaisirs. Cela est vrai, mais la misère de notre condition fait que nous avons moins de choses dont jouir qu'à fuir, et que nous sommes moins sujets à l'extrême volupté qu'à une petite douleur. « Les hommes sont moins sensibles au plaisir qu'à la douleur » [Tite-Live Annales ou Histoire romaine XXX, 21] Nous ne ressentons pas la bonne santé comme nous ressentons la moindre maladie.

Une simple égratignure nous tourmente,

Alors que la santé ne nous est guère sensible.

Je me réjouis de ne souffrir ni de la poitrine ni du pied,

Mais je n'ai pas le sentiment d'être bien portant262.

164. Ce que nous appelons « bien-être » n'est que l'absence du « mal-être ». Voilà pourquoi l'école263 philosophique qui a le plus vanté la volupté, ne l'a cependant définie que comme l'absence de souffrance. Ne pas avoir de mal, c'est le plus grand bien que l'homme puisse espérer, comme disait Ennius. « C'est trop de bonheur que de n'avoir point de malheur.» [Cicéron De finibus II, 13] Car cette excitation, cette démangeaison que l'on éprouve dans certains plaisirs, et qui semble nous emporter au-delà de la simple bonne santé et de l'absence de douleur, cette volupté active, changeante et je ne sais trop comment dire, cuisante et mordante, ne vise en fait qu'à un seul but : éviter la douleur. L'ardeur qui nous porte vers les femmes ne fait que chercher à chasser la souffrance que nous cause le désir ardent et furieux, ne demande qu'à l'assouvir et le mettre au repos, à dissiper cette fièvre. Et de même pour les autres désirs. Je dis donc que si la simplicité nous achemine vers l'absence de mal, elle nous achemine en fait vers un état très heureux pour notre condition. Il ne faut donc pas l'imaginer obtuse au point de n'avoir aucun goût.

165. Crantor264 avait bien raison de combattre l'insensibilité au mal prônée par Épicure, si elle se faisait telle que la venue du mal et sa naissance même en soient absentes. Je ne suis pas pour cette absence totale de douleur, qui n'est ni possible ni souhaitable. Je suis content de ne pas être malade ; mais si je le suis, je veux savoir que je le suis, et si on me cautérise ou incise, je veux le sentir. Car en fait, si on déracinait la connaissance que nous avons du mal, on extirperait en même temps celle de la volupté, et au bout du compte, on anéantirait ce qui fait l'homme. « Cette insensibilité à la douleur se paie cher : l'abrutissement de l'esprit et l'engourdissement du corps.» [Cicéron Tusculanes III, 6] Le mal a sa place chez l'homme ; il ne doit pas toujours fuir la douleur, ni toujours suivre la volupté.

166. Quand la science elle-même ne parvient pas à nous donner la force de résister à nos maux, elle nous rejette dans les bras de l'ignorance, et c'est tout à l'honneur de cette dernière. Contrainte d'en arriver à cet arrangement, la science nous lâche la bride, et nous permet de nous réfugier dans le giron de l'ignorance, de nous mettre ainsi à l'abri des coups du sort. En effet, que veut-elle dire d'autre, quand elle nous dit de ne plus penser aux maux qui nous étreignent, mais aux voluptés disparues, de nous servir du souvenir des biens passés pour nous consoler des maux présents, et d'appeler à notre secours un plaisir évanoui, pour l'opposer à ce qui nous tracasse ? « Pour soulager les chagrins, il [Épicure] propose de nous détourner des pensées désagréables pour évoquer des plaisirs». [Cicéron Tusculanes III, 15] Si la force lui manque, la connaissance s'efforce d'utiliser la ruse ; si la vigueur du corps et des bras lui font défaut, elle esquisse alors un pas de côté, tout en souplesse... Peut-on demander en effet, non seulement à un philosophe, mais simplement à un homme de bon sens, de se contenter du souvenir d'un vin grec quand il ressent les brûlures d'une forte fièvre ? N'est-ce pas le payer en fausse monnaie ? Et aggraver son état ?

C'est redoubler sa peine que rappeler de bons souvenirs265.

167. Voici un autre conseil du même ordre, et c'est la philosophie qui le fournit : ne garder en mémoire que le bonheur passé, et oublier tous les ennuis que nous avons dû supporter. Comme s'il était en notre pouvoir d'oublier ceci ou cela ! Voilà donc encore un médiocre conseil.

Qu'il est doux le souvenir des bonheurs enfuis266.

[vers d'Euripide, in Cicéron De finibus II, 32, 105]

168. Comment donc la philosophie, qui devrait me fournir des armes pour combattre l'infortune, me donner le courage de fouler aux pieds toutes les adversités humaines, en arrive-t-elle à cette faiblesse qui consiste à me faire courir en zigzag comme un lapin, avec des détours craintifs et ridicules ? La mémoire nous représente, non pas ce que nous voudrions, mais ce qui lui plaît. Il n'est même rien qui grave aussi vivement quelque chose dans notre souvenir que le désir de l'oublier : c'est une bonne méthode, pour garder quelque chose à l'esprit et l'y graver, que lui demander de le faire disparaître. Ce qui suit est faux : « Il nous est possible d'enterrer nos malheurs dans un oubli perpétuel, et de nous souvenir avec plaisir de nos agréables moments » [Cicéron, De finibus I, 17] Mais ceci est vrai : « Je me souviens même de ce que je ne voudrais pas ; je ne peux oublier ce que je voudrais » [Cicéron, De finibus II, 32] Et de qui est cette réflexion ? De celui « qui seul a osé se proclamer sage267 »

Lui dont le génie domina le genre humain,

Éclipsant tout, comme le soleil éteint,

À son lever toutes les étoiles.

[Lucrèce De la Nature III, 1043-44]

Vider et nettoyer la mémoire, n'est-ce pas la voie qui mène à l'ignorance ?

L'ignorance est un faible remède pour nos maux.

[Sénèque Œdipe III, 117]

169. On connaît plusieurs préceptes du même genre, qui nous invitent à emprunter au peuple des opinions sans consistance quand la raison vive et forte ne parvient pas à s'imposer, pourvu qu'elles nous apportent bien-être et soulagement. Quand on ne peut guérir la plaie, il vaut mieux l'endormir et l'atténuer268. Je crois qu'on ne me dira pas le contraire : si l'on pouvait maintenir un moment de vie plaisant et calme en le rendant stable et réglé, au prix d'une certaine faiblesse et déficience de jugement, on le ferait sans doute.

Je vais me mettre à boire et répandre des fleurs,

Quitte à passer pour un fou.

[Horace Épîtres I, 5, vv 14-15]

170. Plus d'un philosophe serait de l'avis de Lycas269. Ayant au demeurant des mœurs bien réglées, vivant tranquillement et paisiblement parmi les siens, ne manquant à aucun de ses devoirs ni envers ses proches ni envers les étrangers, se tenant à l'écart des choses nuisibles, il s'était mis cette idée dans la tête, à la suite d'un dérangement d'esprit, qu'il se trouvait perpétuellement au théâtre en train d'y voir des distractions, des spectacles, et les plus belles comédies au monde. Guéri par les médecins de cette déplorable disposition, il les mit aussitôt en procès, pour qu'ils le rétablissent dans la douceur de ses rêveries.

Hélas, mes amis ! vous m'avez tué au lieu de me guérir !

Vous m'avez dérobé mon bonheur,

Avec cette illusion qui faisait ma joie !

[Horace Épîtres II, 2, vv. 138-140]

171. Sa folie ressemblait à celle de Trasylaos, fils de Pythodoros, qui était persuadé que les navires qui abordaient et relâchaient au Pirée étaient tous à son service exclusivement. Et il se réjouissait de sa bonne fortune, les accueillant avec joie. Son frère Criton l'ayant fait soigner pour qu'il retrouve ses esprits, il regrettait cet état dans lequel il avait vécu dans la liesse, et exempt de tout souci. C'est ce que dit ce vers grec ancien

Ne pas penser fait le charme de la vie.

[Sophocle, Ajax v. 554]

qu'il y a bien des avantages à ne pas être très malin. L'Ecclésiaste le dit aussi : « Beaucoup de sagesse, beaucoup de chagrin ; qui acquiert du savoir acquiert aussi peine et tourment. »

172. Les philosophes admettent en général270, comme dernière solution à toute sorte de difficultés, de mettre fin à une vie que nous ne pouvons supporter. « Ça te plaît ? Résigne-toi. Ça ne te plaît pas ? Sors de là comme tu voudras.» [Sénèque Épitres, ou Lettres à Lucilius LXX] « La douleur te pique ? Ou même elle te torture ? Si tu es sans défense, tends la gorge ; mais si tu es revêtu des armes de Vulcain, c'est-à-dire de courage, résiste.» [Cicéron Tusculanes II, 14] Voici encore ce mot des banquets grecs, qu'ils appliquent à ce cas : « Qu'il boive ou qu'il parte », qui sonne mieux dans la langue d'un Gascon, qui change volontiers les « b » en « v », que dans celle de Cicéron271.

Si tu ne sais bien vivre, cède ta place à ceux qui savent.

Assez joué, assez mangé, assez bu ! Il est temps de partir.

Pour ne pas boire plus qu'il ne faut,

Et que la jeunesse en goguette ne se moque et ne te chasse.

[Horace Épîtres II, 2, vv. 213-216]

Mais pour la philosophie, n'est-ce pas ici l'aveu de son impuissance ? Est-ce autre chose qu'un simple renvoi à l'ignorance, pour qu'on y soit à couvert, mais donc à la stupidité elle-même, à l'insensibilité, au non-être ?

Averti par son grand âge du déclin de sa mémoire

Et de ses facultés, Démocrite, de lui-même,

Alla offrir sa tête à son destin.

[Lucrèce De la Nature III, 1052 sq]

173. C'est bien là ce que disait Antisthène : « Il faut faire provision de bon sens pour comprendre, ou de corde pour se pendre. » Et Chrysippe de renchérir en citant ce propos du poète Tyrtée : « De la vertu, ou de la mort, s'approcher272 ». Et Cratès, quant à lui, disait que l'amour se guérissait par la faim, sinon par le temps. Et pour celui à qui ces deux moyens ne plairaient : la corde pour se pendre !

174. Sextius, dont Sénèque et Plutarque parlent si favorablement, s'étant jeté, toutes affaires cessantes, dans l'étude de la philosophie, décida de se jeter dans la mer parce qu'il trouvait trop longues ses études et ses progrès trop lents. À défaut de pouvoir atteindre la science, il courut vers la mort. Voici ce que dit la Loi273 à ce propos : « S'il arrive quelque grave inconvénient auquel on ne puisse remédier, le port est proche : on peut se sauver à la nage hors de son corps, comme on le ferait d'un esquif qui prend l'eau ; car c'est la crainte de mourir, et non le désir de vivre, qui tient le sot attaché à son corps. »

175. La simplicité rend la vie plus agréable, et la rend aussi plus candide et meilleure, comme j'ai déjà commencé à le dire plus haut. Les simples et les ignorants, dit saint Paul274, s'élèvent vers le ciel et l'atteignent ; nous autres, avec tout notre savoir, nous plongeons dans les abîmes infernaux. Je ne m'attarderai pas sur Valentian275, ni sur Licinius, tous deux empereurs romains, ennemis déclarés de la science et des lettres qu'ils appelaient le venin et la peste de tout état politique. Non plus qu'à Mahomet qui, comme je l'ai entendu dire, interdit la science à ses fidèles. Mais l'exemple de ce grand Lycurgue, avec son prestige, doit certes peser dans la balance, de même que l'admiration que l'on peut éprouver pour cette cité de Lacédémone, si grande, si admirable, et si longtemps florissante dans la vertu et le bonheur, sans que les lettres y soient enseignées ni pratiquées.

176. Ceux qui reviennent de ce monde nouveau, découvert du temps de nos pères par les Espagnols, peuvent témoigner que ces peuples sans magistrats ni lois vivent de façon mieux réglée et plus honnêtement que les nôtres, où il y a plus d'officiers de justice et de lois qu'il n'y a d'hommes ordinaires et d'actions en justice.

D'assignations et de requêtes,

D'informations et de procurations,

Ils ont les mains et poches pleines,

Et des liasses de gloses, de consultations et procédures.

Avec eux, les pauvres gens ne sont jamais tranquilles,

Cernés de partout par les notaires,

Les procureurs et les avocats.

[L'Arioste Roland Furieux XIV, 84]

177. Un sénateur romain des derniers siècles disait que l'haleine de leurs prédécesseurs puait l'ail, que leur estomac était parfumé de bonne conscience, et qu'à l'inverse, ceux de son temps ne sentaient que le parfum au dehors, et qu'ils puaient au-dedans de toutes sortes de vices. Il me semble qu'ils étaient très savants et avaient bien du talent, mais manquaient cruellement de vertu. La rusticité, l'ignorance, la sottise, la rudesse, s'accompagnent volontiers de l'innocence ; la curiosité, la subtilité, le savoir, traînent après eux la méchanceté ; l'humilité, la crainte, l'obéissance, la bienveillance (qui sont les qualités principales pour la pérennité de la société humaine), demandent qu'on ait une âme vierge, docile et peu présomptueuse.

178. Les chrétiens savent particulièrement bien à quel point la curiosité est un mal naturel et originel chez l'homme. C'est avec le souci de devenir plus savant et plus sage que commença le déclin du genre humain ; c'est par là qu'il s'est voué à la damnation éternelle. L'orgueil est la cause de sa perte et de sa corruption. C'est l'orgueil qui jette l'homme hors des chemins ordinaires, qui lui fait aimer la nouveauté, et préférer être le chef d'une troupe errante et dévoyée sur le sentier de la perdition, préférer être maître et professeur d'erreur et de mensonge, plutôt que d'être un disciple de l'école de la vérité, se laissant conduire par d'autres mains sur les sentiers fréquentés, sur la bonne voie. C'est peut-être là qu'il faut voir le sens de ce mot grec ancien disant que « la superstition suit l'orgueil, et lui obéit comme à son père276 ».

179. Ô orgueil, comme tu nous entraves ! Quand Socrate apprit que le dieu de la sagesse lui avait attribué le nom de Sage, il en fut saisi d'étonnement, et il avait beau s'examiner et se secouer, il ne trouvait aucun fondement à ce décret divin. Il savait qu'il y en avait d'autres qui étaient justes, modérés, courageux et savants tout comme lui, et de plus éloquents, plus beaux, et plus utiles à son pays. Il conclut finalement qu'il ne se distinguait des autres et n'était sage que parce qu'il ne se considérait pas comme tel ; que pour son dieu c'était une bêtise propre à l'homme que de se croire savant et sage, que la meilleure doctrine était celle de l'ignorance, et la simplicité la meilleure façon d'être sage.

180. La Parole Sainte déclare misérables ceux d'entre nous qui ont une haute opinion d'eux-mêmes : « Boue et cendre, leur dit-elle, comment peux-tu te glorifier ? ». Et ailleurs : « Dieu a fait l'homme semblable à l'ombre ; et qui la jugera quand, la lumière s'étant éloignée, elle se sera évanouie ? » Nous ne sommes rien ; nos forces sont bien incapables de concevoir l'élévation divine, et des œuvres de notre créateur, celles qui portent le mieux sa marque, celles qui sont le plus évidemment les siennes, sont celles que nous comprenons le moins. C'est pour les chrétiens un motif de croire que de rencontrer une chose incroyable : elle est d'autant plus rationnelle qu'elle est contraire à la raison humaine, car si elle relevait de la raison, ce ne serait plus un miracle ; et s'il y en avait déjà un exemple, ce ne serait plus une chose extraordinaire. « Dieu est mieux connu si l'on est ignorant » dit saint Augustin. Et Tacite : « Il est plus saint et plus respectueux de croire aux actions des dieux que de les connaître eux-mêmes. » [Tacite Vie d'Agricola, La Germanie XXXIV] Et Platon estime qu'il y a quelque impiété vicieuse à trop s'interroger sur Dieu et sur le monde, et sur les causes premières des choses. « En vérité il est difficile de connaître le père de cet univers, et si on y parvient, il est impie de le révéler au vulgaire. » dit Cicéron277.

181. Certes, nous employons les mots « puissance », « vérité », « justice » : ce sont des mots qui évoquent quelque chose de grand ; mais ce « quelque chose », nous ne le voyons nullement, et nous ne pouvons le concevoir. Nous disons que Dieu craint, que Dieu s'irrite, que Dieu aime,

Mettant des mots de mortel sur des choses immortelles.

[Lucrèce De la Nature V, v. 122]

Ce sont là des sensations et des émotions que nous ne pouvons placer en Dieu avec la forme qu'elles ont pour nous, et nous ne pouvons pas non plus les imaginer avec la forme qu'elles ont pour lui. C'est à Dieu seul qu'il appartient de se connaître et d'interpréter ses œuvres. Et c'est imparfaitement qu'il le fait dans notre langage, pour s'abaisser et descendre jusqu'à nous qui demeurons attachés à la terre278.

182. Comment la sagesse pourrait-elle lui convenir, elle qui est un choix entre le bien et le mal, puisqu'aucun mal ne peut l'atteindre ? Et que dire de la raison ou de l'intelligence, dont nous nous servons pour rendre visibles les choses obscures, puisque rien n'est obscur pour Dieu ? Et la justice, qui attribue à chacun ce qui lui appartient, et que l'on a instituée pour les besoins de la société humaine, quelle forme a-t-elle en Dieu ? Et la tempérance, qui n'est que la modération de plaisirs charnels qui n'ont pas leur place en lui ? Le courage pour supporter la douleur, l'effort, les dangers, tout cela lui appartient aussi peu : ces trois choses ne peuvent parvenir jusqu'à lui. C'est pourquoi Aristote279 considère qu'il est également exempt de vertu et de vice. « La bienveillance et la colère lui sont étrangers, ces passions ne concernent que les âmes faibles.» [Cicéron De natura deorum I, 17]

183. La connaissance que nous avons de la vérité, quelle qu'elle soit, ce n'est pas avec nos propres forces que nous l'avons acquise. C'est Dieu qui nous l'a apprise, entièrement, par l'intermédiaire de ceux qu'il a choisis comme témoins dans le peuple, simples et ignorants, pour nous communiquer ses admirables secrets : notre foi n'est pas quelque chose que nous avons acquis par nous-mêmes, c'est un pur présent dû à la libéralité d'autrui. Ce n'est pas par notre raisonnement ou notre intelligence que nous avons reçu notre religion, mais par une autorité et une injonction extérieures. La faiblesse de notre jugement y contribue mieux que sa force, et notre aveuglement plus que la clairvoyance. C'est par notre ignorance, plus que par notre science que nous sommes savants du divin savoir. Ce n'est pas étonnant si nos capacités naturelles et terrestres ne peuvent concevoir cette connaissance surnaturelle et céleste. Contentons-nous d'y apporter notre obéissance et notre sujétion, car, comme il est écrit dans l'Évangile : « Je détruirai la sagesse des sages, et j'abattrai l'intelligence des intelligents. Où est le sage ? Où est l'homme cultivé ? Où est le raisonneur de ce temps ? Dieu n'a-t-il pas abêti la sagesse de ce monde ? Puisque le monde n'a pas connu Dieu par la sagesse, c'est par la simple prédication qu'il lui a plu de sauver les croyants280. »

184. Aussi me faut-il donc examiner finalement s'il est dans le pouvoir de l'homme de trouver ce qu'il cherche, et si cette quête, qu'il poursuit depuis tant de siècles, l'a enrichi de quelque nouvelle force, et de quelque solide vérité.

185. Je crois qu'il m'avouera, s'il parle sincèrement, que tout ce qu'il a pu tirer d'une si longue chasse, c'est d'avoir appris à reconnaître sa faiblesse. L'ignorance qui est naturellement en nous, nous l'avons vérifiée et confirmée par cette longue étude. Il est advenu à ceux qui sont véritablement savants ce qui advient aux épis de blé : ils s'élèvent et dressent fièrement la tête tant qu'ils sont vides, mais quand ils sont pleins et lourds de grain, dans leur maturité, ils commencent à s'humilier et à baisser les cornes. Ainsi des hommes qui, ayant tout essayé et tout sondé, mais n'ayant trouvé en cet amas de science et de ressources de toutes sortes, rien de solide ni de ferme, mais seulement de la vanité, ont renoncé à leur présomption, et ont accepté leur condition naturelle.

186. C'est ce que Velleius fit remarquer à Cotta et à Cicéron : qu'ils avaient appris de Philon « qu'ils n'avaient rien appris ». Phérécide, l'un des sept sages, alors qu'il était mourant, écrivit à Thalès : « J'ai ordonné à mes proches, quand ils m'auront enterré, de te porter mes écrits. S'ils vous plaisent, à toi et aux autres sages, publie-les ; sinon, détruis-les. Ils ne contiennent aucune certitude qui puisse me satisfaire moi-même ; je ne prétends pas connaître la vérité, ni même y atteindre. J'ouvre les choses plus que je ne les découvre281. » L'homme le plus sage qu'il y eut jamais, Socrate, quand on lui demanda ce qu'il savait, répondit qu'il savait qu'il ne savait rien. Il confirmait ainsi ce que l'on dit : la plus grande part de ce que nous savons est la moindre de celles que nous ignorons. C'est-à-dire que cela même que nous pensons savoir est une partie, et bien petite, de notre ignorance. « Nous savons les choses en songe, dit Platon, et en vérité nous les ignorons282. « Tous les anciens, ou presque, ont dit qu'on ne pouvait rien connaître, rien percevoir, rien savoir, que nos sens étaient limités, notre intelligence faible, et courte notre vie ». [Cicéron Académiques I, 12]

187. De Cicéron lui-même, qui devait au savoir toute sa valeur, Valérius a dit que sur ses vieux jours, il commença à se désintéresser des Lettres283. Et à l'époque où il les cultivait, c'était librement, sans être inféodé à aucune doctrine, suivant ce qui lui semblait le plus probable, tantôt dans une « école », tantôt dans une autre. Il se maintenait toujours dans le scepticisme académique. « Je vais parler, mais sans rien affirmer ; je chercherai toujours, doutant le plus souvent, et me défiant de moi-même. » [Cicéron De Divinatione II, III]

188. J'aurais trop beau jeu, si je voulais considérer l'homme sous son aspect commun et dans l'ensemble ; je pourrais pourtant le faire en suivant sa propre règle, qui juge de la vérité non par la valeur des voix, mais par leur nombre. Laissons là le peuple,

Qui dort tout éveillé, et bien qu'il soit vivant

Et les yeux bien ouverts, n'a guère qu'une vie morte,

[Lucrèce De la Nature III, vv. 1046 et 1048]

car le peuple n'a pas conscience de lui-même, il n'a pas de jugement, et laisse dans l'oisiveté la plupart de ses facultés naturelles. Je veux parler de l'homme dans sa situation la plus haute.

189. Considérons-le à travers ce petit nombre d'hommes supérieurs et rares qui, doués naturellement au départ d'une belle et exceptionnelle force d'âme naturelle, l'ont encore renforcée et améliorée par l'effort, l'étude et l'artifice, et l'ont menée au plus haut degré de la sagesse qu'elle puisse atteindre. Ils l'ont utilisée en tous sens et de toutes sortes de façons, ils l'ont appuyée et arc-boutée sur tout ce qui pouvait la soutenir, l'ont enrichie et enjolivée de tout ce qu'ils ont pu emprunter pour son avantage, que ce soit dans ce bas-monde ou dans l'autre : c'est chez eux que l'on trouve l'humaine nature sous sa forme la plus haute. Ils ont organisé le monde par des institutions et des lois ; ils l'ont instruit par des techniques et des sciences, ainsi que par leurs conduites exemplaires. Je ne tiendrai compte que de ces gens-là, de leur témoignage et de leur expérience : voyons jusqu'où ils sont allés et où ils se sont arrêtés284. Les dérèglements et les défauts que nous trouverons chez eux, le monde pourra bien les considérer comme siens sans hésitation.

190. Quand on cherche quelque chose, il y a toujours un moment où l'on peut dire soit qu'on a trouvé, soit que c'est impossible, soit que l'on est encore en train de chercher. Toute la philosophie est répartie entre ces trois modes. Son but est de rechercher la vérité, la science, la certitude. Les Péripatéticiens, Épicuriens, Stoïciens, et quelques autres, ont cru les avoir trouvées. Ils ont donné forme aux sciences que nous connaissons, et les ont traitées comme des certitudes. Clitomachos, Carnéade et les Académiciens ont désespéré de jamais les trouver, et estimé que nous n'avions pas les moyens suffisants pour concevoir la vérité. Leur conclusion, c'est le constat de l'ignorance et de la faiblesse humaines. Cette école a eu la descendance la plus importante et les plus nobles représentants.

191. Pyrrhon et les autres sceptiques ou « épéchistes285 » dont les opinions, selon de nombreux auteurs anciens, sont tirées d'Homère, des Sept Sages, d'Archiloque, d'Euripide, et aussi de Zénon, de Démocrite, de Xénophane, disent qu'ils sont encore à la recherche de la vérité. Ils considèrent que ceux qui pensent l'avoir trouvée se trompent complètement, et ils pensent même qu'il y a encore trop de vanité chez ceux qui estiment que les forces humaines ne sont pas capables de l'atteindre. C'est que, en effet, pour mesurer notre capacité à connaître et à juger de la difficulté des choses, il faut déjà faire preuve d'une science extrême — et ils doutent que l'homme en soit capable.

Qui pense qu'on ne sait rien ne sait même pas

Si l'on peut dire qu'on ne sait rien.

[Lucrèce De la Nature IV, 470]

192. L'ignorance qui se connaît, qui se juge et se condamne n'est pas une complète ignorance ; pour être telle, il faudrait qu'elle s'ignore elle-même. De sorte que l'attitude des Pyrrhoniens consiste à hésiter, douter, chercher, n'être sûrs de rien, et ne répondre de rien. Des trois fonctions de l'esprit : l'intelligence, la sensibilité, le jugement, ils reconnaissent les deux premières, et laissent la dernière dans l'ambiguïté, sans montrer de penchant ou d'approbation, si peu que ce soit, d'un côté ou de l'autre.

193. Zénon représentait par des gestes la façon dont il concevait cette division des facultés de l'esprit : la main largement ouverte signifiait la vraisemblance ; à demi-fermée, et les doigts un peu repliés, l'acquiescement ; le poing fermé, la compréhension ; et quand le poing de la main gauche était encore plus serré, la science.

194. Le caractère donné à leur jugement par les Pyrrhoniens : droit et inflexible, acceptant tout ce qui se présente sans s'y attacher et sans y donner leur assentiment, les conduit vers l'ataraxie, qui est un mode de vie paisible, tranquille, exempt des agitations que nous devons à l'opinion et à la connaissance que nous pensons avoir des choses ; c'est en effet de ces agitations que nous viennent la crainte, la cupidité, l'envie, les désirs immodérés, l'ambition, l'orgueil, la superstition, l'amour de la nouveauté, la rébellion, la désobéissance, l'obstination, et la plupart de nos maux corporels. Et de fait, ils évitent ainsi les rivalités que pourrait susciter leur doctrine. Car leurs débats sont peu animés, et ils ne craignent guère la contradiction.

195. Quand ils disent que tout corps pesant va vers le bas, ils seraient bien ennuyés si on les croyait, et ils font tout ce qu'ils peuvent pour qu'on les contredise, pour susciter le doute et suspendre tout jugement, ce qui est leur but. Ils ne mettent en avant leurs opinions que pour combattre celles qu'ils pensent que nous avons nous-mêmes. Si vous adoptez leur point de vue, ils soutiendront volontiers le point de vue contraire : tout leur est indifférent, ils n'ont aucune préférence. Si vous affirmez que la neige est noire, ils essaieront au contraire de prouver qu'elle est blanche ; mais si vous dites qu'elle n'est ni l'un ni l'autre, ils s'efforceront de montrer qu'elle est à la fois l'un et l'autre ; si vous déclarez tenir pour certain que vous n'en savez rien, ils soutiendront que vous le savez. Et si même vous affirmez catégoriquement que vous en doutez, ils se mettront en devoir de vous démontrer que vous n'en doutez pas du tout, ou que vous ne pouvez en juger ni décider que vous en doutez. Alors, par ce doute extrême qui va jusqu'à saper ses propres fondations, ils se séparent et se distinguent de plusieurs opinions, y compris de celles-là même qui ont soutenu de diverses manières le doute et l'ignorance.

196. Puisque ceux qui suivent leurs dogmes peuvent dire l'un vert et l'autre jaune, pourquoi n'auraient-ils pas eux-mêmes le droit de douter ? Y a-t-il une chose que l'on vous demande d'accepter ou de refuser que l'on ne puisse considérer comme ambiguë ? Les autres sont portés comme par la tempête, vers telle ou telle opinion, vers l'école épicurienne ou stoïcienne, sans l'avoir vraiment décidé ni choisi, et même le plus souvent avant d'avoir atteint l'âge du discernement, en fonction des usages de leur pays, ou du fait de l'éducation qu'ils ont reçue de leurs parents, ou encore par le fait du hasard, et ils s'y trouvent engagés, asservis, et comme pris dans un piège dont ils ne peuvent se défaire — « ils se cramponnent à une doctrine comme à un rocher sur lequel la tempête les aurait jetés.» [Cicéron Académiques II, III] Pourquoi donc ne leur serait-il pas concédé à eux-mêmes de préserver leur liberté, et d'examiner les choses sans obligation ni servitude ? « D'autant plus libres et indépendants qu'ils disposent d'un pouvoir absolu de juger.» [Cicéron Académiques II, III]

197. N'est-ce pas un avantage que de ne pas être soumis à la nécessité qui bride les autres ? Ne vaut-il pas mieux réserver son avis plutôt que de sombrer dans toutes les erreurs que l'imagination humaine a produites ? Ne vaut-il pas mieux suspendre sa croyance que de se mêler à ces factions séditieuses et querelleuses ? Qu'irai-je donc choisir ? Ce qu'il vous plaira, pourvu que ce soit vous qui choisissiez. Voilà une sotte réponse, et c'est à elle pourtant que tout dogmatisme en arrive, lui qui ne nous permet pas d'ignorer ce que nous ignorons. Prenez le parti le plus fameux : il ne sera jamais si sûr qu'il ne vous faille, pour le défendre, attaquer et combattre cent et cent autres partis contraires. Ne vaut-il donc pas mieux se tenir en dehors de cette mêlée ? Il vous est permis d'adopter, comme s'il en allait de votre honneur et de votre vie, l'opinion d'Aristote sur l'éternité de l'âme, et de contredire et démentir Platon là-dessus. Et il leur serait interdit, à eux, d'en douter ? S'il est loisible à Panætius de réserver son jugement sur les haruspices, les songes, oracles et autre vaticinations, dont les Stoïciens ne doutent nullement, pourquoi un sage n'oserait-il pas, sur toutes choses, se comporter de la même façon que lui le fait pour celles qu'il a apprises de ses maîtres, qui ont été établies par le commun accord de l'école dont il est le disciple et le zélateur ?

198. Si c'est un enfant qui juge, il ne sait pas de quoi il s'agit ; si c'est un savant, il a des idées préconçues. Les Pyrrhoniens se sont donné un extraordinaire avantage dans les combats, en s'étant déchargés du soin de se protéger ; peu leur importe qu'on les frappe, pourvu qu'ils frappent. Et ils tirent parti de tout : s'ils sont vainqueurs, votre proposition est boiteuse et si c'est vous, c'est la leur. S'ils se trompent, ils démontrent l'ignorance ; et si vous vous trompez, c'est vous qui la démontrez. S'ils prouvent qu'on ne sait rien, c'est bien. S'ils ne peuvent pas le prouver, c'est bien aussi. « De sorte qu'en trouvant d'aussi bonnes raisons pour et contre, il soit plus aisé de réserver son jugement sur tel point ou sur tel autre.» [Cicéron Académiques I, 12] Et ils se vantent de trouver pourquoi une chose est fausse bien plus facilement que de trouver pourquoi elle est vraie.

199. Leurs façons de s'exprimer sont celles-ci : « Je n'affirme rien ; les choses ne sont pas plus ainsi qu'autrement, ou que ni l'un ni l'autre ; je ne comprends pas cela ; les apparences sont les mêmes partout ; parler pour ou contre, c'est tout comme ; rien ne semble vrai qui ne puisse sembler faux286. » Leur maître-mot, c'est : « ὲπέχω » [epecho], c'est-à-dire « je réserve mon jugement, je ne me prononce pas287 ». [Cicéron Académiques I, 12] Voilà leurs refrains, avec d'autres de la même veine. Et ce qu'ils obtiennent, c'est une suspension complète, intégrale et parfaite du jugement. Ils utilisent leur raison pour interroger et débattre, mais non pour choisir et décider. Celui qui peut imaginer un perpétuel aveu d'ignorance, un jugement sans tendance ni inclination, en quelque occasion que ce soit, celui-là peut concevoir ce qu'est le pyrrhonisme. J'expose leur façon de penser aussi bien que possible, parce que nombreux sont ceux qui la trouvent difficile à concevoir, et que les auteurs anciens eux-mêmes la présentent de façon un peu obscure et avec des variations.

200. Quant aux actions de la vie courante, ils se comportent de façon ordinaire. Ils se prêtent et s'adaptent aux tendances naturelles, aux pulsions et aux contraintes des passions, aux dispositions des lois et des coutumes et aux traditions intellectuelles : « Car Dieu a voulu que nous ayons, non la connaissance des choses, mais seulement celle de leur usage. » [Cicéron De Divinatione I, 18] Ils se laissent guider, dans leurs actions courantes, par ces choses-là, sans en juger ni prendre parti. C'est pour cela que je peux difficilement faire coïncider cette conception avec le portrait que l'on donne de Pyrrhon, que l'on dit stupide et amorphe, menant une vie farouche et peu sociable, n'essayant même pas d'éviter les charrettes qui le heurtent ni les précipices, refusant de se soumettre aux lois. C'est là une exagération de sa doctrine. Il n'a voulu se faire ni pierre ni souche, mais un homme qui vit, réfléchit et raisonne, jouissant de tous les plaisirs et avantages offerts par la nature, utilisant toutes ses facultés corporelles et spirituelles selon les règles en vigueur et avec droiture. Les privilèges imaginaires, extravagants et infondés que l'homme a voulu s'approprier pour régenter, ordonner, établir la vérité288, il les a de bonne foi rejetés et abandonnés.

201. Il n'est d'ailleurs pas d'école qui ne soit amenée à permettre à son « sage », s'il veut vivre, de se conformer à bien des choses qui ne sont pas comprises, ni reconnues, ni consenties. Quand il prend la mer, il suit son idée, sans savoir si elle lui sera favorable ; il se soumet à des conditions qui demeurent hypothétiques : le vaisseau est-il bon ? le pilote expérimenté ? la saison propice ? Et il est bien obligé de faire comme si, de se laisser conduire par les apparences, dans la mesure où elles ne sont pas expressément contraires à son dessein. Il a un corps et une âme : les sens le poussent, l'esprit l'anime. Et même s'il ne trouve pas en lui-même de critère personnel et unique pour juger des choses, et s'il estime qu'il ne doit pas engager son consentement, dans la mesure où le faux peut ressembler au vrai, il conduit pourtant sa vie pleinement et agréablement.

202. Parmi les activités intellectuelles, combien en est-il qui reposent plus sur la conjecture que sur la science ? Qui ne décident pas du vrai ou du faux, mais suivent plutôt ce qui semble évident ? Il y a, disent les Pyrrhoniens, du vrai et du faux, et il y a en nous ce qu'il faut pour le rechercher, mais pas de quoi en décider comme on fait avec la pierre de touche289. Nous ne nous en portons que mieux, de nous laisser aller sans recherche selon l'ordre du monde. Une âme exempte de préjugés se trouve bien avantagée sur le chemin de la tranquillité. Ceux qui jugent et critiquent leurs juges ne s'y soumettent jamais comme ils le devraient. Les esprits simples et peu curieux sont — ô combien ! — plus dociles et plus faciles à conduire selon les lois religieuses et politiques que ces esprits qui surveillent en pédagogues les choses divines et humaines.

203. Il n'est rien dans ce que l'homme a inventé qui ait autant de vraisemblance et d'utilité que cette doctrine de Pyrrhon. Elle montre l'homme nu et démuni, reconnaissant sa faiblesse naturelle et donc apte à recevoir d'en haut quelque force extérieure, dépourvu de savoir humain et donc d'autant plus apte à faire en lui-même une place au savoir divin, anéantissant son jugement pour faire place à la foi. Elle le montre comme quelqu'un qui n'est pas un mécréant mais ne dresse non plus aucun dogme contraire aux lois et règles communément admises, un homme humble, obéissant, capable de se discipliner, studieux, ennemi juré de l'hérésie, et donc à l'abri des vaines et irréligieuses opinions professées par les écoles qui sont dans l'erreur. C'est comme une carte blanche préparée pour prendre sous le doigt de Dieu les formes qu'il lui plaira d'y graver. Plus nous nous en remettons à Dieu, plus nous nous confions à lui et plus nous renonçons à nous-mêmes, mieux nous valons. « Prends en bonne part, dit l'Ecclésiaste, les choses telles qu'elles se présentent à toi, avec leur visage et leur goût, jour après jour ; le reste est au-delà de ce que tu peux connaître. » « Le Seigneur connaît les pensées des hommes, et il sait qu'elles sont vaines290. »

204. Voilà comment, des trois principales écoles de philosophie, deux font expressément profession de doute et d'ignorance; et dans la troisième, qui est celle des dogmatiques291, il est aisé de voir que la plupart n'ont pris le visage de l'assurance que pour avoir meilleure mine. Ils ne se sont pas tant souciés de nous établir quelque certitude que de nous montrer jusqu'où ils avaient pu aller dans cette chasse à la vérité : « les savants supposent plus qu'ils ne savent.» [Tite-Live Annales ou Histoire romaine XXVI, XXII, 14]

205. Timée ayant à instruire Socrate de ce qu'il sait des dieux, du monde et des hommes, se propose d'en parler comme le ferait n'importe qui, et considère que cela suffit, du moment que ses explications sont aussi probables que celles d'un autre, car les véritables explications ne sont ni à sa portée, ni à celle d'aucun humain. C'est ce que l'un de ses disciples a ainsi imité :« Je m'expliquerai comme je le pourrai. Mais en m'écoutant, ne croyez pas entendre Apollon sur son trépied, et ne prenez pas ce que je dis pour des histoires véritables ; faible mortel, je cherche, par des conjectures, à découvrir le vraisemblable » [Cicéron Tusculanes I, 9] Il a dit cela au sujet du mépris de la mort, qui est un sujet naturel et à la portée de tous. Ailleurs, il l'a traduit en reprenant les termes mêmes de Platon : « Si, en discourant sur la nature des dieux et l'origine du monde, je ne puis atteindre le but que je me suis fixé, n'en soyez pas étonnés ; car souvenez-vous que moi qui vous parle, et vous qui jugez, nous sommes des hommes. Et si je ne dis que des choses probables, ne me demandez rien de plus292. » [Platon Œuvres complètes, tome X : Timée, Critias 30 d]

206. Aristote nous assène d'ordinaire un grand nombre d'opinions et de croyances différentes pour leur opposer la sienne et nous montrer combien lui est allé plus loin, comment il a approché de plus près la vraisemblance. On ne peut juger en effet de la vérité d'après l'autorité et les témoignages des autres. C'est pour cela qu'Épicure évita soigneusement de faire figurer dans ses écrits des opinions étrangères aux siennes. Aristote est le « prince » des dogmatiques, et pourtant c'est lui qui nous apprend que savoir beaucoup conduit à douter encore plus. On le voit souvent s'envelopper volontairement293 d'une obscurité si épaisse et si impénétrable qu'il est impossible d'y déceler quelle est son opinion : c'est en somme du « pyrrhonisme » sous une forme affirmative294.

207. Voici ce que dit Cicéron qui nous explique l'opinion d'autrui par la sienne : « Ceux qui voudraient savoir ce que nous pensons personnellement sur chaque chose poussent trop loin la curiosité. Ce principe philosophique, qui consiste à disputer de tout sans décider de rien, d'abord établi par Socrate, repris par Arcésilas, affirmé par Carnéade, est encore en vigueur de nos jours. Nous sommes de ceux qui disent que le faux est toujours mêlé au vrai, et qu'il lui ressemble tellement qu'il n'y a aucun signe en eux qui permette de juger et de décider en toute certitude. »

208. Pourquoi donc la plupart des philosophes (et pas seulement Aristote) ont-ils affecté d'être difficiles à lire, sinon pour mettre en valeur la vanité de leur sujet, et exciter la curiosité de notre esprit, en lui donnant pour toute pitance cet os creux et décharné à ronger ? Clitomachos affirmait qu'il n'avait jamais réussi à comprendre, en lisant les écrits de Carnéade, quelle était l'opinion de l'auteur. Pourquoi Épicure a-t-il évité la facilité dans son œuvre, et pourquoi a-t-on surnommé Héraclite « le ténébreux » ? L'obscurité est une monnaie que les savants utilisent comme ceux qui font des tours de passe-passe, pour dissimuler la faiblesse de leur science, dont la sottise humaine se contente fort bien.

Son langage obscur l'a rendu célèbre chez les Grecs295,

Surtout auprès des sots, qui préfèrent ce qui n'est pas clair

Et qu'ils croient comprendre sous un langage énigmatique.

[Lucrèce De la Nature I, 639-41]

209. Cicéron reproche à certains de ses amis d'avoir consacré à l'astrologie, au droit, à la dialectique et à la géométrie plus de temps que ces sciences ne le méritaient ; il disait que cela les détournait des devoirs de l'existence, plus utiles et plus honorables. Les philosophes cyrénaïques méprisaient la physique aussi bien que la dialectique. Zénon, au tout début de sa République déclarait que tous les arts libéraux étaient inutiles.

210. Chrysippe disait que ce que Platon et Aristote avaient écrit sur la Logique, ils l'avaient écrit par jeu et à titre d'exercice, et il ne pouvait pas croire qu'ils aient pu traiter sérieusement d'une discipline aussi vaine. Plutarque dit la même chose de la Métaphysique, Épicure l'aurait dit aussi de la Rhétorique, de la Grammaire, de la Poésie, de la Mathématique, et de toutes les autres sciences, sauf de la Physique. Socrate pense la même chose de toutes les sciences, sauf de celle des mœurs et de la vie. Quelle que fût la chose sur laquelle on l'interrogeait, il ramenait toujours en premier lieu celui qui l'interrogeait à parler de la façon dont il avait vécu et dont il vivait, et c'est cela qu'il examinait et jugeait, estimant que tout ce qu'on peut apprendre d'autre est secondaire et superflu. « Je fais peu de cas de cette culture qui ne rend pas vertueux ceux qui la possèdent296. [Juste Lipse Politiques, I, 10]

211. La plupart des domaines du savoir ont ainsi été dédaignés par les savants eux-mêmes. Mais ils n'ont pas considéré qu'il était hors de propos de distraire leur esprit et de l'appliquer à des choses qui n'offraient aucune solidité profitable. Et les uns ont considéré Platon comme dogmatique, les autres comme sceptique, d'autres encore estiment qu'il a été l'un sur certains sujets, et l'autre sur certains autres. Celui qui dirige ses dialogues, Socrate, s'emploie à toujours susciter la discussion et à ne jamais l'arrêter ; il n'est jamais satisfait, et dit qu'il n'a pas d'autre science que celle d'opposer des objections.

212. Homère, l'auteur favori des Anciens, a donné leurs fondements à toutes les écoles philosophiques, les mettant toutes sur un même pied et montrant ainsi à quel point il était indifférent à la voie que nous pourrions choisir. On dit que Platon inspira six écoles différentes. C'est pourquoi, à mon avis, jamais enseignement ne fut aussi hésitant et moins dogmatique que le sien. Socrate disait que les sages-femmes, quand elles choisissaient ce métier de faire engendrer les autres, renonçaient du même coup à engendrer elles-mêmes ; et que lui-même, ayant reçu des dieux le titre de « sage-homme », s'était aussi dépouillé, physiquement et mentalement, de la faculté d'enfanter. Il disait qu'il se contentait d'aider et d'apporter ses secours à ceux qui engendraient, en préparant leurs organes, en lubrifiant leurs conduits, en facilitant l'issue de l'accouchement, en jugeant de la viabilité de l'enfant, en le nommant, le nourrissant, l'emmaillotant, le circoncisant, et en exerçant et manipulant son esprit aux risques et périls d'autrui.

213. Il en est de Platon comme de la plupart des auteurs de cette troisième sorte297, comme les Anciens l'ont remarqué dans les écrits d'Anaxagore, Démocrite, Parménide, Xénophane et bien d'autres : ils ont une façon d'écrire dubitative dans son dessein et dans sa forme, qui interroge plus qu'elle n'enseigne — même s'ils incorporent parfois à leurs écrits des traits dogmatiques298. Ne voit-on pas cela aussi bien chez Sénèque et Plutarque ? N'offrent-ils pas tantôt un visage, tantôt un autre à celui qui les examine de près ? Et ceux qui tentent d'harmoniser les textes des juristes entre eux devraient299 bien commencer par mettre chacun en accord avec lui-même ! Il me semble que si Platon a aimé cette façon de philosopher à travers des dialogues, c'est qu'elle lui permettait d'exposer plus facilement par plusieurs bouches la diversité et les variations de sa pensée.

214. Examiner les problèmes sous plusieurs angles, c'est les exposer aussi bien, et même mieux, que d'un seul point de vue, car c'est le faire plus complètement et plus utilement. Prenons un exemple d'aujourd'hui : les arrêts de justice constituent le degré ultime du discours dogmatique et catégorique. Pourtant, ceux que nos parlements présentent au peuple comme étant les plus exemplaires, les plus à même de susciter chez lui le respect qu'il doit éprouver envers cette dignité du fait des grandes capacités de ceux qui l'exercent, ces arrêts tirent leur beauté, non de leur conclusion, qui est pour ces gens-là banale, et courante pour chaque juge, mais de la discussion et de la confrontation des points de vue, divers et parfois opposés, que tolère la discipline juridique.

215. Et le champ le plus large qui s'ouvre aux critiques des philosophes d'une école à l'encontre des autres, vient des contradictions et des variations dans lesquelles chacun d'eux se trouve empêtré, soit volontairement, pour montrer comment l'esprit humain vacille en toute circonstance, soit du fait de leur ignorance, face aux fluctuations et à l'obscurité foncière des choses.

216. Que signifie ce refrain300 « En un lieu glissant et changeant mettons de côté notre croyance [Plutarque Œuvres mêlées XLVII, f°348], sinon que, comme dit Euripide,

Les œuvres de Dieu en diverses façons301

Nous laissent comme hébétés.

C'est ce qu'écrit souvent Empédocle lui aussi, comme mû par une divine fureur, et contraint de reconnaître la vérité : « Non, non, nous ne sentons rien, nous ne voyons rien, toutes choses nous sont cachées, il n'en est aucune dont nous puissions établir avec certitude ce qu'elle est302. » Et ceci rappelle la parole divine : « Les pensées des mortels sont timides, et incertaines nos inventions et nos prévisions303. » Il n'est pas étonnant si des gens, sans espérer parvenir à quelque chose, ont néanmoins trouvé plaisir à cette chasse : l'étude est en elle-même une occupation agréable. Si agréable même que, parmi les voluptés qu'ils interdisent, les Stoïciens placent aussi celle qui vient de l'exercice de l'esprit, et veulent le brider, trouvant qu'il y a de l'intempérance à trop savoir.

217. Démocrite ayant mangé des figues qui sentaient le miel, se mit à chercher mentalement d'où leur venait cette douceur inattendue, et pour tirer cela au clair, se leva de table et alla voir l'assiette sur laquelle on avait disposé ces figues ; sa servante, ayant compris pourquoi il se levait lui dit en riant de ne plus se tourmenter pour cela, car c'était elle qui les avait mises dans un vase où il y avait eu du miel. Et Démocrite s'irrita de ce qu'elle lui avait ôté l'occasion d'avoir à chercher, lui enlevant matière à sa curiosité. « Va, lui dit-il, tu m'as contrarié ; mais je ne renoncerai pourtant pas à chercher la cause de cela, comme s'il s'agissait d'une cause naturelle. » Et il ne manqua sûrement pas de trouver quelque cause véritable à ce fait imaginaire et faux...

218. Cet exemple d'un grand et illustre philosophe montre bien la passion studieuse qui nous entraîne à la poursuite de choses que nous désespérons d'atteindre. Plutarque raconte une histoire analogue : celle de quelqu'un qui ne voulait pas qu'on lui explique les choses dont il doutait, pour ne pas perdre le plaisir de les chercher. Comme cet autre encore, qui ne voulait pas que son médecin le prive de l'altération due à sa fièvre, pour ne pas perdre le plaisir qu'il avait de la calmer en buvant. « Mieux vaut apprendre des choses inutiles que de ne rien apprendre du tout.» [Sénèque Épitres, ou Lettres à Lucilius LXXXVIII]

219. Le plaisir que l'on prend dans la nourriture se suffit souvent à lui-même, et tout ce que nous prenons d'agréable n'est pas toujours nutritif, ni sain. De même, ce que notre esprit tire de la science ne manque pas d'être voluptueux, même si ce n'est ni un aliment, ni bon pour la santé.

220. Voici ce que disent les philosophes : « L'observation de la nature est une nourriture qui convient à notre esprit ; elle nous élève et nous conforte en nous faisant mépriser les choses basses et terre à terre, car elle nous les fait comparer avec les choses supérieures et célestes. Et la recherche des choses élevées et occultes est très agréable, même à celui qui n'en tire qu'un respect craintif, et qui redoute d'en juger. » Ce sont là les mots qu'ils emploient dans leur profession de foi. Mais l'image d'une curiosité maladive de ce genre se voit encore mieux dans l'exemple suivant, que l'on trouve si souvent dans leur bouche et qu'ils tiennent en grand honneur : Eudoxe souhaitait voir au moins une fois le soleil de près, connaître sa forme, sa grandeur, sa beauté, quitte à s'y brûler aussitôt304, — et il priait les dieux pour cela. Il voulait acquérir au prix de sa vie un savoir dont il serait aussitôt privé. Et pour cette connaissance soudaine et éphémère, il était prêt à perdre toutes les connaissances qu'il possédait et à renoncer à celles qu'il eût pu acquérir encore.

221. Je ne suis pas vraiment persuadé qu'Épicure, Platon et Pythagore nous aient donné pour argent comptant leurs « atomes », leurs « idées » et leurs « nombres ». Ils étaient bien trop sages pour considérer comme des articles de foi des choses si incertaines et si discutables. Mais dans l'obscurité et l'ignorance du monde, chacun de ces grands personnages s'est efforcé d'apporter un peu de lumière ; et ils ont consacré leur esprit à des inventions ayant au moins une apparence subtile et plaisante, et qui puissent soutenir la contradiction, même si elles étaient fausses. « C'est le génie de ces philosophes qui a inventé ces systèmes, et non leur savoir305. »

222. Un Ancien, à qui l'on reprochait de se targuer de philosophie, alors que son jugement n'en portait guère la trace, répondit que c'était justement cela, philosopher. Les philosophes ont voulu tout examiner, tout discuter, et ont trouvé que cette occupation convenait fort bien à notre curiosité naturelle. Ils ont écrit sur certaines choses qui concernent la vie publique, comme les religions306 ; et il est heureux qu'en vertu de cela, ils n'aient pas voulu les disséquer complètement, afin de ne pas engendrer de troubles dans l'obéissance aux lois et aux coutumes de leur pays.

223. Platon traite cette question sans cacher son jeu307. Quand il écrit à titre personnel, il n'affirme rien de façon catégorique. Mais quand il se veut législateur, il utilise un style autoritaire et péremptoire, et il mêle hardiment à son propos les plus extravagantes de ses inventions, aussi utiles pour convaincre la foule que ridicules s'agissant de lui-même : on sait à quel point nous sommes capables d'admettre toutes sortes d'opinions, et particulièrement les plus étranges et les plus anormales.

224. C'est pour cela que, dans ses Lois, il prend grand soin à ce qu'on ne dise en public que des poèmes dont les récits imaginaires tendent à une fin utile : il est si facile de mettre dans l'esprit des hommes des images fantomatiques qu'il vaut mieux leur fournir des mensonges profitables plutôt que des mensonges inutiles ou dommageables. Et il dit tout bonnement, dans sa République, que dans l'intérêt même des hommes, il est souvent nécessaire de les tromper ! Il est facile de constater que parmi les écoles philosophiques, les unes ont plutôt poursuivi la vérité, les autres l'utilité ; et que ce sont ces dernières qui y ont gagné en réputation. C'est le malheur de notre condition : souvent, ce qui apparaît à notre esprit comme étant le plus vrai ne lui apparaît pas comme le plus utile à notre existence. Les écoles les plus hardies, l'épicurienne, la pyrrhonienne, la nouvelle Académie, sont elles aussi contraintes de se soumettre à la loi commune, en fin de compte.

225. Il est d'autres sujets que les philosophes ont fait passer par leur tamis, qui à droite, qui à gauche, chacun s'efforçant de leur donner un air présentable, qu'il soit justifié ou non. N'ayant rien trouvé qui soit dissimulé au point de ne pas vouloir en parler, ils sont souvent forcés de forger des conjectures fragiles et osées, non qu'ils les prennent eux-mêmes comme base, ni pour établir quelque vérité, mais qui leur servent d'entraînement dans leurs études. « Il semble qu'ils aient écrit, non pas tant par conviction que pour exercer leur esprit sur la difficulté du sujet.» [Quintilien Institution Oratoire II, XVII, 4]

226. Et s'il n'en était pas ainsi, comment pourrions-nous accepter des opinions aussi variées et inconsistantes que celles qui ont été avancées par ces esprits excellents et admirables ? Par exemple : est-il rien de plus vain que de vouloir découvrir Dieu par nos analogies et conjectures, et le régler, avec le monde lui-même, selon notre capacité et nos lois ? Ou d'utiliser aux dépens de la divinité ce petit échantillon de connaissance qu'il lui a plu d'attribuer à notre condition naturelle ? Et parce qu'il nous est impossible d'étendre notre vue jusqu'à son trône glorieux, fallait-il pour autant le ramener ici-bas à notre corruption et nos misères ?

227. De toutes les opinions humaines et anciennes concernant la religion, celle qui me semble avoir eu le plus de vraisemblance et de fondement est celle qui reconnaissait en Dieu une puissance incompréhensible, à l'origine de toutes choses et de leur permanence, une suprême bonté et perfection, recevant de bon gré les honneurs et le respect que lui vouent les humains, sous quelque visage, quelque nom, et quelque forme que ce soit.

Jupiter tout-puissant, père et mère des choses,

Des rois et des dieux308.

228. Ce zèle universel a été vu d'un bon œil depuis le ciel. Toutes les cités ont tiré parti de leur dévotion ; les hommes impies ont eu partout le sort qu'ils méritaient, de même que leurs actions. Les livres des païens, dans les fables que sont leurs religions, reconnaissent de la dignité, de l'ordre et de la justice, et que des prodiges et des oracles leur ont été envoyés pour leur bien et leur instruction ; car Dieu, dans sa miséricorde, daigne parfois renforcer par ces marques temporelles les principes élémentaires d'une connaissance directe et grossière que la simple raison donne de lui à travers les images illusoires de nos songes. Les représentations imaginaires forgées par l'homme lui-même sont non seulement fausses, mais impies et injurieuses. Et de toutes les religions que saint Paul trouva en honneur à Athènes, celle que les Grecs avaient dédiée à une divinité cachée et inconnue lui sembla la plus excusable309.

229. Pythagore approcha la vérité de plus près, estimant que la connaissance de cette cause première, Être des êtres, devait demeurer indéfinie, sans description ni détermination, que ce n'était pas autre chose que l'effort de notre imagination tendue vers la perfection, chacun en amplifiant l'idée selon ses possibilités. Mais quand Numa entreprit de rendre conforme à cette conception la religion de son peuple, quand il voulut en faire une religion purement mentale, sans objet défini, sans éléments matériels, ce fut peine perdue : l'esprit humain ne saurait se maintenir dans cet infini de pensées informelles, il lui faut les condenser en une représentation à son image. La majesté divine s'est en quelque sorte laissé circonscrire dans des limites corporelles : ses sacrements surnaturels et célestes portent la marque de notre condition terrestre ; le culte qui lui est rendu s'exprime par des offices et des paroles qui ont un sens pour nous, car c'est bien l'homme qui croit et qui prie. Je laisse de côté les autres arguments que l'on avance à ce propos ; mais on me ferait difficilement croire que la vue de nos crucifix, les tableaux représentant ce supplice effroyable, les ornements et les gestes cérémonieux de nos églises, les chants accordées à la dévotion de notre pensée, cette émotion communiquée par nos sens, on me ferait difficilement croire, dis-je, que tout cela ne suscite dans l'âme des peuples une émotion religieuse dont les effets sont très utiles.

230. S'il fallait choisir parmi les divinités auxquelles on a donné un corps par nécessité humaine, et au milieu de la cécité universelle, je me serais, je crois, plus volontiers associé à ceux qui adoraient le Soleil310,

...la lumière commune,

L'œil du monde ; et si Dieu au chef311 porte des yeux,

Les rayons du Soleil sont ses yeux radieux.

Qui donnent vie à tous, nous maintiennent et nous gardent,

Et les faits des humains en ce monde regardent :

Ce beau, ce grand soleil, qui nous fait les saisons,

Selon qu'il entre ou sort de ses douze maisons312 ;

Qui remplit l'univers de ses vertus connues ;

Qui d'un trait de ses yeux nous dissipe les nues313 :

L'esprit, l'âme du monde, ardent et flamboyant,

En la course d'un jour tout le Ciel tournoyant,

Plein d'immense grandeur, rond, vagabond et ferme,

Lequel tient dessous lui tout le monde pour terme314,

En repos sans repos ; oisif, et sans séjour315,

Fils aîné de nature et le père du jour.

[Ronsard Poésies choisies, Class. Garnier 1969, p. 271]

D'autant plus que, outre cette grandeur et cette beauté qui lui sont propres, c'est la pièce de cette machinerie céleste qui est pour nous la plus éloignée, et de ce fait si peu connue qu'ils étaient bien pardonnables d'être en admiration devant elle et de lui témoigner du respect.

231. Thalès, qui le premier se posa ces questions, considéra que Dieu était un esprit qui créa toutes choses à partir de l'eau. Anaximandre, lui, estimait que les dieux naissaient et mouraient selon les saisons, et qu'il y avait des mondes en nombre infini316. Pour Anaximène, l'air était Dieu, créé et immense, et toujours mouvant. Anaxagore, le premier, a soutenu que la façon d'être de toutes choses et leur organisation étaient dictées par la force et la pensée d'un esprit infini.

232. Alcméon a fait du Soleil, de la Lune, des astres et de l'âme, des divinités. Pythagore a fait de Dieu un esprit présent dans la nature de toutes les choses, et d'où nos âmes sont détachées. Pour Parménide, c'est un cercle entourant le ciel et qui soutient le monde par la chaleur de la lumière. Empédocle considérait les quatre éléments317 dont toutes les choses sont faites comme des dieux. Protagoras, lui, déclarait qu'il n'avait rien à en dire : s'ils existaient ou non, ni ce qu'ils sont. Pour Démocrite, tantôt ce sont les constellations et leurs révolutions qui sont des dieux, tantôt c'est la nature qui fait mouvoir ces constellations qui est divine, ou encore notre savoir et notre intelligence.

233. Platon donne divers visages à sa croyance. Dans le Timée, il dit que le père du monde ne peut être nommé ; dans les Lois, que l'on ne doit pas rechercher ce qu'il est. Et ailleurs, dans ces mêmes livres, il considère comme des dieux le ciel, les astres, la Terre et nos âmes ; et il accueille en outre ceux qui ont été accueillis par la tradition dans chacune des cités. Xénophon fait état de variations semblables dans l'enseignement de Socrate qui déclare, selon lui, tantôt qu'il ne faut pas chercher à connaître la forme de Dieu, tantôt que le Soleil est Dieu, et l'âme Dieu également, tantôt qu'il n'y a qu'un Dieu, et tantôt qu'il y en a plusieurs. Speusippe, neveu de Platon, dit que Dieu est une certaine force qui gouverne les choses, et qu'elle est douée de vie.

234. Pour Aristote, Dieu est tantôt l'esprit, tantôt le monde ; et tantôt il donne un autre maître à ce monde, tantôt il fait de la chaleur du ciel la divinité. Xénocrate prétend qu'il y a huit dieux. Les cinq premiers ont les noms des planètes, le sixième réunit toutes les étoiles fixes qui en constituent les membres, le septième et le huitième sont le Soleil et la Lune. Héraclide du Pont318 ne fait qu'hésiter entre les diverses opinions, et finalement prive Dieu de sentiment : il lui fait prendre tantôt une forme tantôt une autre, puis déclare que c'est le ciel et la terre. Théophraste lui aussi hésite entre diverses idées, attribuant le gouvernement du monde tantôt à l'entendement, tantôt au ciel, tantôt aux étoiles. Pour Straton319, Dieu est la nature, qui possède la force d'engendrer, d'augmenter ou diminuer, sans avoir de forme ni de sensibilité. Pour Zénon, c'est la loi naturelle, qui commande le bien et prohibe le mal, et cette loi est un être animé ; mais il supprime les dieux traditionnels : Jupiter, Junon, Vesta. Pour Diogène Apolloniate320, c'est l'air321 qui est Dieu.

235. Xénophane fait Dieu tout rond, doué de la vue et de l'ouïe, mais ne respirant pas et n'ayant rien de commun avec la nature humaine. Ariston estime qu'on ne peut se représenter la forme de Dieu, qu'il n'est pas doué de sensibilité, et ignore si c'est un être animé ou autre chose. Pour Cléanthe, c'est tantôt la raison, tantôt le monde, tantôt l'âme de la nature, tantôt la chaleur suprême qui entoure et enveloppe tout. Persée, disciple de Zénon de Citium, a prétendu qu'on donnait le nom de dieux à ceux qui avaient apporté quelque chose de particulièrement utile à la vie humaine, et à ces choses utiles elles-mêmes. Chrysippe rassemblait confusément toutes les opinions précédentes, et compte, parmi les mille sortes de dieux qu'il invente, les hommes eux aussi, qui sont immortalisés. Diagoras322 et Théodore323, eux, niaient carrément qu'il y eût des dieux. Épicure imagine des dieux luisants, transparents et perméables à l'air, installés comme entre deux forts, entre deux mondes, à l'abri des coups, dotés d'une figure humaine et de membres comme les nôtres, qui pourtant ne leur servent à rien.

J'ai toujours pensé que les dieux existent, et le dirai toujours,

Mais je pense qu'ils n'ont cure de ce que font les hommes.

[Ennius, in Cicéron, De divinatione, II, 1]

236. Fiez-vous donc à la philosophie ! Vous vanterez-vous d'avoir trouvé la fève dans le gâteau, au milieu de ce tintamarre de tant de cervelles philosophiques ! Le désordre du monde a eu cet effet sur moi que les mœurs et les idées différentes des miennes me déplaisent moins qu'elles ne m'instruisent, et m'enorgueillissent moins qu'elles ne m'humilient quand je les compare. Et tout autre choix que celui qui vient de la main même de Dieu me semble avoir peu d'avantage (et je laisse de côté les mœurs monstrueuses ou contre nature)324. Les constitutions des divers états ne s'opposent pas moins sur ce sujet que les écoles philosophiques, et cela nous montre que le hasard lui-même n'est pas plus varié et changeant que notre raison, ni plus aveugle et inconséquent.

237. Les choses les moins connues sont celles qui sont le plus propres à être déifiées325. Et donc faire de nous des dieux, comme dans l'Antiquité, cela fait preuve de quelque chose de pire encore qu'une extrême faiblesse de raisonnement. Je suivrais plus facilement ceux qui adoraient le serpent, le chien ou le bœuf, dans la mesure où leur nature profonde et leur être nous sont moins connus, et que nous avons plus de raisons d'imaginer ce qu'il nous plaît de ces animaux-là et de leur attribuer des facultés extraordinaires. Mais avoir fait des dieux ayant la même condition que nous, dont nous connaissons forcément les imperfections, leur avoir attribué des désirs, de la colère, des vengeances, des mariages, des descendances et de la parentèle, l'amour et la jalousie, nos membres et nos os, nos fièvres et nos plaisirs, nos morts et nos sépultures, cela relève vraiment d'une surprenante folie de l'entendement humain.

Ces choses qui sont très éloignées de la nature divine,

Indignes de figurer parmi les dieux.

[Lucrèce De la Nature V, 123-24]

238. « Nous en connaissons les formes, le vêtement, la parure, et en outre la lignée, les épousailles, les parentés, tout cela ramené à l'image de la faiblesse humaine ; car on les dépeint avec des âmes passionnées : on nous apprend leurs désirs, leurs chagrins, leurs colères... 326 » [Cicéron De natura deorum II, XXVIII, 70] C'est ainsi que l'on a accordé la divinité non seulement à la foi, à la vertu, à l'honneur, à la concorde, à la liberté, à la victoire, à la piété, mais aussi à la volupté, à la fraude, à la mort, à l'envie, à la vieillesse, à la misère, à la peur, à la fièvre, à la mauvaise fortune et autres accidents fâcheux de notre vie fragile et caduque.

A quoi bon introduire nos mœurs dans les temples ?

Ô âmes courbées vers la terre et dénuées de sens divin !

[Perse Satires II, 62 et 61]

239. Les Égyptiens, avec une sagesse cynique, défendaient à tout homme, sous peine d'être pendu, de dire que Sérapis et Isis, leurs dieux, eussent autrefois été des hommes, quand nul n'ignorait qu'ils l'avaient été. Et leur représentation, qui les montrait avec un doigt sur la bouche signifiait, selon Varron, cet ordre secrètement donné à leurs prêtres d'avoir à taire leur origine mortelle, sous peine d'annuler toute la vénération qui leur était rendue.

240. Puisque l'homme désirait tellement se rendre égal à Dieu, il eût mieux fait, dit Cicéron, de ramener vers lui les qualités divines, et de les attirer ici-bas, plutôt que d'envoyer là-haut sa corruption et sa misère. Mais à bien y regarder, il a fait l'un et l'autre de bien des façons, et toujours avec la même vanité.

241. Quand les philosophes épluchent327 la hiérarchie de leurs dieux, et s'empressent de distinguer leurs alliances, leurs attributions, leur puissance, je ne puis croire qu'ils parlent sérieusement. Quand Platon nous décrit le jardin de Pluton, et les agréments ou les peines corporelles qui nous attendent encore après la ruine et la disparition de nos corps, et qu'il le fait selon la façon dont nous ressentons les choses durant la vie,

Ils se cachent dans des sentiers écartés, une forêt de myrte

Les enveloppe, mais les chagrins les accompagnent dans la mort.

[Virgile Énéide VI, vv. 433-34]

...et quand Mahomet promet aux siens un paradis couvert de tapis, paré d'or et de pierreries, peuplé de jeunes filles d'une extrême beauté, de vins et de mets choisis, je vois bien que ce sont là des idées et des espérances bien faites pour nos désirs de mortels, du miel pour nous attirer, des attrape-nigauds à la mesure de notre bêtise. Et certains d'entre nous sont victimes d'une erreur semblable, se promettant après la résurrection une vie terrestre et temporelle accompagnée de toutes sortes de plaisirs et d'agréments de ce monde. Peut-on croire que Platon, lui qui eut des conceptions si élevées, et une si grande connivence avec le divin (au point que le surnom de « divin » lui en est resté), ait pu penser que l'homme, cette pauvre créature, ait en lui-même quelque chose qui soit susceptible de correspondre à cette puissance incompréhensible ? Et qu'il ait cru que le peu de mordant de notre esprit soit suffisant, et la force de notre jugement assez robuste, pour nous permettre de participer à la béatitude ou à la souffrance éternelle ? Il faudrait lui dire de la part de la raison humaine :

242. « Si les plaisirs que tu nous promets dans l'autre vie sont du même ordre que ceux que j'ai connus ici-bas, cela n'a rien de commun avec l'infini. Quand bien même mes cinq sens seraient comblés de plaisir, et mon âme saisie de tout le bonheur qu'elle peut désirer et espérer, nous savons que ce dont elle est capable n'est encore rien ; si là-dedans il y a quelque chose de moi, il n'y a rien de divin ; et si ce n'est autre chose que ce qui est à la portée de notre condition présente, cela ne compte pas. Tout bonheur des mortels est un bonheur mortel. Si la joie de retrouver328 nos parents, nos enfants, nos amis peut encore nous chatouiller agréablement dans l'autre monde, et si nous attachons encore du prix à un tel plaisir, nous demeurons dans les agréments limités de la vie terrestre. Nous ne pouvons pas vraiment concevoir la grandeur de ces sublimes et divines promesses si nous pouvons les concevoir en quelque façon. Pour les imaginer vraiment, il faut les imaginer inimaginables, indicibles et incompréhensibles, absolument différentes de ce que peut nous fournir notre misérable expérience. » « L'œil ne saurait voir, dit saint Paul329, le bonheur que Dieu a préparé pour les siens, et cela ne peut atteindre le cœur de l'homme. » Et si pour nous en rendre capables, il nous faut réformer et changer notre être (comme tu le dis, Platon, avec tes « purifications »), alors ce changement doit être si extrême et si complet que, si l'on en croit les sciences de la nature, ce ne sera plus nous,

C'était Hector qui combattait dans la mêlée ;

Mais ce que traînaient les chevaux d'Achille ce n'était plus lui.

[Ovide Tristes III, 2, v. 27]

... mais un autre être qui recevra les récompenses,

La mutation entraîne la décomposition, donc la mort :

Car les éléments sont déplacés et transposés.

[Lucrèce De la Nature III, 756]

243. Car si l'on accepte la métempsycose selon Pythagore, et la migration qu'il imaginait pour les âmes, va-t-on penser que le lion dans lequel réside l'âme de César éprouve les mêmes sentiments que ceux qui agitaient César, et que ce lion soit lui ? Si c'était lui, alors ils auraient raison ceux qui, combattant cette idée chez Platon, lui reprochaient le fait que dans ce cas un fils pourrait bien se retrouver à chevaucher sa mère, celle-ci ayant le corps d'une mule, et autres semblables absurdités ! Et pouvons-nous croire que dans les transformations qui se font entre les corps des animaux de même espèce, les nouveaux venus ne soient pas différents de leurs prédécesseurs ? On dit330 que le Phénix engendre d'abord un ver, qui devient à son tour un autre Phénix. Peut-on seulement imaginer que ce second Phénix ne soit pas un autre que le premier ? Les vers qui font notre soie, on les voit comme mourir et se dessécher, et ce corps produit un papillon, et ce papillon un autre ver, qu'il serait ridicule de considérer encore comme le précédent. Ce qui a cessé d'être n'est plus. Même si le temps recueillait notre matière,

Après la mort, la plaçant dans son ordre actuel,331

La lumière de la vie nous fut-elle rendue,

Non, cela ne pourrait nullement nous toucher,

Notre propre mémoire étant dès lors brisée.

[Lucrèce De Natura Rerum - De La Nature III, 847 sq]

244. Et quand tu dis ailleurs, Platon, que ce sera à la partie spirituelle de l'homme que reviendra la jouissance des récompenses de l'autre vie, tu nous dis là quelque chose qui a fort peu de chances de se produire,

En effet l'œil arraché du reste du corps,

Séparé de ses racines, ne peut plus rien voir.

[Lucrèce De la Nature III, 563-564]

Car à ce compte-là, ce n'est plus l'homme, ni nous-même par conséquent, qui profitera de cette jouissance : nous sommes faits de deux pièces essentielles, dont la séparation signifie la mort et la ruine de notre être.

Car la vie a cessé, les mouvements de ce qui nous compose

Se sont dispersés au hasard, hors d'atteinte de nos sens.

[Lucrèce De la Nature III, 860-861]

Nous ne disons pas que l'homme souffre, quand les vers rongent les membres dont il se servait vivant, et que la terre les engloutit :

Et cela ne nous atteint pas, nous qui par l'union

De l'âme et du corps constituons une unité.

[Lucrèce De la Nature III, 657]

245. Et d'ailleurs, sur quelle base les dieux peuvent-ils reconnaître et récompenser l'homme après sa mort pour ses actions bonnes et vertueuses, puisque ce sont eux-mêmes qui les ont introduites et fait naître en lui ? Et pourquoi s'offensent-ils des actions mauvaises et se vengent-ils sur lui, puisqu'ils l'ont eux-mêmes placé dans cette condition qui conduit à la faute, et que d'un simple mouvement de leur volonté, ils peuvent l'empêcher d'y tomber ? Épicure n'opposerait-il pas ces arguments à Platon, avec une grande apparence de raison humaine, s'il ne s'abritait souvent derrière cette sentence « qu'il est impossible d'établir quelque chose de certain concernant la nature immortelle, d'après la mortelle » ? La raison ne fait que se fourvoyer partout où elle va, mais spécialement quand elle se mêle de choses divines. Qui le ressent plus que nous ? En effet, bien que nous lui ayons donné des principes sûrs et infaillibles, que nous éclairions ses pas avec la sainte lumière de la vérité qu'il a plu à Dieu de nous communiquer, nous voyons pourtant chaque jour, pour peu qu'elle s'écarte du sentier ordinaire et qu'elle se détourne ou s'écarte de la voie tracée et suivie par l'Église, comment aussitôt elle se perd, hésite et s'entrave, tournoyant et flottant sur cette vaste mer trouble et changeante des opinions humaines, sans bride et sans but. Dès qu'elle abandonne le grand chemin habituel, elle se divise et se disperse entre mille routes diverses.

246. L'homme ne peut être que ce qu'il est, il ne peut penser qu'en fonction de ses capacités. C'est une grande présomption, dit Plutarque, pour ceux qui ne sont que des hommes, d'entreprendre de parler et de discourir à propos des dieux et des demi-dieux, pire encore que celle de vouloir juger ceux qui chantent à qui ignore la musique, ou celle d'un homme qui n'aurait jamais pris part à une campagne militaire de vouloir débattre des armes et de la guerre en s'imaginant comprendre, par quelque conjecture superficielle, les applications d'un art qui est au-delà de ses compétences.

247. L'Antiquité s'imagina, je crois, faire quelque chose pour la grandeur divine en la mettant sur le même plan que celle de l'homme. Elle l'affubla de ses facultés et de ses belles dispositions comme de ses plus honteuses nécessités, lui offrit nos aliments à manger, nos danses, nos plaisanteries et nos farces pour la réjouir, nos vêtements pour se couvrir, nos maisons pour se loger, la caressa par l'odeur des encens et les sons de la musique, par des guirlandes et des bouquets ; et pour la rendre conforme à nos passions mauvaises, elle flatta sa justice par une vengeance inhumaine, en pensant la réjouir par la ruine et la disparition des choses qu'elle-même, cette Antiquité, avait créées et entretenues. C'est ainsi que Tiberius Sempronius332 fit brûler en sacrifice à Vulcain les armes et le riche butin qu'il avait pris à ses ennemis en Sardaigne ; Paul-Émile333 fit la même chose en Macédoine, en l'honneur de Mars et de Minerve ; Alexandre, parvenu aux rives de l'Océan Indien, y jeta plusieurs grands vases d'or en faveur de Thétis, et remplit en outre ses autels, non seulement d'un grand massacre de bêtes innocentes, mais même d'hommes, ainsi que beaucoup de peuples, et entre autres le nôtre334, en avaient l'habitude — et je crois d'ailleurs qu'aucun n'a été exempt de cette pratique.

Il saisit quatre jeunes hommes, fils de Sulmone,

Et quatre autres élevés auprès d'Ufens335,

Pour les immoler vivants aux mânes de Pallas.

[Virgile Énéide, in Œuvres complètes, tome I X, 517-519]

248. Les Gètes336 se considèrent comme immortels, et pour eux, mourir consiste seulement à s'acheminer vers leur dieu Zamolxis. Tous les cinq ans ils envoient quelqu'un vers lui, pour lui demander des choses qui leur sont nécessaires. Ce député est tiré au sort ; et la façon dont on l'y envoie, après l'avoir informé verbalement de sa mission, consiste en ce que, parmi ceux qui l'assistent, trois tiennent debout des javelines, sur lesquelles les autres le lancent de toute la force de leurs bras. S'il vient à s'enferrer sur un endroit vital et qu'il en meure immédiatement, c'est pour eux une preuve de faveur divine ; s'il en réchappe, ils le tiennent pour mauvais et détestable, et en choisissent un autre de la même manière.

249. Amestris, mère de Xerxès, devenue vieille, fit ensevelir vivants en une seule fois quatorze jeunes gens des meilleures maisons de Perse, en l'honneur de quelque dieu souterrain, selon la religion du pays. Aujourd'hui encore, les idoles de Tenochtitlan337 sont scellées avec le sang de petits enfants, et n'aiment comme sacrifice que celui de ces âmes infantiles et pures : c'est une justice affamée de sang innocent.

La religion a inspiré tant de crimes !

[Lucrèce De la Nature I, 102]

250. Les Carthaginois immolaient leurs propres enfants à Saturne ; et celui qui n'en avait pas en achetait, le père et la mère étant cependant tenus d'assister à cette cérémonie, affectant d'être gais et contents. C'était là une étrange idée que de vouloir acheter la bonté divine par notre affliction, de la même manière que les Lacédémoniens qui câlinaient leur déesse Diane en faisant torturer de jeunes garçons, fouettés jusqu'à la mort. Voilà bien un état d'esprit insensé que de vouloir plaire à l'architecte par la destruction de son bâtiment, et de vouloir éviter la peine méritée par les coupables en punissant des innocents. Ainsi de la pauvre Iphigénie, immolée dans le port d'Aulis pour obtenir la rémission des offenses envers Dieu commises par l'armée des Grecs.

Au moment même de son hymen, condamnée à demeurer vierge,

Elle tomba, pauvre victime, immolée par son propre père.

[Lucrèce De la Nature I, 99]

Et que dire de ces deux âmes, belles et généreuses, les Decius338 père et fils, qui allèrent, pour obtenir la faveur des dieux à l'égard des affaires romaines, se jeter à corps perdu au beau milieu des ennemis339 ? « Combien grande fut l'iniquité des dieux puisqu'ils ne voulurent être favorables au peuple romain que par le sacrifice d'hommes tels que ceux-là !» [Cicéron, De natura deorum III, 6]

251. Ajoutons que ce n'est pas au criminel de se faire fouetter à sa guise, et quand il lui plaît de le faire, mais que c'est au juge d'en décider, qui ne prend en compte comme châtiment que la peine qu'il ordonne, et ne peut considérer comme une punition celle qui s'exécute au gré de celui qui la subit. La vengeance divine présuppose notre opposition totale à sa justice et à la peine qu'elle nous inflige.

252. Elle fut bien ridicule l'idée de Polycrate, tyran de Samos, qui pour mettre fin à la chance continuelle qu'il avait, et pensant ainsi rétablir l'équilibre des choses, alla jeter dans la mer le plus cher et le plus précieux joyau qu'il eût, estimant que par ce malheur provoqué il satisfaisait aux nécessaires revirements et aux vicissitudes du sort. Et le sort, justement, pour se moquer de sa sottise, fit en sorte que ce même joyau revienne encore entre ses mains, après avoir été retrouvé dans le ventre d'un poisson ! À quoi rimaient les plaies et les mutilations des Corybantes et des Ménades, et de nos jours, les balafres que s'infligent les Mahométans au visage, à la poitrine et aux membres, pour plaire à leur prophète, puisqu'une offense est le produit de la volonté et non de la poitrine, des yeux, des parties génitales, du ventre, des épaules ou de la gorge ? « Tant leur esprit est dérangé et hors de ses gonds, qu'ils croient apaiser les dieux en surpassant la cruauté des hommes elle-même.» [Saint Augustin, Cité de Dieu, VI, 10]

253. Notre organisation naturelle ne concerne pas que nous ; par l'usage que nous en faisons, elle concerne aussi le service de Dieu et des hommes : il n'est pas convenable de lui porter atteinte sciemment, comme de nous tuer pour quelque prétexte que ce soit. Il semble que ce soit une grande lâcheté et une grande trahison que de perturber et d'empêcher les fonctions du corps, même stupides et inférieures, pour épargner à l'esprit le souci d'avoir à les gouverner raisonnablement. « En quoi craignent-ils la colère des dieux, ceux qui achètent ainsi leur faveur ? Des hommes ont été émasculés pour servir aux plaisirs des rois ; mais jamais personne n'a porté la main sur soi pour le faire, même sur l'ordre d'un maître.» [Saint Augustin, Cité de Dieu, VI, 10]

254. Les hommes mêlaient donc à leur religion bien des actes abominables.

...trop souvent, c'est la religion elle-même

Qui a enfanté des actes impies et criminels.

[Lucrèce De la Nature I, 82]

Ainsi rien d'humain ne peut-il égaler ou même approcher en quoi que ce soit de la nature divine, sans venir la tacher et lui apporter des imperfections. Cette beauté, cette puissance, cette bonté infinie, comment supporterait-elle quelque correspondance ou similitude avec une chose aussi abjecte que celle que nous sommes, sans en subir un dommage et une déchéance extrêmes ? « Car la faiblesse de Dieu est plus forte que les hommes, et la folie de Dieu plus sage qu'eux340. »

255. Le philosophe Stilpon, interrogé sur la question de savoir si les dieux se réjouissent des honneurs que nous leur rendons et des sacrifices que nous faisons pour eux, répondit : « Vous êtes indiscrets ; si vous voulez parler de cela, retirons-nous à l'écart. » Mais cependant, nous traçons des limites à Dieu, et sa puissance est sans cesse mise en cause par nos raisonnements, car nous voulons l'asservir aux manifestations futiles et chétives de notre intelligence, lui qui nous a faits et a fait notre intelligence ! Et j'appelle « raisonnement » nos rêveries et nos chimères, avec la caution de la philosophie, qui déclare que même le fou et le méchant usent de la raison en montrant leur folie, mais une raison d'un type particulier.

256. « Puisque rien ne peut se faire à partir de rien, Dieu n'a pu construire le monde sans matériau341. » Nous aurait-il pour cela mis en mains les clefs et les ultimes ressorts de sa puissance ? Se serait-il astreint à ne pas dépasser les bornes de notre savoir ? Admettons, ô homme, que tu aies pu observer ici-bas quelque trace de ses interventions : penses-tu qu'il ait employé à cela tout ce dont il est capable, qu'il y ait mis toutes ses conceptions, toutes ses idées ? Tu ne vois que l'ordre et l'organisation de cette petite cave où tu es logé, si toutefois tu les vois ; mais la juridiction de sa divinité est infinie, et s'étend bien au-delà : cette partie n'est rien au regard du Tout.

Tout cela, même avec le ciel, même avec la mer,

N'est rien au regard de la somme des sommes du grand Tout.

[Lucrèce De la Nature VI, 678-79]

257. C'est une loi locale que tu allègues, car tu ne connais pas ce qu'est la loi universelle. Occupe-toi de ce qui te regardes, et non de ce qui le regarde Lui : il n'est ni ton confrère, ni ton concitoyen, ni ton compagnon. S'il a pu se faire connaître de toi, ce n'est pas pour se ravaler à ta petitesse, ni pour te permettre de contrôler son pouvoir. Le corps humain ne peut s'élever jusqu'aux nues : cela te concerne. Le Soleil ne s'arrête jamais dans sa course ; les bornes des mers et de la terre ne peuvent se confondre ; l'eau est instable et sans solidité ; un corps solide ne peut traverser un mur sans y faire une brèche ; l'homme ne peut rester en vie dans les flammes, et ne peut être à la fois sur la terre et au ciel, ne peut être physiquement en mille endroits en même temps... C'est à ton intention que Dieu a édicté ces règles : c'est toi qu'elles enchaînent. Il a montré aux chrétiens qu'il les a toutes transgressées quand il l'a voulu. Et en effet, pourquoi donc lui, tout-puissant, aurait-il restreint ses forces dans certaines limites ? Au nom de quoi aurait-il dû renoncer à son privilège ? Ta raison n'a jamais plus de vraisemblance et n'est jamais mieux fondée que quand elle te persuade de la pluralité des mondes :

La terre, le soleil, la lune, la mer, et tout ce qui existe,

Ne sont pas uniques, mais en nombre infini !

[Lucrèce De la Nature II, 1085]

258. Les plus fameux esprits du temps passé ont cru cela, et même certains du nôtre, abusés par la vraisemblance que lui confère la raison humaine, d'autant plus que dans ce bâtiment, il n'y a rien qui soit seul et unique, on le voit bien,

Car il n'y a dans l'ensemble des choses rien

Qui naisse unique et unique grandisse,

[Lucrèce De la Nature II, 1077-78]

et comme on voit aussi que toutes les espèces se sont multipliées, il ne semble donc pas vraisemblable que Dieu ait fait cette œuvre seule, sans lui donner de compagnon, et que le matériau de ce projet ait été épuisé entièrement pour ce seul individu.

C'est pourquoi je le répète encore, il y a nécessairement ailleurs

D'autres assemblages de matière semblables à notre monde

Que l'éther embrasse d'une avide étreinte.

[Lucrèce De la Nature II, 1063]

259. Et notamment s'il s'agit d'un être animé, ses mouvements rendent cette idée plausible au point que Platon l'affirme, et que plusieurs des nôtres342 le confirment ou n'osent l'infirmer ; ils n'osent pas non plus s'opposer à cette idée ancienne selon laquelle le ciel, les étoiles et les autres éléments du monde sont des créatures composées d'un corps et d'une âme, mortelles du fait de leur composition, mais immortelles par la volonté du Créateur. Mais alors, s'il y a plusieurs mondes, comme Démocrite, Épicure, et presque tous les philosophes l'ont pensé343, savons-nous si les principes et les règles à l'œuvre dans celui-ci s'appliquent aux autres ? Ils ont peut-être un aspect différent et une autre organisation ?

260. Épicure pense qu'il peut en être de semblables et d'autres différents. Nous voyons dans ce monde lui-même une infinité de différences et de variétés entre divers lieux, simplement à cause de la distance qui les sépare. Ni le blé, ni le vin, ni aucun de nos animaux ne se rencontrent, par exemple, dans cette nouvelle partie du monde que nos pères ont découverte : tout y est différent de chez nous. Et dans les temps anciens, voyez comment le raisin de Bacchus et le blé de Cérès étaient inconnus dans bien des pays !

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