Chapitre 17

Sur la présomption

1. Il est une autre sorte de gloire : c'est la trop bonne opinion que nous nous formons de notre valeur. C'est une affection exagérée que nous nous portons et qui fait que nous avons de nous-mêmes une représentation différente de ce que nous sommes réellement. Il en est de même dans la passion amoureuse qui prête des beautés et des grâces à la personne qui en est l'objet, et fait que ceux qui sont épris voient l'objet aimé différent et plus parfait qu'il n'est, parce que leur jugement est altéré. Je ne voudrais pourtant pas, que par peur de tomber dans ce travers, on néglige de se connaître, et que l'on pense être inférieur à ce que l'on est. Le jugement doit toujours conserver ses prérogatives : il lui faut donc voir sur ce point comme ailleurs, ce que la vérité lui présente. S'il s'agit de César, qu'il ose se considérer comme le plus grand capitaine qu'il y ait au monde ! Nous ne sommes faits que de conventions : elles nous entraînent, et nous en oublions la véritable substance des choses ; nous nous accrochons aux branches sans nous occuper du tronc... Nous avons enseigné aux dames à rougir dès qu'elles entendent seulement ce qu'elles ne craignent nullement de faire ; nous n'osons pas appeler nos membres par leur nom, et pourtant nous ne craignons pas de les employer à toutes sortes de débauches ! Les conventions nous défendent d'exprimer par des mots des choses licites et naturelles, et nous les suivons. La raison nous défend de faire des choses mauvaises et illicites mais tout le monde s'en moque. Et me voilà empêtré dans les règles de la convenance, puisqu'elles ne permettent pas que l'on parle de soi, ni en bien ni en mal... On les laissera donc de côté, pour cette fois.

2. Ceux que le hasard (qu'on doive l'appeler heureux ou malheureux) a conduits à passer leur vie dans quelque haute fonction peuvent prouver par leurs actions publiques quelle sorte d'hommes ils sont. Mais ceux que leur sort a maintenu dans la foule, et dont personne ne parlera si eux-mêmes ne le font, sont excusables s'ils osent parler d'eux-mêmes à ceux qui ont tout intérêt à les connaître, comme ce fut le cas de Lucilius :

Il confiait tous ses secrets à des écrits comme à des amis ;

Heureux ou malheureux, il ne cherchait jamais

D'autres confidents. Ainsi l'on voit toute sa vie décrite

Comme dans un tableau qui serait

Consacré aux dieux.

[Horace Satires II, 1, vv. 30-34]

Lucilius confiait au papier ses actions et ses pensées ; il s'y peignait tel qu'il pensait être. Rutilius et Scaurus n'ont pas été moins crus ni moins estimés pour cela.

3. Je me souviens donc que dès ma plus tendre enfance, on avait remarqué chez moi je ne sais quelle attitude et des gestes qui manifestaient une vaine et sotte fierté. Je dirai d'abord qu'il n'est pas mauvais d'avoir des propensions et des comportements qui nous sont si personnels et si intégrés en nous que nous ne pouvons ni les ressentir ni les identifier. Le corps garde quelque pli de ces inclinations naturelles, sans que nous en ayons conscience, et sans notre consentement. Conscients de leur beauté, c'était avec une certaine recherche voulue qu'Alexandre penchait un peu la tête sur le côté et qu'Alcibiade avait adopté une voix douce et grasseyante. Jules César se grattait la tête avec le doigt, ce qui est bien l'attitude d'un homme en proie à des réflexions pénibles, et Cicéron, me semble-t-il, avait coutume de froncer le nez, ce qui témoigne d'un naturel moqueur. De tels mouvements peuvent se manifester en nous à notre insu. Il en est d'autres qui sont artificiels, et dont je ne parlerai pas, comme les salutations et révérences par lesquelles on cherche à se donner, le plus souvent à tort, l'honneur d'être humble et courtois : on peut en effet être humble pour en tirer gloire.

4. Je suis assez prodigue en coups de chapeau, notamment en été530, et je n'en reçois jamais sans y répondre, quelle que soit la qualité de l'homme, sauf s'il est à mon service. Je souhaiterais que certains princes que je connais en soient plus économes et qu'ils les dispensent à meilleur escient, car étant ainsi distribués inconsidérément, ces saluts sont sans valeur. Et au chapitre des attitudes exagérées, n'oublions pas la morgue de l'Empereur Constance, qui en public gardait toujours la tête droite, sans la tourner ni la pencher ici ou là, sans même regarder ceux qui à côté de lui le saluaient ; il gardait le corps immobile, sans même le laisser suivre le mouvement de sa voiture, sans oser cracher, ni se moucher, ni s'essuyer le visage devant les gens. Je ne sais si ces gestes que l'on remarquait chez moi relevaient de ma nature profonde et si j'avais vraiment quelque secrète propension à ce vice ; il se peut, car je ne puis répondre des mouvements de mon corps. Mais pour ce qui est des mouvements de l'âme, je veux dire ici ce que j'en ressens.

5. Il y a deux aspects dans cette attitude présomptueuse, à savoir : s'estimer trop soi-même, et ne pas estimer assez les autres. Pour l'un, il me semble d'abord qu'il faut tenir compte de ce qui suit : je suis sous l'influence d'un défaut de mon esprit qui me contrarie, parce que je le considère comme inique et encore plus comme importun. J'essaie de le corriger, mais je ne puis l'extirper. Il me conduit à déprécier les choses que je possède, et rehausser d'autant celles qui ne m'appartiennent pas, me sont étrangères, ou absentes. Et cette disposition s'étend bien loin... De même que, du fait qu'ils ont autorité sur elles, les maris regardent leurs femmes avec un injuste dédain, ou que certains pères en font autant envers leurs enfants, c'est ce que je fais moi aussi, et entre deux ouvrages semblables, je donnerai toujours plus de poids à l'autre qu'au mien. Ce n'est pas tant parce que mon zèle à progresser et m'améliorer trouble mon jugement et m'empêche d'être satisfait, que du fait que la possession elle-même engendre le mépris envers ce que l'on domine et dont on dispose. Les sociétés, les mœurs et les langues des pays lointains me plaisent, et je m'aperçois que le latin, par sa noblesse, me séduit plus qu'il ne devrait, comme il le fait pour les enfants et le petit peuple. La gestion domestique, la maison et le cheval de mon ami, à valeur égale, valent mieux que les miens, parce qu'ils ne sont pas les miens. Et d'autant plus que je suis très peu au courant de mes propres affaires. J'admire l'assurance et la certitude dont chacun fait preuve pour lui-même, alors qu'en ces matières il n'y a quasiment rien531 que je sache savoir, ni que je puisse oser prétendre savoir faire. Je n'ai pas un relevé établi d'avance de mes ressources, et n'en ai connaissance qu'après coup. Je doute de moi-même autant que de toute autre chose532. D'où il résulte que si je mène quelque affaire à bien, j'attribue plus volontiers cela à la chance qu'à mon action, d'autant plus que j'envisage tout ce que j'accomplis un peu par hasard et avec inquiétude. De même, parmi toutes les opinions que l'Antiquité s'est formée sur l'homme en général, celles vers lesquelles je suis porté, que j'adopte le plus volontiers et auxquelles je m'attache le plus, ce sont celles qui nous méprisent, nous avilissent et anéantissent le plus.

6. La philosophie ne me semble jamais avoir si beau jeu que quand elle combat notre présomption et notre vanité, quand elle reconnaît de bonne foi son irrésolution, sa faiblesse et son ignorance. Il me semble que la mère nourricière des opinions les plus fausses, qu'elles soient publiques ou privées, c'est la trop bonne opinion que l'homme a de lui-même. Ces gens qui se perchent à califourchon sur l'épicycle de Mercure533, et qui voient si loin dans le ciel, me font grincer des dents ! Puisque je rencontre dans l'étude que je mène, et dont le sujet est l'homme, une telle variété de jugements, un si profond labyrinthe de difficultés entassées les unes sur les autres, tant de diversité et d'incertitudes dans la philosophie elle-même, comment pourrais-je croire ces gens-là, qui n'ont pas pu venir à bout de se connaître eux-mêmes, ni de connaître leur condition qui est pourtant constamment devant leurs yeux, qui ne savent comment se meut ce qu'eux-mêmes font mouvoir, qui ne savent ni décrire ni expliquer les ressorts qu'ils tiennent et manipulent eux-mêmes, comment pourrais-je les croire au sujet de la cause du flux et du reflux du Nil ? La curiosité qui les pousse à connaître les choses est un fléau qui a été donné aux hommes, dit la Sainte Écriture.

7. Mais pour en revenir à mon propre cas, il est bien difficile, me semble-t-il, qu'aucun autre homme s'estime moins que moi, voire qu'aucun autre m'estime moins que je ne m'estime moi-même. Je me considère comme quelqu'un d'ordinaire, mais aussi coupable des défauts les plus bas, les plus vulgaires, que je n'excuse ni ne récuse. Et je ne m'estime pas plus que ce que je sais valoir. S'il y a en moi de la présomption, elle est superficielle, et infusée en moi par le fait de ma complexion, qui me trahit. Elle n'a pas véritablement de corps qui puisse donner prise à mon jugement. J'en suis arrosé, mais pas teint.

8. Car en vérité, en ce qui concerne l'activité de l'esprit, je n'ai jamais produit quelque chose qui me satisfasse en quoi que ce soit, et je ne me contente pas de l'approbation d'autrui. J'ai le goût délicat et difficile, et notamment à mon endroit. Je me sens flotter et fléchir par faiblesse. Je n'ai rien qui vienne de moi et qui puisse satisfaire mon jugement. J'ai la vue assez claire et juste, mais elle se trouble quand je m'en sers. J'en fais l'expérience surtout en poésie : je l'aime infiniment, je juge assez bien des ouvrages des autres, mais je ne suis en vérité qu'un enfant quand je veux y mettre la main, et je ne puis supporter ce que j'écris. On peut dire des sottises partout ailleurs, mais pas en Poésie.

Les dieux, les hommes, les colonnes où s'affichent leurs livres,

Tout défend aux poètes d'être médiocres.

[Horace Art Poétique 372]

Plût à Dieu que cette sentence figurât au fronton des boutiques de tous nos imprimeurs, pour en défendre l'entrée à tant de versificateurs !

Mais il est vrai

Que rien n'a plus d'assurance qu'un mauvais poète.

[Martial Épigrammes XII, 63, v. 13]

9. Que n'avons-nous de tels peuples que ceux-là !... Denys l'Ancien n'estimait rien tant que ses propres vers. À l'époque des Jeux Olympiques, avec des chars qui dépassaient tous les autres en magnificence, il envoya aussi des poètes et des musiciens pour présenter ses vers, dans des tentes et des pavillons dorés et royalement tapissés. Quand on se mit à déclamer ses vers, l'attention de la foule fut d'abord attirée par l'excellente qualité de la diction. Mais quand ensuite elle put se rendre compte de l'ineptie de l'œuvre, elle en conçut du mépris, puis bientôt son jugement tourna à l'aigre, et elle finit par se mettre en fureur et de dépit, s'empressa d'abattre et de déchirer tous les pavillons... Et comme ensuite ses chars eux-mêmes ne remportèrent aucun succès dans les courses, et que le navire qui ramenait ses gens après avoir manqué la Sicile fut poussé par la tempête et se fracassa sur la côte de Tarente, on tint pour certain que tout cela était dû à la colère des dieux irrités contre lui à cause de son mauvais poème. Et les marins qui avaient échappé au naufrage ne faisaient eux-mêmes qu'abonder dans le sens de l'opinion du peuple. C'est d'ailleurs cette idée que sembla conforter aussi l'oracle qui avait prédit sa mort ; cet oracle disait que Denys serait près de sa fin quand il aurait vaincu ceux qui valaient mieux que lui, ce qu'il interpréta comme étant les Carthaginois, dont la puissance était supérieure à la sienne. Et quand il se frottait à eux, il s'arrangeait souvent pour ne pas remporter la victoire, ou la modérait, pour ne pas risquer de voir se réaliser cette prédiction. Mais il l'interprétait de travers : le dieu annonçait par là le moment où il l'emporta, à Athènes, par la faveur et l'injustice, sur les poètes tragiques, qui étaient pourtant meilleurs que lui, quand il fit jouer sa pièce, intitulée « les Lénéiens », dans une compétition. Sitôt après avoir remporté la victoire, il trépassa, et d'ailleurs en partie à cause de la joie excessive qu'il en avait éprouvé !

10. Ce que je trouve excusable s'agissant de moi, ne l'est pas en soi et ne l'est pas vraiment, mais il l'est par comparaison avec d'autres choses bien pires encore auxquelles je vois qu'on accorde du crédit. J'envie le bonheur de ceux qui savent se réjouir et trouver une récompense dans ce qu'ils font : c'est une façon commode de se donner du plaisir, puisque c'est un plaisir que l'on tire de soi-même. Et j'envie spécialement ceux qui mettent de la fermeté dans leur détermination. Je connais un poète à qui les forts et les faibles, la foule et les proches, le ciel et la terre, crient qu'il ne n'est pas très bon en la matière. Ce n'est pas pour autant qu'il renonce à rien de la stature qu'il s'est donnée : toujours il recommence, toujours réfléchit, et toujours persiste... d'autant plus ancré dans son opinion qu'il ne dépend que de lui seul de s'y maintenir. Quant à mes ouvrages à moi, il s'en faut de beaucoup qu'ils me plaisent : à chaque fois que je les réexamine ils me déçoivent, et me laissent dépité.

Quand je relis cela, j'ai honte de l'avoir écrit, tant j'y vois de choses

Qui, même pour leur auteur, mériteraient d'être effacées.

[Ovide Pontiques I, 5, vv. 15-16]

11. J'ai toujours dans l'esprit une idée qui me présente une forme meilleure que celle que j'ai mise en chantier, mais je ne parviens ni à la saisir, ni à l'exploiter. J'en tire la conviction que les productions de ces riches et belles âmes du temps passé sont situées bien au-delà des limites de mon imagination et de mes souhaits. Leurs écrits ne font pas que me satisfaire et me combler, ils me frappent et me saisissent d'admiration. Je juge leur beauté, je la vois, sinon toute entière, mais du moins aussi loin qu'il m'est, à moi, impossible d'aspirer parvenir. Quoi que j'entreprenne, je dois un sacrifice aux Grâces, comme le dit Plutarque à propos de quelqu'un, pour obtenir leurs faveurs.

Car tout ce qui plaît, et charme les sens des hommes,

C'est aux aimables Grâces que nous le devons534.

12. Mais elles me font défaut à chaque instant : tout est grossier chez moi, tout manque de polissure et de beauté ; je ne sais pas faire valoir les choses pour plus que ce qu'elles valent, et mon intervention n'apporte rien à la matière dont je traite. Voilà pourquoi il me faut qu'elle soit forte, avec beaucoup d'emprise sur le lecteur, et qu'elle brille d'elle-même. Quand j'utilise des sujets populaires et plus gais, c'est pour suivre mon propre penchant, moi qui n'aime pas la sagesse cérémonieuse et triste, comme tout le monde; c'est pour me faire plaisir à moi-même et non pour égayer mon style, qui préfère les choses sévères et graves — si du moins je peux nommer « style » une façon de parler informelle et sans règle, un jargon populaire, une façon de faire imprécise, sans divisions, sans conclusion, trouble enfin, à la façon d'Amalfius et de Rabirius535.

13. Je ne sais ni plaire, ni réjouir, ni chatouiller agréablement : la meilleure histoire du monde se dessèche et se ternit entre mes mains. Je ne sais parler que sérieusement, et je suis tout à fait dénué de cette facilité, que j'observe chez beaucoup de mes compagnons, d'entretenir les premiers venus, et de tenir en haleine toute une assemblée, ou amuser sans le lasser l'oreille d'un prince par toutes sortes de propos. La matière ne leur fait jamais défaut, car ils ont ce don de savoir utiliser la première venue, de l'accommoder au goût de ceux à qui ils ont affaire et de la mettre à leur portée. Les princes n'aiment guère les sujets austères, ni moi raconter des histoires536. Les arguments essentiels et les plus faciles, ceux qui sont en général les mieux acceptés, sont ceux que je ne sais pas utiliser : je suis mauvais prêcheur pour la foule. Sur tous les sujets, je dis volontiers les choses les plus importantes que j'en sais. Cicéron estime que dans les traités de philosophie, la partie la plus difficile, c'est l'exorde : si cela est vrai, je ferai bien de m'intéresser plutôt à leur conclusion.

14. Il faut savoir bien pincer la corde pour produire toutes sortes de tons, et le plus aigu est celui dont on fait le moins souvent usage. Il y a au moins autant de mérite à enjoliver un sujet creux qu'à en développer un grave. Il faut savoir tantôt manier les choses superficiellement, tantôt les approfondir. Je sais bien que la plupart des hommes se contentent de rester au premier niveau, parce qu'ils ne conçoivent les choses que d'après leur première écorce. Mais je sais aussi que les plus grands maîtres, notamment Xénophon et Platon, se laissent souvent aller à cette façon triviale et populaire de dire les choses, trouvant toujours des formules élégantes pour la soutenir.

15. Au demeurant, mon langage n'est ni facile ni bien poli : il est plutôt rugueux et dédaigneux, ses mouvements sont libres et sans règles. Il me plaît ainsi, non par jugement, mais par inclination naturelle. Pourtant je sens bien que parfois je m'y abandonne trop, et qu'à force de vouloir éviter l'art et l'affectation, j'y retombe par un autre côté :

Voulant être bref,

J'en deviens obscur.

[Horace Art Poétique V, 25]

Platon dit que la brièveté ou la longueur ne sont pas des propriétés qui ôtent ou donnent du prix à un langage.

16. Quand bien même je chercherais à adopter un style égal, uni et ordonné, je ne saurais y parvenir. Et même si le rythme et les périodes de Salluste s'accordent mieux à mon caractère, je trouve pourtant César plus grand et moins facile à imiter. Et si mon penchant me porte plus vers l'imitation du langage de Sénèque, je n'en estime pas moins davantage celui de Plutarque. En actes comme en paroles, je suis tout simplement ma pente naturelle. C'est peut-être pour cela que je suis plus à l'aise en parlant qu'en écrivant. Le mouvement et la gestuelle animent les paroles, notamment chez ceux qui s'agitent brusquement, comme je le fais, et qui s'échauffent en parlant. Le port de tête, le visage, la voix, le costume, l'attitude, peuvent donner du prix à des choses qui n'en ont guère par elles-mêmes, comme le verbiage. Messala se plaint, dans Tacite, des accoutrements étroits et de la façon dont étaient faits les bancs des orateurs, qui, selon lui, nuisaient à leur éloquence.

17. Mon français est altéré, dans sa prononciation comme dans d'autres domaines, par la barbarie de mon terroir. Je n'ai jamais vu un homme de nos contrées du sud qui ne fasse nettement sentir son accent et qui ne blesse pas les oreilles purement françaises. Et ce n'est pas pour autant que je suis bien expert en périgourdin : je ne le maîtrise pas plus que l'allemand — et peu m'importe. C'est un langage du même ordre que ceux qui m'entourent — le poitevin, le saintongeais, l'angoumoisin, le limousin, l'auvergnat : il est mou, traînant, verbeux. Il y a bien, au-dessus de nous, vers les montagnes, un Gascon que je trouve singulièrement beau, sec, bref, expressif, et en vérité c'est un langage mâle et militaire, plus qu'aucun autre que je comprenne. Il est aussi nerveux, puissant, et direct que le français est gracieux, délicat, et abondant. Quant au latin, qui m'a été donné comme langue maternelle, j'en ai perdu l'habitude, et de ce fait la promptitude à pouvoir m'en servir pour parler, et même à écrire, ce qui autrefois me faisait appeler « Maître Jean »537. Voilà bien mon peu de valeur de ce côté-là.

18. La beauté est un élément d'une grande importance dans les relations entre les hommes ; c'est la première cause d'entente entre eux, et il n'est pas d'homme si barbare ni si hargneux qui ne se sente frappé par sa douceur. Le corps joue un grand rôle dans ce que nous sommes, il y tient une place importante. Sa structure et son organisation méritent donc d'être prises en considération. Ceux qui veulent séparer nos deux principaux constituants, et les maintenir l'une à part l'autre ont tort ; au contraire, il faut les rassembler et les unir. Il faut ordonner à l'âme, non pas de se replier sur elle-même, de vivre de son côté, de mépriser et abandonner le corps (et elle ne saurait d'ailleurs y parvenir que par quelque singerie apprêtée), mais au contraire de se rallier à lui, l'embrasser, le chérir, l'aider, le contrôler, le remettre dans le bon chemin et l'y ramener quand il en sort, l'épouser en quelque sorte et lui servir de mari, pour que leurs actions ne paraissent pas si différentes et si contraires, mais bien accordées et uniformes. Les chrétiens ont une particulière connaissance de cette liaison, car ils savent que la justice divine fait sienne cette association, cette sorte d'assemblage du corps et de l'âme, au point de rendre le corps susceptible de recevoir des récompenses éternelles ; ils savent aussi que Dieu regarde l'homme globalement, et veut qu'il reçoive dans sa totalité un châtiment ou une récompense, selon ses mérites.

19. L'école péripatéticienne, la plus humaine de toutes les écoles philosophiques, attribue à la sagesse la tâche de fournir et procurer leur bien en commun à ces deux parties réunies ; elle montre ainsi que les autres écoles, pour ne pas s'être suffisamment attachées à tenir compte de ce mélange, ont pris parti, l'une pour le corps, l'autre pour l'âme, faisant la même erreur, et se sont ainsi éloignées de leur véritable sujet, qui est l'homme, et de leur guide, qu'elles reconnaissent en général être la Nature.

20. Il est vraisemblable que l'avantage offert par la beauté fut à l'origine de la première distinction qui se fit entre les hommes, et qui donna aux uns la prééminence sur les autres.

Le partage des terres et leur distribution se firent

À proportion de la beauté, de la force et de l'esprit ;

Car la beauté avait grande importance,

Et la force imposait le respect.

[Lucrèce De la Nature V, 1109]

Or je suis, moi, d'une taille un peu inférieure à la moyenne. Et cette insuffisance n'est pas seulement vilaine, elle a aussi des inconvénients, notamment pour ceux qui exercent des commandements et des responsabilités, car il leur manque l'autorité que donnent une certaine majesté du corps et une belle prestance.

21. Caius Marius ne recrutait pas volontiers de soldats qui ne fassent six pieds538 de haut. « Le Courtisan »539 a bien raison de préférer que le gentilhomme dont il s'occupe ait une taille ordinaire plutôt qu'exceptionnelle, et de refuser pour lui toute particularité qui le ferait montrer du doigt. Mais s'agissant d'un militaire, et s'il ne rentre pas dans la moyenne, je ne choisirais pas, moi, qu'il soit plutôt en-deçà qu'au-delà d'elle. Les petits hommes, dit Aristote, sont bien jolis, mais ne sont pas beaux ; et c'est à la grandeur que se reconnaît la grande âme, tout comme la beauté dans la haute taille.

22. Les Éthiopiens et les Indiens, dit Aristote, quand ils élisaient leurs rois et leurs magistrats, tenaient compte de leur beauté et de leur stature. Ils avaient raison, car voir un chef de belle stature et haute taille marcher à la tête d'une troupe inspire du respect à ceux qui le suivent et de l'effroi à l'ennemi :

Dans les premiers marche Turnus à la belle prestance,

Les armes à la main et dominant ceux qui l'entourent.

[Virgile Énéide VII, 783-4]

Notre grand roi divin et céleste, dont toutes les particularités doivent être relevées avec soin, pieusement et respectueusement, n'a pas renié la distinction corporelle : « le plus beau entres les fils des hommes540. » Et Platon souhaite la beauté en même temps que la modération et la grandeur d'âme, pour ceux qui veilleront sur sa République.

23. C'est une grande vexation lorsqu'on s'adresse à vous au milieu de vos gens pour vous demander : « Où est Monsieur ? », et que vous n'avez que le reste du coup de chapeau que l'on adresse à votre barbier ou à votre secrétaire ! C'est ce qui arriva à ce pauvre Philopœmen : comme il était arrivé en premier avant sa troupe en un logis où il était attendu, l'hôtesse, qui ne le connaissait pas et lui trouvait assez mauvaise mine, l'envoya aider un peu ses femmes à puiser de l'eau et attiser le feu pour Philopœmen... Quand les gentilshommes de sa suite arrivèrent, ils le surprirent occupé à ces nobles travaux (car il n'avait pas manqué d'obéir aux ordres qu'on lui avait donnés), et lui demandèrent ce qu'il faisait là : « Je paie, leur répondit-il, pour ma laideur ».

24. Les autres aspects de la beauté concernent les femmes : la beauté de la taille est la seule beauté des hommes. Si l'on est petit, ni la largeur et la courbe du front, ni la clarté et la douceur des yeux, ni la forme peu marquée du nez, ni la petitesse de l'oreille et de la bouche, ni la régularité et la blancheur des dents, ni une barbe épaisse et unie couleur châtaigne, ni les cheveux drus, ni la juste proportion de la rondeur de la tête, ni la fraîcheur du teint, ni l'air agréable du visage, ni l'absence d'odeur, ni la juste proportion des membres, rien de tout cela ne pourra faire un bel homme. J'ai moi-même, au demeurant, la taille forte et épaisse, le visage non pas gras, mais plein, et ma complexion hésite entre le jovial et le mélancolique, moyennement sanguine et chaude,

Et j'ai donc les jambes et la poitrine pleines de poils.

[Martial Épigrammes II, 36]

25. Ma santé est bonne et vigoureuse, rarement troublée par les maladies jusqu'à un âge avancé. Du moins j'étais ainsi, et non pas maintenant que je suis engagé dans les avenues de la vieillesse, ayant depuis longtemps dépassé les quarante ans.

Peu à peu, les forces et la vigueur sont vaincues par l'âge,

Et voici que vient la décrépitude.

[Lucrèce De la Nature II, vv. 1131-1132]

Ce que je serai dorénavant, ce n'est plus qu'un demi-être, ce ne sera plus vraiment moi ; je m'échappe et me dérobe à moi-même tous les jours :

Un à un, tous nos biens nous sont dérobés par les années.

[Horace Épîtres II, 2, v. 55]

26. Je n'ai reçu ni adresse, ni agilité. Je suis pourtant le fils d'un père très alerte, et d'une vitalité qui se prolongea jusqu'en son extrême vieillesse. Il ne rencontra guère d'homme de sa condition qui puisse l'égaler pour les exercices physiques, alors que je n'en ai guère trouvé qui ne m'y surpassent, moi, sauf à la course, où j'étais dans les moyens. En musique, ni pour la voix pour laquelle je suis très peu doué, ni pour les instruments, on n'a jamais réussi à rien m'apprendre. À la danse, à la paume, à la lutte, je n'ai réussi à acquérir qu'une maîtrise fort limitée et très ordinaire, et rien du tout en ce qui concerne la nage, l'escrime, la voltige, le saut. J'ai les mains si malhabiles que je ne sais même pas écrire pour mon propre compte, de sorte que ce que j'ai griffonné, j'aime mieux le refaire que de me donner la peine de le déchiffrer. Et je ne lis guère mieux. Je sens que je suis pénible pour ceux qui m'écoutent. Mais à part ça — bon lettré...541 Je suis incapable de plier et cacheter une lettre comme il faut ; je n'ai jamais su tailler une plume, ni découper correctement la viande à table, ni harnacher un cheval, ni porter un oiseau de proie sur le poing et le faire s'envoler, ni parler aux chiens, aux oiseaux, aux chevaux.

27. Mes aptitudes corporelles sont en somme tout à fait en rapport avec celles de l'âme ; rien de très remarquable, seulement une belle et solide vigueur. Je suis dur à la peine, mais seulement si c'est de mon fait, et aussi longtemps que le désir m'y porte.

Le plaisir fait oublier l'austérité du travail.

[Horace Satires II, 2, v. 12]

Et à l'inverse, si je n'y suis alléché par quelque plaisir possible, et si je n'ai d'autre guide que ma pure et libre volonté, je n'y vaux rien. Car j'en suis au point où, mis à part la santé et la vie, il n'est rien pour quoi je me rongerais les ongles, et que je serais prêt à acheter contre des soucis et des contraintes.

À ce prix, je ne voudrais pas de l'eau sombre du Tage,

Même avec tout l'or qu'elle roule vers la mer.

[Juvénal Satires III, 54]

Je suis tout à fait disponible et libre, par nature et par ma volonté. Je prêterais aussi volontiers mon sang que mes soucis542.

28. J'ai une âme qui n'appartient qu'à elle-même, habituée à se conduire à sa guise. N'ayant eu jusqu'à maintenant ni chef ni maître imposé, j'ai marché aussi loin et au pas qu'il m'a plu de prendre. Cela m'a amolli, rendu inapte à servir les autres, et ne m'a fait bon qu'à moi. Il ne m'a pas été nécessaire de lutter contre ce naturel lourd, paresseux et fainéant : je me suis trouvé dès ma naissance à la tête d'une fortune telle que j'ai pu m'en contenter — mais avec suffisamment de bon sens pour sentir que je le pouvais. C'était une situation que, pourtant, mille autres de ma connaissance eussent considéré plutôt comme un tremplin vers quelque chose de plus, dans l'agitation et l'inquiétude. Quant à moi, je n'ai rien recherché, et rien acquis non plus.

L'aquilon favorable n'enfle pas ma voile ;

Le vent du sud contraire ne freine pas ma course ;

En force, talents, beauté, vertu, naissance, je suis

Dans les derniers des premiers et dans les premiers des derniers.

[Horace Épîtres II, 2, v. 201 sq]

29. Je n'ai eu besoin que du talent de me contenter de ce que j'avais, ce qui est tout de même, si on y regarde bien, une règle de vie difficile à suivre en toutes circonstances, et que, dans la pratique, nous trouvons plus souvent appliquée dans la disette que dans l'abondance. D'autant que, peut-être, comme il en est pour les autres passions, la faim des richesses est plus aiguisée par leur usage que par leur manque, et que la vertu de la modération est plus rare que celle de la patience543. Je n'ai donc eu besoin que de jouir tranquillement des biens que Dieu, par sa libéralité, avait placés entre mes mains. Je n'ai tâté d'aucune sorte de travail ennuyeux ; je n'ai eu guère à m'occuper que de mes propres affaires, ou bien ce ne fut qu'à la condition de les mener à ma façon et à mon heure, confiées qu'elles m'étaient par des gens qui me faisaient confiance et me connaissaient, qui ne me bousculaient pas... Car d'un cheval rétif et poussif, les gens habiles savent encore obtenir des services !

30. Mon enfance elle-même a été conduite d'une façon douce et libre, exempte de rigoureuse obéissance. Tout cela m'a donné un caractère fragile, qu'il ne faut pas trop solliciter, au point que même maintenant, j'aime que l'on me cache mes pertes et les désordres qui me touchent. Au chapitre de mes dépenses, je compte ce que me coûte ma nonchalance à entretenir et à nourrir ma maison :

C'est ici le surplus échappé au regard du maître,

Et qui profite aux voleurs.

[Horace Épîtres I, 6, v. 45]

J'aime ne pas connaître le compte de ce que j'ai, pour ressentir moins précisément ce que je perds. Je prie ceux qui vivent avec moi, quand ils n'ont pas l'affection nécessaire et les bons offices qui devraient l'accompagner, de me tromper et de me payer de bonnes apparences. Faute d'avoir assez de fermeté pour supporter les inconvénients des événements désagréables auxquels nous sommes tous exposés, et ne pouvoir me tenir prêt à régler et ordonner mes propres affaires, je nourris en moi autant que je peux, m'abandonnant ainsi totalement aux hasards du destin, cette façon de voir les choses qui consiste à prendre toutes choses au pire, et me résoudre à supporter ce pire-là avec douce résignation et patience. C'est à cela seulement que je travaille, et le but vers lequel s'acheminent toutes mes réflexions.

31. En présence d'un danger, je ne pense pas tant au moyen d'y échapper que combien il importe peu que j'y échappe. Quand j'y resterais, quelle importance ? Ne pouvant régler les événements, je me règle moi-même, et m'adapte à eux s'ils ne s'adaptent pas à moi. Je ne suis pas très doué pour esquiver les coups du sort et lui échapper, ou le dominer ; ni pour arranger et diriger habilement les choses dans mon intérêt. Je supporte encore moins le soin rigoureux et pénible qu'il faut y mettre. Et la situation pour moi la plus pénible, c'est d'être en suspens au milieu d'affaires pressantes, tiraillé entre la crainte et l'espérance. Avoir à décider, même des choses les plus insignifiantes, me dérange. Mon esprit a plus de difficulté à supporter les mouvements et les secousses diverses provoqués par le doute et l'interrogation qu'à se ranger à quelque parti que ce soit et s'y tenir, quand le sort en est jeté. Peu de passions ont troublé mon sommeil, mais la moindre des décisions à prendre le fait. Sur les chemins, j'évite volontiers les côtés pentus et glissants, pour me jeter dans leur fond le plus boueux et où l'on enfonce le plus, parce que je n'y risque pas d'aller plus bas, et que j'y cherche la sécurité. Il en est de même dans les malheurs, que je préfère définitifs, qui ne me permettent plus d'hésiter et ne me tracassent plus, parce qu'il est trop tard pour leur trouver une improbable solution, et qui me jettent tout droit dans la souffrance.

Les malheurs incertains sont les plus pénibles. [Sénèque Tragédies III, sc. 1, v. 29]

32. Devant les événements, je me comporte en homme, et pour les diriger, comme un enfant. La crainte de la chute me trouble plus que la chute elle-même. Le jeu ne vaut pas la chandelle544. L'avare souffre plus de sa passion que le pauvre de son état, et le jaloux que le cocu. Il est souvent moins pénible de perdre sa vigne que de plaider pour la conserver. La marche la plus basse est la plus solide545. C'est le fondement de la fermeté : vous n'y avez besoin que de vous ; elle trouve là son assise et repose entièrement sur elle-même.

33. Voici l'exemple d'un gentilhomme que bien des gens ont connu ; n'a-t-il pas quelque valeur philosophique ? Il se maria sur le tard, ayant passé sa jeunesse en bon compagnon, grand raconteur d'histoires, grand amuseur. N'oubliant pas combien le sujet du cocuage lui avait fourni de quoi parler et se moquer des autres, il pensa se mettre à l'abri en épousant une femme qu'il prit en un lieu où chacun peut en trouver pour son argent, et établit avec elle cette règle : « Bonjour putain — Bonjour cocu. » Et il n'y avait rien dont il parlait plus souvent avec ceux qui lui rendaient visite que de ces dispositions par lesquelles il réfrénait les bavardages secrets des moqueurs et émoussait les piques qu'il eût pu encourir.

34. Quant à l'ambition, qui est voisine de la présomption, ou plutôt sa fille, il aurait fallu, pour me pousser vers les honneurs, que le hasard fût venu me prendre par la main. Car je n'eusse pas été capable de me mettre en peine pour une espérance incertaine, et supporter toutes les difficultés qui sont le lot de ceux qui cherchent à se pousser pour être en faveur, au début de leur ascension.

Je n'achète pas l'espérance à ce prix.

[Térence Les Adelphes II, 3, v. 11]

Je m'attache à ce que je vois et que je tiens, et ne m'éloigne guère du port.

Que l'une de tes rames rase le flot, l'autre le rivage.

[Properce Elégies amoureuses - Cynthia III, III, 23]

Et puis on n'obtient pas grand-chose dans ces promotions, si ce n'est en mettant d'abord en jeu ses propres biens. Et je considère que si ce qu'on a suffit à se maintenir dans la condition qui était la nôtre à la naissance, et dans laquelle on a grandi, c'est folie que de lâcher cela pour le vague espoir de l'améliorer. Celui à qui le sort refuse de quoi prendre pied quelque part, et se faire une existence tranquille et calme, celui-là est pardonnable s'il hasarde ce qu'il possède, puisque de toutes façons, la nécessité l'y contraindrait.

Dans l'adversité mieux vaut prendre la voie hasardeuse.

[Sénèque Tragédies II, sc. 1, v. 47]

J'excuse plutôt un cadet de risquer sa part d'héritage que celui qui a la charge de l'honneur de la famille et qui se retrouve nécessiteux entièrement par sa faute.

35. J'ai trouvé, avec l'aide de mes bons amis du temps passé, le chemin le plus court et le plus commode pour me détacher de ce désir et me tenir tranquille :

En homme qui jouit d'une douce condition sans la poussière de la victoire.

[Horace Épîtres I, 1, v. 51]

Car je juge sainement que mes forces ne sont pas capables de grandes choses, et je me souviens de ce mot de feu le chancelier Olivier : les Français ressemblent à des guenons qui grimpent dans les arbres, sautant de branche en branche jusqu'à ce qu'elles soient arrivées à la plus haute et parvenues là, y montrent leur cul.

Il est stupide de se charger d'un poids qu'on ne peut soutenir,

Pour ensuite fléchir les genoux et s'en débarrasser.

[Properce Elégies amoureuses - Cynthia III, 9, 5]

36. Même les qualités que je possède et qui ne souffrent pas de reproches, je les trouvais inutiles à notre époque. La facilité de mon caractère, on l'aurait taxée de lâcheté et de faiblesse ; ma loyauté et ma conscience on les aurait trouvées tatillonnes et superstitieuses ; ma franchise et ma liberté, importunes, irréfléchies et téméraires. À quelque chose malheur est bon ! Il est bon de naître à une époque très dépravée, car en comparaison des autres, vous êtes considéré comme vertueux à bon marché... Qui n'est que parricide et sacrilège, de nos jours, est un homme de bien et d'honneur.

Si maintenant ton ami ne nie pas ce que tu lui as confié,

S'il te rend ta vieille bourse avec sa monnaie rouillée,

C'est un miracle de bonne foi, digne de figurer

Sur les tablettes étrusques;

Et qu'il faut célébrer en immolant une jeune brebis couronnée.

[Juvénal Satires XIII, 60]

Il n'y eut jamais d'époque ni de lieu où les princes aient pu tirer de bénéfice plus certain et plus grand de la bonté et de la justice. Je serais bien étonné si le premier qui aurait l'idée d'accroître sa faveur et sa réputation par ce moyen-là ne devançait facilement ses compagnons. La force et la violence peuvent bien quelque effet, mais pas toujours sur tout.

37. Les marchands, les juges de village, les artisans, rivalisent de vaillance et de science militaire avec la noblesse. Ils mènent d'honorables combats, en public comme en privé : ils se battent et défendent leurs villes dans les guerres actuelles. La renommée d'un prince se trouve comme étouffée dans cette foule. Qu'il brille par son humanité, son honnêteté, sa loyauté, sa modération et surtout par sa justice : ce sont là des marques rares, inconnues et tenues à l'écart. Ce n'est que par le consentement de la population qu'il peut conduire ses affaires, et il n'est pas de qualités qui puissent aussi bien que celles-là conquérir son cœur : ce sont celles qui lui sont le plus utiles. « Rien n'est aussi populaire que la bonté.» [Cicéron Pro Ligario, in Oeuvres..., Dubochet 1841, X]

38. Dans les conditions de notre époque, donc, j'aurais pu me considérer comme grand et extraordinaire, tout comme je me sens un pygmée et un homme bien ordinaire par rapport à certains siècles passés, dans lesquels il était commun, si d'autres qualités plus importantes ne s'y ajoutaient, de voir un homme modéré dans ses vengeances, peu sensible aux offenses, scrupuleux dans le respect de la parole donnée, ni à double face, ni souple, n'ajustant pas ce qu'il pense à la volonté des autres, ni aux circonstances. Je me laisserais plutôt tordre le cou par les affaires que de tordre ma foi pour leur service. Car s'agissant de cette nouvelle « vertu », si fort à la mode aujourd'hui, et qui consiste à feindre et dissimuler, j'ai pour elle une haine capitale, et je ne trouve parmi tous les vices, aucun qui témoigne d'autant de lâcheté et de bassesse. C'est un comportement de couard et d'esclave que d'aller se déguiser, se dissimuler sous un masque et de ne pas oser se montrer tel qu'on est. C'est par là que nos contemporains s'entraînent à la perfidie. Habitués à parler faux, ils n'ont pas conscience de manquer à la vérité. Un noble cœur ne doit pas déguiser ce qu'il pense. Il veut se montrer jusqu'au fond : ou tout y est bon, ou tout au moins, tout y est humain.

39. Aristote considère que c'est le rôle d'une grand âme que de haïr et aimer ouvertement, de juger et de parler en toute franchise, et de se soucier plus de la vérité que de l'approbation ou de la réprobation d'autrui. Apollonios disait qu'il appartenait aux esclaves de mentir et aux hommes libres de dire la vérité. C'est la première et fondamentale partie de la vertu: il faut l'aimer pour elle-même. Celui qui dit la vérité, parce qu'il y est contraint d'une certaine façon, parce que cela lui est utile, et qui ne craint pas de mentir quand cela n'a pas d'importance, celui-là n'est pas véritablement honnête. Mon âme, de par sa constitution, se refuse au mensonge, et en déteste même la pensée. J'éprouve une honte intérieure et un remords cuisant quand un mensonge m'échappe, comme cela arrive parfois quand je suis pris de court par des circonstances qui me troublent.

40. Il ne faut pas toujours tout dire : ce serait une sottise. Mais ce que l'on dit, il faut que ce soit ce qu'on pense, sinon c'est de la perversité. Je ne sais quel avantage on attend de feindre et de se déguiser sans cesse, si ce n'est à la fin de n'être pas cru même quand on dit la vérité. On peut ainsi tromper les gens une fois ou deux. Mais faire profession de dissimulation, et prétendre comme l'on fait certains de nos princes, qu'ils « en mettraient leur chemise au feu546 » si elle était dans le secret de leurs véritables intentions (formule attribuée à Metellus Macedonicus dans l'Antiquité), et que celui qui ne sait pas feindre ne sait pas régner, c'est avertir ceux avec qui on va négocier que l'on ne fera que mentir et tricher ! « Plus on est astucieux et rusé, plus on est odieux et suspect, faute d'avoir la réputation d'être honnête.» [Cicéron De Officiis II, IX] Ce serait une grande naïveté que de se laisser influencer par le visage ou les paroles de celui qui a pour principe de se montrer toujours différemment à l'extérieur de ce qu'il est au-dedans, comme le faisait Tibère547. Et je me demande quelle part de tels gens peuvent avoir dans leurs relations avec les autres hommes puisqu'ils ne disent rien qui puisse être pris pour argent comptant. Qui n'est pas loyal envers la vérité ne l'est pas non plus envers le mensonge.

41. Ceux qui, à notre époque, traitant du devoir d'un prince, ont considéré que celui-ci ne reposait que sur le souci de ses intérêts, et qui ont préféré cela au souci de sa loyauté et de sa conscience, auraient raison s'il s'agissait d'un prince dont le hasard aurait si bien arrangé les affaires qu'il pût les établir définitivement par une seule faute, un seul manquement à sa parole. Mais il n'en est rien : on rechute souvent dans de semblables marchés, on fait plus d'une paix et plus d'un traité dans sa vie. L'avantage les incite à commettre la première déloyauté, et il s'en présente presque toujours, comme pour toutes les mauvaises actions : sacrilèges, assassinats, rébellions, trahisons... Tout cela est entrepris dans l'espoir de quelque gain. Mais ce premier gain apporte ensuite avec lui d'infinis dommages : l'exemple de ce manque de parole prive ensuite le prince de toute relation, et de tout moyen de négociation. Dans mon enfance, Soliman548, de la race des Ottomans, race peu soucieuse d'observer les promesses et les pactes, fit débarquer son armée à Otrante parce qu'il avait appris que Mercurin de Gratinare et les habitants de Castro y étaient retenus prisonniers après avoir livré la ville, contrairement à ce qui avait été convenu entre eux et ses gens, et ordonna qu'ils fussent relâchés. Il déclara qu'ayant en vue d'autres grandes entreprises dans cette région, cet acte de déloyauté, malgré son utilité apparente à ce moment, ne lui apporterait à l'avenir que mauvaise réputation et défiance à son égard, lui causant un immense préjudice. En ce qui me concerne, j'aime mieux être importun et indiscret que flatteur et dissimulé.

42. Je reconnais qu'il peut se mêler quelque pointe de fierté et d'entêtement au fait de se tenir ainsi entièrement à découvert, sans s'occuper des autres, comme je le fais. Et il me semble que j'ai tendance à être un peu plus libre là où il faudrait l'être moins, et que je m'échauffe d'autant plus si l'on prétend m'imposer le respect. Il se peut aussi que je me laisse aller selon ma nature faute de savoir-faire. Ayant envers les grands le même laisser-aller dans le langage et le comportement que chez moi, je sens combien cela peut conduire à l'excès et l'incivilité. Mais outre que je suis ainsi fait, je n'ai pas l'esprit assez délié pour esquiver une question impromptue, ni pour y échapper par quelque détour, non plus que pour déguiser la vérité ; je n'ai d'ailleurs pas assez de mémoire pour m'en souvenir ainsi déguisée, ni assez d'aplomb pour la soutenir. Je fais donc le brave par faiblesse... C'est pourquoi je m'abandonne à la naïveté de dire toujours ce que je pense, par constitution et volontairement, laissant le hasard se charger des conséquences. Aristippe disait que le principal fruit qu'il eût tiré de la philosophie, c'était de parler librement et ouvertement à chacun.

43. C'est un outil extrêmement utile que la mémoire, et sans lequel le jugement a bien du mal à remplir son office. Elle me fait complètement défaut549. Si l'on veut m'exposer quelque chose, ce doit être par petits morceaux, car je suis incapable de répondre à un exposé qui comporte plusieurs points importants. Je ne reçois pas de mission à remplir sans la noter sur mes tablettes, et quand j'ai un discours important à faire, s'il doit être de longue haleine, j'en suis réduit à cette vile et misérable nécessité d'apprendre par cœur, mot à mot, ce que j'ai à dire, faute de quoi je n'aurais ni aisance, ni assurance, étant dans la crainte de voir ma mémoire me jouer un mauvais tour. Mais il ne m'est pas moins difficile de procéder ainsi : pour apprendre trois vers il me faut trois heures. Et dans un texte dont je suis l'auteur, la liberté et la possibilité d'en modifier l'organisation, de changer un mot, faisant sans cesse varier la matière, la rend plus difficile à fixer dans la mémoire. Or plus je m'en méfie, plus elle se trouble : elle me sert mieux à l'improviste. Il faut que je la sollicite sans en avoir l'air, car si je la bouscule, elle se brouille, et dès qu'elle a commencé à chanceler, plus je la fouille, plus elle s'empêtre et s'embarrasse. Elle me sert à son heure, non à la mienne.

44. Ce que je ressens avec la mémoire, je le ressens aussi dans plusieurs autres domaines. Je me dérobe à l'autorité, à l'obligation et à la contrainte. Ce que je fais aisément et naturellement, si je me contrains à le faire, par une décision catégorique et prévue à l'avance, je ne parviens plus à le faire. S'agissant de mon corps lui-même, les membres qui ont sur eux-mêmes quelque liberté et une autorité particulière, refusent parfois de m'obéir quand je leur fixe un lieu et un moment précis550. Cet ordre strict et tyrannique, donné à l'avance, les rebute : ils s'en recroquevillent de crainte ou de colère, et en sont comme glacés. Autrefois, étant en un lieu où il est discourtois et barbare de ne pas répondre à ceux qui vous convient à boire avec eux, et bien que j'y fusse reçu de façon tout à fait libre, je m'efforçai de faire le bon compagnon devant les dames qui étaient de la partie, selon l'usage du pays. Mais aïe ! Quel plaisir ! L'idée de me préparer à quelque chose qui allait au-delà de mes habitudes et de mon naturel, me boucha le gosier de telle façon que je ne pus avaler une seule goutte, et qu'il ne me fut même pas possible de boire pendant le repas. J'étais désaltéré et comme saoulé par tout ce que j'avais bu d'avance en imagination. Cet effet s'observe davantage chez ceux dont l'imagination est plus vive et plus forte, mais il est néanmoins naturel, et il n'est personne qui ne le ressente quelque peu.

45. On avait offert à un excellent archer, condamné à mort, d'avoir la vie sauve s'il voulait donner quelque preuve remarquable de son savoir-faire : il refusa de s'y risquer, craignant que la trop grande tension de sa volonté ne lui fît dévier la main, et qu'au lieu de sauver sa vie, il perdît en plus, au contraire, la réputation qu'il avait acquise au tir à l'arc. Un homme qui pense à autre chose ne manquera pas, au centimètre près, de refaire toujours le même nombre de pas de la même longueur, là où il se promène ; mais s'il est là avec l'intention de les mesurer et de les compter, il constatera que ce qu'il fait naturellement et par hasard, il ne le refait pas aussi exactement volontairement.

46. Ma bibliothèque, une des plus belles que l'on puisse trouver dans un village, est située dans un angle de ma maison551. Si quelque chose me vient à l'esprit, que je veuille y aller chercher ou écrire, de peur que cette idée ne m'échappe simplement en traversant la cour, il faut que je la confie à quelqu'un d'autre.

47. Si je m'enhardis, en parlant, à dévier tant soit peu du fil de ma pensée, je ne manque jamais de le perdre. Ce qui fait que je m'en tiens, dans mes propos, et sèchement, au strict nécessaire. Les gens qui sont à mon service, il faut que je les appelle par le nom de leur charge, ou de leur pays, car j'ai la plus grande difficulté à retenir des noms. Mais je pourrais dire d'un nom qu'il a trois syllabes, que leur son est rude, et qu'il commence ou se termine par telle ou telle lettre ! Si je devais vivre longtemps, je suis sûr que j'oublierai mon propre nom, comme cela est arrivé à d'autres. Messala Corvinus552 vécut deux ans sans la moindre trace de mémoire ; et on le dit aussi de George de Trapézonce553. C'est donc dans mon intérêt que je médite souvent sur la vie que dut être la leur, et si sans cette faculté il m'en restera suffisamment pour me comporter avec aisance ; et en y regardant de près, je crains que cette absence, si elle est complète, ne provoque la perte de toutes les fonctions de l'esprit.

J'ai des trous partout ; je perds de tous les côtés.

[Térence L'eunuque I, II, 25]

48. Il m'est arrivé plus d'une fois d'oublier le mot de passe que j'avais donné ou reçu d'un autre trois heures auparavant, et d'oublier où j'avais caché ma bourse — quoi qu'en dise Cicéron554 : je perds d'autant plus facilement les choses que je range le plus soigneusement. « La mémoire détient seule à coup sûr, non seulement la philosophie, mais tout ce qui est nécessaire aux arts et à la vie » [Cicéron Académiques II, VII, 22] La mémoire est le réceptacle et l'étui du savoir. Comme la mienne est fort défaillante, je n'ai guère à me plaindre si je ne sais pas grand-chose. Je sais en général le nom des disciplines et de quoi elles traitent, mais je ne vais pas plus loin. Je feuillette les livres, je ne les étudie pas ; ce qui m'en reste c'est ce que je ne reconnais plus comme étant d'un autre : c'est de cela seulement que mon esprit a fait son profit, ce sont les raisonnements et les idées dont il s'est imbibé. L'auteur, le lieu, les mots et les autres détails, je les oublie aussitôt. Et j'excelle tellement dans l'oubli que mes écrits, mes ouvrages eux-mêmes, je les oublie tout autant que le reste. On cite sans cesse les « Essais » devant moi, sans que je m'en aperçoive. À qui voudrait savoir d'où sont les vers et les exemples que j'ai entassés ici, j'aurais grand-peine à le dire ; et pourtant, je ne les ai mendiés qu'aux portes connues et célèbres, ne me contentant pas de ce qu'ils fussent précieux s'ils ne provenaient aussi de mains précieuses et réputées : l'autorité y rivalise avec la raison. Ce n'est donc pas très étonnant si mon livre connaît le même sort que les autres, et si ma mémoire laisse échapper ce que j'écris, comme ce que je lis, et ce que je donne comme ce que je reçois.

49. Outre celui de la mémoire, j'ai d'autres défauts qui contribuent beaucoup à mon ignorance : j'ai l'esprit lent et émoussé, le moindre nuage l'arrête en chemin ; de telle sorte que, par exemple, je ne lui ai jamais proposé une énigme, si aisée fût-elle, qu'il ait réussi à expliquer. Il n'y a pas de si petite subtilité qui ne m'embarrasse. Dans les jeux, où l'esprit à sa part, comme les échecs, les cartes, les dames et d'autres encore, je ne comprends que les règles les plus élémentaires. Ma compréhension est lente et confuse ; mais une fois qu'elle tient quelque chose, elle le tient bien, et l'enserre universellement, étroitement et profondément, aussi longtemps qu'elle le tient. Mes yeux sont sains et en bon état, ma vue est bonne même de loin, mais se fatigue vite en travaillant, et alors se trouble. De ce fait, je ne puis me servir longtemps des livres sans avoir recours à quelqu'un d'autre. Ce qu'en dit Pline le Jeune fera comprendre à ceux qui ne l'ont pas éprouvé par eux-mêmes combien ce détour est important pour ceux qui s'adonnent à la lecture555.

50. Il n'y a pas d'esprit si faible et grossier soit-il, dans lequel on ne voie briller quelque faculté particulière. Il n'y en a pas qui soit assez enfoui pour ne pas faire saillie par quelque bout. Et quant à savoir comment il se fait qu'un esprit aveugle et endormi pour toute autre chose se révèle vif, clair, et excellent pour une action particulière, il faut le demander aux maîtres. Mais les bons esprits, ce sont ceux qui sont universels, prêts et ouverts à tout, sinon instruits, du moins susceptibles de l'être. Je dis cela pour blâmer le mien car, soit par faiblesse, soit par nonchalance, il n'en est pas d'aussi inapte et d'aussi ignorant pour bien des choses courantes, de celles que l'on ne peut ignorer sans honte (et pourtant, laisser de côté par nonchalance ce qui est devant nous, ce que nous avons entre les mains, ce qui concerne directement le déroulement de notre existence, c'est une attitude bien éloignée de mes conceptions). Il faut que je donne ici quelques exemples de cela : je suis né et j'ai été élevé à la campagne, au milieu du travail des champs. J'ai la charge de mes affaires et de ma maison depuis que ceux qui me précédaient à la tête des biens dont j'ai la jouissance m'ont abandonné leur place. Or je ne sais compter ni avec des jetons, ni avec ma plume, j'ignore la plupart de nos monnaies, et je ne sais pas faire la différence entre un grain et un autre, ni au grenier ni dans les champs si cette différence n'est pas très apparente, et je connais à peine celle qu'il y a entre les choux et les laitues de mon jardin. Je ne sais même pas à quoi correspondent les noms des principaux ustensiles de la maison, je ne comprends pas les principes les plus élémentaires de l'agriculture, ceux que connaissent même les enfants. Je m'y connais encore moins dans les activités manuelles, le commerce, les marchandises, la diversité des sortes de fruits, des vins et des aliments, quand il s'agit de dresser un oiseau, de soigner un cheval, ou un chien. Et s'il me faut tout avouer, il y a moins d'un mois, on s'est aperçu que j'ignorais que le levain servait à faire du pain, et ce que c'était que de faire cuver du vin556. Autrefois, à Athènes, on supposait une disposition pour les mathématiques chez celui que l'on voyait habilement disposer en fagots un tas de broussailles. On tirerait vraiment de moi la conclusion inverse : qu'on me donne tout ce qu'il faut dans une cuisine — et me voilà mort de faim.

51. Grâce à ces détails de ma confession, on peut en imaginer d'autres à mes dépens. Mais peu importe la façon dont je me montre, pourvu que je me montre tel que je suis : c'est ce que je veux faire. Je n'ai donc pas à m'excuser d'oser mettre par écrit des propos aussi vulgaires et frivoles que ceux-là : la bassesse du sujet m'y contraint. Qu'on blâme mon projet si l'on veut, mais pas mon propos. Quoi qu'il en soit, sans que personne ne me le dise, je vois bien le peu de valeur de tout ceci, et la folie de mon projet. C'est déjà bien que mon jugement, dont ce sont ici les « Essais », ne perde pas ses fers557.

Quel que soit ton nez, même tel qu'Atlas n'en eût pas voulu,

Et même si tu étais capable de railler Latinus lui-même,

Tu ne saurais dire de ces bagatelles

Pire que je n'en dis moi-même.

A bon quoi mâchonner dans le vide ?

C'est de la chair qu'il te faut, si tu veux te rassasier.

Assez de gens sont imbus d'eux-mêmes :

Réserve ton venin pour eux.

Moi je sais que tout ceci

N'est au fond pas grand-chose.

[Martial Épigrammes XIII, 2]

52. Je ne suis pas obligé de ne pas dire de sottises, pourvu que je ne me trompe pas moi-même et que je les reconnaisse ainsi. Et me tromper en connaissance de cause, cela m'est si habituel que je ne trompe guère autrement, je ne me trompe jamais fortuitement. C'est bien peu de chose que d'attribuer à la légèreté de mon caractère mes sottes actions, puisque je ne puis pas m'empêcher de lui prêter d'ordinaire celles qui sont vicieuses.

53. Je vis un jour à Bar-le-Duc que l'on présentait au roi François II, pour honorer la mémoire de René, roi de Sicile558, un portrait qu'il avait fait de lui-même. Pourquoi ne serait-il pas permis également à tout un chacun de se représenter avec sa plume, comme lui le faisait avec un crayon ? Je ne veux donc pas laisser de côté cette cicatrice morale, qu'il n'est pourtant pas convenable de montrer en public : c'est l'irrésolution, défaut très gênant dans la conduite des affaires du monde. Je ne sais pas prendre parti dans les affaires dont l'issue est douteuse :

Mon cœur ne me dit ni oui ni non.

[Pétrarque Canzoniere CLXVIII, 8]

54. Je suis bien capable de soutenir une opinion, mais non de la choisir. C'est que dans les choses humaines, de quelque côté que l'on penche, on trouve toujours des apparences qui nous y confortent. Et le philosophe Chrysippe disait qu'il ne voulait apprendre de ses maîtres Zénon et Cléanthe que les vérités fondamentales, car pour les preuves et les arguments il en trouverait suffisamment de lui-même. De quelque côté que je me tourne, je me trouve toujours suffisamment de raisons et de vraisemblance pour m'y maintenir ; je maintiens donc en moi le doute et la liberté de choisir, jusqu'à ce que les circonstances me contraignent. Et alors, pour dire la vérité, je jette le plus souvent « la plume au vent » comme on dit, je m'abandonne au gré du sort : un penchant bien léger et quelque circonstance anodine suffisent à m'entraîner.

Dans le doute, le moindre poids le fait pencher

D'un côté ou de l'autre.

[Térence Andrienne I, 6, v. 32]

55. L'incertitude de mon jugement est telle que dans la plupart des cas, je pourrais m'en remettre au tirage au sort ou aux dés. Et je note, en examinant notre faiblesse humaine, que l'histoire sainte elle-même nous a laissé des exemples de cet usage qui consiste à confier au hasard et à la chance la détermination du parti à prendre dans les choses incertaines : « Le sort tomba sur Matthias559. » La raison humaine est un dangereux glaive à double tranchant. Même entre les mains de Socrate qui en est l'ami le plus intime et le plus familier, c'est un bâton qu'on ne sait par quel bout prendre. Je ne suis donc bon qu'à suivre les autres, et je me laisse volontiers emporter par la foule. Je n'ai pas suffisamment confiance en mes forces pour me risquer à commander ou à montrer la voie. Je suis bien aise de suivre les pas tracés par les autres. S'il faut courir le risque d'un choix douteux, j'aime mieux que ce soit sous la responsabilité de tel ou tel qui a plus d'assurance dans ses opinions, et qui s'y tient mieux que je ne le ferais des miennes, dont je trouve les fondations et l'assise peu sûres. Et pourtant, je ne change pas si facilement d'idée, d'autant que je vois la même faiblesse dans l'opinion contraire. « L'habitude elle-même de donner son assentiment semble dangereuse et glissante.» [Cicéron Académiques II, 21] Dans les affaires publiques notamment, il y a un beau champ ouvert aux hésitations et à la contestation :

Quand la balance a ses plateaux également chargés,

Elle ne s'abaisse ni ne s'élève d'aucun côté.

[Tibulle Elégies IV, 1, v. 40]

56. Les raisonnements de Machiavel, par exemple, étaient assez solides pour son sujet, et pourtant il fut très facile de les combattre. Et ceux qui l'ont fait n'ont pas laissé moins de facilité à combattre les leurs. On pourrait toujours trouver sur ce sujet de quoi fournir des réponses, des dupliques, répliques, tripliques, quadrupliques560, et cette infinie litanie de débats que la procédure juridique a allongée tant qu'elle a pu en faveur des procès.

On nous frappe, mais nous rendons coup par coup à l'ennemi.

[Horace Épîtres II, 2, v. 97]

Les raisons invoquées ici n'ont guère d'autre fondement que l'expérience, et la diversité des événements humains nous présente un nombre infini d'exemples sous toutes sortes de formes.

57. Un de nos contemporains très savant dit que dans nos almanachs, quand il est dit qu'il fera chaud, on pourrait dire « froid », et au lieu de sec, « humide » ; et s'il devait parier sur ce qui se produira, celui qui mettrait ainsi toujours le contraire de ce qui est prévu ne se risquerait pas à prendre parti, sauf à propos des choses qui ne font aucun doute, comme de promettre des chaleurs extrêmes à Noël, et des rigueurs d'hiver à la Saint-Jean. Je pense la même chose à propos des argumentations politiques : dans quelque situation qu'on vous mette, vous avez aussi beau jeu que vos adversaires pourvu que vous n'en veniez pas à choquer des principes trop élémentaires et trop évidents. Et c'est pourquoi, à mon point de vue, il n'est pas de façon d'agir si mauvaise soit-elle qui, à condition d'être ancienne et constante, ne vaille mieux que le changement et le bouleversement. Nos mœurs sont extrêmement corrompues, et ont terriblement tendance à s'aggraver. Parmi nos lois et nos usages, il en est beaucoup de barbares et monstrueux. Mais pourtant, la difficulté d'améliorer cette situation et les dangers présentés par cet ébranlement, font que si je pouvais planter une cheville dans cette roue et l'arrêter en ce point, je le ferais volontiers.

Il n'est pas d'exemples si honteux et si infâmes

Que l'on ne puisse en trouver de pires.

[Juvénal Satires VIII, 183]

Ce que je trouve de pire de nos jours, c'est l'instabilité, et que nos lois pas plus que nos vêtements ne peuvent prendre une forme définitive. Il est bien facile de reprocher à un système de gouvernement ses imperfections, puisque toutes les choses mortelles en sont pleines. Il est bien facile de susciter chez un peuple le mépris envers ses anciennes traditions : jamais personne n'entreprit cela sans en venir à bout. Mais quant à établir un ordre meilleur à la place de celui que l'on a ruiné, nombreux sont ceux qui l'avaient entrepris et qui l'ont regretté561.

58. Je ne tiens guère compte de ma sagesse pour ma conduite : je me laisse volontiers conduire par l'ordre général du monde. Heureux, le peuple qui fait ce qu'on lui commande, et bien plus que ceux qui commandent, car il n'a pas à se soucier des causes, et se laisse tranquillement aller dans le mouvement céleste ! L'obéissance n'est jamais pure ni tranquille chez celui qui raisonne et qui conteste. Bref, pour en revenir à moi-même, le seul point par lequel j'estime être quelque chose, c'est celui par lequel jamais homme ne s'estima défaillant ; ma louange est banale, commune, populaire, car qui a jamais pensé qu'il manquait de jugement ? Ce serait une proposition qui contiendrait en elle-même sa contradiction : c'est une maladie qui ne se rencontre jamais là où elle se voit. Elle est tenace et forte, et pourtant, le premier regard que porte sur elle le patient la transperce et la fait se dissiper, comme le rayon du soleil le fait d'un brouillard opaque. S'accuser, en cette matière, ce serait s'excuser ; et se condamner, ce serait s'absoudre. Il n'y eut jamais manœuvre ni bonne femme qui n'ait pensé avoir assez de jugement pour sa propre gouverne. Nous reconnaissons aisément la supériorité que les autres ont sur nous s'agissant du courage, de la force physique, de l'expérience, de l'agilité, de la beauté ; mais nous ne reconnaissons à personne d'autre la supériorité en matière de jugement, et les arguments qui chez les autres proviennent du simple bon sens naturel, il nous semble qu'il nous aurait suffi de regarder de ce côté-là pour les trouver. L'érudition, le style, et autres qualités que nous voyons dans les ouvrages des autres, nous les reconnaissons bien volontiers si elles surpassent les nôtres ; mais quant aux simples productions de l'intelligence, chacun pense qu'il était capable de les obtenir de la même façon, et en perçoit difficilement le poids et la difficulté sauf, et encore, lorsqu'elles sont à une extrême et incomparable distance. Celui qui verrait bien clairement la hauteur de vues du jugement d'un autre pourrait parvenir à y élever le sien562. Ce que j'entreprends est donc une sorte d'entraînement, dont je dois attendre peu de recommandations et de louanges, et une sorte d'ouvrage qui m'apportera peu de renommée.

59. Et puis, pour qui écrit-on ? Les gens savants qui font autorité en matière de livres n'attachent de prix qu'au savoir, et n'admettent pas d'autre méthode de pensée que celle de l'érudition et de l'art. Si vous avez pris l'un des Scipion pour l'autre563, que pourriez-vous dire encore qui vaille ? Qui ignore Aristote, selon eux, s'ignore en même temps lui-même. Les esprits grossiers et vulgaires, eux, sont peu sensibles à une pensée fine. Or ce sont ces deux espèces-là qui constituent le gros du public. La troisième, à qui vous vous proposez, celle des bons esprits pensant par eux-mêmes, est si rare que justement, elle n'a ni renom ni place reconnue parmi nous : vouloir lui plaire et s'y efforcer est du temps à demi perdu.

60. On dit couramment que le plus juste partage que la nature nous ait fait de ses faveurs, c'est celui du bon sens564 ; chacun en effet se contente de ce qu'elle lui a attribué, et n'est-ce pas raisonnable ? Qui voudrait voir plus loin, chercherait à voir plus loin que sa vue ne peut porter. Je pense que mes idées sont bonnes et saines. Mais qui ne pense la même chose des siennes ? L'une des meilleures preuves que je puisse en avoir, c'est le peu d'estime que j'ai envers moi. Car si mes opinions n'étaient pas bien fermes, elles se seraient aisément laissé tromper par l'affection particulière que je me porte, puisque je ramène presque toute cette affection à moi-même et ne la répands guère au-delà. Tout ce que les autres en distribuent à une infinie multitude d'amis et de connaissances, à leur grandeur et à leur réputation, moi je la consacre toute entière au repos de mon esprit, et à moi-même. Ce qui m'en échappe, ce n'est pas vraiment volontaire :

Pour moi, vivre et me bien porter, voilà ma science.

[Lucrèce De la Nature V, 959]

Or je trouve mes opinions extrêmement hardies et constantes en ce qui concerne la condamnation de mes insuffisances. Mais il est vrai aussi que c'est un sujet sur lequel j'exerce mon jugement plus que sur aucun autre. Les gens regardent toujours devant eux ; moi je retourne mon regard vers l'intérieur, je le plante là, et c'est là que je l'exerce... Chacun regarde devant lui, moi je regarde au dedans de moi. Je ne m'occupe que de moi, je m'examine sans cesse, je m'analyse, je me déguste. Les autres vont toujours ailleurs, s'ils y pensent seulement ; ils vont toujours de l'avant :

Personne n'essaie de descendre en soi-même.

[Perse Satires IV, v. 23]

Moi, je me vautre en moi-même.

61. Quelle que soit la capacité que j'ai en moi à trier le vrai du faux, cette liberté de caractère qui fait que je n'assujettis pas volontiers ce que je crois à quoi que ce soit, c'est à moi surtout que je la dois. Car mes idées les plus fermes et les plus générales, ce sont celles qui sont nées avec moi, si l'on peut dire : elles me sont naturelles et sont vraiment les miennes. Je les ai produites crues et simples, de façon hardie et forte mais un peu confuse et imparfaite ; mais depuis, je les ai établies et fortifiées par l'autorité des autres et par les sains exemples des anciens, avec le jugement desquels le mien s'est rencontré : ils ont renforcé la prise que j'avais sur elles et m'en ont donné une jouissance et une possession plus complètes.

62. La réputation de vivacité et de promptitude d'esprit que tout le monde recherche, je prétends l'obtenir par une vie bien réglée565 ; celle qu'on attend d'une action éclatante et remarquée, ou de quelque capacité particulière, je l'attends de l'ordre, de l'harmonie et de la modération de mes opinions et de ma conduite. « S'il y a quelque chose qu'on peut louer, c'est à l'évidence la constance de la conduite, celle qui ne se dément dans aucune action particulière ; il est d'ailleurs impossible de préserver cette constance si on quitte son naturel pour prendre celui des autres.» [Cicéron De Officiis I, XXXI] Voilà donc jusqu'où je me sens coupable de ce que je disais être la première partie du vice de présomption. Pour la seconde, celle qui consiste à ne pas estimer suffisamment autrui, je ne sais si je puis aussi bien m'en disculper, car quoi qu'il m'en coûte, j'ai décidé de dire ce qu'il en est.

63. Peut-être est-ce le commerce continuel que j'entretiens avec les conceptions de l'Antiquité et l'idée que j'ai de ces belles âmes du temps passé qui me dégoûtent et d'autrui et de moi-même. Ou bien peut-être qu'en vérité nous vivons dans un siècle qui ne produit que des choses bien médiocres. Toujours est-il que je n'y vois rien qui soit digne d'une grande admiration. Mais il est vrai aussi que je ne connais pas beaucoup d'hommes avec la familiarité nécessaire pour pouvoir les juger, et ceux que ma condition me fait rencontrer le plus souvent ne sont pour la plupart que des gens qui montrent peu d'intérêt pour la culture de l'âme, et auxquels on ne propose pour toute béatitude que l'honneur, et pour toute perfection que la vaillance. Ce que je vois de beau chez les autres, je le loue et l'apprécie très volontiers. Je renchéris d'ailleurs souvent sur ce que j'en pense, et m'autorise même à mentir jusqu'à ce point : je suis incapable d'inventer de toutes pièces. Je témoigne souvent de ce que je trouve de louable chez mes amis, j'en rajoute même volontiers. Mais quant à leur prêter des qualités qu'ils n'ont pas, cela m'est impossible ; pas plus que de défendre ouvertement les imperfections qu'ils présentent.

64. Même à mes ennemis, je rends franchement témoignage d'honneur. Mes sentiments peuvent changer, mais mon jugement, non. Et je ne confonds pas ma querelle avec ce qui n'en fait pas partie. Je suis tellement jaloux de ma liberté de jugement que je ne puis y renoncer que très difficilement sous l'effet de quelque passion que ce soit. Je me fais plus de tort en mentant que je n'en fais à celui à propos de qui je mens. Il faut noter cette noble et louable coutume des Perses : ils parlaient de leurs ennemis mortels, ceux à qui ils faisaient la guerre à outrance, de façon aussi honorable et équitable que le méritait leur courage.

65. Je connais bien des hommes qui ont beaucoup de qualités : qui de l'esprit, qui du cœur, qui de l'habileté, qui de la conscience, qui un beau langage, qui une science, qui une autre... Mais de grand homme en général, ayant tant de qualités réunies ou bien une, mais portée à un tel degré d'excellence qu'on ne puisse que l'admirer ou le comparer à ceux que nous honorons dans les siècles passés, je n'ai jamais eu l'occasion d'en voir. Et le plus grand que j'aie connu vivant, pour les qualités naturelles de son âme et le mieux né, c'était Etienne de la Boétie : c'était vraiment une belle âme, et qui offrait un bel aspect à tous les points de vue ; une âme à la façon ancienne, et qui eût produit de grandes choses si son sort l'avait voulu, car il avait encore beaucoup ajouté à ses dons naturels si riches, par l'étude et le savoir. Mais je ne sais comment il se fait (et cela arrive pourtant) qu'il se trouve autant de vanité et de faiblesse d'esprit chez ceux qui font profession d'avoir le plus de science, et exercent des professions littéraires et des charges qui ont à voir avec les livres, que chez aucune autre sorte de gens. C'est peut-être parce qu'on leur en demande plus, qu'on attend d'eux plus que des autres, et que l'on ne peut excuser chez eux les fautes courantes ; ou bien parce que l'idée qu'ils se font de leur savoir leur donne plus de hardiesse pour se montrer et qu'ils se laissent voir trop intimement, et que par là ils se trahissent et causent leur perte. De même qu'un artisan démontre mieux sa médiocrité sur une riche matière qu'il a entre les mains, s'il la traite et l'arrange sottement, au mépris des règles de son art, que sur une matière de peu de valeur, et qu'on est plus choqué par le défaut que l'on trouve sur une statue en or que sur celle qui est en plâtre, ces gens-là en font autant lorsqu'ils font étalage de choses qui par elles-mêmes et à leur place seraient bonnes, car ils les utilisent inconsidérément, honorant leur mémoire aux dépens de leur intelligence : faisant honneur à Cicéron, à Galien, à Ulpien ou à saint Jérôme, ils se rendent eux-mêmes ridicules.

66. Je reviens volontiers sur le sujet de la sottise de notre éducation566. Elle a eu pour objectif, non pas de nous rendre bons et sages, mais savants ; elle y est parvenue. Elle ne nous a pas appris à chercher et embrasser la vertu et la sagesse, mais elle a gravé en nous le goût pour l'étymologie et la dérivation des mots. Nous savons décliner « vertu », si nous ne sommes pas capables de l'aimer... Si nous ne savons pas ce qu'est la sagesse dans la réalité et par expérience, nous le savons en paroles et par cœur. De nos voisins, nous ne nous contentons pas de connaître leur race567, la parentèle, les alliances : nous voulons les avoir comme amis et établir avec eux un dialogue en bonne intelligence. Or notre éducation nous a enseigné les définitions, les divisions et le découpage des diverses parties de la vertu comme les noms donnés aux branches d'un arbre généalogique, sans se préoccuper d'établir entre elle et nous quelque habitude de familiarité ni de relation intime. Elle a choisi pour notre instruction, non les livres qui ont les idées les plus saines et les plus justes, mais ceux qui parlent le meilleur grec et latin, et avec tous ces beaux mots, a instillé dans nos esprits les idées les plus creuses de l'Antiquité. Une bonne éducation doit modifier le jugement et le comportement, comme ce fut le cas pour Polémon : ce jeune grec débauché, venu écouter par hasard une leçon de Xénocrate, ne fut pas seulement impressionné par l'éloquence et le grand savoir du professeur, et n'en ramena pas seulement chez lui des connaissances sur quelque beau sujet, mais un profit plus important et plus durable : il changea soudain de vie en rejetant celle qu'il avait menée jusqu'ici. Qui a jamais ressenti un tel effet de notre éducation ?

...ne devrais-tu pas faire

Comme fit Polémon autrefois, transformé ?

Ne devrais-tu pas quitter les insignes de ta folie,

Les rubans, coussins et autres bandeaux,

Comme on dit qu'après boire il arracha, en se cachant

Ses couronnes de fleurs, ému par la voix d'un maître sobre ?

[Horace Satires II, 3, v. 253 sq]

La condition sociale la moins à dédaigner me semble être celle qui dans sa simplicité occupe le dernier rang, et nous montre des relations humaines plus harmonieuses. Je trouve que le comportement et les propos des paysans sont mieux en accord avec la vraie philosophie que ne sont ceux de nos philosophes eux-mêmes. « Le menu peuple est plus sage parce qu'il n'est sage qu'autant qu'il faut.» [Lactance Choix de monuments primitifs de l'Église chrétienne III, 5]

67. Tels que j'ai pu en juger d'après leurs apparences extérieures (car pour les juger à ma façon, il eût fallu les éclairer de plus près), les hommes les plus remarquables dans le domaine de la guerre et de l'art militaire ont été le duc de Guise, qui mourut à Orléans, et feu le Maréchal Strozzi. Pour leurs capacités et leur valeur peu communes, Olivier et l'Hôpital, Chanceliers de France568. Il me semble que la poésie a connu aussi une certaine vogue à notre époque, car nous avons nombre de bons artisans569 dans ce métier-là : Daurat570, Bèze571, Buchanan572, l'Hôpital, Mont-Doré573, Turnèbe574. Quant à ceux qui écrivent en français, je pense qu'ils ont amené la poésie au plus haut qu'elle ne sera jamais ; et dans les endroits où Ronsard et Du Bellay excellent, je ne les trouve guère éloignés de la perfection antique. Adrien Turnèbe en savait plus et savait mieux ce qu'il savait que n'importe qui en son temps et même au-delà.

68. Les vies du duc d'Albe575, mort récemment, et de notre Connétable de Montmorency576, ont été des vies nobles et dont les destinées offrent des ressemblances étonnantes. Mais la beauté de la mort glorieuse que connut ce dernier, sous les yeux des Parisiens et de son roi, à leur service et contre ses plus proches parents, à la tête d'une armée victorieuse grâce à son commandement, et à la suite d'un « coup de main », cette mort dans une extrême vieillesse me semble mériter qu'on la mette parmi les événements les plus remarquables de mon temps. Et de même, on peut souligner la constante bonté, la courtoisie de la conduite et l'amabilité scrupuleuse de Monsieur de la Nouë, au milieu de factions armées sans foi ni loi (véritable école de trahison, de sauvagerie et de brigandage) où il a toujours vécu, en grand homme de guerre et fort expérimenté.

69. J'ai pris plaisir à faire connaître en plusieurs endroits les espoirs que je nourris au sujet de Marie de Gournay le Jars, ma « fille d'alliance », que j'aime assurément plus que paternellement, et que j'associe à ma retraite et à ma solitude comme l'une des meilleures parties de moi-même. Je n'ai plus d'yeux au monde que pour elle. Si l'adolescence peut constituer un présage, cette âme sera capable quelque jour des plus belles choses, et entre autres, d'atteindre à la perfection de cette très-sainte amitié au niveau de laquelle nous n'avons encore pas lu que son sexe ait jamais pu s'élever. La sincérité et la fermeté de sa conduite s'y montrent déjà manifestes, et son affection envers moi surabondante au point qu'il n'y a plus rien à souhaiter pour elle sinon que l'appréhension qu'elle ressent à l'approche de ma fin, m'ayant rencontré dans mes cinquante-cinq ans, la tourmente moins cruellement. Le jugement qu'elle a porté sur mes premiers « Essais », elle, une femme, à notre époque, si jeune et si isolée dans sa région, et la véhémence étonnante avec laquelle elle m'aima et désira si longtemps me rencontrer d'après la seule estime qu'elle avait éprouvée pour moi à me lire avant même de m'avoir vu, — voilà certes quelque chose de singulier et bien digne de considération577.

70. Les autres vertus n'ont que peu, ou pas du tout, été de mise à notre époque. Mais la vaillance, elle, est devenue commune par ces temps de guerre civile, et dans ce domaine, il se trouve parmi nous des caractères fermes jusqu'à la perfection, en si grand nombre que le tri en est impossible à faire. Voilà tout ce que j'ai connu, jusqu'à présent, en fait de grandeur extraordinaire, hors du commun.


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