Chapitre 12 (c)

261. Si l'on en croit Pline l'Ancien et Hérodote, il y a en certaines contrées des espèces d'hommes qui ont fort peu de ressemblance avec la nôtre. Il y a des formes métissées et ambiguës, qui tiennent de l'homme et de l'animal. Il est des pays où les hommes naissent sans tête, avec les yeux et la bouche sur la poitrine, d'autres où ils sont tous androgynes ; où ils marchent à quatre pattes ; où ils n'ont qu'un seul œil au front, avec une tête qui ressemble plus à celle d'un chien qu'à la nôtre ; où ils sont à moitié poisson par le bas, et vivent dans l'eau ; où les femmes accouchent au bout de cinq ans, et ne vivent que huit ans ; où ils ont la tête et la peau du front si dure que le fer de l'épée ne peut y mordre et s'y émousse ; où les hommes n'ont pas de barbe. Certains peuples ne connaissent pas le feu344. Chez certains autres, le sperme est noir.

262. Et que dire de ceux qui se changent spontanément en loups, en juments, puis redeviennent des hommes ? Si l'on en croit Plutarque, en une contrée des Indes, il y a des hommes sans bouche, qui se nourrissent de certaines odeurs : parmi nos descriptions, combien y en a-t-il alors de fausses ? S'il peut exister des hommes qui ne sont plus capables de rire, ni peut-être de raisonner ou de vivre en société, alors l'idée que nous nous faisons de nous-mêmes devient, en grande partie, fausse !

263. Et de plus, voyez combien nous connaissons de choses qui combattent ces belles règles que nous avons façonnées pour la nature, et que nous lui avons prescrites ! Et nous prétendrions y assujettir Dieu lui-même ? Que de choses appelons-nous miraculeuses et contre nature ! C'est en fonction de chaque homme et de chaque peuple, à la mesure de son ignorance. Combien trouvons-nous de propriétés occultes et de quintessences ? C'est que selon nous, le cours naturel des choses est celui que peut suivre notre intelligence, et que nous pouvons voir : ce qui est au-delà est monstrueux345, et déréglé. Mais à ce compte-là, pour les plus avisés et les plus habiles, tout sera donc « monstrueux » ! Car leur raison les a persuadés qu'elle n'a elle-même ni base ni fondement, qu'elle ne peut même pas garantir que la neige soit blanche (Anaxagore la disait noire !), pas plus qu'elle ne peut dire s'il y a quelque chose plutôt que rien, s'il y a science ou ignorance — ce que Métrodore de Chio considérait comme impossible pour l'homme. Et même si nous vivons; Euripide se demandait :

La vie que nous vivons est-elle vraiment la vie, ou n'est-ce pas plutôt

Ce que nous appelons la mort qui serait la vie ?

Τίς δ᾿οἶδεν εἰ ζῆν τοῡθ᾿ ὃ κέκληται θανεῖν,

Τὸ ζῆν δὲ θνᾐσκειν έστί 346.

[Stobée: Fragments, Sermo, CXIX]

Et ce n'est pas sans quelque apparence de vérité.

264. Pouvons-nous en effet prétendre à l'existence à cause de cet instant qui n'est qu'un éclair dans le cours infini d'une nuit éternelle, une si brève interruption dans notre condition naturelle et perpétuelle, alors que la mort en occupe tout l'avant et l'après, et même une bonne partie de ce moment-là ? Certains, comme les successeurs de Melissos347 affirment qu'il n'y a pas de mouvement, que rien ne bouge, car si l'UN existe seul, il ne peut avoir de mouvement circulaire, ni se déplacer d'un point à un autre comme le montre Platon348. Ils affirment aussi qu'il ne peut y avoir ni génération ni corruption dans la nature.

265. Protagoras dit que seul le doute existe. Que l'on peut s'interroger sur tout, et même à propos de savoir si on peut le faire. Nausiphane349, lui, déclare que des choses qui nous semblent exister, on ne peut dire si elles sont ou ne sont pas, et que la seule certitude est celle de l'incertitude. Parménide considère que des choses qui nous apparaissent il n'en est aucune qui ait une valeur universelle, et que seul l'UN existe. Zénon prétend même que l'UN n'existe pas, et qu'il n'y a rien du tout. Si l'UN existait, il existerait en lui-même ou en un autre. Mais si c'était en un autre, ils seraient deux ; et s'il existait en lui-même, ils seraient encore deux : le contenant et le contenu. Selon ces théories, le monde n'est qu'une ombre, ou fausse ou vide350.

266. Il m'a toujours semblé que pour un chrétien cette façon de parler était pleine de prétention351 et d'irrespect : « Dieu ne peut mourir, Dieu ne peut se dédire, Dieu ne peut faire ceci ou cela. » Je ne trouve pas bon d'enfermer ainsi la puissance divine dans les lois qui régissent notre expression. Et ce que nous entendons par là352 devrait être exprimé plus religieusement, et avec plus de déférence.

267. Notre langage a ses faiblesses et ses défauts, comme tout le reste, et les questions de langage sont à l'origine de la plupart des troubles qui agitent le monde. Car nos procès ne naissent que des débats à propos de l'interprétation des lois, et la plupart des guerres de cette incapacité à pouvoir clairement exprimer les conventions et les traités passés entre les Princes. Combien de querelles — et de quelle importance ! — ont été produites par le doute sur le sens de cette simple syllabe : Hoc353 !

268. Prenons la proposition que la logique elle-même présente comme la plus claire. Si vous dites « Il fait beau », et que vous disiez la vérité, il fait donc beau. Ne voilà-t-il pas une façon de parler bien rigoureuse ? Et cependant, elle peut nous tromper ; pour le vérifier, voici un exemple : si vous dites « je mens », et que vous disiez vrai, c'est donc que vous mentez354. La démarche, le raisonnement, la force de cette autre proposition sont les mêmes que pour la précédente, et pourtant nous voilà embourbés ! Je vois bien que les philosophes Pyrrhoniens ne peuvent parvenir à exprimer leur conception d'ensemble par aucune manière de parler : ce qu'il leur faudrait, c'est un nouveau langage. Le nôtre en effet est totalement constitué de propositions affirmatives qui sont totalement contraires à leurs idées. De sorte que quand ils disent « Je doute », on les prend aussitôt à la gorge, pour leur faire avouer qu'au moins ils savent et sont sûrs d'une chose : qu'ils doutent. On les a donc contraints à chercher du secours dans cet argument tiré de la médecine, sans lequel leur attitude serait inexplicable : quand ils disent « j'ignore » ou « je doute », ils disent donc que cette proposition s'évacue d'elle-même, en même temps que le reste, ni plus ni moins que la rhubarbe, qui fait sortir les mauvaises humeurs, et du coup, s'évacue elle-même !

269. Cette idée est mieux rendue par une interrogation : « Que sais-je ? » telle que je la porte, avec le symbole d'une balance355.

270. Voyez maintenant comme on se prévaut de cette façon de parler pleine d'irrespect. Dans les polémiques qui ont cours en ce moment dans notre religion, si vous harcelez trop vos adversaires, ils vous diront tout bonnement que Dieu n'est pas en mesure de faire que son corps soit en même temps au paradis et sur la terre, et en plusieurs lieux à la fois. Et ce vieux moqueur de Pline, voyez comme il en fait son profit : « Au moins, dit-il, n'est-ce pas une petite consolation pour l'homme que de voir que Dieu ne peut pas tout. Car il ne peut pas se tuer même s'il le voulait, ce qui est pourtant le plus grand avantage de notre condition humaine. Il ne peut pas transformer les mortels en immortels, ni ressusciter les trépassés, ni faire que celui qui a vécu n'ait point vécu, que celui qui a reçu des honneurs ne les ait point reçus, car il n'a pas d'autre pouvoir sur le passé que l'oubli. » Et pour confirmer encore par un exemple plaisant le rapport de l'homme avec Dieu, il ajoute que ce dernier ne peut faire que deux fois dix ne fassent pas vingt. Voilà ce que dit Pline, et qu'un chrétien devrait éviter de dire, alors que, au contraire, il semble que les hommes recherchent cette folle impertinence de langage pour ramener Dieu à leur mesure.

Que demain Jupiter couvre le ciel d'un noir nuage

Ou que d'un soleil pur il le fasse briller,

Il ne pourra défaire ce qui est advenu, ni changer

Ce que le temps a emporté, comme si rien ne s'était produit.

[Horace Odes III, 29]

271. Quand nous disons que l'infinité des siècles passés ou à venir, pour Dieu, n'est qu'un instant, et que sa bonté, sa sagesse, sa puissance ne font qu'un avec son essence, nous prononçons ces paroles sans que notre intelligence puisse les comprendre. Et pourtant, notre orgueil voudrait faire passer la divinité par notre étamine356 : de là proviennent toutes les folies et les erreurs qui s'emparent du monde, quand il veut ramener à lui et peser sur sa balance une chose aussi éloignée de son poids. « Étonnante, l'arrogance du cœur de l'homme, quand un petit succès l'encourage.» [Pline Histoire naturelle II, 23]

272. Avec quelle insolence les Stoïciens rabrouent Épicure lorsque celui-ci soutient que seul Dieu peut être véritablement bon et heureux, et que l'homme sage ne peut percevoir de cet état qu'une ombre vaguement ressemblante ! Comme ils ont été téméraires de vouloir que Dieu soit soumis au Destin ! (Et je voudrais qu'aucun de ceux que l'on nomme « chrétiens » ne fasse une telle erreur). Thalès, Platon, Pythagore l'on asservi à la fatalité. Cette prétention à vouloir découvrir Dieu avec nos propres yeux a fait qu'un grand personnage de notre religion a donné à la divinité une forme corporelle.

273. Et c'est là l'origine de ce qui nous arrive tous les jours, à savoir : attribuer à Dieu spécialement les événements importants. Parce qu'ils ont de l'importance pour nous, nous pensons qu'ils en ont pour lui aussi, et qu'il y prête plus d'attention qu'aux événements qui nous importent peu, ou qui sont sans grandes conséquences. « Les dieux s'occupent des grandes choses et non des petits détails » [Cicéron De natura deorum II, 66] Voyez son raisonnement sur cet exemple : « Les rois non plus ne s'occupent pas des petits détails de gouvernement » [Cicéron De natura deorum III, 35]

274. Comme si pour ce roi-là il y avait une différence entre déplacer un empire ou la feuille d'un arbre ! Et comme si sa providence s'exerçait autrement s'agissant d'influencer le saut d'une puce ou l'issue d'une bataille. La main avec laquelle il exerce son autorité s'applique à toutes choses de la même façon, avec la même force et le même ordre ; l'intérêt que nous lui portons n'y change rien : nos mouvements et nos appréciations lui sont indifférents.

275. « Dieu, grand ouvrier pour les grandes choses ne l'est pas moins pour les petites.» [Saint Augustin, Cité de Dieu, XI,22] Notre arrogance nous conduit toujours à cette attitude blasphématoire qui consiste à nous comparer à Lui. Et parce que nos occupations nous sont une charge, Straton a exempté les dieux de toute obligation, comme il en est pour leurs prêtres. Pour lui, c'est la Nature qui produit et entretient toutes choses, et avec les poids et les mouvements de celle-ci, il construit les différentes parties du monde, déchargeant du même coup la nature humaine de la crainte des jugements divins. « Parce qu'il est heureux et éternel, il n'a pas de soucis et n'en cause à personne.» [Cicéron De natura deorum I, 17]

276. La Nature veut que si des choses ont entre elles une relation, celles qui leur sont semblables ont la même entre elles357. Au nombre infini des mortels correspond donc un nombre infini d'immortels. Comme les âmes des dieux sont sans langue, sans yeux, et sans oreilles, mais qu'elles sentent entre elles chacune ce que l'autre sent, et jugent nos pensées, ainsi les âmes des hommes, quand elles sont libres et délivrées du corps par le sommeil ou quelque extase, devinent, prophétisent, et voient des choses qu'elles ne sauraient voir quand elles sont liées au corps. « Les hommes, dit saint Paul, sont devenus fous en croyant être sages, et ont transformé la gloire de Dieu incorruptible en une image d'homme corruptible358. »

277. Voyez donc un peu cette farce des déifications antiques ! Après la grande et superbe pompe de l'enterrement, au moment où le feu commençait à prendre au sommet de la pyramide, et s'attaquait au lit du trépassé, ils laissaient au même moment s'échapper un aigle qui, s'envolant, signifiait que l'âme s'en allait au Paradis. Nous avons conservé mille médailles, et notamment celle de l'honnête Faustine, sur lesquelles cet aigle est représenté emportant sur son dos vers le ciel ces âmes déifiées.

278. Il est pitoyable de voir comment nous sommes dupes de nos propres singeries et inventions,

Ils craignent ce qu'ils ont inventé !

[Lucain La guerre civile ou La Pharsale I, 486]

comme les enfants qui s'effraient de leur propre visage, quand ils l'ont barbouillé et noirci pour leurs camarades. « Rien de plus malheureux que l'homme esclave de ses chimères [Saint Augustin, Cité de Dieu, VIII, 23]

279. Auguste eut droit à plus de temples que Jupiter, et ils étaient servis avec autant de dévotion et de croyance en ses miracles. Les Thasiens359, en récompense des bienfaits qu'ils avaient reçus d'Agésilas, vinrent lui dire qu'ils l'avaient canonisé. « Votre nation, leur dit-il, a-t-elle le pouvoir de faire un dieu de qui bon lui semble ? Faites donc un dieu avec l'un d'entre vous, et quand j'aurai vu comment il s'en sera trouvé, je vous dirai un grand merci pour ce que vous m'offrez. » L'homme est vraiment insensé. Il est incapable de faire un ciron, et il fabrique des dieux à la douzaine !

280. Ecoutez ce que dit Trismégiste, qui loue ainsi nos capacités : « De toutes les choses admirables, la plus haute est le fait que l'homme ait pu trouver la divine nature, et la réaliser. » Voici des arguments empruntés à la philosophie elle-même,

Qui seule peut connaître les dieux et les puissances célestes,

Et la seule à savoir qu'on ne peut les connaître.

[Lucain La guerre civile ou La Pharsale I, 452]

Si Dieu est, c'est un être vivant ; si c'est un être vivant, il a un sens; et s'il a un sens, il est sujet à l'anéantissement. S'il est sans corps, il est sans âme, et par conséquent sans action ; et s'il a un corps, il est périssable. Quel beau triomphe, en vérité !

281. Nous sommes incapables d'avoir fait le monde : il y a donc une entité supérieure qui y a mis la main. Ce serait une sotte arrogance que de nous considérer comme la chose la plus parfaite de cet univers. Il y a donc quelque chose de meilleur que nous, et ce quelque chose, c'est Dieu. Quand vous voyez une demeure riche et luxueuse, même si vous ne savez pas qui en est le maître, vous ne direz pas qu'elle a été faite pour des rats. Et quand nous voyons la divine architecture du palais céleste, comment ne pas croire que ce soit le logis de quelque maître plus grand que nous ne le sommes ? Ce qui est le plus élevé n'est-il pas toujours le plus digne ? Et nous, nous sommes placés au plus bas.

282. Il n'y a rien qui, sans âme ni raison, puisse produire un être vivant doué de raison. Or le monde nous produit : il a donc âme et raison360. Chaque élément de nous-mêmes est moins que nous, et nous sommes un élément du monde. Le monde dispose donc de sagesse et de raison bien plus que nous n'en avons. C'est une belle chose que d'avoir un grand gouvernement. Le gouvernement du monde appartient donc à un être bienheureux. Les astres ne nous font pas de mal : ils sont donc pleins de bonté. Nous avons besoin de nourriture, les dieux aussi, et ils se nourrissent des vapeurs d'ici-bas. Les biens de ce monde ne sont pas des biens pour Dieu : ce ne sont donc pas des biens pour nous. Blesser quelqu'un et être blessé sont tous deux des preuves de faiblesse : c'est donc folie que de craindre Dieu361. Dieu est bon par sa nature, l'homme par ce qu'il fait362, ce qui est bien supérieur. La sagesse divine et la sagesse humaine sont semblables, sauf que la première est éternelle. Or, la durée n'ajoute rien à la sagesse : nous voilà donc égaux sur ce plan. Nous possédons la vie, la raison, la liberté, nous prisons la bonté, la charité, la justice : ces qualités sont donc en lui363.

283. En somme, la construction ou non de la divinité et ses traits spécifiques sont forgés par l'homme en fonction de ce qu'il est lui-même. Quel patron, quel modèle ! Étirons, élevons, grossissons les qualités humaines tant qu'il nous plaira ; enfle-toi, pauvre homme, encore, encore, et encore,

Non, pas même si tu en crevais, dit-il364.

[Horace Satires II, III, 318]

« Certes les hommes, croyant se représenter Dieu qu'il ne peuvent concevoir, ne font que se représenter eux-mêmes ; c'est eux qu'ils voient, et non pas lui ; ce qu'ils comparent, c'est eux, et non à lui, mais à eux-mêmes.» [Saint Augustin, Cité de Dieu, XII, 17] Dans la nature, les effets ne révèlent qu'à demi leurs causes. Que dire donc de celle de Dieu ? Elle est au-dessus de l'ordre de la nature ; sa condition est trop élevée, trop éloignée, et trop souveraine pour accepter que nos conclusions l'attachent et l'entravent. Ce n'est pas par nous qu'on peut l'atteindre : notre route est trop basse. Et nous ne sommes pas plus près du ciel sur le Mont-Cenis qu'au fond de la mer : vous pouvez le vérifier avec votre astrolabe365 !

284. On rabaisse Dieu jusqu'à lui prêter un commerce charnel avec des femmes : combien de fois ? pour combien d'enfants ? Paulina, femme de Saturninus, matrone célèbre à Rome, pensant coucher avec le dieu Sérapis366, se retrouva entre les bras d'un de ses amoureux, par l'entremise des prêtres de ce temple. Varron, le plus subtil et le plus savant des auteurs latins, écrit dans ses ouvrages de théologie que le sacristain du temple d'Hercule, tirant au sort d'une main pour lui, de l'autre pour Hercule, joua contre ce dieu un souper et une fille : s'il gagnait, ce serait aux dépens des offrandes, et s'il perdait, à ses propres dépens. Il perdit, et dut payer son souper et la fille. Cette fille s'appelait Laurentine ; elle se vit la nuit entre les bras du dieu qui lui dit de surcroît que le lendemain, le premier homme qu'elle rencontrerait la paierait de façon mirifique. Et ce fut Taruntius, jeune homme riche, qui l'emmena chez lui, et plus tard la fit son héritière. Alors elle à son tour, espérant faire quelque chose qui fût agréable à ce dieu, fit du peuple romain son héritier : raison pour laquelle on lui attribua des honneurs divins.

285. Comme s'il n'était pas suffisant que Platon fût d'origine divine par ses deux lignées, et que Neptune ait été l'ancêtre de sa race, on tenait pour certaine à Athènes cette histoire : Ariston ayant voulu jouir de la belle Perictionè, n'avait pu y parvenir, et il avait été averti en songe par le dieu Apollon de la laisser pure et intacte jusqu'à ce qu'elle eût accouché. Or Ariston et Perictionè étaient les père et mère de Platon ! Combien y en a-t-il, dans les livres, de ces histoires de tromperies, fomentées par les dieux contre les pauvres humains ! Et de maris injustement dénigrés au profit de leurs enfants !

286. Dans la religion musulmane, les croyances du peuple font que l'on trouve quantité de Merlins, c'est-à-dire d'enfants « sans père », enfants « spirituels », nés divinement dans le ventre de jeunes filles ; et ils portent un nom qui a ce sens dans leur langue.

287. Il faut remarquer que pour toute créature, il n'est rien de plus important et plus estimable qu'elle-même (le lion, l'aigle, le dauphin considèrent qu'il n'y a rien au-dessus de leur espèce), et chacune d'elles rapporte les qualités de toutes les autres aux siennes propres. Nous pouvons bien étendre ou raccourcir nos qualités, mais c'est tout. Notre esprit ne peut dépasser ce rapport et ce principe, il ne peut rien envisager d'autre, il lui est impossible de sortir de là et d'aller au-delà. Et c'est ce qui fonde ces anciennes affirmations : « de toutes les formes, la plus belle est celle de l'homme. Dieu a donc cette forme.» [Cicéron De natura deorum I, 18] Ou : « Nul ne peut être heureux sans la vertu, ni la vertu exister sans la raison ; et aucune raison ne peut résider ailleurs que dans la forme humaine ; Dieu revêt donc la forme humaine.» [Cicéron De natura deorum I, 27] « Notre esprit est ainsi fait que quand il pense à Dieu, il lui prête aussitôt forme humaine.» [Cicéron De natura deorum I, 27]

288. C'est pourquoi Xénophane disait plaisamment que si les animaux s'inventent des dieux, comme il est vraisemblable qu'ils le fassent, il les imaginent certainement à leur image, et se glorifient comme nous. Pourquoi alors un oison ne dirait-il pas : « Tous les éléments de l'univers sont faits à mon intention : la Terre me sert à marcher, le Soleil à m'éclairer, les étoiles à me fournir leur influence ; je tire profit des vents, j'en tire aussi des eaux ; il n'est rien que la voûte céleste ne regarde aussi favorablement que moi ; je suis l'enfant chéri de la Nature. N'est-ce pas l'homme qui me nourrit, qui me loge, qui me sert ? C'est pour moi qu'il fait semer et moudre ; s'il me mange, il mange aussi l'homme qui est son compagnon, et moi je mange les vers qui le tuent et qui le mangent. » Une grue pourrait en dire autant, et plus orgueilleusement encore, elle qui vole où elle veut, et qui règne sur ce domaine, beau et élevé : « Nature est tant aimable, concilatrice et douce à ce qu'elle crée.» [Cicéron De natura deorum I, 27]

289. Si l'on suit ce raisonnement, le destin est tracé pour nous, c'est pour nous que le monde brille et tonne ; le créateur et ses créatures, tout est fait pour nous. Voilà le but et le point vers lequel tend l'universalité des choses. Regardez le registre que la philosophie a tenu pendant deux mille ans et plus, des affaires célestes : on dirait que les dieux n'ont agi, n'ont parlé que pour l'homme ; elle ne leur attribue pas d'autres préoccupations, pas d'autres fonctions. Les voilà, par exemple, en guerre contre nous :

Les voilà domptés par la main d'Hercule,

Les Titans, fils de la Terre, qui ont fait trembler

La brillante demeure du vieux Saturne.

[Horace Odes II, 12, v. 6]

Et voilà qu'ils prennent parti dans nos dissensions, pour nous rendre la pareille de ce que si souvent nous nous sommes mêlés des leurs...

Neptune, de son long trident, ébranle les murailles,

Secoue les fondations, et renverse la Ville367 de fond en comble.

Mais Junon l'implacable s'est emparée, elle, des Portes Scées.

[Virgile Énéide II, v. 610]

290. Les Cauniens368, pour préserver jalousement la domination de leurs propres dieux, se chargent de leurs armes le jour où ils vont faire leurs dévotions, parcourent les environs de la ville en frappant l'air par-ci, par-là de leurs glaives, et pourchassent ainsi les dieux étrangers, les bannissant de chez eux.

291. Les pouvoirs des dieux leurs sont attribués en fonction de nos besoins : l'un guérit les chevaux, l'autre les hommes, celui-ci la peste, cet autre la toux, qui une sorte de gale, qui une autre : « Car la superstition met des dieux jusque dans les plus petites choses.» [Cicéron De Divinatione II, 56] En voilà un qui fait naître le raisin, cet autre l'ail ; celui-ci veille sur la paillardise, l'autre sur la marchandise. Pour chaque sorte d'artisan, un dieu : celui-ci a son territoire et ses croyants en Orient, cet autre en Occident369 :

Ici les armes de Junon, et là son char.

[Virgile Énéide II, v. 16]

« Ô saint Apollon, toi qui réside au nombril du monde370 ! [Cicéron De Divinatione II, 56]

Les fils de Cécrops vénèrent Pallas, la Crête de Minos, Diane.

Ceux du pays d'Hypsipyle371, Vulcain ;

A Sparte et Mycènes, cité des Pélopides, c'est Junon ;

Faunus372 règne sur les pins du Mont Ménale,

Et Mars est vénéré dans le Latium.

[Ovide Fastes III, vv. 81 sq.]

292. Tel dieu n'est chez lui que dans un bourg ou dans une seule famille. Tel autre vit seul, tel autre en compagnie, volontairement, ou par obligation.

Et le temple du petit-fils est accolé à celui de l'aïeul.

[Ovide Fastes I, 294]

Il en est de si humble condition et si basse (car leur nombre s'élève à trente six mille !), qu'il faut bien en appeler cinq ou six à la rescousse pour faire pousser un seul épi de blé373, et portent des noms liés à leurs attributions. Il en faut trois pour une porte : un pour les planches, un pour les gonds, un pour le seuil. Ils sont quatre pour un enfant ; un qui veille sur son maillot, un autre sur ce qu'il boit, un troisième sur ce qu'il mange, un quatrième sur sa tétée. Il en est qui sont sûrs, d'autres incertains et douteux. Certains n'entrent pas encore en Paradis :

Puisqu'ils ne sont pas encore dignes d'être au ciel,

Laissons-les habiter les terres que nous leurs avons données.

[Ovide Les Métamorphoses I, 194]

293. Il y a des dieux scientifiques, des dieux poètes, des dieux juristes. Certains, intermédiaires entre les deux natures divine et humaine, sont les médiateurs, les intermédiaires entre Dieu et nous. Ils sont un peu de second ordre, et révérés comme tels : ils ont des titres et des fonctions en nombre infini, et les uns sont bons, les autres mauvais. Il y en a de vieux que l'âge a brisé, et même des mortels. Chrysippe estimait en effet que les dieux devraient disparaître dans l'embrasement final du monde, sauf Jupiter. L'homme fabrique décidément mille associations drolatiques entre lui et Dieu. Mais n'est-il pas son compatriote ?

Crète, berceau de Jupiter...

[Ovide Les Métamorphoses VIII, 99]

294. Sur ce sujet, voici la justification que fournissent à leur époque, le Grand Pontife Scevola374, et Varron, grand théologien : il est nécessaire que le peuple ignore beaucoup de choses vraies et en croie beaucoup de fausses375. « Au lieu de lui présenter la vérité qui doit le sauver, [la religion] estime qu'il faut le tromper pour son bien376. »

295. L'œil humain ne peut apercevoir que les choses qu'il est capable de reconnaître377. Et nous avons oublié dans quelle chute fut précipité le pauvre Phaëton pour avoir voulu tenir, lui un mortel, les rênes des chevaux de son père378. Notre esprit retombe dans de semblables abîmes, s'écrase et se détruit de la même façon du fait de sa témérité. Si vous demandez à la philosophie de quelle matière est faite le Soleil, que peut-elle vous répondre, sinon « de fer » ou avec Anaxagore379, de pierre, ou de telle autre matière dont nous nous servons ?

296. Si l'on demande à Zénon ce qu'est la nature, il répondra : « Un feu, mais un feu artiste, capable d'engendrer, et qui procède méthodiquement. » Archimède, maître de cette science qui se veut prééminente entre toutes en matière de vérité et de certitude, déclare, lui : « Le Soleil est un dieu de fer enflammé. » Ne voilà-t-il pas une belle idée sortie tout droit de la rigueur des démonstrations géométriques ? Elle n'est pourtant pas si utile ni si inévitable que Socrate n'ait pu estimer quant à lui qu'il suffisait de savoir ce qu'il faut pour pouvoir mesurer la Terre qu'on donnait ou que l'on recevait ; et Polyen [Cicéron, Académiques II, 33], connu pourtant comme un docteur fameux et illustre de ladite science, traita ces démonstrations avec dédain, les considérant comme fausses et pleines de vanité, quand il eut goûté aux doux fruits émollients des jardins d'Épicure.

297. Dans Xénophon380, Socrate déclare à propos d'Anaxagore (que l'Antiquité plaçait au-dessus de tous les autres en matière de choses célestes et divines), que celui-ci se troubla le cerveau, comme le font tous les hommes qui cherchent exagérément à pénétrer des choses qui sont au-delà de leurs possibilités. Quand Anaxagore tenait le Soleil pour une pierre ardente, il ne tenait pas compte du fait qu'une pierre ne brille pas dans le feu, et pire encore, qu'elle s'y consume. Quand il faisait une seule et même chose du Soleil et du feu, il ne s'avisait pas non plus de ce que le feu ne noircit pas ceux qu'il regarde ; que nous pouvons regarder fixement le feu, et que le feu tue les plantes et les herbes. A en croire Socrate, et à mon avis aussi, la façon la plus sage de juger du ciel est de ne pas en juger.

298. Quand Platon parle des démons381 dans le Timée, il dit ceci : « C'est une question qui dépasse nos capacités. Il faut croire les Anciens qui ont prétendu descendre d'eux. Il n'y a aucune raison de ne pas prêter foi aux enfants des dieux — encore que leurs dires ne soient pas établis par des raisons nécessaires ni même par la vraisemblance — puisqu'ils prétendent nous parler de choses familiales et familières.

299. Voyons maintenant si nous avons un peu plus de clartés à propos des choses humaines et naturelles. N'est-ce pas là une entreprise ridicule pour des choses auxquelles, de notre propre aveu, notre connaissance ne peut parvenir, que de leur fabriquer un autre corps en leur attribuant des formes sorties tout droit de notre imagination ? On le voit par exemple à propos du mouvement des planètes : comme notre esprit ne peut parvenir jusque-là, ni imaginer quel peut être son déroulement naturel, nous prêtons à ces planètes, de notre propre initiative, des causes matérielles, pesantes et concrètes.

Le timon était en or, en or aussi les cercles des roues,

En argent les rayons.

[Ovide Les Métamorphoses II, v. 107]

300. On dirait que des cochers, des charpentiers, des peintres, sont allés là-haut pour installer des machines avec des mécanismes divers, et disposer les rouages et les engrenages des corps célestes aux couleurs bigarrées, « autour de l'axe de la nécessité », comme le dit Platon382.

Le monde est une immense demeure, cerclée de cinq zones383,

Et bordée de douze signes rayonnants d'étoiles,

Qui reçoit le char à deux chevaux de la Lune.

Tout cela n'est que rêves et délires. Quel dommage que la Nature ne veuille pas nous ouvrir sa porte et nous montrer vraiment comment elle agit et ordonne, pour y préparer nos yeux ! Ô Dieu ! Quels abus et quelles erreurs nous trouverions dans notre pauvre savoir ! Me tromperai-je en disant : traite-t-elle une seule chose comme il faut ? Et je partirai d'ici-bas plus ignorant de toute autre chose que de mon ignorance.

301. N'ai-je pas vu dans Platon cette remarquable formule selon laquelle la nature n'est rien d'autre qu'une poésie énigmatique, une sorte de peinture voilée et ténébreuse sous une infinie variété de mauvais éclairages, et propre à susciter nos conjectures ? « Toutes ces choses sont enveloppées dans les plus épaisses ténèbres, et l'esprit humain n'est pas assez perçant pour pouvoir pénétrer le ciel ou les profondeurs de la terre. [Cicéron Académiques III, 39]

302. Certes, la philosophie n'est elle aussi qu'une sorte de poésie à l'usage des sophistes. D'où ces auteurs antiques tiennent-ils leur autorité, sinon des poètes ? D'ailleurs les premiers philosophes furent eux-mêmes des poètes, et parlèrent de philosophie en poètes. Platon n'est qu'un poète à part des autres : Timon et toutes les sciences humaines se drapent dans le discours poétique384.

303. On sait que les femmes remplacent les dents qui leur manquent par des dents d'ivoire, et se fabriquent un autre teint que le leur avec des matières artificielles, de même qu'elles arrangent leurs cuisses avec du drap et du feutre, qu'elles arrondissent leur embonpoint avec du coton, et au vu et au su de tous, s'attribuent une beauté fausse et contrefaite. Le droit, à ce qu'on dit, use de fictions légales pour asseoir la vérité de sa justice, et la science, de son côté nous propose des choses qu'elle reconnaît avoir inventées. En effet, ces épicycles385 excentriques et concentriques auxquels l'astronomie a recours pour ordonner le mouvement de ses étoiles, elle nous les présente comme ce qu'elle a pu inventer de mieux sur le sujet, et la philosophie, de son côté, nous présente non pas ce qui est ou ce qu'elle pense, mais ce qu'elle forge de plus vraisemblable et de plus attrayant. Platon déclare, à propos de l'anatomie humaine comme de celle des animaux : « Que ce que nous avons dit est vrai, nous pourrions en être sûrs si nous avions là-dessus la confirmation d'un oracle ; mais nous pouvons seulement assurer que c'est le plus vraisemblable que nous ayons su dire. » [Platon Œuvres complètes, tome X : Timée, Critias 72, d]

304. Ce n'est pas seulement dans le ciel que la philosophie place ses cordages, ses machines et ses rouages : voyons un peu ce qu'elle nous dit de nous-mêmes et de notre organisation. Il n'y a pas plus de rétrogradation, de trépidation, d'approche, de recul, de renversement386 dans les astres et les corps célestes que les philosophes n'en ont inventé pour ce pauvre petit corps humain. Ils ont donc vraiment eu raison de l'appeler « microcosme », tant ils ont employé de pièces et de formes pour le maçonner et le bâtir. Pour rendre compte des mouvements qu'ils observent dans l'homme, les diverses fonctions et facultés que nous sentons en nous, en combien de parties ont-ils divisé notre âme ? En combien d'endroits l'ont-ils logée ? En combien de niveaux et d'étages ont-ils distribué ce pauvre homme, en plus de ceux qui sont naturels et perceptibles ? En combien de charges et d'emplois ? Ils en ont fait une sorte de république imaginaire. C'est un domaine qu'ils tiennent et manipulent : on leur laisse toute latitude pour le démonter, le ranger, le rassembler, l'étoffer, chacun selon sa fantaisie ; et pourtant, ils ne le dominent pas encore. Non seulement dans sa réalité, mais même en esprit, ils ne peuvent le régler de telle manière qu'il n'y ait quelque rythme ou quelque son qui échappe à leur architecture, si énorme soit-elle, et rapiécée de mille morceaux faux et imaginaires.

305. Il n'y a aucune raison de les excuser : nous acceptons des peintres, quand ils peignent le ciel, la terre, les mers, les montagnes et les îles lointaines, qu'ils ne nous en donnent que quelque vague impression ; et nous nous contentons d'une esquisse plus ou moins imaginaire quand il s'agit de choses qui nous sont inconnues. Mais quand ils peignent d'après nature, ou un sujet qui nous est familier et bien connu, nous exigeons d'eux cette fois une représentation exacte et parfaite des formes et des teintes ; et nous n'avons que mépris à leur égard s'ils y échouent.

305. Je suis reconnaissant à la fille de Milet qui, voyant le philosophe Thalès passer son temps dans la contemplation de la voûte céleste, les yeux constamment levés, mit sur son chemin quelque chose pour le faire trébucher et l'avertir qu'il serait bien temps de penser à ce qui est dans le ciel quand il se serait d'abord occupé de ce qui est à ses pieds. Elle avait bien raison de lui conseiller de regarder plutôt en lui-même qu'au ciel car, comme le dit Démocrite par la voix de Cicéron : « On ne regarde pas ce qui est devant soi, on scrute le ciel. » [Cicéron De Divinatione II, 13]

306. Mais c'est le fait de notre condition : la connaissance que nous avons des choses qui sont entre nos mains est aussi éloignée de nous, et tout autant au-delà des nuages que celle des astres. Comme le dit Socrate dans Platon : à quiconque se mêle de philosophie, on peut faire le même reproche que celui que faisait cette femme à Thalès : il ne voit rien de ce qui est devant lui. Car tout philosophe ignore ce que fait son voisin, et même ce qu'il fait lui-même, et ignore aussi ce qu'ils sont tous les deux : des hommes ou des animaux.

307. Ces gens-là, qui trouvent les raisons de Sebond trop faibles, qui n'ignorent rien, qui gouvernent le monde, et qui savent tout,

Ce qui règne sur la mer et règle les saisons,

Si les étoiles ont leur mouvement propre,

Ou si leur course errante est réglée par ailleurs,

Ce qui fait croître et diminuer le disque de la lune,

Quel est le pouvoir et le but de cette entente

Entre des éléments si discordants.

[Horace Épîtres I, 12]

Ces gens-là, dis-je, n'ont-ils pas quelquefois découvert, au milieu de leurs livres, la difficulté que l'on rencontre à se connaître soi-même ? Nous voyons bien que notre doigt peut bouger, le pied de même, que certaines parties se mettent elles-mêmes en mouvement, sans notre autorisation, et que pour d'autres, c'est sur notre ordre qu'elles se meuvent ; nous voyons bien qu'une certaine appréhension engendre la rougeur, certaine autre la pâleur, que telle idée agit seulement sur la rate, telle autre sur le cerveau ; que l'une nous fait rire, l'autre pleurer, telle autre encore engourdit nos sens ou les excite, et arrête le mouvement de nos membres ; que tel objet fait se soulever notre estomac, et tel autre une partie située plus bas...

308. Mais comment une impression, qui relève de l'esprit, peut-elle pénétrer dans un corps solide et massif ? Quelle est la nature de la liaison et de l'agencement de ces différents ressorts387 ? Jamais personne ne l'a su388. « Tout cela est impénétrable à la raison humaine et demeure caché dans la majesté de la Nature » dit Pline [Pline Histoire naturelle II, 37] ; et saint Augustin, de son côté, déclare : « L'union des âmes et des corps est une merveille qui dépasse l'entendement humain ; et c'est pourtant cela qui fait l'homme lui-même. » [Saint Augustin, Cité de Dieu, XXI, 10]

309. On ne met pourtant pas cela en doute, car les opinions humaines dérivent de croyances anciennes, qui font autorité et ont du crédit, comme s'il s'agissait de religion ou d'un texte de loi. Et l'on considère comme un langage secret ce qui est communément admis ; on reçoit cette vérité avec son cortège d'arguments et de preuves, comme quelque chose de ferme et de solide, qu'on ne peut plus ébranler, ni juger. Au contraire, chacun s'en va replâtrant et consolidant à qui mieux mieux cette croyance reçue, en y mettant toute son intelligence, outil malléable et que l'on peut contourner, adaptable à tous les cas de figure. Ainsi le monde se remplit-il de fadaises et de mensonges389, et en devient-il comme confit.

310. Ce qui fait qu'on ne met presque rien en doute, c'est que l'on ne met jamais à l'épreuve les opinions communes. On n'en sonde pas la base, là où justement résident leur faiblesse et leur fausseté : on ne débat qu'à propos de leurs branches ; on ne se demande pas si cela est vrai, mais si cela a été compris ainsi ou autrement. On ne se demande pas si Galien a dit quoi que ce soit qui vaille, mais s'il l'a dit ainsi, ou autrement. Il était donc bien normal que cette façon de brider et contraindre nos jugements, cette tyrannie due à nos croyances, s'étendissent jusqu'aux Écoles et aux Arts.

311. Le dieu de la scolastique, c'est Aristote ; c'est un péché que de discuter ses décrets, comme celui de Lycurgue à Sparte. Sa doctrine nous sert de loi fondamentale — et elle est peut-être aussi fausse qu'une autre... Je ne vois pas pourquoi je n'approuverais pas aussi bien les idées de Platon, ou les atomes d'Épicure, ou le plein et le vide de Leucippe et de Démocrite, ou l'eau de Thalès, ou l'infinité de la nature d'Anaximandre, ou l'air de Diogène, ou les nombres et la symétrie de Pythagore, ou l'infini de Parménide, ou l'Un de Musée, ou l'eau et le feu d'Apollodore, ou les parties similaires d'Anaxagore, ou la discorde et l'amitié d'Empédocle, ou le feu d'Héraclite, ou toute autre opinion — dans cette confusion infinie d'avis et de sentences que produit cette belle raison humaine par sa certitude et sa clairvoyance, dans toutes les choses dont elle se mêle ! — je ne vois pas, dis-je, pourquoi je n'approuverais pas tout cela aussi bien que l'opinion d'Aristote concernant les principes des choses naturelles, principes qu'il construit à partir de trois éléments : matière, forme, privation.

312. Est-il d'ailleurs quelque chose de plus stupide que de faire de l'inanité elle-même la cause qui produit les choses ? La privation est une notion négative ; comment a-t-il pu en faire la cause et l'origine des choses existantes ? Personne n'oserait toutefois agiter cette question, sauf en tant qu'exercice de logique. On y débat en effet, non pas pour mettre quoi que ce soit en doute, mais pour défendre le fondateur de l'École390 contre les objections étrangères : son autorité est le but au-delà duquel il n'est pas permis de poser de questions.

313. Il est certes facile de bâtir ce que l'on veut sur des fondements reconnus par tous, car en fonction des principes et énoncés de ce commencement, le reste des pièces du bâtiment se construit aisément, et sans contradiction. De cette façon, nous trouvons notre raison bien fondée, et nous pouvons discuter en toute quiétude. C'est que nos maîtres occupent et prennent d'avance autant d'espace dans notre croyance qu'il leur en faut pour en tirer ensuite les conclusions qu'ils souhaitent, comme le font les géomètres avec leurs postulats : le consentement et l'approbation que nous leur accordons leur donne le moyen de nous traîner à droite et à gauche, et de nous faire faire des pirouettes à leur guise. Celui à qui l'on accorde ses présupposés est notre maître et notre Dieu : il donnera à ses fondations un plan si ample et si commode que grâce à elles, il pourra nous faire monter, s'il le veut, jusqu'aux nues.

314. Dans cette façon de pratiquer et de négocier la science, nous avons pris pour argent comptant le mot de Pythagore selon lequel tout expert doit être cru dans son domaine. Le dialecticien s'en remet au grammairien pour le sens des mots. Le rhétoricien emprunte au dialecticien les sujets de ses arguments. Le poète prend au musicien ses mesures. Le géomètre, les proportions de l'arithméticien. Les métaphysiciens prennent pour fondement les conjectures de la physique. Chaque science, en effet, a ses principes présupposés, par lesquels le jugement humain se trouve bridé de toutes parts. Si vous vous en prenez à cette barrière qui constitue l'erreur fondamentale, ils ont aussitôt cette maxime à la bouche : « il ne faut pas discuter avec ceux qui nient les principes. »

315. Or il ne peut y avoir d'autres principes pour les hommes que ceux que la divinité leur a révélés ; le commencement, le milieu et la fin de tout le reste, ce n'est que songe et fumée. À ceux qui combattent avec des présupposés il faut opposer l'axiome lui-même qui est l'objet du débat, mais renversé. Car tout ce que l'homme pose comme énoncé ou comme axiome a autant d'autorité qu'un autre si la raison ne vient établir de différence entre eux. Il faut donc les mettre tous en question, et d'abord les plus généraux, ceux qui nous tyrannisent. Le sentiment de certitude est un indice de folie et d'extrême incertitude. Personne n'est plus fou, et moins philosophe, que les Philodoxes391 de Platon. Il faut savoir si le feu est chaud, si la neige est blanche, s'il y a des choses dures ou molles dans ce que nous savons392.

316. Et les réponses faites à ce propos, telles qu'on les trouve dans les textes anciens, comme de dire à celui qui mettait en doute la chaleur, de se jeter dans le feu, ou à celui qui niait la froideur de la glace de s'en mettre dans le giron, elles sont tout à fait indignes de la profession de philosophe. Si ces gens nous avaient laissé dans notre état naturel, recevant les impressions extérieures telles qu'elles se présentent à nous à travers nos sens, et nous avaient laissés conduire par nos simples désirs et notre condition de naissance393, ils auraient raison de parler ainsi. Mais ce sont eux qui nous ont appris à nous faire juges du monde ; c'est d'eux que nous tenons cette idée394 que la raison humaine doit tout embrasser, tout ce qui se trouve au dehors comme au dedans de la voûte céleste, qu'elle peut tout, que c'est par elle qu'on sait tout, par elle que tout est connu.

317. Cette sorte de réponse395 serait bonne chez les Cannibales, qui jouissent du bonheur d'une longue vie, tranquille et paisible, sans les préceptes d'Aristote et sans même connaître le nom de la Physique. Elle vaudrait mieux, peut-être, et aurait plus de solidité que toutes celles qu'ils tireront de leur raison et de leur imagination. Les animaux et tous les êtres qui sont encore régis par la pure et simple loi naturelle pourraient la comprendre avec nous — mais eux y ont renoncé. Il ne faut pas qu'ils me disent : « c'est vrai, puisque vous le voyez et le sentez ainsi ». Il faut qu'ils me disent au contraire si ce que je crois ressentir, je le ressens bien en effet, et si je le ressens, qu'ils me disent alors pourquoi je le ressens, et comment, et ce que c'est ; qu'ils m'en disent le nom, l'origine, les tenants et aboutissants de la chaleur et du froid ; les qualités de celui qui agit et de celui qui subit. Ou alors, qu'ils renoncent à leur credo, qui consiste à ne rien admettre ni approuver que par la voie de la raison : c'est leur « pierre de touche » pour toutes sortes d'essais ; mais c'est une « pierre de touche » bien fallacieuse, pleine d'erreurs, de faiblesses et de défauts.

318. Et comment mieux la mettre à l'épreuve, cette raison, que par elle-même ? Si on ne peut la croire quand elle parle d'elle, comment serait-elle apte à juger des autres choses ? Si elle a connaissance de quelque chose, ce doit être au moins ce qu'elle est et son domicile. Elle réside dans l'âme, c'est une partie ou un effet de celle-ci ; mais la véritable Raison, la Raison essentielle, celle de qui nous empruntons abusivement le nom, celle-là loge dans le sein de Dieu. C'est là son gîte et sa retraite, c'est de là qu'elle part, quand il plaît à Dieu de nous en faire voir quelque rayon, comme quand Pallas jaillit de la tête de son père pour se révéler au monde.

319. Voyons donc ce que la raison humaine nous a appris sur elle-même et sur l'âme : non pas sur l'âme en général, à laquelle presque tous les philosophes font participer les corps célestes et les éléments premiers ; ni de celle que Thalès attribuait aux choses elles-mêmes, que l'on considère comme inanimées, poussé à cela par son observation de l'aimant ; mais de celle qui nous appartient, que nous devons le mieux connaître.

Car on ignore la nature de l'âme ;

Naît-elle avec le corps, ou y vient-elle à la naissance ?

Périt-elle en même temps que nous, détruite par la mort ?

Ou au contraire va-t-elle dans les gouffres d'Orcus,

Ou bien émigre-t-elle dans d'autres animaux ?

[Lucrèce De la Nature I, vv. 113 sq]

320. Pour Cratès et Dicéarque, la raison dit qu'il n'y a pas du tout d'âme, mais que le corps se met en branle par un mouvement naturel396. Pour Platon, c'est une substance qui se meut d'elle-même ; pour Thalès, une nature sans repos ; pour Asclépiade, un exercice des sens ; pour Hésiode et Anaximandre, une chose composée de terre et d'eau ; pour Parménide, de terre et de feu ; pour Empédocle, de sang :

Il vomit son âme de sang.

[Virgile Énéide IX, v. 349]

Pour Possidonios, Cléanthe et Galien, une chaleur ou une disposition chaude,

Les âmes ont la vigueur du feu par leur origine céleste.

[Lucrèce De la Nature VI, v. 730]

Pour Hippocrate, c'est un esprit répandu dans le corps ; pour Varron, un air reçu par la bouche, réchauffé dans le poumon, tempéré dans le cœur, et répandu dans tout le corps ; pour Zénon, la quintessence des quatre éléments ; pour Héraclide du Pont, la lumière ; pour Xénocrate et les Égyptiens, un nombre variable397; pour les Chaldéens, une force sans forme déterminée :

Une façon d'être des corps vivants,

Nommée par les Grecs « harmonie ».

[Lucrèce De la Nature III, v. 100]

321. N'oublions pas Aristote : pour lui, [la raison lui a appris que] l'âme est ce qui fait naturellement mouvoir le corps, et il la nomme entéléchie398. C'est une invention aussi stérile399 que les autres, car il ne parle ni de l'essence, ni de l'origine, ni de la nature de l'âme, mais se contente d'en noter les effets. Lactance, Sénèque, et la plupart des philosophes dogmatiques, ont reconnu que c'était quelque chose qu'ils ne comprenaient pas. Et après avoir dressé ce catalogue d'opinions, Cicéron écrit : « De toutes, c'est à Dieu de juger quelle est la vraie » [Cicéron Tusculanes I, XI]

322. « Je sais pour ma part combien Dieu est incompréhensible, dit saint Bernard, puisque je ne puis comprendre les éléments de mon être lui-même. » Héraclite, qui considérait que tout être était plein d'âmes et de démons, prétendait pourtant qu'on a beau progresser dans la connaissance de l'âme, on ne pourra jamais y parvenir vraiment, tellement son essence est profonde.

323. L'endroit où elle loge ne fait pas moins débat. Hippocrate et Hiérophile la situent dans le ventricule400 du cerveau. Démocrite et Aristote, dans tout le corps :

De même qu'on dit souvent qu'on « a la santé »

Sans dire par là qu'elle est une partie du corps.

[Lucrèce De la Nature III, v. 103]

Pour Épicure, elle est dans l'estomac :

Car c'est là qu'on tressaille de peur et de crainte,

Là qu'on ressent les caresses de la joie.

[Lucrèce De la Nature III, v. 140]

Pour les Stoïciens, elle est autour et dans le cœur. Érasistrate401 la met tout près de la membrane qui enveloppe le crâne. Empédocle, dans le sang, comme Moïse, qui pour cette raison défendit de manger le sang des animaux, auquel leur âme est associée. Galien a pensé que chaque partie du corps avait son âme propre. Straton l'a logée entre les deux sourcils. « Ce qu'est la figure de l'âme, en quel lieu elle réside, il ne faut pas chercher à le savoir » dit Cicéron [Cicéron Tusculanes I, XXVIII, 67] . Je lui laisse volontiers ses propres termes. Pourquoi irais-je déformer son éloquence ? D'autant plus qu'on a peu d'intérêt à lui voler ses idées : elles sont peu nombreuses, plutôt faibles, et bien connues.

324. Mais l'argument qui conduit Chrysippe à placer l'âme autour du cœur, comme les autres philosophes de son école, mérite d'être retenu402: « Quand nous voulons certifier quelque chose, dit-il, nous portons la main à la poitrine ; et quand nous voulons prononcer ὲγώ [ego] qui signifie 'moi', nous abaissons vers la poitrine la mâchoire d'en bas. » On ne peut lire ce passage sans noter la légèreté d'un si grand personnage : outre que ces considérations sont elles-mêmes infiniment légères, si la dernière peut constituer une preuve que l'âme est à cet endroit, ce ne peut être que pour les Grecs. Il n'y a pas de jugement humain, si sérieux soit-il, qui ne soit parfois engourdi.

325. Qu'avons-nous peur de dire ? Voilà les Stoïciens, pères de la sagesse humaine, qui découvrent que l'âme d'un homme écrasé par un éboulement se traîne et s'efforce longtemps pour sortir, ne pouvant se libérer de la charge, comme une souris prise au piège. Certains pensent que le monde fut fait pour punir les esprits déchus par leur faute de la pureté dans laquelle ils avaient été créés, en leur donnant un corps — car la première création avait seulement été incorporelle. C'est pourquoi, selon qu'ils se sont plus ou moins éloignés de leur spiritualité initiale, on les intègre dans des corps plus ou moins légers ou pesants, et c'est de là que provient la diversité de tant de matière créée. Mais l'esprit, qui reçut pour sa punition le corps du Soleil, devait avoir commis une faute bien extraordinaire et exceptionnelle... Au terme de notre enquête, on aboutit toujours à l'aveuglement. Comme le dit Plutarque à propos de l'origine des histoires que l'on raconte : il en est pour elles comme sur les cartes de géographie, où les confins des terres connues sont occupés par des marais, des forêts profondes, des déserts et des lieux inhabitables. C'est pour cela que les plus grossières et les plus puériles fantaisies se rencontrent chez ceux qui traitent des choses les plus élevées, et le plus à fond : elles s'effondrent d'elles-mêmes dans leur curiosité et leur prétention.

326. Le début et la fin de la connaissance se retrouvent ainsi dans une même sottise. Voyez comment Platon s'envole sur ses nuages poétiques, voyez chez lui le langage secret des dieux. Mais à quoi pensait-il, quand il définit l'homme comme un animal à deux pieds, et sans plumes ? Il fournissait ainsi à ceux qui voulaient se moquer de lui une excellente occasion de le faire... Car ayant plumé tout vif un chapon, ils le promenaient en l'appelant « l'homme de Platon » !

327. Quant aux Épicuriens... ne furent-ils pas assez sots pour imaginer d'abord que leurs atomes, qu'ils disaient être des corps ayant un certain poids, et animés d'un mouvement naturel vers le bas, aient pu bâtir le monde ? Du moins jusqu'à ce qu'ils aient été avisés par leurs adversaires que s'il en était ainsi, alors il n'était pas possible qu'ils viennent à se rejoindre et s'attacher les uns aux autres, puisque leur chute étant verticale et rectiligne, elle se faisait nécessairement sur des trajectoires parallèles ! Ils se trouvèrent donc contraints d'ajouter un mouvement de côté, dû au hasard ; et ils furent encore amenés à doter leurs atomes de queues courbes et crochues pour les rendre capables de s'attacher et s'assembler.

328. Et même avec cela, les voilà bien ennuyés par ceux qui leur opposent cette autre considération : si les atomes ont par le simple effet du hasard composé tant de sortes de formes, comment se fait-il qu'ils ne soient jamais parvenus à composer une maison ou un soulier ? Et pourquoi pense-t-on qu'un nombre infini de lettres grecques déversées sur une place ne sauraient produire le texte de l'Iliade ? « Ce qui est capable de raison, dit Zénon [de Citium], est meilleur que ce qui n'en est pas capable. Or il n'y a rien de mieux que le monde ; il est donc doué de raison. » [Cicéron De natura deorum II, XXXVII, 93-94] La même argumentation a conduit Cotta403 à faire le monde mathématicien. Ou bien encore musicien et organiste en suivant cet autre argument de Zénon : « le tout est plus que la partie ; nous sommes capables de sagesse, et nous faisons partie du monde ; le monde est donc sage. » [Cicéron De natura deorum III, IX, 22-23]

329. On voit une infinité d'exemples du même genre, basés sur des arguments non seulement faux, mais stupides, inconsistants, et montrant chez leurs auteurs, non pas tant de l'ignorance que de la sottise, dans les critiques que les philosophes s'adressent les uns aux autres sur leurs divergences d'opinions et d'écoles404. Qui rassemblerait habilement une brassée d'âneries de la « sagesse » humaine ferait merveille. J'en fais moi-même une sorte de collection, selon un point de vue qui n'est pas moins utile à considérer que celui des opinions courantes et modérées405. On peut juger par là ce qu'il faut penser de l'homme, de son esprit et de sa raison, puisque chez les grands personnages qui ont porté au plus haut point les possibilités humaines, on trouve des défauts si visibles et si grossiers. En ce qui me concerne, j'aime mieux croire qu'ils ont traité de la science à l'occasion, comme s'il s'agissait d'un simple jouet, et se sont servis de la raison comme on le ferait d'un instrument anodin et quelconque, proposant toutes sortes d'idées et de visions tantôt rigoureuses, tantôt vagues.

330. Platon lui-même, qui définit l'homme comme une poule, dit ailleurs, après Socrate, qu'en vérité il ne sait pas ce qu'est l'homme, et que c'est l'un des éléments du monde les plus difficiles à comprendre. Par cette variété et instabilité de leurs opinions, ils nous prennent en somme par la main pour nous conduire tacitement à cette conclusion qu'ils n'ont pas d'opinion arrêtée. Ils ont pour habitude de ne pas toujours présenter leur avis à visage découvert, et bien visible ; ils le dissimulent tantôt dans l'obscurité de fables poétiques, tantôt sous d'autres masques. C'est que notre imperfection comporte aussi cela : les aliments crus ne conviennent pas toujours à notre estomac, il nous faut les sécher, les modifier, les transformer. Les philosophes font la même chose : ils obscurcissent parfois leurs opinions et leurs jugements véritables et les déforment pour s'adapter à l'usage courant. Pour ne pas effrayer les enfants, ils ne veulent pas faire expressément profession d'ignorance et montrer la faiblesse de la raison humaine, mais ils nous la révèlent pourtant sous les traits d'une science trouble et peu solide.

331. Étant en Italie, j'ai conseillé ceci à quelqu'un qui ne parvenait pas à parler l'italien, s'il ne cherchait qu'à se faire comprendre sans vouloir briller : qu'il emploie seulement les premiers mots latins, français, espagnols, ou gascons qui lui viendraient à la bouche ; en y ajoutant la terminaison italienne, il ne manquerait jamais de rencontrer quelque idiome du pays, toscan, romain, vénitien, piémontais ou napolitain, et le mot se confondrait ainsi avec l'une ou l'autre de ces formes si nombreuses ! Je dis la même chose de la philosophie : elle a tant de visages et de variétés, elle a dit tant de choses, que l'on peut y retrouver tous nos songes et toutes nos rêveries ! L'imagination humaine ne peut rien concevoir, en bien ou en mal, qui n'y soit déjà : « On ne peut rien dire, si absurde que ce soit, qu'on ne puisse le retrouver chez quelque philosophe » [Cicéron De Divinatione II, 58] Et je m'en autorise pour laisser un peu aller mes caprices en public : bien qu'ils soient nés chez moi, et sans modèle, je sais qu'il s'établira un lien entre eux et quelque opinion d'un Ancien, et qu'il ne manquera pas de se trouver quelqu'un pour dire : « Voilà où il a pris cela. »

332. Mes mœurs sont naturelles. Je n'ai appelé à mon secours pour les établir, aucun enseignement. Mais si simplettes soient-elles, quand l'envie m'a pris de les évoquer, et que pour les présenter un peu plus décemment au public, je me suis mis en devoir de les étayer par des raisonnements et des exemples, je me suis étonné moi-même de découvrir sans le vouloir qu'elles étaient conformes à tant d'exemples de discours philosophiques. De quelle espèce était ma vie, je ne l'ai appris qu'après l'avoir pratiquée et accomplie. Une nouvelle figure du philosophe : imprévu et imprévisible.

333. Mais pour en revenir à notre âme, quand Platon a placé la raison dans le cerveau, la colère dans le cœur et la cupidité dans le foie, il est probable que ce fut plutôt en interprétant les mouvements de l'âme qu'en cherchant à faire une distinction et une séparation comme on le fait pour le corps et les membres. Et la plus vraisemblable des opinions des philosophes sur ce sujet est que c'est toujours une seule et même âme qui raisonne, se souvient, comprend, juge, désire et exerce toutes ses autres activités, en se servant des divers instruments du corps, comme le navigateur dirige son navire en fonction de son expérience, tantôt tendant ou relâchant un cordage, tantôt dressant l'antenne406 ou maniant le gouvernail407, produisant divers effets par le même effort. C'est aussi qu'elle loge dans le cerveau, comme on le voit du fait que les blessures et accidents qui concernent cet organe, mettent aussitôt à mal les facultés de l'âme. Mais il n'est pas surprenant qu'à partir de là elle se répande par tout le reste du corps,

Le Soleil ne quitte jamais sa route au milieu du ciel ;

Et pourtant il éclaire tout de ses rayons408.

Comme le Soleil répand depuis le ciel sa lumière et sa force, et en remplit le monde,

Le reste de l'âme, dispersé dans le corps tout entier,

Obéit et suit les injonctions et mouvements de l'esprit.

Lucrèce De la Nature III, 144]

334. Certains on dit qu'il y avait une âme générale, comme un grand corps, dont proviendraient toutes les âmes particulières, et où elles retourneraient, rejoignant sans cesse cette matière universelle :

Car le dieu se répand partout, dans les terres,

Au sein des mers, au plus profond des cieux.

C'est de lui que bétail, troupeaux, hommes et bêtes sauvages,

Empruntent en naissant leur principe vital ;

C'est à lui qu'ils reviennent quand ils sont dissous :

Ici la mort n'a pas de place.

[Virgile Géorgiques IV, 221-26]

D'autres ont dit que ces âmes ne faisaient que s'y retrouver et s'y rattacher ; d'autres qu'elles étaient produites par la substance divine ; d'autres encore par les anges, avec du feu et de l'air. Certains disent qu'elles existent depuis toujours ; d'autres qu'elles ont été créées à l'instant même où le besoin s'en est fait sentir. Certains pensent qu'elles sont descendues du disque de la lune, et qu'elles y retournent.

335. La plupart des auteurs antiques considèrent qu'elles s'engendrent de père en fils, de la même manière et par le même genre de création que toutes les autres choses naturelles : ils se fondent pour dire cela sur la ressemblance des enfants avec leur père...

La vertu de ton père t'a été transmise409...

Les courageux naissent de pères courageux et valeureux.

[Horace Odes IV, 4, 29]

...et sur le fait que l'on voit passer du père aux enfants non seulement les caractères physiques, mais aussi une ressemblance entre les façons d'être, les tempéraments, les penchants.

Pourquoi la race cruelle des lions est-elle vouée à la violence ?

Pourquoi la ruse se transmet-elle aux renards,

Et l'instinct de la fuite aux cerfs, que la peur rend agiles ?

Chaque âme a son germe propre — et se développe ensuite.

[Lucrèce De la Nature III, 741]

336. Ils disent encore que c'est là-dessus que se fonde la justice divine, qui punit dans les enfants la faute commise par les pères, d'autant que la contagion des vices paternels est parfois inscrite dans l'âme des enfants, et que le dérèglement de leur volonté les atteint aussi. Et encore : si les âmes provenaient d'autre chose que d'une succession naturelle, et qu'elles eussent été quelque chose qui fût situé en dehors du corps, elles devraient se souvenir de leur première existence, étant données les facultés naturelles qui sont les leur de réfléchir, de raisonner, et de se souvenir.

Si l'âme s'introduit dans le corps à la naissance,

Pourquoi n'avons pas de souvenir de notre vie précédente ?

Pourquoi ne nous reste-t-il rien de ce que nous avons fait ?

[Lucrèce De la Nature III, 671]

337. Car pour donner sa valeur à la condition de nos âmes, comme nous le souhaitons, il nous faut supposer qu'elles sont extrêmement savantes alors même qu'elles sont dans leur simplicité et pureté naturelles. Et de ce fait, étant dispensées de la prison du corps, elles auraient été avant d'y entrer, comme nous voulons qu'elles soient après en être sorties. Et il faudrait nécessairement qu'elles aient conservé le souvenir de ce savoir une fois entrées dans un corps, comme le disait Platon : « ce que nous apprenons n'est qu'une réminiscence de ce que nous savions déjà. » Ce qui est faux, comme chacun peut le vérifier410. D'abord parce qu'on ne se souvient précisément que de ce que nous avons appris. Et que si la mémoire jouait vraiment son rôle411, elle nous suggérerait au moins quelque chose de plus que ce que nous avons appris. D'autre part, ce que la mémoire savait, étant encore dans sa pureté originelle, était une véritable connaissance, due à sa divine intelligence, des choses telles qu'elles sont, alors qu'ici-bas ce sont le mensonge et le vice qu'on lui fait retenir, quand on l'en instruit. Elle ne peut donc pas employer sa réminiscence, puisque cette image et cette conception n'ont jamais résidé chez elle.

338. Quant à dire que la prison du corps étouffe ses facultés innées au point qu'elles sont complètement éteintes en elle, cela est premièrement contraire à cette croyance selon laquelle ses forces sont immenses, et aux effets que les hommes en perçoivent en cette vie, tellement admirables, que l'on en a conclu à sa divinité et son éternité dans le passé, et à son immortalité dans l'avenir412 :

Car si ses facultés sont tellement altérées,

Que l'âme ait perdu tout souvenir de ce qu'elle fit,

Cet état n'est guère différent, je crois, de celui de la mort.

[Lucrèce De la Nature III, 674]

En outre, c'est ici-bas, chez nous et non ailleurs, que l'on doit examiner la force et les effets de l'âme : ses autres perfections sont pour elle vaines et inutiles, car c'est pour son état présent qu'elle doit être reconnue et payée de retour par l'immortalité, elle n'est comptable que de la vie de l'homme. Car ce serait une injustice que de lui avoir ôté ses moyens et sa force, de l'avoir en quelque sorte désarmée, pour ensuite se fonder sur le temps de sa captivité413, de sa faiblesse et de sa maladie, sur cette époque où elle aurait été forcée et contrainte, pour en tirer un jugement et une condamnation pour une durée infinie. Ce serait une injustice encore de s'en tenir à un temps si court, peut-être une ou deux heures, ou au plus, un siècle — ce qui, au regard de l'éternité n'est qu'un instant — et de ne tenir compte que de ce moment-là pour statuer définitivement sur ce qu'elle est. Ce serait vraiment une disproportion inique que de tirer une appréciation éternelle d'une si courte vie.

339. Pour esquiver cette difficulté, Platon estime que les paiements futurs doivent se limiter à cent ans, en relation avec la durée de la vie humaine, et chez les penseurs de notre époque, nombreux sont ceux qui ont fixé également des limites temporelles. En conséquence de quoi, les philosophes ont estimé que la génération de l'âme, tout comme sa vie elle-même, se conformait à la condition ordinaire des choses humaines ; c'est l'opinion d'Épicure et de Démocrite qui a été la mieux reçue, du fait de ses belles apparences : on pouvait en effet voir naître l'âme dans un corps, dans la mesure où celui-ci en était capable, on pouvait observer le développement de ses forces tout comme pour les forces corporelles, on pouvait reconnaître la faiblesse de son enfance par rapport à l'époque où elle atteignait la vigueur de la maturité, et à la fin, constater son déclin.

Nous sentons bien que l'âme naît avec le corps,

Qu'elle croît et vieillit avec lui.

[Lucrèce De la Nature III, 446]

340. Ils constataient qu'elle était susceptible d'éprouver diverses passions et d'être agitée de mouvements pénibles, qui la faisaient sombrer dans la lassitude et les douleurs, qu'elle était capable d'altération et de changement, d'allégresse, d'assoupissement et de langueur, qu'elle était sujette à ses propres maladies et blessures, tout comme l'estomac ou le pied :

On voit que l'esprit guérit comme le corps,

Et peut être traité par la médecine.

[Lucrèce De la Nature III, 505]

Elle peut aussi être étourdie et troublée par l'effet du vin, mise hors de son état normal par les vapeurs d'une fièvre chaude, endormie par l'usage de certains médicaments, et réveillée par d'autres :

On voit bien que l'âme est matérielle,

Puisqu'elle ressent des chocs corporels et en souffre.

[Lucrèce De la Nature III, 176]

341. On a observé que toutes ses facultés pouvaient être frappées de stupeur par la seule morsure d'un chien malade, et qu'aucune vigueur de pensée, aucune ressource, aucune vertu ni résolution philosophique, aucune tension de ses forces, si grandes soient-elles, ne pouvaient l'empêcher d'être soumise à ces accidents : la salive d'un malheureux mâtin, tombée sur la main de Socrate, suffit à démolir toute sa sagesse et toutes ses grandes idées bien construites, les anéantir au point qu'il ne reste plus aucune trace de sa connaissance originelle.

L'âme est bouleversée,

Et elle se divise, ses éléments se défont,

Sous l'action de ce poison.

[Lucrèce De la Nature III, 498]

342. Et ce poison ne peut pas trouver plus de résistance en cette âme qu'en celle d'un enfant de quatre ans ; c'est un poison capable de faire devenir toute la philosophie, si elle avait un corps matériel, démente et furieuse ; c'est ainsi que Caton, qui se moquait du destin et de la mort elle-même, ne put supporter la vue d'un miroir, ou de l'eau, saisi d'épouvante et d'effroi, en s'imaginant avoir été contaminé par un chien enragé, et avoir contracté la maladie que les médecins nomment « hydrophobie »414.

En se répandant par tous les membres, le mal,

Déchire l'âme et la tourmente, elle écume,

Comme les flots bouillonnent sous les vents violents.

[Lucrèce De la Nature III, 494-96]

343. Sur ce point, on peut dire que la philosophie a bien armé l'homme pour supporter tous les autres accidents, en lui donnant la constance, ou si elle est trop pénible à obtenir, une parade infaillible qui consiste à échapper à toute sensation415. Mais ce sont des moyens utiles à une âme maîtresse d'elle-même, en pleine possession de ses forces, capable de réfléchir et de raisonner — et non dans la situation fâcheuse où l'âme du philosophe devient celle d'un fou, troublée, bouleversée, égarée. Et cet état peut se produire en plusieurs occasions, comme dans le cas d'une agitation trop violente que l'âme peut engendrer d'elle-même sous le coup d'une extrême passion, ou du fait d'une blessure sur certaines parties du corps, ou en provenance de l'estomac qui produit des éblouissements et des vertiges,

L'esprit s'égare souvent quand le corps est malade ;

Il déraisonne et tient des discours insensés ;

Parfois c'est une léthargie qui s'empare de l'âme,

La plonge dans un état d'assoupissement perpétuel,

Tandis que les yeux se ferment et que la tête retombe. [

Lucrèce De la Nature III, 464]

344. Les philosophes, me semble-t-il, n'ont guère prêté attention à cette question, non plus qu'à une autre de même importance. Pour nous faire supporter notre condition humaine, ils ont toujours ce dilemme à la bouche : ou l'âme est mortelle, ou elle est immortelle. Si elle est mortelle, elle n'aura rien à subir. Et si elle est immortelle, elle ira en s'améliorant. Mais ils ne s'occupent jamais de l'autre possibilité : qu'en sera-t-il, si elle va en empirant ? Ils abandonnent aux poètes la menace des souffrances futures, et par là se donnent beau jeu. Ce sont deux omissions qui m'apparaissent souvent dans leurs ouvrages. Je reviens sur la première.

345. Cette âme perd alors l'usage du souverain bien des Stoïciens, qui requiert constance et fermeté. Il faut que notre belle sagesse humaine admette cela, et rende les armes sur ce point. Au demeurant, ils considéraient également, du fait de la vanité de la raison humaine, que le mélange et la coexistence de deux éléments aussi opposés que le mortel et l'immortel est inimaginable.

Car unir le mortel et l'immortel, et croire

Qu'ils ressentent de même, et s'entraident, c'est folie.

Quoi de plus contradictoire, de plus incompatible,

Que ces deux substances, la mortelle et l'éternelle,

Et comment prétendre ainsi les unir

Pour les soumettre ensemble aux terribles tempêtes ?

[Lucrèce De la Nature III, 801]

Et ils sentaient bien que l'âme s'engageait dans la mort tout comme le corps :

Elle s'affaisse avec lui sous le poids des ans ;

[Lucrèce De la Nature III, 549]

346. C'est bien ce que, selon Zénon, l'image du sommeil nous montre clairement, car il considère qu'il s'agit là d'une défaillance et d'un effondrement de l'âme aussi bien que du corps. Il voit dans le sommeil une contraction, et comme une prostration, et un affaissement de l'âme » [Cicéron De Divinatione II, 58] «Et le fait que l'on observe chez certains que sa force et sa vigueur se maintiennent à la fin de la vie, ils l'attribuent à la diversité des maladies, de la même façon que l'on voit des hommes en cette dernière extrémité conserver, qui un sens, qui un autre, qui l'ouïe, qui l'odorat, et sans qu'ils soient altérés ; et on ne voit pas d'affaiblissement si universel qu'il ne subsiste quelques parties intactes et vigoureuses :

De même que les pieds peuvent être malades

Sans que la tête éprouve aucune douleur.

[Lucrèce De la Nature III, 111]

La vision de notre jugement est dans le même rapport à la vérité que l'œil du chat-huant envers l'éclat du soleil, comme le dit Aristote. Comment pourrions-nous mieux le démontrer que par un tel aveuglement dans une lumière aussi éclatante ?

347. Car l'opinion contraire, celle de l'immortalité de l'âme qui, selon Cicéron, a été d'abord introduite, au moins selon ce qu'en disent les livres, par Phérécyde de Syros du temps du roi Tullus (mais d'autres en attribuent l'invention à Thalès, et d'autres à d'autres encore), c'est la partie de la science humaine qui a été traitée avec le plus de circonspection et de doute. Les dogmatiques les plus fermes sont contraints, principalement sur cette question, de se mettre à couvert sous les ombrages de l'Académie. Nul ne sait ce qu'Aristote a établi sur ce sujet, non plus que tous les Anciens en général, qui s'en servent avec une confiance vacillante : « C'est une chose très agréable, qu'ils promettent plus qu'ils ne prouvent.» [Sénèque Épitres, ou Lettres à Lucilius CII] Aristote s'est caché sous un nuage de paroles et de sens peu clairs et peu intelligibles, et il a laissé ses adeptes débattre aussi bien sur son jugement que sur la question elle-même. Deux choses à leurs yeux rendaient cette opinion plausible : l'une, que sans l'immortalité des âmes, on ne pourrait plus établir les vaines espérances de la gloire, ce qui est pourtant d'une extrême importance dans ce monde ; l'autre que c'est une idée très utile, comme le dit Platon, que les vices, s'ils peuvent se dissimuler au regard de la justice humaine, demeurent néanmoins toujours en butte à la justice divine, qui les poursuivra même après la mort des coupables.

348. L'homme est très soucieux d'allonger son existence ; il y emploie toutes ses facultés. Pour conserver son corps, il a la sépulture ; pour conserver son nom, la gloire. Ne pouvant supporter sa condition, il a employé toute son intelligence à se reconstruire et à s'étayer par ses inventions. L'âme ne pouvant se tenir debout du fait de son trouble et de sa faiblesse, cherche sans cesse et partout des consolations, des espérances et des fondements, ou des circonstances extérieures auxquelles s'attacher et se greffer. Et si chimériques et peu solides que soient celles que son imagination lui forge, elle s'y repose plus sûrement qu'en elle-même, et plus volontiers.

349. Mais il est étonnant de voir comment se sont trouvés incapables et impuissants à l'établir par leurs seules forces humaines ceux qui sont les plus obstinés dans cette idée si juste et si claire de l'immortalité de nos esprits. « Rêves d'un homme qui désire, mais ne prouve rien» disait un Ancien [Cicéron Académiques II, 38]. L'homme peut comprendre par là que c'est par le seul fait du destin et du hasard qu'il découvre la vérité par lui-même, puisque lorsqu'il l'a sous la main, il ne parvient même pas à la saisir et à la conserver, et que sa raison n'a pas la force d'en tirer parti416. Toutes les choses produites par notre capacité à connaître et à juger, vraies ou fausses, sont incertaines et prêtent à discussion. C'est pour nous punir de notre fierté, nous instruire de notre misère et de notre impotence, que Dieu causa le trouble et la confusion de l'antique tour de Babel.

350. Tout ce que nous entreprenons sans son aide, tout ce que nous voyons sans être éclairé par sa grâce n'est que vanité et déraison. L'essence même de la vérité, uniforme et constante, quand le hasard nous permet de la détenir, nous l'altérons et la corrompons par notre faiblesse. Quel que soit le comportement adopté par l'homme, Dieu fait toujours en sorte qu'il aboutisse à cette confusion dont il nous donne une image si vive avec celle du juste châtiment dont il frappa l'orgueil démesuré de Nemrod, et anéantit ses vaines tentatives pour bâtir sa pyramide417. « Je confondrai la sagesse des sages et réprouverai la prudence des prudents418. » La diversité des idiomes et des langues par laquelle il perturba cette construction, est-ce autre chose que cette perpétuelle discordance des points de vue et des arguments qui accompagne et embrouille les vains efforts pour bâtir la science humaine ? Et inutilement... Qu'est-ce qui pourrait nous retenir, si nous avions seulement un grain de connaissance ? Ce que dit ce saint m'a fait grand plaisir : « Les ténèbres qui entourent ce qui nous est utile sont un exercice d'humilité pour nous et un frein pour notre orgueil.» [Saint Augustin, Cité de Dieu, XI, 22 ] Jusqu'à quel point de présomption et d'insolence portons-nous notre aveuglement et notre sottise ?

351. Mais pour en revenir à mon sujet : il est bien normal que la vérité d'une aussi noble croyance, nous ne la devions qu'à Dieu lui-même et à sa grâce, puisque c'est de son seul bon vouloir que nous recevons le fruit de l'immortalité, à savoir la jouissance de la béatitude éternelle.

352. Reconnaissons sincèrement que Dieu seul nous l'a dit, et la foi aussi : ce n'est pas un enseignement fourni par la nature ni par notre raison. Et celui qui analysera et sondera son Être et ses forces, intérieurement et extérieurement, sans ce divin privilège, celui qui observera l'homme sans l'embellir n'y verra ni valeur ni capacité qui sente autre chose que la terre et la mort. Plus nous donnons, et devons, et rendons à Dieu, plus nous nous conduisons chrétiennement.

353. Ce que ce philosophe stoïcien dit tenir de l'acquiescement fortuit de l'opinion populaire419, n'aurait-il pas mieux valu qu'il le tînt de Dieu ? « Quand nous discutons de l'immortalité de l'âme, le consentement unanime des hommes qui craignent les dieux infernaux ou les honorent n'est pas un argument de peu de poids. Je tire parti de cette conviction générale.» [Sénèque Épitres, ou Lettres à Lucilius CXVII]

354. Or la faiblesse des arguments humains sur ce sujet se manifeste notamment par les circonstances fabuleuses qu'ils ont associées à cette idée, pour trouver de quelle nature était cette immortalité qui est la nôtre. Laissons de côté les Stoïciens : « Ils nous accordent une longue durée de vie, comme aux corneilles ; ils disent que nos âmes doivent durer longtemps, mais pas éternellement.» [Cicéron Tusculanes I, 31] Ils donnent aux âmes une vie qui s'étend au-delà de celle-ci, mais limitée. L'idée la plus universelle, la plus communément admise, et qui est parvenue jusqu'à nous, a été celle dont on a dit que l'auteur était Pythagore, non qu'il en ait été le premier inventeur, mais parce qu'elle tira un grand poids et un grand crédit du fait de son approbation, qui faisait alors autorité. Elle dit que les âmes, quand elles nous ont quitté, ne font que passer d'un corps à l'autre, d'un lion à un cheval, d'un cheval à un Roi, allant ainsi sans cesse d'une demeure à l'autre(420.

355. Et lui-même disait se souvenir d'avoir été Æthalidès, puis Euphorbe, puis Hermotime, et enfin, de Pyrrhus, être passé dans Pythagore, ayant ainsi le souvenir de lui-même depuis deux cent six ans. [Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes, VIII, 5] Et certains ajoutaient que ces âmes remontent parfois au ciel, et en redescendent encore :

Ô mon père faut-il croire que des âmes s'élèvent jusqu'au ciel

Et revêtent de nouveau des corps pesants ?

Qui peut inspirer à ces malheureux

Un aussi violent désir de vivre ?

[Virgile Énéide VI, 719]

356. Origène les fait osciller sans cesse du bon au mauvais état421. Varron prétend qu'au bout de quatre cent quarante ans de ces changements, elles rejoignent leur premier corps. Chrysippe, lui, pense que cela doit se produire après un certain laps de temps, inconnu et non limité. Platon dit tenir de Pindare et de la poésie ancienne cette idée des vicissitudes infinies des mutations auxquelles l'âme est prédestinée, n'ayant à attendre que des souffrances et des récompenses temporaires dans l'autre monde, puisque sa vie dans celui-ci n'est que temporaire également; et il conclut de tout cela qu'elle possède une exceptionnelle connaissance des affaires du ciel, de l'enfer, et d'ici-bas, où elle a passé, repassé, et séjourné à plusieurs reprises — ce qui lui donne matière à réminiscence.

357. Voici ce qu'il dit encore ailleurs de ces transformations : « Celui qui a vécu dans le bien rejoint l'astre qui lui a été assigné. Celui qui a vécu dans le mal passe dans le corps d'une femme. Et si, même alors il ne se corrige pas, il se transforme en un animal correspondant à son comportement vicieux ; et il ne verra la fin de sa punition que lorsqu'il reviendra à sa constitution naturelle, quand il se sera détaché par un effort de sa raison des traits grossiers, stupides et rudimentaires qui étaient en lui. » [Platon Œuvres complètes, tome X : Timée, Critias 42, b-c]

358. Je ne veux pourtant pas négliger l'objection faite par les Épicuriens à cette transmigration d'un corps en un autre, car elle est plaisante : ils demandent ce qui se passerait, si la foule des mourants venait à être plus grande que celle de ceux qui naissent ? Les âmes délogées de leur gîte en seraient à se bousculer pour prendre la première place dans une nouvelle enveloppe422. Ils demandent aussi à quoi elles passeraient leur temps en attendant qu'un logis leur soit disponible... Ou encore, à l'inverse, s'il naissait plus d'êtres vivants qu'il n'en mourait, ils disent que les corps seraient dans un mauvais pas en attendant qu'une âme leur soit infusée, et que certains d'entre eux mourraient avant même d'avoir été vivants !

N'est-il pas ridicule de supposer que les âmes attendent

Leur tour au moment des accouplements suscités par Vénus

Et la naissance des bêtes sauvages, et que ces immortelles

Se bousculent pour avoir des organes mortels,

Qu'il se fait une course pour être la première ?

[Lucrèce De la Nature III, 777]

359. Certains penseurs ont assujetti l'âme au corps des trépassés : c'est elle qui anime les serpents, vers et autres bêtes qui sont engendrés, dit-on, par la corruption de nos membres et même de nos cendres. D'autres la divisent en une partie mortelle, et une autre immortelle. D'autres encore considèrent qu'elle est corporelle, mais néanmoins immortelle. Quelques-uns la font immortelle, n'ayant ni savoir ni possibilité de connaître. Il en est même, parmi les chrétiens423 qui ont estimé que des âmes des condamnés naissaient des diables, comme Plutarque pense que naissent des dieux de celles qui sont sauvées. Car il y a peu de choses que cet auteur affirme de façon aussi catégorique que celle-ci, alors qu'il conserve partout ailleurs une attitude dubitative et ambiguë.

360. « Il faut penser, dit-il, et croire fermement, que les âmes des hommes vertueux selon la nature et la justice divine, deviennent des saints, les saints des demi-dieux ; et les demi-dieux, après avoir été parfaitement nettoyés et purifiés comme on le fait dans les cérémonies de purification, délivrés de toute possibilité de souffrir, et de tout risque de mourir, deviennent alors, non par le fait d'une ordonnance civile, mais véritablement et de façon très vraisemblable, des dieux complets et parfaits, en recevant une fin très heureuse et très glorieuse. » [Plutarque Œuvres mêlées XIV] Mais si quelqu'un veut le voir, lui qui est pourtant parmi les plus retenus et les plus modérés de la troupe des auteurs, s'escrimer avec plus de hardiesse et nous raconter des miracles sur la question, je le renvoie à son traité « Sur la Lune424 » et à celui du « Démon de Socrate », là où, de façon plus évidente que partout ailleurs, on peut voir comment les mystères de la philosophie ont bien des choses étranges en commun avec celles de la poésie. C'est que l'entendement humain se perd à vouloir sonder et contrôler toutes les choses jusqu'en leur extrémité, de la même façon que nous, qui retombons en enfance quand nous sommes fatigués et tourmentés par la longue course de notre vie. Voilà donc les beaux et sûrs enseignements que nous pouvons tirer de la connaissance humaine à propos de l'âme.

361. Ce qu'elle nous apprend sur le corps n'est pas moins hasardeux. Choisissons-en un ou deux exemples, car autrement nous nous perdrions dans cette mer vaste et trouble des erreurs médicales... Voyons si l'on s'accorde au moins sur le point de savoir comment les hommes se reproduisent. En ce qui concerne leur production originelle, il n'est pas étonnant que pour un événement si important et si ancien l'entendement humain se trouble et se disperse. Archélaos, le naturaliste, dont Socrate fut le disciple et le mignon, disait (selon Aristoxène) que les hommes, comme les animaux, avaient été faits avec un limon laiteux produit par la chaleur de la terre. Pythagore dit que notre semence est l'écume de notre meilleur sang ; Platon, qu'elle provient de l'écoulement de la moelle de la colonne vertébrale, et il appuie cela sur le fait que c'est l'endroit où se ressent en premier la fatigue du coït. Alcméon pense que c'est une partie de la substance du cerveau, et il en veut pour preuve que la vue se trouble chez ceux qui s'adonnent par trop à cet exercice. Pour Démocrite, il s'agit d'une substance provenant du corps tout entier.

362. Épicure pense que la semence provient de l'âme et du corps. Aristote, que c'est une excrétion de ce qui alimente le sang, et la dernière qui se répand dans nos membres. D'autres pensent que c'est du sang cuit et transformé par la chaleur des génitoires, s'appuyant sur le fait que dans les efforts extrêmes, on rend du sang pur. Cette dernière opinion semble la plus probable, si toutefois on peut tirer quelque probabilité d'une confusion aussi complète.

363. Et pour expliquer comment cette semence atteint son but, combien d'opinions contraires ! Aristote et Démocrite considèrent que les femmes n'ont pas de sperme, et que ce qu'elles émettent sous l'empire de la chaleur et du plaisir n'est qu'une sécrétion qui n'est en rien utile à la génération. Galien et ses successeurs, au contraire, pensent que sans la rencontre des semences, la génération ne peut avoir lieu. Voilà donc les médecins, les philosophes, les juristes et les théologiens aux prises pêle-mêle avec nos femmes sur le fait de savoir à quel terme les femmes portent leur fruit. Et moi, me fondant sur ma propre expérience, j'appuie ceux qui estiment la durée de la grossesse à onze mois. Le monde s'appuie sur cette expérience, et il n'est petite femme si simplette qu'elle ne puisse donner son avis dans ce débat et de ce fait nous ne saurions tomber tous d'accord.

364. Cela suffit pour démontrer que l'homme n'en sait pas plus sur lui-même quand il s'agit de son corps que quand il s'agit de son esprit. Nous l'avons confronté à lui-même, et sa raison à elle-même, pour voir ce qu'elle nous en dirait. Et il me semble avoir suffisamment montré à quel point elle se comprend peu elle-même. Et celui qui ne se comprend pas lui-même, que peut-il bien comprendre ? « Comme si l'on pouvait mesurer quelque chose quand on ne sait pas se mesurer soi-même !» [Pline Histoire naturelle II, 1]

365. En vérité, Protagoras nous en contait de belles, quand il faisait de l'homme la mesure de toutes choses, lui qui ne sut jamais seulement quelle était la sienne ! Et si ce n'est lui, sa dignité ne permet pourtant pas qu'une autre créature ait sur lui cet avantage. Or il est tellement en contradiction avec lui-même, chacun de ses jugements en renversant sans cesse un autre, que cette proposition positive n'est qu'une simple plaisanterie, nous conduisant nécessairement à conclure à la nullité de l'instrument comme de l'arpenteur. Quand Thalès estime que la connaissance de l'homme est très difficile pour l'homme lui-même, il lui montre que toute autre connaissance lui est du même coup impossible.

366. Vous425 pour qui j'ai pris la peine de faire un si long exposé, contrairement à mes habitudes, vous ne manquerez pas de soutenir votre Sebond par la façon ordinaire d'argumenter à laquelle vous êtes entraînée chaque jour, et vous exercerez ce faisant et votre esprit et votre étude ; car cette dernière passe d'escrime que je viens d'évoquer, il ne faut l'employer que comme ultime remède. C'est un coup désespéré, par lequel vous abandonnez vos armes pour faire perdre les siennes à votre adversaire, une botte secrète dont il faut se servir rarement, et parcimonieusement. Car il est très téméraire de vous perdre vous-même pour causer la perte d'un autre.

367. Il ne faut pas vouloir mourir pour se venger, comme le fit Gobrias426. Celui-ci était aux prises dans un combat corps à corps avec un seigneur de Perse, quand Darius survint, l'épée au poing, mais craignant de frapper, de peur d'atteindre Gobrias lui-même. Ce dernier lui cria de frapper hardiment, quand bien même il devrait les transpercer tous les deux !

368. J'ai vu réprouver comme injustes des armes et des conditions de combat singulier si désespérées, que celui qui s'y offrait se mettait en situation de périr inévitablement427 avec son adversaire. Les Portugais prirent dans la mer des Indes quelques Turcs428 qu'ils firent prisonniers. Ne supportant plus leur captivité, ceux-ci prirent une résolution qui leur réussit : en frottant l'un contre l'autre des clous de navire, ils provoquèrent une étincelle au-dessus de barils de poudre qui se trouvaient dans leur geôle, et ainsi embrasèrent et mirent en cendre à la fois eux-mêmes, leurs maîtres et le vaisseau429.

369. Nous nous heurtons ici aux limites et frontières ultimes des sciences : l'excès en est mauvais, tout comme pour la vertu. Demeurez sur la voie commune : il n'est pas bon de vouloir être si subtil et si fin. Souvenez-vous du proverbe toscan : « Qui trop s'amincit se brise430. » [Pétrarque Canzoniere CV, v. 48] Dans vos opinions et vos pensées, comme dans votre comportement et en toute autre chose d'ailleurs, je vous conseille la modération et la mesure. Fuyez le nouveau et l'insolite : les chemins détournés me déplaisent. Vous qui de par l'autorité que votre grandeur vous procure, et plus encore du fait de vos qualités personnelles, pouvez d'un clin d'œil commander à qui vous plaît, vous auriez dû donner cette charge à quelqu'un qui fît profession de lettré, et qui eût bien autrement renforcé et enrichi ces idées-là. En voici pourtant suffisamment pour ce que vous avez à en faire.

370. Épicure disait des lois que les pires d'entre elles étaient si nécessaires que sans elles, les hommes s'entre-dévoreraient. Et Platon confirme431 lui aussi que sans lois nous vivrions comme des animaux. Notre esprit est un outil vagabond, dangereux et téméraire : il est difficile d'y introduire de l'ordre et de la mesure. Aujourd'hui, ceux qui ont quelque supériorité sur les autres et une vivacité d'esprit particulière, nous les voyons s'affranchir presque tous des règles communes en matière d'opinion et de mœurs : c'est bien rare si l'on en trouve un qui soit mesuré et sociable.

371. On a raison de donner à l'esprit humain des barrières aussi étroites que possible. Dans l'étude comme dans le reste, ses pas doivent être comptés et réglés comme il faut ; il faut définir méthodiquement les limites de son terrain de chasse. On le bride et le garrotte avec des religions, des lois, des coutumes, des sciences, des préceptes, des peines et des récompenses, mortelles et immortelles ; et l'on voit que malgré tout, du fait de son instabilité et de sa mobilité, il échappe à tous ces liens. C'est un corps évanescent432, qu'on ne sait par où saisir et comment diriger ; un corps divers et multiforme, sur lequel on ne peut faire de nœud ni avoir de prise. Certes, il est bien peu d'âmes qui soient assez rigoureuses, fortes et bien nées pour qu'on puisse se fier à leur propre conduite, et qui puissent aller en voguant avec modération et sans témérité sur la liberté de leurs jugements, au-delà des opinions communes. Il est plus commode de les placer sous tutelle.

372. C'est un glaive dangereux que l'esprit, et pour son possesseur lui-même, s'il ne sait pas en user avec méthode et discernement. Il n'y a aucun animal à qui il faille donner avec plus de raison des œillères pour maintenir son regard fixé sur ses pas, et l'empêcher de divaguer ici ou là, en dehors des ornières que lui tracent l'usage et les lois. Il vous siéra donc mieux de vous en tenir aux sentiers battus, quels qu'ils soient, plutôt que de vous laisser aller vers une licence effrénée. Mais si l'un de ces nouveaux docteurs433 entreprend de faire étalage de sa science en votre présence, aux dépens de son salut et du vôtre, pour vous débarrasser de cette dangereuse peste qui se répand chaque jour un peu plus dans vos cours, en cas d'extrême nécessité, ce système de prévention434 empêchera que la contagion de ce poison vienne nuire à vous-même et à votre entourage.

373. La liberté et l'audace d'esprit des Anciens faisaient naître dans la philosophie et les sciences humaines plusieurs écoles ayant des opinions différentes, chacun s'efforçant de juger et de choisir avant de prendre parti. Mais à présent que les hommes vont tous du même pas, « attachés et voués à certaines opinions fixes et déterminées, jusqu'à en être réduits à défendre même les points de vue qu'ils n'approuvent pas» [Cicéron, Tusculanes II, 2] , que la culture nous est imposée par l'autorité civile, que les écoles n'ont plus qu'un seul modèle, le même enseignement et une doctrine bien arrêtée, on ne regarde plus ce que les pièces de monnaie pèsent et valent, mais chacun à son tour en accepte le prix que le commun accord et le cours leur attribuent : on ne les juge plus sur leur valeur intrinsèque, mais seulement sur leur usage, et ainsi toutes choses se valent. On accepte la médecine435 comme on le fait de la géométrie. Et les tours de passe-passe, les enchantements, les « nouements d'aiguillette », la communication avec les esprits des trépassés, les prévisions de l'avenir, les horoscopes et jusqu'à cette ridicule poursuite de la « pierre philosophale », tout est admis sans contestation.

374. Il suffit de savoir que « le lieu de Mars » se situe au milieu du triangle de la main436, celui de Vénus au pouce, et de Mercure au petit doigt, et que si la « ligne de cœur » coupe le tubercule de l'index, c'est un signe de cruauté ; mais que quand elle tombe sous le médius et que la ligne de chance fait un angle au même endroit avec la ligne de vie, c'est le signe d'une mort malheureuse ; et enfin que si, chez une femme, la ligne de chance est ouverte et ne ferme pas l'angle avec la ligne de vie, cela indique qu'elle ne sera guère chaste. Je vous prends vous-même à témoin : avec cette science, un homme ne peut-il s'acquérir réputation et faveurs dans toutes les assemblées ?

375. Théophraste disait que la connaissance humaine, véhiculée par les sens, pouvait juger des choses jusqu'à un certain point, mais que, parvenue aux causes dernières et premières, il lui fallait s'arrêter et que sa pointe s'y émoussait, à cause de sa faiblesse et de la difficulté de ces choses-là. C'est une idée modérée et agréable de penser que notre capacité nous permet d'aller jusqu'à la connaissance de certaines choses, mais qu'elle a néanmoins ses limites, au-delà desquelles il est téméraire de vouloir l'utiliser. C'est un point de vue acceptable, et soutenu par des gens conciliants. Mais il est malaisé de donner des bornes à notre esprit : il est curieux et avide, et n'a pas plus de raison de s'arrêter à mille pas qu'à cinquante.

376. J'ai constaté par expérience que ce sur quoi l'un achoppait l'autre y parvenait ; que ce qui était inconnu à un siècle donné, le siècle suivant le révélait ; que les sciences et les arts ne sortent pas d'un moule mais qu'on leur donne forme et apparence peu à peu, en les maniant et les polissant à plusieurs reprises, comme les ours donnent forme à leurs petits à force de les lécher437. Ce que ma force ne peut parvenir à faire, je ne cesse pourtant de l'éprouver et essayer : en tâtant et pétrissant cette nouvelle matière, en la manipulant et la réchauffant, je donne à celui qui viendra après moi un peu plus de facilité pour en jouir à son aise, et la lui rendre plus souple et plus maniable :

Comme s'amollit au soleil la cire de l'Hymette,

Et pétrie sous le pouce prend mille formes

Et devient plus utile à force d'être maniée.

[Ovide Les Métamorphoses X, 284]

377. Et celui qui viendra ensuite en fera autant pour le troisième : ce qui fait que la difficulté ne doit pas me désespérer, non plus que mon incapacité, car ce n'est que la mienne. L'homme est capable de tout comme de rien438. S'il reconnaît, comme le dit Théophraste, être dans l'ignorance des causes premières et des principes, qu'alors il m'épargne carrément tout le reste de sa science : si la base lui manque, son argumentation tombe par terre. La discussion et la recherche n'ont pas d'autre but ni de terme que les principes : si cette fin ne borne pas leur course, les voilà lancés dans une incertitude perpétuelle. « Une chose ne peut pas être plus ou moins comprise qu'une autre, car il n'y a pour toutes choses qu'une seule façon de comprendre.» [Cicéron, Académiques II, 41]

378. Or il est vraisemblable que si l'âme savait quelque chose, elle se connaîtrait d'abord elle-même ; et si elle connaissait quelque chose en dehors d'elle, ce serait son corps et ce qui la contient, avant toute autre chose. Si l'on voit jusqu'à nos jours les dieux de la médecine se disputer à propos de notre anatomie439,

Vulcain était contre Troie, et pour Troie, Apollon.

[Ovide Tristes I, 2, v. 5]

quand pensons-nous qu'ils tomberont d'accord ? Nous sommes plus proches de nous-mêmes que nous ne le sommes de la blancheur de la neige, ou de la pesanteur de la pierre. Si l'homme ne se connaît pas lui-même, comment connaîtrait-il ses fonctions et ses forces ? Il n'est pas impossible que quelque notion véritable ne réside en nous, mais alors c'est par hasard. Et comme c'est par une même voie, de la même façon, et par le même moyen que les erreurs s'infiltrent dans notre âme, elle ne peut parvenir à les distinguer, ni discerner la vérité du mensonge.

379. Les philosophes de « l'Académie440 » acceptaient quelque souplesse dans le jugement, et trouvaient trop catégorique de dire qu'il n'est pas plus vraisemblable que la neige soit blanche que noire, et que nous ne sommes pas plus certains du mouvement d'une pierre que nous lançons à la main que de celui de la huitième sphère céleste. Et pour éluder cette difficulté et cette bizarrerie, qui ne peuvent guère, en vérité, parvenir à se faire une place dans notre esprit, après avoir affirmé que nous ne sommes nullement capables de connaître les choses, et que la vérité est enfouie au fond de profonds abîmes où le regard humain ne peut pénétrer, ils admettaient pourtant qu'il y avait des choses plus vraisemblables les unes que les autres, et ils admettaient dans leurs jugements la faculté de pouvoir pencher plutôt vers telle apparence que telle autre. Ils autorisaient cette propension en lui interdisant de trancher.

380. La position des Pyrrhoniens est plus hardie, et en même temps, plus proche de la vérité441. Car ce penchant « académique », cette tendance à privilégier une proposition plutôt qu'une autre, n'est-ce pas reconnaître que la vérité est plus apparente dans celle-ci que dans celle-là ? Si notre entendement était capable de percevoir la forme, les lignes générales, le port de tête et le visage même de la vérité, il la verrait toute entière aussi bien qu'à moitié, naissante et imparfaite. Cette apparence de ressemblance avec la vérité, qui les fait pencher plutôt à gauche qu'à droite, augmentez-la ; cette pincée de ressemblance qui fait s'incliner la balance, multipliez-la par cent, par mille : il en résultera finalement que la balance penchera tout à fait, et marquera un choix et une vérité complète.

381. Mais comment peuvent-ils se laisser porter vers ce qui ressemble au vrai s'ils ne savent pas ce qui est vrai ? Comment peuvent-ils reconnaître quelque chose dont ils ne connaissent pas l'essence ? Ou bien nous pouvons juger tout à fait, ou bien nous ne le pouvons pas. Si nos facultés intellectuelles et nos sens sont sans fondement ni base, si elles ne font que flotter au gré du vent, ne laissons pour rien au monde notre jugement se porter vers quelque chose qui est soumis à leur action, quelque apparence de vérité qu'elle semble nous présenter. Et la position la plus sûre pour notre entendement, la plus favorable, ce serait celle dans laquelle il se maintiendrait calme, droit, inflexible, sans mouvement et sans agitation. « Entre les apparences vraies ou fausses, rien qui puisse déterminer le jugement. [Cicéron Académiques II, xxviii]

382. Nous voyons bien que les choses ne sont pas installées en nous sous leur vraie forme et avec leur nature réelle, et qu'elles n'y viennent pas de leur propre gré et avec leurs propres forces. S'il en était ainsi en effet, nous les recevrions telles quelles : le vin serait dans la bouche du malade tel qu'il est dans la bouche de l'homme bien portant. Celui qui a des crevasses aux doigts, ou qui a les doigts gourds, trouverait la même dureté au bois ou au fer qu'il manipule que n'importe qui d'autre. Les objets extérieurs se soumettent donc entièrement à nous, ils s'installent en nous comme il nous plaît.

383. Or, si de notre côté nous admettions quelque chose sans l'altérer, si l'homme avait une prise assez puissante et assez ferme sur les choses pour saisir la vérité par ses propres moyens, comme ces moyens seraient communs à tous les hommes, on se transmettrait alors cette vérité de main en main, et de l'un à l'autre. Au moins y aurait-il une chose au monde parmi toutes celles qui y sont, qui ferait l'objet d'un accord général parmi les hommes. Mais le fait qu'il n'y ait aucune thèse qui ne fasse l'objet d'un débat ou d'une controverse entre nous, ou qui ne puisse en être l'occasion, cela montre bien que notre jugement naturel ne saisit pas bien clairement ce qu'il saisit ; puisque mon propre jugement ne peut se faire accepter par celui de mon compagnon, c'est bien le signe que je l'ai saisi autrement que par un pouvoir naturel, qui serait en moi comme chez tous les hommes.

384. Laissons de côté cette infinie confusion d'opinions que l'on rencontre chez les philosophes eux-mêmes, et ce débat perpétuel et universel à propos de la connaissance. Car on a tout à fait raison de penser que les hommes — et je parle ici des savants les plus respectables, les plus capables — ne sont d'accord entre eux sur rien, pas même sur le fait que le ciel soit au-dessus de notre tête ; car ceux qui doutent de tout doutent même de cela. Et ceux qui nient que nous puissions comprendre quoi que ce soit disent que nous n'avons pas compris que le ciel est au-dessus de notre tête. Et ces deux opinions sont sans conteste les plus fréquentes.

385. Outre cette diversité et cette division infinie, le trouble qu'il provoque en nous et l'incertitude que chacun en ressent montrent bien que notre jugement ne repose pas sur des bases solides. Ne portons-nous pas des jugements bien différents sur les choses ? Combien de fois changeons-nous d'opinion ? Ce que je soutiens aujourd'hui, ce que je crois, je le soutiens et je le crois de toute ma foi ; toutes mes facultés et toutes mes forces s'emparent de cette opinion et me la garantissent du mieux qu'elles peuvent : je ne saurais adopter et conserver aucune vérité avec plus de force que je ne le fais pour celle-ci. Je lui appartiens tout entier, et je lui appartiens vraiment. Mais ne m'est-il pas arrivé, et pas seulement une fois, mais cent fois, mille fois, et même tous les jours, d'avoir adopté un point de vue de la même façon, dans les mêmes conditions, et de l'avoir ensuite considéré comme faux ? Tirer les leçons de ses erreurs est la moindre des choses ! Si je me suis souvent trouvé trahi en prenant tel ou tel parti, si ma pierre de touche s'avère bien souvent fallacieuse, et ma balance mentale imprécise et peu juste, quelle certitude puis-je en tirer cette fois-ci plutôt qu'une autre ? N'est-il pas stupide de me laisser berner tant de fois par mon guide ? Même si le hasard nous fait changer cinq cents fois d'avis, même s'il ne fait que vider et remplir sans cesse notre conviction d'opinions toujours changeantes, comme dans un seau, la présente et dernière est toujours celle qui est « certaine » et « infaillible ». Et pour cette idée-là, il faut abandonner ses biens, sa vie, son honneur — tout :

La dernière trouvaille discrédite les précédentes

Et modifie ce qu'on pensait d'elles.

[Lucrèce De la Nature V, vv. 1413-1414]

386. Quoiqu'on nous prêche, et quoi que nous apprenions, nous devrions toujours nous souvenir de ceci : c'est l'homme qui donne, c'est l'homme qui reçoit. C'est une main mortelle qui nous offre, et c'est une main mortelle qui accepte. Les choses qui nous viennent du ciel sont les seules qui aient le droit et l'autorité nécessaires pour nous convaincre, les seules qui portent la marque de la vérité. Et cette vérité, nous ne la voyons pas de nos propres yeux, nous ne la recevons pas par nos propres moyens : cette grande et sainte image ne pourrait tenir dans un endroit aussi restreint, si Dieu ne le préparait à cet usage, s'il ne le transformait et renforçait par sa grâce et sa faveur spéciale et surnaturelle. Notre misérable condition devrait au moins nous amener à nous comporter plus modestement, et avec plus de retenue dans nos changements [d'opinion]. Nous devrions nous souvenir que dans tout ce qui parvient à notre entendement, il y a souvent des choses fausses, et qu'elles nous sont parvenues par les même moyens que les autres : des outils qui se détraquent et se trompent souvent.

387. Or il n'est pas étonnant qu'ils se détraquent, se laissant si facilement plier et tordre par de futiles événements. Il est certain que notre façon d'appréhender les choses, notre jugement, et les facultés de notre âme en général sont affectés par les mouvements et les altérations du corps, altérations qui sont continuelles. Notre esprit n'est-il pas plus éveillé, notre mémoire plus prompte, notre pensée plus vive quand nous sommes en bonne santé que quand nous sommes malades ? La joie et la gaieté ne nous font-elles pas voir les sujets qui se présentent à notre âme sous un tout autre jour que ne le font le chagrin et la mélancolie ? Pensez-vous que les vers de Catulle ou de Sapho sont plaisants pour un vieillard avare et renfrogné comme ils le sont pour un jeune homme vigoureux et ardent ? Cléomène, fils d'Anaxandridès, étant malade, ses amis lui reprochaient d'avoir des idées et des attitudes nouvelles, inhabituelles : « Je le crois bien, dit-il, car je ne suis pas le même que quand je suis en bonne santé ; et comme je suis autre, mes idées et mes goûts sont différents aussi. »

388. Dans les chicanes qui emplissent nos palais de Justice, on dit souvent pour parler des criminels qui tombent sur des juges bien disposés, doux et bienveillants : « qu'il jouisse de cette chance ». Car il est certain que les jugements sont parfois plus enclins à la condamnation, plus acerbes et plus sévères, et parfois plus indulgents, plus amènes, plus enclins à l'excuse. Celui qui vient de chez lui avec la douleur que lui cause la goutte, plein de jalousie ou ayant dans l'idée le larcin commis par son valet, l'âme obscurcie et envahie par la colère, il ne faut pas douter que son jugement s'en ressentira dans ce sens. Le vénérable Sénat de l'Aréopage442 jugeait la nuit, de peur que la vue des plaignants ne corrompe ses jugements. L'air lui-même, et la sérénité du ciel provoquent en nous quelques changements, comme le disent ces vers grecs que l'on trouve chez Cicéron :

Les pensées des hommes ressemblent à ces rayons

Changeants dont Jupiter a fécondé la terre443.

[Homère l'Odyssée XVIII-135-136]

389. Il n'y a pas que la fièvre, la boisson et les accidents graves qui renversent notre jugement : les moindres événements le tourneboulent ; il ne fait pas de doute, même si on ne le sent pas, que si la fièvre continue peut terrasser notre esprit, la fièvre tierce y apporte quelque altération selon sa mesure et son importance. Si l'apoplexie diminue et même annule complètement notre intelligence, il ne fait pas de doute non plus qu'un coup de froid444 ne l'aveugle. Par conséquent, rares sont les moments de la vie où notre jugement se trouve bien dans son assiette, notre corps étant soumis à tant de changements continuels, et actionné par de tant de sortes de ressorts que j'en crois volontiers les médecins quand ils disent qu'il est bien rare s'il n'en est pas toujours un qui tire de travers !

390. D'ailleurs, cette maladie ne se découvre pas si aisément, si elle n'en est à ses extrémités et irrémédiable. Comme la raison est toujours un peu tortueuse, boiteuse et déhanchée, vis-à-vis du mensonge comme de la vérité, il est donc malaisé de se rendre compte de son malaise et de son dérèglement. J'appelle toujours « raison » cette sorte de réflexion que chacun se fait pour lui-même ; mais cette « raison » dont il peut y avoir cent apparences contraires à propos du même sujet, est un instrument de plomb et de cire, que l'on peut allonger, ployer, accommoder de toutes les façons et à toutes les dimensions : il suffit de savoir comment la contourner. Quel que soit le bon dessein d'un juge, il doit prêter une grande attention — ce que la plupart négligent — aux penchants, à l'amitié, à la parenté, à la beauté et à la vengeance, et même en dehors de choses aussi importantes, à cette impression fortuite qui nous pousse à favoriser une chose plutôt qu'une autre, et qui nous fait choisir sans que la raison s'en mêle entre deux sujets semblables, ou tout autre mobile aussi vague... Car tout cela peut introduire à son insu, dans son jugement, la faveur ou la défaveur pour la cause dont il s'agit, et ainsi faire pencher la balance.

391. Moi qui m'observe de près, qui ai les yeux sans cesse dirigés sur moi, comme quelqu'un qui n'a pas grand-chose à faire ailleurs,

Peu soucieux de savoir quel roi règne

Aux pays de l'Ourse glacée,

Et ce qui peut faire trembler Tyridate.

[Horace Odes I, XXVI, 3]

c'est à peine si j'oserais dire la mesquinerie et la faiblesse que je trouve chez moi. J'ai le pied si instable et si mal assuré, je le trouve tellement porté à trébucher et à vaciller, ma vue est si déréglée que je me sens très différent à jeun de ce que je suis en sortant de table445. Si ma santé est florissante et le temps beau et clair, me voilà un honnête homme ; si j'ai un cor au pied, me voilà renfrogné, ronchon et fuyant. Une même allure de cheval me semble tantôt rude, tantôt aisée ; un chemin cette fois-ci plus court, et une autre fois plus long ; une même forme tantôt plus, tantôt moins agréable. Je suis tantôt porté à tout faire, tantôt à ne rien faire. Ce qui me plaît en ce moment me déplaira plus tard. Je suis le siège de mille mouvements impromptus et capricieux. C'est la mélancolie qui me prend, ou bien la colère ; et sous son autorité particulière, c'est le chagrin qui à tel moment prédomine en moi, ou bien l'allégresse. Quand j'ouvre un livre, une fois je trouve dans tel passage des beautés remarquables qui frappent mon âme. Et une autre fois, si j'y reviens, j'ai beau le tourner et retourner, j'ai beau le plier et le manipuler, c'est une masse inconnue et informe pour moi.

392. Même dans mes propres écrits, je ne retrouve pas toujours l'air de ma première inspiration : je ne sais plus ce que j'ai voulu dire, et je me mords souvent les doigts à vouloir corriger et ajouter un nouveau sens, parce que j'ai perdu le souvenir du premier qui valait pourtant mieux. Je ne fais qu'aller et venir :

Mon jugement ne va pas toujours de l'avant, il flotte et erre,

Comme un frêle esquif surpris en pleine mer

Par un vent furieux.

[Catulle Poésies, XXV, 12]

et bien souvent, comme il m'arrive de le faire volontiers, quand j'ai pris le parti, à titre d'exercice et de distraction, de soutenir une opinion contraire à la mienne, mon esprit s'applique et se tourne de ce côté-là, et m'y attache si bien que je ne retrouve plus la raison de mon premier avis, et que je l'abandonne. Je me laisse entraîner, en somme, du côté où je penche, quel qu'il soit, et me voilà emporté par mon propre poids.

393. Chacun pourrait en dire à peu près autant de lui-même s'il s'observait comme je le fais. Les prêcheurs savent que l'émotion qui leur vient en parlant les incite à la foi ; sous le coup de la colère nous nous attachons bien plus à défendre notre idée, nous l'imprimons en nous, et nous la faisons nôtre avec plus de véhémence et d'approbation que nous ne le ferions si nous étions calme et de sang froid. Vous exposez simplement une cause à un avocat : il vous répond, hésitant et indécis ; vous sentez qu'il lui est égal de soutenir l'un ou l'autre parti : l'avez-vous assez bien payé pour qu'il y morde et la prenne à cœur ? Commence-t-il à s'y intéresser, son esprit s'est-il excité à son sujet ? Sa raison et sa science s'échauffent en même temps : voilà une vérité évidente et indubitable qui se fait jour dans son esprit ; il y découvre une lumière toute nouvelle, il le croit en toute conscience, et s'en persuade. Je me demande même si l'ardeur qui naît de l'irritation et de l'obstination contre la pression et la violence exercées par l'autorité et le danger encouru, ou encore le souci de la réputation, n'ont pas quelquefois poussé un homme à soutenir jusqu'au bûcher une opinion pour laquelle, vis-à-vis de ses amis, et en toute liberté, il n'eût même pas pris le risque de se brûler le bout du doigt.

394. Les passions corporelles provoquent des secousses et des ébranlements qui ont beaucoup d'influence sur notre âme ; mais plus grande encore est l'influence qu'elle doit à ses propres passions : elle leur est si fortement soumise que l'on dirait qu'elle n'a pas d'autre allure ni mouvement que ceux qui lui viennent de ses propres vents, et que sans leur agitation elle demeurerait inerte, comme un navire en pleine mer que les vents abandonnent. Et celui qui soutiendrait ce point de vue, conforme aux idées des Péripatéticiens, ne nous causerait guère de tort, puisqu'il est bien connu que la plupart des belles actions de l'âme ont besoin de l'impulsion donnée par les passions, et qu'elles y trouvent même leur source. La vaillance, dit-on, ne peut être atteinte sans l'aide de la colère. « Ajax fut toujours brave, mais surtout quand il devint fou.» [Cicéron Tusculanes IV, 23]

395. On ne s'en prend pas aux méchants et aux ennemis assez vigoureusement si l'on n'est pas courroucé446. On veut aussi que l'avocat suscite le courroux des juges pour obtenir justice. Les passions ont animé Thémistocle et Démosthène, elles ont poussé les philosophes à travailler, à veiller, à voyager ; elles nous conduisent vers ces fins utiles que sont l'honneur, le savoir, la santé. Et cette lâcheté de l'âme qui nous fait supporter les ennuis, les contrariétés, nourrit dans notre conscience la pénitence et le repentir, comme elle nous fait ressentir les fléaux que Dieu nous envoie pour notre châtiment, et ceux des contraintes imposées par l'état. La compassion sert d'aiguillon à la clémence. Et la sagesse de nous gouverner et de nous conserver est suscitée par notre crainte : combien de belles actions sont causées par l'ambition ? Ou par la présomption ? Il n'est en fin de compte aucune vertu éminente et vigoureuse qui ne s'accompagne de quelque agitation désordonnée. Ne serait-ce pas là une des raisons qui auraient conduit les Épicuriens à décharger Dieu de tout souci et de toute sollicitude pour nos affaires, parce que sa bonté ne pouvait s'exercer envers nous sans déranger le repos de notre âme par le biais des passions, qui sont comme des piqûres et des sollicitations la conduisant vers les actions vertueuses447 ? A moins qu'ils ne les aient considérées autrement, comme des tempêtes qui arrachent malencontreusement l'âme à sa tranquillité ? « De même que le calme de la mer nous assure qu'aucun souffle, si léger soit-il, ne vient rider la surface de l'eau, de même on est sûr que l'âme est calme et en paix quand nulle passion ne vient à l'émouvoir. » [Cicéron Tusculanes V, 6]

396. Quelles variations de sens et de jugement, quels conflits de pensées la diversité de nos passions ne nous offre-t-elle pas ? Quelle assurance pouvons-nous donc tirer d'une chose aussi instable et aussi mobile, sujette au trouble par sa condition, et ne marchant jamais que d'un pas contraint et emprunté ? Si notre jugement est influencé par la maladie elle-même, ou simplement par ce qui nous affecte, si c'est par le biais de la folie et de la précipitation qu'il perçoit les choses, comment pourrions-nous lui faire confiance ?

397. N'est-il pas bien osé, de la part de la philosophie, de considérer que les hommes produisent leurs plus grands effets et sont les plus proches de la divinité quand ils sont hors d'eux-mêmes, frénétiques et insensés ? C'est quand nous mettons « en veilleuse » notre raison, quand nous nous en passons, que nous nous améliorons. Les deux voies naturelles pour entrer dans la société des dieux et y prévoir le cours de nos destinées sont la « fureur divine » et le sommeil. Voilà qui est amusant : par le dérèglement que les passions produisent dans notre raison, nous devenons vertueux ; par son extirpation, due à l'exaltation frénétique ou à l'image de la mort, nous devenons prophètes ou devins. Jamais je n'ai cru plus volontiers cela : c'est cette sorte d'enthousiasme radical, que la sainte Vérité a insufflé dans l'esprit philosophique, qui le contraint à admettre que cet état tranquille et serein, le plus sain dans lequel la philosophie puisse placer notre âme, n'est pas le meilleur qui soit. Nous sommes plus endormis quand nous veillons que quand nous dormons ; notre sagesse est moins sage que notre folie ; nos songes valent mieux que nos raisonnements. Et la pire place que nous puissions prendre, c'est en nous-mêmes. Mais la philosophie ne pense-t-elle pas que nous puissions avoir l'intelligence de remarquer ceci : cette parole qui déclare l'esprit si grand et si clairvoyant quand il est détaché de l'homme, et qui le considère comme tellement terre à terre, ignorant et enténébré quand il est en lui, c'est une parole qui provient pourtant elle-même de l'esprit de l'homme terrestre, ignorant et enténébré ; c'est donc une parole à laquelle on ne peut croire ni se fier !

398. Étant plutôt d'un tempérament mou et lourd, je n'ai pas une grande expérience de ces violentes émotions qui généralement s'emparent subitement de notre âme sans lui donner le temps de se reprendre. Mais la passion [amoureuse] qui est, dit-on, produite au cœur des hommes jeunes par l'oisiveté, même si elle se développe sans hâte et de façon mesurée, montre avec la plus grande évidence à ceux qui ont essayé de s'y opposer, la force de cette transformation et altération que subit alors notre jugement. J'ai tenté autrefois de me tenir prêt à soutenir son assaut et le vaincre — car il s'en faut de beaucoup que je sois de ceux qui appellent les vices, et je ne les suis que s'ils parviennent à m'entraîner. Je la sentais naître, croître, et se développer en dépit de ma résistance, et enfin, pleinement vivant et conscient pourtant, s'emparer de moi et me posséder, de sorte que je voyais les choses ordinaires autrement que d'habitude, comme si j'étais sous l'effet de l'ivresse. Je voyais évidemment grossir et se développer les avantages de l'objet de mes désirs, ils grandissaient et enflaient sous l'effet de mon imagination, tandis que les difficultés de l'entreprise, au contraire, s'amenuisaient et s'aplanissaient et que ma raison et ma conscience, elles, passaient à l'arrière-plan. Mais ce feu une fois éteint, mon âme reprit en un instant, comme à la clarté d'un éclair, une tout autre vision des choses, un état différent et un autre jugement : la difficulté de battre en retraite m'apparut grande et même insurmontable, et les mêmes choses se présentaient maintenant à moi avec un goût et un aspect bien différents de ceux sous lesquels l'ardeur du désir me les avait présentés. Lequel de ces deux états est le plus proche de la vérité ? Pyrrhon lui-même n'en sait rien.

399. Nous ne sommes jamais exempts de maladie : les fièvres ont leur chaud et leur froid, et après avoir connu les effets d'une passion ardente, nous retombons dans ceux d'une passion frileuse. Autant je m'étais lancé en avant, autant je me rejette maintenant en arrière :

Ainsi la mer dans son va-et-vient,

Tantôt se jette sur la terre et recouvre les rochers en écumant,

S'enfonçant jusqu'aux derniers creux du sable,

Tantôt, entraînant avec elle les galets dans son repli,

Fuit, et s'abaissant, laisse la plage à découvert.

[Virgile Énéide XI, vv. 624 sq]

Parce que je connais mon instabilité, il se trouve que j'en ai tiré une certaine constance dans mes opinions, et que je n'ai guère modifié les premières que j'ai eues naturellement. Car malgré l'attrait de la nouveauté, je ne change pas facilement, de peur de perdre au change. Et comme je ne suis pas capable de choisir, j'adopte le choix des autres, et je m'en tiens à l'état dans lequel Dieu m'a placé. Sinon, je serais bien incapable de m'empêcher de rouler sans cesse. C'est de cette façon que je suis resté entièrement attaché, Dieu merci, sans agitation ni trouble de conscience, aux anciennes croyances de notre religion, au travers de toutes les sectes et divisions que notre époque a produites. Les écrits des anciens (je parle ici des bons, denses et solides) m'attirent et m'amènent à peu près là où ils le veulent ; celui que je viens d'entendre me semble toujours le plus fort. Il me semble qu'ils ont tous raison tour à tour, bien qu'ils se contredisent. L'aisance dont font preuve les bons esprits pour rendre vraisemblable tout ce qu'ils veulent, et le fait que rien ne soit assez étrange pour qu'ils n'entreprennent de lui donner assez de couleur pour tromper un simple d'esprit comme moi, tout cela montre évidemment combien sont faibles les preuves qu'ils avancent.

400. Le ciel et les étoiles ont changé de place pendant trois mille ans ; tout le monde l'avait cru, jusqu'au jour où Cléanthe de Samos ou (selon Théophraste) Nicétas de Syracuse s'avisa de soutenir que c'était la Terre qui se déplaçait en tournant autour de son axe, selon le cercle oblique du Zodiaque. Et de nos jours, Copernic a si bien établi cette théorie, qu'il l'utilise couramment pour tous les calculs astronomiques. Que peut-on tirer de cela, sinon que peu nous importe de savoir lequel de ces deux points de vue est le bon ? Et qui sait d'ailleurs si dans mille ans, un troisième ne viendra pas réfuter les deux précédents ?

Ainsi le temps change les choses dans sa course ;

Celle qu'on aimait est méprisée ; une autre la remplace,

Et sort de la disgrâce, plus recherchée de jour en jour.

La nouveauté reçoit toutes les louanges, et parmi les mortels,

Obtient maintenant une étonnante estime.

[Lucrèce De la Nature V, vv 1275 sq]

401. Ainsi quand quelque théorie nouvelle se présente à nous, nous avons bien des motifs de nous en défier, et de considérer qu'avant qu'elle ne soit élaborée, c'était la théorie contraire qui était en vogue : comme elle a été renversée par celle-ci, il pourrait en apparaître dans l'avenir une troisième qui viendrait de même abattre la seconde. Avant que les principes d'Aristote ne fussent mis à l'honneur, d'autres satisfaisaient la raison humaine, comme ceux-ci nous contentent maintenant. Quelles lettres de créance, quel privilège particulier ont-ils pour que le cours de notre invention s'arrête à eux, et qu'en eux nous ayons foi pour les temps à venir ? Ils courent tout autant le risque d'être jetés dehors que leurs devanciers. Quand on me harcèle avec un nouvel argument, je dois considérer que ce à quoi je ne puis m'opposer de façon satisfaisante, un autre y parviendra. Car c'est une grande faiblesse d'esprit que de croire à toutes les apparences dont nous ne parvenons pas à nous défaire. De ce fait, la croyance de tous les gens du commun — et nous sommes tous des gens du commun — serait comme une girouette, car leur âme faible et sans résistance serait sans cesse soumise à telle et telle impression, la dernière effaçant toujours la trace de la précédente. Selon les règles du droit, celui qui se considère comme en état d'infériorité doit en référer à son avocat-conseil, ou s'en remettre aux plus sages que lui, à qui il doit son instruction.

402. Depuis combien de temps la médecine existe-t-elle ? On dit qu'un nouveau venu, qu'on appelle Paracelse, change et bouleverse toutes ses règles anciennes, et prétend que jusqu'ici, elle n'a servi qu'à faire mourir les hommes. Il me semble qu'il démontrera cela facilement ! Mais de là à soumettre ma vie à sa jeune expérience...448 Je trouve que ce ne serait pas très prudent. Il ne faut pas croire n'importe qui, dit le proverbe, car n'importe qui peut dire n'importe quoi. Un homme qui fait profession d'être à l'affût des nouveautés et des transformations dans le domaine des sciences physiques me disait, il n'y a pas si longtemps, que tous les auteurs anciens s'étaient notoirement trompés sur la nature et le mouvement des vents, et qu'il me ferait toucher cela du doigt si je voulais bien l'écouter. Après avoir patiemment écouté ses arguments, qui avaient tous quelque chose de vraisemblable, je lui dis : « Comment faisaient donc ceux qui, suivant les lois de Théophraste, allaient en Occident ? Mettaient-ils le cap sur l'Orient ? Allaient-ils de côté ou à reculons ? — C'est un heureux hasard, me répondit-il, mais de toutes façons, ils se trompaient. » Je lui rétorquai alors que j'aimais mieux m'en remettre aux faits qu'aux raisonnements.

403. Or ce sont bien là des choses qui se contredisent souvent. On m'a dit qu'en Géométrie (discipline qui pense avoir atteint le plus haut degré de certitude entre toutes les sciences), il se trouve des démonstrations irréfutables, allant contre les faits que l'on observe dans l'expérience. Jacques Pelletier me disait ainsi quand il était chez moi449 qu'il avait trouvé deux lignes se dirigeant l'une vers l'autre comme pour se rencontrer450, et qu'il pouvait cependant démontrer qu'elles ne pourraient jamais le faire, même à l'infini. Les arguments et les raisonnements des Pyrrhoniens, d'ailleurs, ne servent qu'à ruiner ce que l'expérience semble montrer ; et il est étonnant de voir jusqu'où la souplesse de notre raison les a suivis dans leur dessein de combattre l'évidence des faits. Ils démontrent en effet que nous ne nous déplaçons pas, que nous ne parlons pas, qu'il n'y a pas de choses pesantes ni chaudes, avec la même force dans l'argumentation que celle que nous employons pour prouver les choses les plus vraisemblables.

404. Ptolémée, qui a été un grand savant, avait établi les bornes de notre monde. Tous les philosophes de l'Antiquité ont cru qu'ils le connaissaient dans toute son étendue, sauf quelques îles lointaines qui pouvaient leur avoir échappé. C'eût été pyrrhoniser, il y a mille ans, que de mettre en doute la géographie, et les opinions que tout un chacun en avait fait siennes. C'était une hérésie que de reconnaître qu'il y eût des antipodes ; et voilà que de nos jours vient d'être découverte une immense étendue de terre ferme, pas simplement une île ou une contrée particulière, mais une partie à peu près aussi grande que celle que nous connaissions. Les géographes de ce temps ne manquent pourtant pas d'affirmer que désormais tout a été découvert, et qu'on a tout vu.

Car ce que nous avons sous la main nous plaît,

Et nous semble préférable à tout.

[Lucrèce De la Nature v. 1541]

Reste à savoir, puisque Ptolémée s'est trompé là-dessus autrefois en faisant confiance à sa raison, si ce ne serait pas une sottise de ma part que de me fier à ce qu'on en dit maintenant, et s'il n'est pas plus vraisemblable que ce grand corps, que nous appelons le monde, est une chose bien différente de ce que nous en jugeons.

405. Platon prétend que le monde change de toutes sortes de façons, que le ciel, les étoiles et le Soleil inversent parfois le mouvement que nous leur connaissons, faisant passer l'Orient à l'Occident. Les prêtres égyptiens ont dit à Hérodote que depuis leur premier roi, soit sur une durée de onze mille ans (et ils lui ont montré les statues de tous ces rois faites d'après le modèle vivant), le Soleil avait changé de cours quatre fois ; que la mer et la terre se changent alternativement l'une en l'autre ; que l'époque de la naissance du monde est indéterminée. Aristote et Cicéron ont dit la même chose. Et quelqu'un451, parmi nous les chrétiens, a dit que le monde existe de toute éternité, mourant et renaissant sans cesse ; il en a pris à témoin Salomon et Isaïe, pour éviter les objections disant que Dieu a été un créateur sans créature, qu'il fut un temps oisif, et qu'il s'est délivré de cette oisiveté en s'attelant à cet ouvrage, et que celui-ci est par conséquent sujet au changement.

406. Pour la plus fameuse des Écoles grecques452, le monde est considéré comme un dieu conçu par un autre dieu plus grand, et composé d'un corps et d'une âme logée en son centre, se développant selon des proportions musicales jusqu'à sa circonférence ; et ce monde est divin, bienheureux, très grand et très sage, et éternel. En son sein résident d'autres dieux : la Terre, la Mer, les Astres, qui entretiennent entre eux une perpétuelle et harmonieuse agitation, une sorte de danse divine, tantôt se rencontrant, tantôt s'éloignant, se cachant, se montrant, dans un ordre changeant, tantôt devant, tantôt derrière.

407. Héraclite considérait que le monde était formé de feu, et que selon l'ordre des choses, il devait s'embraser et se transformer en feu quelque jour, pour ensuite renaître. Et Apulée dit à propos des hommes qu'ils sont : « mortels en tant qu'individus, mais immortels en tant qu'espèce453. » Alexandre écrivit à sa mère pour lui rapporter la narration d'un prêtre égyptien figurant sur l'un de leurs monuments, prouvant que l'antiquité de ce peuple était infinie, et décrivant454 la naissance et le développement des autres pays de façon véridique. Cicéron et Diodore ont en leur temps déclaré que les Chaldéens conservaient la trace de quelque quatre cent mille ans d'histoire. Aristote, Pline, et d'autres, prétendent que Zoroastre vivait six mille ans avant l'époque de Platon. Et Platon, de son côté, que les gens de la ville de Saïs, avaient des documents écrits s'étendant sur huit mille ans, et que la ville d'Athènes fut bâtie mille ans avant celle de Saïs. Épicure, quant à lui, dit que les choses telles que nous les voyons ici sont en même temps, et exactement semblables, en plusieurs autres mondes. Et il l'eût dit avec encore plus d'assurance s'il eût pu voir les étranges exemples de similitude et analogie entre le nouveau monde des Indes occidentales et le nôtre, présent et passé.

408. En vérité, en considérant ce qui est parvenu à notre connaissance sur l'évolution de nos sociétés terrestres, je me suis souvent étonné de voir comment un si grand nombre d'opinions populaires et de mœurs et croyances sauvages peuvent se ressembler si bien, alors qu'elle sont tellement éloignées dans l'espace et dans le temps, et qu'elles ne semblent pourtant en aucune façon relever de notre raison naturelle. C'est vraiment un grand artisan de miracles que l'esprit humain ; mais ces coïncidences ont encore je ne sais quoi de plus hétéroclite : on en retrouve jusque dans les noms et en mille autres choses. Car il est des peuples qui, pour autant que nous le sachions, n'ont jamais entendu parler de nous, et chez lesquels la circoncision était à la mode ; où de grands états et de grandes villes étaient dirigés par des femmes, et sans hommes ; où nos jeûnes et notre carême avaient cours aussi, avec en plus l'abstinence envers les femmes ; où nos croix étaient prisées de diverses façons : ici on en honorait les sépultures, là on les utilisait — et notamment celles de Saint-André — pour se défendre contre les visions nocturnes, et sur les lits des enfants pour les protéger des sortilèges ; ailleurs, on en trouva une, faite de bois, et de grande hauteur, adorée comme dieu de la pluie, et très loin à l'intérieur des terres. On trouva aussi des hommes qui étaient vraiment à l'image de nos confesseurs ; de même que l'usage des mitres, le célibat des prêtres, l'art de la divination par les entrailles des animaux sacrifiés ; l'abstinence de toute sorte de chair et de poisson pour leur nourriture ; la même façon, chez les prêtres, d'utiliser dans leurs offices une langue particulière, et non la langue courante ; et encore cette idée que le premier dieu fut chassé par un autre qui était son frère puîné ; que les hommes furent créés avec toutes sortes d'avantages qui leur ont été retirés depuis à cause de leurs péchés : leur territoire changé, leur condition naturelle dégradée ; le fait qu'autrefois ils ont été submergés par une inondation venue du ciel, que seul un petit nombre de familles en réchappèrent en se réfugiant dans les grottes de montagnes élevées, dont ils bouchèrent l'entrée, de telle façon que l'eau ne put y entrer, après y avoir enfermé plusieurs sortes d'animaux. Quand la pluie vint à cesser, ils en firent sortir des chiens, et voyant que ceux-ci revenaient bien propres et mouillés, ils en conclurent que l'eau n'avait pas encore beaucoup baissé. Mais quand ils en eurent fait sortir d'autres et qu'ils les virent revenir tout crottés, alors ils sortirent repeupler le monde qui leur apparut seulement rempli de serpents455.

409. On a même trouvé, dans certains endroits, la croyance au Jugement Dernier, de sorte que les habitants s'offensaient grandement du comportement des Espagnols qui dispersaient les os des trépassés en fouillant les trésors des sépultures, disant que ces os séparés ne pourraient pas facilement être rassemblés ; on a rencontré aussi dans ces contrées un trafic qui se fait par le troc et non autrement, dans des foires et sur des marchés, de nains et d'individus difformes, pour l'ornement des tables des princes ; l'usage de la fauconnerie selon la nature des oiseaux ; des impôts très lourds ; des raffinements dans le jardinage ; des danses et des sauts de saltimbanques ; de la musique instrumentale ; l'usage des armoiries ; des jeux de paume, les jeux de dés et de hasard pour lesquels ils se passionnent souvent au point de s'y mettre en jeu eux-mêmes avec leur liberté ; une médecine reposant uniquement sur la magie ; une façon d'écrire par le moyen de figures ; la croyance en un seul premier homme, père de tous les peuples ; le culte d'un dieu qui vécut autrefois comme un homme dans une parfaite virginité, dans le jeûne et la pénitence, prêchant la loi de la nature et pratiquant des cérémonies religieuses, et qui disparut du monde sans subir de mort naturelle ; la croyance aux géants ; l'usage de s'enivrer par des breuvages et de boire le plus possible ; celui des ornements religieux peints d'ossements et de têtes de morts ; des surplis, de l'eau bénite, des goupillons ; des femmes et des serviteurs qui se disputent pour être brûlés et enterrés avec leur maître ou leur mari trépassé ; une règle qui veut que les aînés héritent de tous les biens, et que rien ne soit réservé au puîné, si ce n'est l'obéissance456 ; une coutume, lors de l'accession à certaines fonctions de grande autorité, qui impose au promu de prendre un nouveau nom et d'abandonner le sien ; et celle de verser de la chaux sur le genou du nouveau-né en lui disant : « Tu viens de la poussière, et tu retourneras en poussière » — l'art de pratiquer les augures.

410. Ces pâles imitations de notre religion, que l'on a pu voir dans les exemples précédents, témoignent de sa divinité et de sa dignité. Elle ne s'est pas seulement insinuée dans tous les peuples infidèles de ce côté-ci, par une sorte d'imitation, mais également chez ces barbares, comme par l'effet d'une inspiration surnaturelle et commune. On y trouve en effet également la croyance au purgatoire, mais sous une forme nouvelle : ce que nous attribuons au feu, ils le prêtent au froid, et imaginent que les âmes sont purifiées et punies par la rigueur d'un froid extrême ; et cet exemple me fait penser à une autre différence amusante : si l'on a trouvé des peuples qui aimaient à dévoiler l'extrémité de leur membre viril, et en retranchaient la peau à la façon des musulmans et des juifs, on en a trouvé d'autres qui craignaient tellement de le montrer qu'ils faisaient en sorte, en l'attachant par de petits cordons, que la peau en fût bien soigneusement étirée et attachée au-dessus, de peur que cette extrémité ne fût à l'air. Et voilà encore une autre différence : alors que nous honorons les rois et les fêtes en revêtant nos meilleurs habits, dans certains pays, pour montrer leur infériorité et leur soumission à leur roi, les sujets se présentent devant lui dans leurs vêtements les plus humbles, et en entrant au palais, enfilent quelque vieille robe déchirée par-dessus la leur, de façon à ce que tout lustre et ornement soit réservé au maître. Mais poursuivons...

411. Si la nature enferme aussi dans les limites de son cours naturel, comme elle le fait pour toutes les autres choses, les croyances, les jugements et les opinions des hommes, et s'ils ont leur cycle, leurs saisons, leur naissance et leur mort, comme il en est des choux ; si le ciel les ébranle et les fait se mouvoir à sa guise, comment pouvons-nous leur attribuer ainsi une autorité magistrale et permanente ? Si l'expérience nous fait toucher du doigt le fait que notre forme propre dépend de l'air, du climat et du terroir où nous naissons ; et non seulement le teint, la taille, la complexion et les attitudes, mais jusqu'aux facultés de l'esprit : « Le climat ne façonne pas seulement la vigueur du corps, mais aussi celle de l'esprit.» dit Végèce457. Et la déesse fondatrice de la ville d'Athènes choisit pour son emplacement un climat propre à rendre les hommes sages, comme les prêtres égyptiens l'enseignèrent à Solon : « à Athènes, l'air est subtil et c'est pour cette raison que les athéniens sont réputés avoir l'esprit plus délié ; l'air de Thèbes est épais, et ses habitants passent donc pour être grossiers et vigoureux.» [Cicéron De fato, in Oeuvres..., Dubochet 1841, IV, 7] C'est ainsi que, de même que les fruits et les animaux naissent différents, les hommes naissent aussi plus ou moins belliqueux, justes, tempérants et dociles : ici ils sont portés sur le vin, ailleurs voleurs ou paillards ; ici enclins à la superstition, ailleurs à l'irréligion ; ici à la liberté, là à la servitude ; doués pour la science ou les arts, grossiers ou subtils, obéissants ou rebelles ; bons ou mauvais, selon l'influence du lieu où ils se trouvent, et adoptant une nouvelle attitude si on les change de place, comme les arbres. Ce fut pour cette raison que Cyrus ne voulut pas permettre aux Perses d'abandonner leur pays rude et montagneux pour s'établir dans un autre doux et plat : il leur dit que les terres grasses et molles font des hommes mous, et les fertiles, des esprits infertiles. Si nous voyons tantôt fleurir un art, une opinion, et tantôt une autre, du fait de quelque influence céleste ; tel siècle produire telles sortes d'individus et prédisposer le genre humain à prendre tel ou tel comportement ; l'esprit des hommes être tantôt généreux tantôt maigrichon, comme nos champs... Que deviennent alors toutes ces belles prérogatives de quoi nous ne cessons de nous flatter ? Puisqu'un homme sage peut se tromper, de même que cent hommes, voire beaucoup de peuples, et que la nature humaine elle-même, selon nous, peut se fourvoyer pendant des siècles sur ceci ou cela, quelle certitude pouvons-nous bien avoir que parfois elle cesse de le faire, et qu'elle ne se trompe en ce moment même ?

412. Entre autres témoignages de notre bêtise, en voilà un, me semble-t-il, qui mérite de n'être pas oublié : le fait que, même dans ce qu'il désire, l'homme ne sache pas trouver ce qu'il lui faut ; que nous ne puissions nous accorder sur ce dont nous avons besoin pour notre contentement, et cela non seulement pour ce dont nous jouissons véritablement, mais même dans ce que nous imaginons et souhaitons. Laissons donc notre pensée tailler et coudre à sa guise : elle ne pourra même pas désirer ce qui lui est destiné, et s'en satisfaire.

... est-ce la raison qui gouverne nos craintes et nos désirs ?

Quel projet formez-vous sous d'assez bons auspices

Pour n'avoir pas à le regretter, même s'il réussit ?

[Juvénal Satires X, 4]

C'est pourquoi Socrate ne demandait rien d'autre aux dieux que ce qu'ils savaient être bon pour lui458. Et la prière des Lacédémoniens, en public comme en privé demandait seulement que les choses bonnes et belles leurs fussent octroyées, s'en remettant à la discrétion de la puissance divine pour en faire le tri et le choix.

Ce que nous demandons : une épouse et des enfants ;

Mais seul un dieu peut savoir qui sera l'épouse,

Et ce que seront ces enfants-là.

[Juvénal Satires X, 352]

413. Le chrétien supplie Dieu que sa volonté soit faite pour ne pas tomber dans les difficultés que les poètes évoquent à propos du roi Midas. Celui-ci avait demandé aux dieux de lui accorder le pouvoir de transformer en or tout ce qu'il toucherait ; sa prière fut exaucée : son vin était en or, son pain aussi, les plumes de sa couche, sa chemise et ses vêtements en or aussi... Il se trouva accablé par la réalisation de ce qu'il avait désiré ; l'avantage espéré se révélait tellement insupportable qu'il lui fallut reprendre à l'envers ses prières :

Atterré par un mal inattendu, indigent et riche à la fois,

Il veut fuir ses richesses et ce qu'il a voulu lui fait horreur.

[Ovide Les Métamorphoses XI, 128]

414. Mais parlons de moi-même. Étant jeune, j'espérais que le destin m'apporterait, entre autres choses, l'Ordre de saint Michel, car c'était la distinction honorifique la plus haute de la noblesse française, et qu'elle était fort rare. Il me l'a accordé de façon plaisante. Au lieu de me pousser en avant et de me hisser depuis ma place pour l'atteindre, il m'a traité bien plus aimablement : il l'a rabaissé et descendu jusqu'à mes épaules et même en dessous459.

415. Cléobis et Biton, Trophonius et Agamède, ayant demandé, les uns à leur déesse, les autres à leur dieu, une récompense digne de leur piété, reçurent la mort en guise de cadeau, tant les opinions célestes sur ce qu'il nous faut sont différentes des nôtres. Dieu pourrait parfois nous octroyer la richesse, les honneurs, la vie et même la santé, à notre détriment, car tout ce qui est plaisant ne nous est pas toujours salutaire. Si au lieu de guérison, il nous envoie la mort, ou l'aggravation de nos maux — « ta verge et ton bâton m'ont consolé» [Bible La Bible Psaumes XXII, 5]— il le fait selon ce que lui dicte sa providence, qui évalue ce qui nous est dû certainement bien mieux que nous ne pouvons le faire. Et nous devons prendre cela comme un bienfait, comme quelque chose qui vient d'une main très sage et très amie.

Croyez-moi, il faut laisser les dieux juger

De ce qui est bon et qui convient à nos affaires :

L'homme leur est plus cher qu'il ne l'est à lui-même.

[Juvénal Satires X, 346 sq]

Car leur réclamer des honneurs, de hautes fonctions, c'est leur demander qu'ils vous jettent en pleine bataille, au jeu de dés, ou dans toute autre situation dont l'issue vous est inconnue et le bénéfice douteux.

416. Il n'est point de combat aussi violent ou si rude, entre les philosophes, que celui qu'ils se livrent sur la question du « souverain bien de l'homme ». Selon le calcul de Varron, il en est résulté deux cent quatre-vingts écoles. « Si l'on est en désaccord sur le souverain bien, on l'est sur toute la philosophie » [Cicéron De finibus V, v]

Je crois voir trois convives se disputant

Pour avoir chacun à son goût trois mets bien différents.

Que faut-il leur servir ou ne pas leur servir ?

Vous refusez ce que veut l'un, et ce que vous demandez,

Les deux autres le trouvent aigre et répugnant.

[Horace Épîtres II, II, 61 sq]

La nature devrait donc répondre à leurs contestations, à leurs débats ? Les uns disent que notre bien réside dans la vertu ; d'autres, dans la volupté ; d'autres, à laisser faire la nature ; qui en la science, qui à ne pas souffrir ; qui à se laisser porter par les apparences — et c'est à cela que semble se rallier Pythagore l'Ancien :

Ne s'étonner de rien, Numacius, est presque le seul

Et unique moyen qui donne et conserve le bonheur.

[Horace Épîtres I, VI, 1-2]

C'est là l'objectif ultime de l'école Pyrrhonienne. Aristote considère que ne s'étonner de rien est une preuve de grandeur d'âme. Archésilas, que le bien consiste à résister et maintenir droit et inflexible son jugement, tandis que les vices et les maux viennent de ce que l'on consent et accepte. Il est vrai qu'en énonçant ceci comme un axiome catégorique, il s'éloignait du Pyrrhonisme. Car les Pyrrhoniens, quand ils disent que le souverain bien, c'est l'ataraxie460, qui est l'immobilité du jugement, n'entendent pas dire cela de façon affirmative : ce mouvement de leur âme qui leur fait fuir les précipices et se préserver de la fraîcheur du soir, c'est celui-là même qui leur fait aussi accepter une opinion et en repousser une autre.

417. Combien je voudrais, tant que je suis encore en vie, que quelqu'un comme Juste Lipse (le plus savant homme que nous ayons encore, esprit très cultivé et judicieux, vraiment proche de mon cher Turnèbe461), eût assez de volonté, de santé et de loisir pour établir un registre précis et sincère, selon leurs divisions et leurs parties, des opinions de l'ancienne philosophie, telles que nous pouvons les connaître, au sujet de nos mœurs et de nos façons d'être ; avec les controverses, les succès et le devenir des écoles, la façon dont les chefs de file et leurs élèves ont suivi leurs propres préceptes lors de circonstances mémorables et exemplaires ! Le bel et utile ouvrage que cela ferait !

418. Au demeurant, si c'est de nous-mêmes que nous tirons la loi qui régit nos mœurs, dans quelle confusion nous plongeons-nous ! Car ce que notre raison nous conseille de plus vraisemblable en cette matière, c'est bien que chacun obéisse aux lois de son pays, selon l'avis de Socrate, avis qui lui fut inspiré (dit-il) par un conseil divin. Et de ce fait, que veut-elle dire, cette règle, sinon que notre devoir n'a pas d'autre règle que fortuite ?

419. La vérité doit avoir toujours le même visage, universel. Si l'homme rencontrait la droiture et la justice incarnées et avec une existence réelle, il ne les attacherait pas à l'état des coutumes de telle ou telle contrée ; ce ne serait pas de la fantaisie des Perses ou des Indiens que la vertu tirerait sa forme, car il n'est rien qui soit plus sujet à un changement continuel que les lois. Depuis que je suis né, j'ai vu celles de nos voisins les Anglais changer trois ou quatre fois, non seulement dans le domaine politique, qui est celui pour lequel on ne s'attend guère à la stabilité, mais sur le sujet le plus important qui soit, à savoir : la religion. Et j'en éprouve de la honte et du dépit, d'autant qu'il s'agit là d'une nation avec laquelle ceux de chez moi ont eu autrefois des relations si étroites qu'il reste encore dans ma maison quelques traces de notre ancien cousinage. Et j'ajoute que chez nous, ici même, j'ai vu des choses considérées comme des crimes méritant la peine capitale devenir légitimes. Et nous qui en tenons d'autres pour légitimes, nous pourrions bien, du fait de l'incertitude de la fortune des armes, être considérés un jour comme coupables de crimes de lèse-majesté humaine et divine, si notre justice tombe à la merci de l'injustice et prend, en l'espace de peu d'années, une signification opposée. Comment ce dieu antique462 aurait-il pu stigmatiser plus clairement l'absence du divin dans la connaissance humaine, et apprendre aux hommes que leur religion n'était que leur invention destinée à assurer la cohésion de la société, qu'en déclarant, comme il le fit à ceux qui attendaient ses instructions devant son trépied, que le vrai culte, pour chacun, était celui qu'il pouvait observer dans les usages du pays où il se trouvait ? Ô Dieu ! Quelle obligation n'avons-nous pas envers la bienveillance de notre souverain créateur, pour avoir déniaisé notre foi de ces dévotions multiples et arbitraires, et l'avoir installée sur la base éternelle de sa sainte parole !

Que peut nous dire ici la philosophie ? De suivre les lois de notre pays, c'est-à-dire cette mer fluctuante des opinions d'un peuple, ou d'un prince, qui me peindront la justice d'autant de couleurs, et lui donneront autant de visages qu'il y aura en eux de changements de passion ? Je ne puis me contenter d'un jugement aussi flexible. Quelle valeur a cette chose, que je voyais hier en crédit et qui demain ne l'est plus ? Ou que le tracé d'une rivière change en crime ? Quelle vérité est-ce là, qui devient mensonge au-delà des montagnes qui la bornent463 ?

421. Mais ils sont plaisants, ces philosophes quand, pour donner quelque certitude aux lois, ils disent qu'il en est certaines qui sont fermes, perpétuelles, et immuables, et qu'ils nomment naturelles, qui sont inscrites dans le genre humain du fait même de leur essence propre. Et de celles-là, il en est qui en comptent trois, d'autres quatre, les uns plus, les uns moins : signe que c'est là une marque aussi douteuse que le reste ! Or ils sont si malchanceux — car comment appeler, sinon malchance, le fait que dans un nombre infini de lois, on n'en trouve même pas une seule à qui la chance et l'audace du sort aient permis d'être universellement reconnue par tous les peuples ? — ils sont si malchanceux, dis-je, que des trois ou quatre lois qu'ils ont choisies, il n'en est pas une seule qui ne soit désavouée, et pas seulement par un peuple, mais par plusieurs. Et pourtant, l'approbation universelle est bien le seul critère vraisemblable sur lequel fonder l'existence de lois naturelles : car ce que la nature nous aurait vraiment ordonné, nous le suivrions sans aucun doute d'un commun accord. Et c'est non seulement tout peuple, mais tout individu qui ressentirait la force et la violence que lui ferait subir celui qui voudrait le pousser à transgresser cette loi. Qu'ils m'en présentent donc une de ce genre !

422. Pour Protagoras et Ariston il n'y avait pas d'autre essence à la justice des lois que celle de l'autorité et de l'opinion du législateur : cela mis à part, le bon et l'honnête perdaient leurs qualités et n'étaient plus que des noms vains de choses indifférentes. Dans Platon, Trasymaque estime que le droit n'est pas autre chose que ce qui plaît à son supérieur. Il n'y a rien au monde qui soit si varié que les coutumes et les lois. Telle chose qui est ici abominable est estimable ailleurs, comme à Lacédémone, l'adresse mise à voler autrui. Les mariages entre proches sont rigoureusement défendus chez nous, et ils sont à l'honneur ailleurs :

On dit qu'il est des pays où la mère

S'unit à son fils et le père à sa fille,

Et où l'affection familiale est redoublée par l'amour.

[Ovide Les Métamorphoses X, 331]

Le meurtre des enfants, celui des pères, la communauté des femmes, le commerce d'objets volés, la licence en toutes sortes de voluptés — il n'est rien, en somme, de si extrême qui ne soit accepté dans les usages de quelque peuple(464.

423. On peut penser qu'il y a des lois naturelles, comme on le voit chez d'autres créatures, mais que pour nous, elles sont perdues ; c'est que la belle raison humaine se mêle de tout maîtriser et commander, brouillant et mélangeant l'apparence des choses, de par sa vanité et son inconstance. « Rien ne demeure qui soit vraiment nôtre ; ce que j'appelle “nôtre” n'est qu'un effet de l'art». [Cicéron De finibus V, XXI] On voit les choses de divers points de vue et on leur attache plus ou moins d'importance : c'est essentiellement de là que viennent les divergences d'opinions. Un peuple les voit sous un certain jour, un autre sous un autre.

424. Il n'est rien de si horrible à imaginer que de manger son père. Les peuples qui avaient autrefois cette coutume la considéraient toutefois comme un témoignage de piété et de grande affection, et cherchaient par là à donner à leurs géniteurs la sépulture la plus digne et la plus honorable en logeant le corps de leurs pères et leurs reliques en leur propre corps et jusque dans leur moëlle, les vivifiant en quelque sorte, et les régénérant par la transmutation de leur chair vive, en s'en nourrissant et en les digérant. On peut facilement imaginer quelle cruauté et abomination c'eût été pour des gens imprégnés par cette superstition que de jeter la dépouille de leurs parents à pourrir dans la terre et devenir la nourriture des bêtes et des vers !

425. Lycurgue prit en compte dans le fait de voler quelqu'un, d'une part la vivacité, la hardiesse et l'adresse avec lesquels on parvient à soustraire quelque chose à son voisin, et d'autre part l'utilité que cet acte a dans le public, en amenant les gens à se soucier plus de la conservation de ce qui leur appartient. Il estima que cette double éducation : attaquer et se défendre, était utile à la discipline militaire (qui était pour lui la science et la vertu principales, et ce à quoi il voulait amener son peuple), et plus importante encore que le désordre et l'injustice causés par le fait de s'approprier le bien d'autrui. Denys, tyran de Syracuse, offrit à Platon une robe faite à la mode perse, longue, damasquinée et parfumée ; Platon la refusa en disant qu'étant né homme, il n'avait pas envie de se vêtir en femme. Mais Aristippe l'accepta, lui, disant que nul accoutrement ne pouvait corrompre un chaste cœur. Et comme ses amis le morigénaient pour sa lâcheté, parce qu'il avait pris si peu à cœur le fait que Denys lui eût craché au visage, il répondit : « les pêcheurs supportent bien d'être baignés par les flots de la mer, depuis la tête jusqu'aux pieds, pour attraper un goujon ! » Diogène lavait ses choux, et, le voyant passer, lui dit : « Si tu savais vivre de choux, tu ne ferais pas la cour à un tyran. » A quoi Aristippe répondit : « Si tu savais vivre parmi les hommes, tu ne laverais pas de choux465. » Voilà comment la raison peut montrer certaines choses sous des aspects différents : c'est un vase à deux anses, que l'on peut saisir par celle de gauche ou celle de droite466.

C'est la guerre que tu portes, ô terre hospitalière,

Tes chevaux y sont prêts, c'est d'elle qu'ils nous menacent ;

Mais ils furent d'abord à des chars attelés

Et marchèrent sous le joug ;

Il reste donc un espoir pour la paix !

[Virgile Énéide III, 539]

426. On disait à Solon de ne pas répandre de larmes impuissantes et inutiles sur la mort de son fils. « C'est bien pour cela, répondit-il, parce qu'elles sont inutiles et impuissantes, que je les verse d'autant plus légitimement. » La femme de Socrate renforçait sa douleur en s'exclamant : « Que ces juges sont méchants de le faire mourir injustement ! » Et lui de répondre : « Aimerais-tu mieux que ce fût justement ? » Nous nous perçons les oreilles ; les Grecs tenaient cela pour une marque de servitude. Nous nous cachons pour faire l'amour avec nos femmes ; les Indiens font cela en public. Les Scythes immolaient les étrangers dans leurs temples ; ailleurs les temples sont des lieux d'asile.

De là viennent les fureurs populaires, de ce que chaque pays

Déteste les dieux de ses voisins, car il pense que les siens

Sont les seuls qui soient les vrais.

[Juvénal Satires XV, v, 37]

427. J'ai entendu parler d'un juge qui, lorsqu'il se trouvait devant un conflit sévère entre Bartolus et Baldus467 ou un point de droit très vivement controversé, inscrivait en marge dans son registre : « Question pour l'ami », ce qui signifiait que la vérité était si embrouillée et débattue que dans ce cas il pourrait favoriser l'une des parties comme bon lui semblerait. S'il eût fait preuve de plus d'habileté et de compétence, il eût pu mettre partout : « Question pour l'ami ». Les avocats et les juges, à notre époque, trouvent dans toutes les affaires suffisamment de failles pour les accommoder à leur guise. Dans un domaine aussi vaste, tellement soumis à tant d'opinions, et tellement arbitraire, il se fait une très grande confusion de jugements, et il ne saurait en être autrement. Aussi n'y a-t-il pas de procès, si clair soit-il, dans lequel les avis ne se partagent : ce qu'une cour a jugé, une autre le jugera en sens contraire, et se contredira elle-même la fois suivante. Nous en voyons couramment des exemples, à cause de ce laisser-aller qui gâche terriblement la cérémonieuse autorité de notre justice et son éclat, et qui consiste à ne pas s'en tenir aux arrêts rendus, mais à courir sans cesse après de nouveaux juges pour statuer sur la même affaire.

428. Quant à la liberté des opinions philosophiques, à propos du vice et de la vertu, c'est là quelque chose sur quoi il n'est pas besoin de s'étendre, et sur quoi il y a des avis divers, qu'il vaut mieux taire que faire connaître aux esprits faibles. Arcésilas disait que si on était paillard, peu importait de quel côté et par où on l'était. « Et en ce qui concerne les plaisirs de l'amour, si la nature les exige, il n'y faut tenir compte ni de la race, ni du lieu, ni du rang, mais de la grâce, de l'âge, de la beauté, comme le pense Épicure » [Cicéron Tusculanes V, 33] « Ils [les Stoïciens] pensent même que des amours saintement réglées ne sont pas inconvenants pour un sage.» [Cicéron De finibus III, 20] « Voyons jusqu'à quel âge il est bien d'aimer les jeunes gens » [Sénèque Épitres, ou Lettres à Lucilius CXXIII] Ces deux derniers passages des Stoïciens, et sur ce sujet, le reproche que fit Dicéarque à Platon lui-même, montrent combien la plus saine philosophie tolère un laxisme fort éloigné de l'usage commun, et excessif.

429. Les lois tirent leur autorité de leur existence et de leur usage : il est dangereux de les ramener à leur naissance ; elles grossissent et s'ennoblissent en roulant, comme font nos rivières. Suivez-les vers l'amont jusqu'à leur source : ce n'est qu'un petit filet d'eau à peine reconnaissable qui s'enorgueillit ainsi, et se fortifie en vieillissant. Voyez les antiques considérations qui ont mis en mouvement ce fameux torrent, plein de dignité, inspirant effroi et révérence : vous les trouverez si légères et si délicates qu'il n'est pas étonnant si les philosophes qui soupèsent tout, examinent tout à la lumière de la raison, qui n'acceptent rien par autorité et réputation, portent là-dessus des jugements souvent très éloignés de l'opinion courante. Comme ils prennent pour modèle l'image de la nature originelle, il n'est pas étonnant que la plupart de leurs opinions se démarquent de l'opinion commune. Peu d'entre eux, par exemple, eussent approuvé les conditions qui sont imposées à nos mariages, et la plupart ont souhaité la communauté des femmes, sans liens contraignants. Ils refusaient nos convenances : Chrysippe ne disait-il pas qu'un philosophe serait prêt à faire une douzaine de culbutes en public, et même sans pantalon, pour une douzaine d'olives ? Il est peu probable qu'il eût conseillé à Clisthène de refuser la belle Agariste, sa fille, à Hippoclidès parce qu'il lui avait vu faire « l'arbre fourchu » sur une table. Métroclès avait lâché peu discrètement un pet en discutant en présence de ses disciples et, honteux, se tenait depuis caché dans sa maison, jusqu'à ce que Cratès vienne lui rendre visite : ajoutant ses raisonnements à ses consolations et l'exemple de sa propre liberté, se mettant à péter à l'envi avec lui, il lui ôta ce scrupule. Et de plus, il lui fit quitter pour son école stoïcienne, plus franche, l'école péripatéticienne plus policée qu'il avait suivie jusqu'alors.

430. Ce que nous appelons « décence », le fait de n'oser faire à découvert ce que nous trouvons « décent » de faire caché, ils disaient que c'était une sottise ; et ils estimaient que c'était un vice que de ruser pour taire et démentir les actions que la nature, l'usage et notre désir manifestent publiquement ; ils considéraient que c'était profaner les mystères de Vénus que de les enlever au sanctuaire secret de son temple pour les exposer à la vue de tous, et que ramener ses jeux devant le rideau, c'était les perdre468. Que c'est une sorte de poix que la honte469 et que la dissimulation, la retenue, la contrainte, sont des éléments de l'estime que l'on a pour quelque chose. Que la volupté, sous le masque de la vertu, insistait très habilement pour ne pas être prostituée au milieu des carrefours, foulée aux pieds et livrée aux yeux de la foule, regrettant la dignité et la commodité de ses endroits habituels.

431. D'aucuns tirent argument de cela pour dire que supprimer les bordels publics ne conduirait pas seulement à répandre partout la paillardise confinée jusqu'alors en ces lieux-là, mais inciterait les hommes vagabonds et oisifs à ce vice, en le rendant plus difficile à satisfaire.

Autrefois mari d'Aufidie, te voilà son amant, Corvinus ;

Et le mari d'aujourd'hui était autrefois ton rival.

Pourquoi te plaît-elle mieux en épouse d'un autre

Quand elle te déplaisait quand elle était la tienne ?

La sécurité te rendrait-elle impuissant ?

[Martial Épigrammes III, LXIX]

Cette expérience prend mille formes :

Personne, dans toute la ville, ne voulait toucher ta femme,

Cecilianus, lorsqu'on était libre de l'approcher ;

Mais maintenant que tu as placé des gardes autour d'elle

Une foule de galants l'assiègent... Habile homme ! [

Martial Épigrammes I, LXXIV]

432. On demanda à un philosophe qu'on surprit en pleine action, ce qu'il faisait. Il répondit très tranquillement : « Je plante un homme », ne rougissant pas plus d'être trouvé en train de faire cela que si on l'eût trouvé en train de planter de l'ail. J'estime que c'est trop de bienveillance et de respect de la part d'un grand auteur religieux470 que de considérer que cet acte-là doit nécessairement être secret et pudique : dans la licence des embrassements auxquels se livraient les Cyniques, il ne parvenait pas à admettre que l'acte sexuel allait à son terme, mais pensait qu'ils se contentaient de faire des mouvements lascifs pour manifester l'impudence que professait leur école. Il pensait que pour donner libre cours à ce que la honte empêche et retient, ils avaient encore besoin de se cacher. Il n'avait pas vu d'assez près leur débauche : Diogène, quand il se masturbait en public, déclarait à ceux qui étaient là qu'il aimerait pouvoir aussi contenter son estomac en le frottant ainsi. Et à ceux qui lui demandaient pourquoi il ne cherchait pas un lieu plus commode pour manger qu'en pleine rue, il répondit : « C'est parce que j'ai faim en pleine rue. » Les femmes philosophes qui se joignaient à leur école se joignaient aussi à eux-mêmes, en tout lieu, et librement. Hipparchia ne fut admise dans la société de Cratès qu'à la condition de suivre en toutes choses les us et coutumes que la règle de son école imposait. Ces philosophes attachaient grand prix à la vertu, et refusaient toutes les sciences sauf la morale, mais accordaient l'autorité suprême aux choix faits par leur sage, qu'ils plaçaient au-dessus des lois, et ne fixaient d'autres limites aux voluptés que la modération et le respect de la liberté d'autrui471.

433. Héraclite et Protagoras, observant que le vin semble amer au malade et agréable à celui qui est en bonne santé, qu'un aviron semble tordu dans l'eau et droit à ceux qui le voient au dehors, et autres apparences contraires dans divers objets, en tirèrent argument pour dire que tous les objets avaient en eux-mêmes les causes de ces apparences, et qu'il y avait dans le vin quelque amertume, en rapport avec le goût du malade, une certaine courbure dans l'aviron, en rapport avec ce que voit celui qui le regarde dans l'eau, et ainsi pour tout le reste. Ce qui est une façon de dire que tout est en tout, et par conséquent que rien n'est en aucune, car il n'y a rien là où il y a tout.

434. Cette façon de voir me remet en mémoire l'expérience que nous avons de ce qu'il n'est aucun aspect, ou droit, ou amer, ou doux, ou courbe, que l'esprit humain ne puisse trouver dans les écrits qu'il entreprend de fouiller. Dans le texte le plus net, le plus pur et le plus parfait qui soit, combien de faussetés et de mensonges a-t-on pu faire apparaître ! Quelle hérésie n'y a trouvé assez de fondements et de preuves pour naître et se maintenir en vie ? C'est pour cela que les auteurs de telles erreurs ne veulent jamais se départir de cette « preuve » que constitue l'interprétation des mots. Un personnage important, voulant me faire approuver par un argument d'autorité la quête de la pierre philosophale dans laquelle il est plongé, me cita récemment cinq ou six passages de la Bible, sur lesquels il disait qu'il s'était surtout fondé pour décharger sa conscience — car c'est un ecclésiastique. Et en vérité, sa découverte n'était pas seulement amusante, mais très bien adaptée à la défense de cette belle science !... C'est de cela que les fables divinatrices tirent leur crédibilité. Il n'est pas de prévisionniste, s'il a une autorité telle qu'on daigne le feuilleter et scruter soigneusement tous les replis et recoins de ses paroles, à qui on ne puisse faire dire tout ce que l'on voudra, comme aux Sibylles ; il est tant de façons de les interpréter qu'il est peu probable que, directement ou en biaisant un peu, un esprit intelligent n'y trouve, sur un sujet quelconque, quelque chose qui vienne étayer son point de vue.

435. C'est pourquoi un style si nébuleux et si douteux se trouve si fréquemment et si anciennement en usage : l'auteur espère par là attirer et gagner à lui la postérité, ce que le seul talent ne peut lui obtenir et même pas la faveur fortuite rencontrée par le sujet. Au demeurant, peu importe que ce soit par bêtise ou par adresse qu'il s'exprime de façon un peu obscure et contradictoire : nombre d'esprits le blutant et le secouant en tireront quantité de sens conformes ou non à ce qu'il pensait dire, mais qui lui feront tous honneur. Il se verra enrichi grâce à ses disciples, comme le sont les professeurs au moment du Lendit472. C'est ce qui a fait valoir plusieurs choses sans valeur, qui a fait le succès de plusieurs ouvrages et les a enrichis de tout ce qu'on a voulu y mettre, une même chose devenant l'objet de mille interprétations différentes et considérations diverses, autant qu'il nous plaît. Est-il possible qu'Homère ait voulu dire tout ce qu'on lui fait dire, et qu'il se soit prêté à des interprétations si nombreuses et diverses que les théologiens, les législateurs, les grands capitaines, les philosophes, et toutes sortes d'autres gens s'appuient sur lui, se réfèrent à lui ? Qu'il soit le Maître pour toutes les fonctions, offices, et travaux ? Le Conseiller universel pour toutes les entreprises ? Quiconque a eu besoin d'oracles et de prévisions en a trouvé chez lui pour son propos. Un personnage savant et de mes amis a suscité bien des découvertes admirables en faveur de notre religion ; et il est étonnant de voir qu'il ne peut se défaire de l'idée que ce soit le dessein d'Homère ! (Il est vrai que cet auteur lui est aussi familier que s'il vivait à notre époque473). Et ce qu'il y trouve en faveur de notre religion, bien d'autres l'avaient dans l'Antiquité interprété en faveur des leurs !

436. Voyez comment on malmène et secoue Platon ! Chacun se faisant un point d'honneur de l'appliquer à son propre cas le tire du côté qui lui convient. On le promène avec soi et on l'insère dans toutes les nouvelles idées que le monde se fait. On le met en contradiction avec lui-même selon le tour que prennent les choses. On fait condamner par son jugement les mœurs qui étaient licites à son époque, parce qu'elles sont illicites dans la nôtre. Et tout cela, avec force et vivacité, pour autant qu'est vif et puissant l'esprit de l'interprète.

437. Sur la même base qu'Héraclite, et son opinion selon laquelle toutes choses avaient en elles ce qu'on voulait bien y trouver, Démocrite tirait une conclusion tout à fait opposée : pour lui les choses n'avaient rien du tout de ce que nous y trouvions, et si le miel était doux à l'un et amer à l'autre, prétendait-il, c'est qu'il n'était en fait ni doux ni amer. Les Pyrrhoniens, eux, diraient qu'ils ne savent s'il est doux ou amer, ou ni l'un ni l'autre, ou tous les deux : car ils se placent toujours dans le doute le plus extrême.

438. Les Cyrénaïques affirmaient que rien n'était perceptible de l'extérieur, et que seul était perceptible ce qui nous affectait de l'intérieur, comme la douleur et la volupté. Ils ne reconnaissaient ni les tons, ni les couleurs, mais seulement certains affects qu'ils produisaient ; ils disaient que l'homme n'avait pas d'autre base pour asseoir son jugement. Protagoras estimait que ce qui semblait vrai à chacun était pour chacun la vérité. Les Épicuriens font reposer tout jugement sur les sens, pour la connaissance comme pour la volupté. Pour Platon, le jugement de la vérité et la vérité elle-même, abstraction faite des opinions et des sens, ne relevaient que de l'esprit et de la réflexion.

439. Cela me conduit à considérer les sens, qui constituent le fondement et la preuve majeure de notre ignorance. Tout ce que l'on connaît, on le connaît sans aucun doute à travers la capacité qu'en a celui qui connaît ; car puisque le jugement vient de l'opération mentale de celui qui juge, il est normal qu'il fasse cette opération par ses propres moyens et selon sa volonté, et non sous une contrainte extérieure, comme ce serait le cas si nous connaissions les choses par la force et selon la loi imposée par leur essence propre474. Or toute connaissance nous arrive par les sens, ce sont nos maîtres :

La voie par où l'évidence arrive directement

Dans le cœur de l'homme et le temple de son esprit.

[Lucrèce De la Nature V, 103]

440. C'est par eux que commence la science, à eux qu'elle aboutit. Après tout, nous ne saurions rien de plus qu'une pierre si nous ne savions qu'il y a des sons, des odeurs, de la lumière, de la saveur, de la mesure, de la mollesse, de la dureté, de l'âpreté, de la couleur, des reflets, de la largeur, de la profondeur. Voilà le plan et les principes de tout l'édifice de la science. Et si l'on en croit certains, la connaissance n'est pas autre chose que ce qu'on perçoit. Celui qui me pousse à contredire les sens me tient à la gorge : il ne peut me faire reculer plus loin. Les sens sont le commencement et la fin de la connaissance humaine.

Tu verras que l'idée de la vérité nous vient des sens

Et l'on ne peut aller contre leur témoignage.

À quoi donc accorder plus de foi si ce n'est...

Aux sens ?

[Lucrèce De la Nature IV, 479]

441. Même si l'on tente de réduire le plus possible leur rôle, il faudra bien toujours leur accorder cela : c'est par eux et leur entremise que s'achemine tout ce que nous savons. Cicéron raconte que Chrysippe ayant essayé de rabaisser la force des sens et leur valeur, se fit à lui-même des objections en sens contraire et des oppositions si fortes qu'il ne put parvenir à y répondre. Sur quoi Carnéade, qui soutenait la thèse adverse, put se vanter de se servir des arguments de Chrysippe lui-même pour le combattre, et il s'écriait de ce fait contre lui : « Ô, malheureux, ta force t'a perdu ! » Il n'est rien de plus absurde, selon nous, que de soutenir que le feu ne chauffe pas, que la lumière n'éclaire pas, que le fer ne pèse rien, qu'il n'est pas solide... ce sont des notions que nous fournissent les sens. Et il n'est pas de croyance ou de science en l'homme dont la certitude puisse être comparée à celle-là.

442. La première remarque que je ferais au sujet des sens, c'est de mettre en doute le fait que l'homme dispose de tous les sens dont dispose la Nature. Je vois certains animaux qui vivent leur vie entière, et parfaitement, les uns sans voir, les autres sans entendre. Qui sait si à nous-mêmes aussi il ne manque pas encore un, deux, ou trois, voire plusieurs sens ? Car s'il nous en manque un, notre pensée ne peut s'en apercevoir ; c'est le privilège des sens que d'être la limite extrême de ce que nous pouvons percevoir, et rien au-delà d'eux ne peut nous servir à les découvrir. Et qui plus est : aucun sens ne peut en découvrir un autre.

L'ouïe pourra-t-elle améliorer la vue ? Et le toucher, l'ouïe ?

Le goût prouvera-t-il l'erreur du toucher ?

Ou bien l'odorat et les yeux prouveront-ils l'erreur des autres ?

[Lucrèce De la Nature IV, 487]

Ils constituent la limite extrême de nos capacités de connaître.

Chacun d'eux a sa fonction propre,

Et son pouvoir particulier.

[Lucrèce De la Nature IV, 490]

443. Il est impossible de faire comprendre à un aveugle de naissance qu'il n'y voit pas, impossible de lui faire désirer la vue et regretter de ne pas voir. C'est pourquoi nous ne devons tirer aucune garantie du fait que notre âme est contente et satisfaite de ce que nous avons : elle n'a pas de quoi se rendre compte de sa maladie et de son imperfection, si tel est le cas. Il est impossible de parvenir à donner à cet aveugle, par raisonnement, preuve, ou comparaison, une idée quelconque de la lumière, de la couleur, et de la vue. Il n'y a aucun moyen de lui donner le sens de la vision. Les aveugles-nés qui manifestent le désir de voir, ne comprennent rien à ce qu'ils demandent : ils ont appris de nous qu'ils ont quelque chose à dire, quelque chose à désirer, que nous avons, qu'ils savent nommer, et dont ils connaissent les effets et les conséquences. Mais ils ne savent pourtant pas ce que c'est, ni de près ni de loin.

444. J'ai vu un gentilhomme de bonne famille, aveugle-né475, ou au moins devenu aveugle à un âge tel qu'il ne sait ce que c'est que la vue. Il comprend si peu ce qui lui manque, qu'il emploie comme nous des mots qui concernent la vision, et les emploie à sa façon à lui, très particulière. Comme on lui présentait un enfant dont il était le parrain, l'ayant pris entre ses bras, il s'écria : « Mon Dieu, le bel enfant, comme on a plaisir à le voir ! Qu'il a le visage gai ! » Il dit comme chacun de nous le ferait : « Cette pièce offre une jolie vue », « il fait clair », « il fait un beau soleil ». Mais il y a plus ; comme la chasse, le jeu de paume, le tir à la cible, sont nos occupations, et qu'il l'a entendu dire, il les affectionne, s'y consacre avec ardeur, et croit y prendre part de la même façon que nous. Il s'emballe à leur propos, et y prend du plaisir, et pourtant il ne les perçoit que par les oreilles. On lui crie que voilà le lièvre, quand on est sur quelque belle esplanade où il puisse piquer ; puis on lui dit que le lièvre est pris : le voilà aussi fier de sa prise qu'il a entendu dire que les autres le sont. Il prend la balle de la main gauche, et la pousse avec sa raquette. À l'arquebuse, il tire au jugé, et se contente de ce que ses gens lui disent : qu'il a tiré trop haut, ou à côté.

445. Sait-on jamais ? Le genre humain fait peut-être une sottise du même genre, parce que quelque sens lui fait défaut ; et peut-être que de ce fait la majeure partie de l'aspect des choses nous demeure cachée ? Sait-on si les obscurités que nous rencontrons dans bien des ouvrages de la nature ne viennent pas de là, et si bien des choses dont sont capables les animaux, et qui nous dépassent, ne sont pas le résultat de quelque sens qui nous manque ? Peut-être certains d'entre eux ont-ils une vie plus pleine et plus entière que la nôtre à cause de cela ? Nous percevons une pomme par le biais de presque tous nos sens : nous trouvons qu'elle est rouge, lisse, douce, qu'elle a une odeur, du poli. Mais outre cela, elle peut aussi avoir d'autres propriétés, comme celle de se dessécher ou de se ratatiner476, et nous n'avons pas de sens qui leur corresponde. Dans beaucoup de choses, nous trouvons des propriétés que nous disons « occultes », comme celle d'attirer le fer pour l'aimant. Ne se peut-il qu'il y ait dans la nature des facultés sensitives capables de les reconnaître et de les percevoir, et qu'à défaut de les posséder nous demeurions dans l'ignorance de la véritable essence de ces choses-là ? C'est peut-être quelque sens particulier qui renseigne le coq sur l'heure du matin et de minuit, et les incite à chanter, ou qui apprend aux poules, avant d'en avoir seulement fait l'expérience, à craindre l'épervier et non une oie ou un paon, qui sont pourtant de plus grande taille ; qui prévient les poulets de l'attitude hostile du chat envers eux, et à ne pas craindre le chien ; à prendre garde au miaulement, plutôt doux à l'oreille, et non à l'aboiement, qui est pourtant rude et agressif. Quelque sens particulier encore qui permet aux frelons, aux fourmis et aux rats de choisir toujours le meilleur fromage et la meilleure poire avant même de les avoir goûtés, et qui donne au cerf, à l'éléphant et au serpent la connaissance de l'herbe propre à leur assurer la guérison.

446. Il n'y a pas de sens qui n'ait un pouvoir étendu, et qui n'apporte de ce fait un nombre infini de connaissances. Si nous n'avions pas la connaissance des sons, de l'harmonie et de la voix, cela produirait une confusion inimaginable dans tout le reste de notre science. Car outre ce qui est attaché à l'effet propre de chaque sens, combien d'arguments, de conséquences et de conclusions ne tirons-nous pas pour les autres choses en comparant un sens à un autre ? Qu'un homme intelligent imagine la nature humaine comme produite originellement sans la vue, et qu'il se représente quelle ignorance et quelle confusion provoquerait un tel manque, quelles ténèbres et quel aveuglement dans notre âme ! On verra par là combien est importante, pour la connaissance de la vérité, la privation d'un autre sens semblable, ou de deux ou de trois(477. Nous avons conçu une vérité par la consultation et la confrontation de nos cinq sens ; mais peut-être fallait-il avoir l'accord de huit ou dix sens, et qu'ils collaborent, pour la voir vraiment et dans son essence même ?

447. Les écoles philosophiques qui combattent la science humaine la combattent principalement en se fondant sur l'incertitude et la faiblesse de nos sens. En effet, puisque toute connaissance nous vient par leur entremise et leur intermédiaire, s'ils se trompent dans le rapport qu'ils nous fournissent, s'ils corrompent ou altèrent ce qu'ils nous ramènent de l'extérieur, si la lumière qui passe en notre âme grâce à eux est obscurcie au passage, nous sommes dans une situation sans issue. De cette extrême difficulté sont nées toutes ces idées fantaisistes : que chaque objet a en soi tout ce que nous y trouvons ; qu'il n'a rien de ce que nous pensons y trouver ; que le Soleil n'est pas plus grand que tel qu'il apparaît à notre vue, comme le pensaient les Épicuriens,

Quoi qu'il en soit, son volume n'est pas plus grand

Qu'il n'apparaît à nos yeux dans sa course478.

[Lucrèce De la Nature V, 577]

que les apparences, qui représentent un corps plus grand à celui qui en est proche, et plus petit à celui qui en est éloigné, sont toutes deux vraies :

Nous ne concluons pas pour autant que les yeux se trompent ;

Ne leur imputons pas les erreurs de notre esprit.

[Lucrèce De la Nature IV, 379, 386]

et en fin de compte, que les sens ne nous trompent pas : qu'on se soumette à eux, et sans chercher ailleurs des raisons pour expliquer les différences et les contradictions que nous y trouvons. Et même, inventer n'importe quel mensonge et cause imaginaire (ils en arrivent là !) plutôt que d'accuser les sens.

448. Timagoras prétendait que même en pressant son œil ou en le plaçant de biais, il n'avait jamais pu voir double la lumière de la chandelle, et que cette apparence venait d'un défaut de notre esprit, non de l'organe lui-même. De toutes les absurdités des Épicuriens, la pire est de nier la force et l'effet des sens :

Ainsi leur perception est-elle toujours vraie.

Et si notre raison ne peut nous expliquer pourquoi

Les objet qui étaient carrés vus de près

Semblent arrondis de loin — il vaut mieux malgré tout,

Que notre esprit, dans son impuissance nous trompe

Sur la cause de cette double image,

Plutôt que de laisser échapper de nos mains l'évidence,

De renoncer à notre foi première, et ébranler l'assise même

De notre vie et de notre salut.

Car ce n'est pas la seule raison qui s'effondrerait alors,

Mais notre vie elle-même serait mise en péril,

Si nous n'osions plus faire confiance aux sens,

Pour éviter les précipices et autres mauvais pas,

Tous ces dangers dont il faut se détourner. [

Lucrèce De la Nature IV, 499-510]

Ce conseil désabusé et si peu philosophique n'exprime rien d'autre sinon que la connaissance humaine ne peut se maintenir que par une raison dé-raisonnable, folle, insensée. Mais qu'il vaut mieux encore que l'homme s'en serve pour se faire valoir, comme de tout autre remède, si fantasmatique soit-il, plutôt que d'avouer son irréductible bêtise — vérité fort peu avantageuse ! Il ne peut éviter que les sens ne soient les maîtres absolus de sa connaissance ; mais ceux-ci sont incertains et trompeurs en toutes circonstances. C'est là qu'il faut livrer un combat à outrance ; et si les forces justes nous font défaut, comme c'est bien le cas, il faut y employer l'opiniâtreté, l'audace, l'impudence.

449. Si ce que disent les Épicuriens est vrai, à savoir : que la connaissance nous est impossible si les apparences fournies par les sens sont fausses ; et si ce que disent les Stoïciens est vrai aussi : que les apparences fournies par les sens sont si fausses qu'elles ne peuvent nous fournir aucune connaissance, alors il nous faut conclure en suivant ces deux grandes écoles dogmatiques, qu'il n'y a point de connaissance possible479. Quant à l'erreur et à l'incertitude dues à l'action des sens, chacun peut en trouver autant d'exemples qu'il lui plaira, tant les erreurs et tromperies qu'ils nous font sont courantes. Quand il fait écho dans un vallon, le son d'une trompette nous semble venir de devant, alors qu'il vient en réalité d'une lieue en arrière.

Surgissant des flots, des montagnes lointaines

Semblent former une seule et même île,

Alors qu'elles sont très loin les unes des autres ;

Et regardant vers la poupe, nous croyons voir

Fuir les plaines et les collines que dépasse le navire.

Si notre ardent coursier s'arrête dans le fleuve,

Et que nous regardons les ondes rapides,

Nous le croyons emporté par une force à contre-courant.

[Lucrèce De la Nature IV, vv 397, 389 et 420-423]

450. Quand on manie une balle d'arquebuse sous le second doigt, celui du milieu étant replié par-dessus, il faut faire un gros effort pour se convaincre qu'il n'y en a qu'une, tant la sensation nous fait croire qu'il y en a deux. Et certes, on voit bien souvent que les sens dirigent notre raisonnement et le contraignent à accepter des impressions qu'il sait et juge pourtant fausses. Je laisse de côté le toucher, dont les effets sont plus immédiats, plus vifs et plus importants, et qui renverse si souvent, par l'effet de la douleur qu'il produit dans le corps, toutes ces belles résolutions stoïques — et contraint de crier « Aïe ! mon ventre ! » celui qui a installé de force dans son esprit cette idée que la « colique », comme toute autre maladie et douleur, est une chose sans importance, n'ayant aucunement le pouvoir de rien enlever au souverain bien et à la félicité dans lesquels est plongé le sage de par sa vertu...480

451. Il n'est pas de cœur si ramolli que n'excite le son de nos tambours et de nos trompettes ; ni de si dur que la douceur de la musique n'éveille et ne chatouille ; ni âme si revêche, qui ne se sente touchée de respect en face de l'immensité sombre de nos églises, la variété des ornements et l'ordonnance de nos cérémonies, et à entendre le son empreint de dévotion de nos orgues, l'harmonie imposante et les accents religieux de nos chants. Même ceux qui y entrent avec mépris ressentent quelque frisson dans le cœur, quelque émotion qui leur fait se défier de leur opinion. Quant à moi, je ne m'estime pas assez fort pour entendre de sang-froid des vers d'Horace et de Catulle, chantés comme il faut par une belle et jeune bouche.

452. Zénon avait raison de dire que la voix était la fleur de la beauté. On a voulu me faire croire qu'un homme que nous connaissons tous481, nous autres Français, s'était joué de moi en me récitant des vers qu'il avait faits, [prétendant] qu'ils n'étaient pas les mêmes sur le papier, et voulant prouver par là que mes yeux rendaient un jugement contraire à celui de mes oreilles, tant la diction a d'importance pour donner du prix et de la qualité aux œuvres qui passent par elle. En cela Philoxène n'avait pas tort lorsque, entendant quelqu'un massacrer une pièce de sa composition, il se mit à fouler aux pieds et à casser une tablette qui appartenait au récitant, en disant : « Je romps ce qui est à toi comme tu corromps ce qui est à moi. »

453. Et pourquoi donc ceux qui se sont donné la mort avec une ferme résolution détournaient-ils la face pour ne pas voir le coup qu'ils se faisaient porter ? Pourquoi ceux qui pour leur santé désirent et commandent qu'on les incise et cautérise ne peuvent-ils soutenir la vue des préparatifs, des instruments et de l'opération du chirurgien, si la vue n'avait aucune influence sur la douleur ? Est-ce que ce ne sont pas là des exemples bien propres à vérifier la prééminence des sens sur la raison ? Nous avons beau savoir que ces tresses ont été empruntées à un page ou à un laquais, que ce rouge482 vient d'Espagne, cette blancheur et ce poli, de l'océan : encore faut-il que la vue nous force à trouver ces choses-là plus agréables et plus charmantes, contre toute raison : car ce n'est pas en eux que résident ces attraits.

La parure nous séduit ; l'or et les pierreries cachent les défauts ;

La jeune fille n'est plus qu'une partie d'elle-même.

Souvent on peine à retrouver ce qu'on aime dans tout cela,

Et c'est sous cette égide qu'un riche parti trompe nos yeux.

[Ovide Les Métamorphoses I, 343]

Les poètes ne donnent-ils pas une grande importance aux sens quand ils peignent Narcisse éperdu d'amour pour son reflet ?

Il admire ce qui est admirable en lui, c'est lui-même qu'il désire

Et sans le savoir ; il convoite et il est convoité,

Il brûle des feux par lui-même allumés.

[Ovide Les Métamorphoses III, 424]

Et que dire de l'intelligence de Pygmalion, si troublé par la vue de sa statue d'ivoire, qu'il l'aime et la courtise comme si elle était vivante !

Il la couvre de baisers et croit qu'elle y répond ;

Il croit sentir céder, sous ses doigts la chair

Et craint d'y laisser, en la pressant trop,

Une empreinte livide.

[Ovide Les Métamorphoses X, 256]

454. Qu'on place un philosophe dans une cage faite de fil de fer fin à larges mailles et qu'on la suspende en haut des tours de Notre Dame de Paris : notre homme sera bien obligé d'admettre qu'il ne risque pas de tomber, et pourtant il ne pourra empêcher (sauf s'il est habitué au métier de couvreur) que la vue de la hauteur extrême à laquelle il se trouve ne l'épouvante et ne le fasse frissonner. Et nous sommes assez soucieux de nous rassurer sur les galeries de nos clochers, quand elles sont ajourées, et pourtant elles sont en pierre. Il y a des gens qui ne peuvent même pas supporter d'y penser ! Qu'on jette entre ces deux tours une grosse poutre, suffisamment large pour que nous puissions nous y promener — et il n'y a aucune sagesse philosophique qui soit assez forte pour nous donner le courage d'y marcher, comme nous le ferions si elle était à terre. J'ai souvent fait cette expérience dans nos montagnes ; et quoiqu'étant de ceux qui ne s'effraient guère de ces choses-là, je ne pouvais supporter la vue de ces profondeurs infinies sans horreur et ressentir des tremblements dans les cuisses et dans les jarrets. Et pourtant je me tenais à bonne distance du bord, au moins de ma propre taille, et je ne risquais pas de tomber, sauf à me porter délibérément au-devant du danger.

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