Chapitre 3

Une coutume de l'île de Zéa

1. Si philosopher c'est douter, comme disent certains, alors dire des choses futiles et selon ma fantaisie, comme je le fais, c'est certainement douter encore plus ; car c'est aux novices de questionner et de débattre, et c'est au maître de résoudre les problèmes. Mon maître, c'est l'autorité de la volonté divine, qui nous dirige sans conteste, et qui se situe bien au-dessus de ces vaines et humaines discussions.

2. Philippe étant entré avec son armée dans le Péloponnèse, quelqu'un dit à Damidas que les Lacédémoniens auraient beaucoup à souffrir s'ils ne se livraient pas à lui. « Quel poltron tu fais ! répondit Damidas. De quoi pourraient-ils souffrir, ceux qui ne craignent pas la mort ? » [Plutarque Œuvres mêlées XXXIV, F° 216, c] Comme on demandait aussi à Agis ce qu'un homme pouvait faire pour vivre libre : « En méprisant la mort » dit-il.

3. Ces mots, et mille autres du même genre que l'on rencontre à ce propos, signifient évidemment qu'il ne faut pas se contenter d'attendre patiemment que la mort vienne nous prendre, car il y a dans la vie des choses plus difficiles à supporter que la mort elle-même. En témoigne l'histoire de cet enfant Lacédémonien, pris par Antigonos et vendu comme esclave : quand son maître voulut l'obliger à commettre des actes répugnants, il lui dit : « Tu verras qui tu as acheté. J'aurais honte de servir comme esclave, ayant la liberté à ma disposition. » Et ce disant, il se jeta du haut de la maison.

4. Comme Antipater menaçait brutalement les Lacédémoniens pour leur faire accepter ce qu'il voulait, ils lui dirent : « Si tu nous menaces de quelque chose de pire que la mort, nous mourrons bien plus volontiers ! » Et à Philippe de Macédoine qui leur avait écrit qu'il s'opposerait à tous leurs projets, ils répondirent : « Quoi ! nous empêcheras-tu aussi de mourir ? » [Cicéron Tusculanes V, 14] Et l'on dit en effet que le sage vit aussi longtemps qu'il le doit, et non autant qu'il le peut. Le meilleur cadeau que la Nature ait pu nous faire, et qui nous ôte toute raison de nous plaindre de notre condition, c'est de nous avoir laissé la clef des champs : elle n'a mis qu'une seule entrée à la vie, mais cent mille façons d'en sortir.

5. « Nous pouvons manquer de terre pour vivre, mais nous ne pouvons manquer de terre pour y mourir » : c'est ce que répondit Boiocatus aux Romains. Pourquoi te plains-tu de ce monde ? Il ne te retient pas. Si tu vis dans la peine, c'est ta lâcheté qui est en cause : pour mourir, il n'est besoin que de le vouloir.

La mort est partout : Dieu y a bien veillé ;

On peut bien enlever la vie à son prochain,

Mais on ne peut lui ôter la mort :

Tous les chemins y mènent.

[Sénèque les Phéniciennes I, 151-153]

6. Et la mort n'est pas seulement le remède d'une seule maladie, c'est le remède à tous les maux. C'est un port très sûr, qu'on n'a jamais à redouter, mais souvent à rechercher. Que l'homme se donne la mort ou qu'il la subisse, qu'il aille au-devant d'elle ou qu'il l'attende, tout revient au même : d'où qu'elle vienne c'est toujours la sienne. Quel que soit l'endroit où le fil se rompe, il y est tout entier, c'est là le bout de la pelote38. La mort la plus belle, c'est celle que l'on a choisie. La vie dépend de la volonté des autres, mais la mort ne dépend que de la nôtre. Il n'est pas une chose pour laquelle nous devons nous accommoder autant de notre caractère qu'en celle-là. La réputation n'a rien à voir avec une entreprise comme celle-là, et c'est folie de s'en soucier.

7. Vivre, c'est être esclave, si la liberté de mourir nous fait défaut. Les procédés courants de la guérison agissent aux dépens de la vie : on nous incise, on nous cautérise, on nous ampute, on nous tire des aliments et du sang ; un pas de plus, et nous voilà guéris tout à fait ! Pourquoi la veine du gosier n'est-elle pas aussi docile que celle du bras ? Aux plus fortes maladies les plus forts remèdes. Servius le Grammairien, atteint par la goutte, ne trouva pas de meilleure solution que de s'appliquer du poison sur les jambes pour les tuer : qu'elles soient plutôt inertes, pourvu qu'elle soient insensibles. Dieu nous permet bien de prendre congé, quand il nous met dans un tel état que la vie est pour nous pire que la mort.

8. C'est une faiblesse de céder aux maux [qui nous accablent], mais c'est folie de les nourrir.

9. Les Stoïciens disent que pour un sage, c'est une façon de vivre conforme à la nature que de renoncer à la vie bien qu'il soit en plein bonheur, s'il le fait quand il convient. Et pour le sot, de se maintenir en vie bien qu'il soit malheureux. Ce qui compte, c'est de conformer sa vie pour l'essentiel à la Nature39.

10. Je n'offense pas les lois faites contre les voleurs quand j'emporte ce qui m'appartient ou quand je coupe ma propre bourse, pas plus que celles visant les incendiaires quand je brûle mon propre bois... Je ne suis donc pas soumis aux lois faites contre les meurtriers parce que je me suis moi-même ôté la vie.

11. Hégésias disait que, comme la façon de vivre, la façon de mourir devait dépendre de notre choix. Le philosophe Speusippe affligé d'hydropisie depuis longtemps et qui se faisait porter en litière, rencontrant Diogène, s'écria : « Salut à toi, Diogène ». « Pour toi point de salut, répondit celui-ci, toi qui supportes de vivre dans un tel état ! ». Et de fait, quelque temps après, Speusippe, las d'une si pénible existence, se donna la mort.

12. Mais ceci ne va pourtant pas sans contestation. Certains prétendent en effet que nous ne pouvons abandonner notre poste dans le monde sans l'ordre formel de celui qui nous y a mis, et que c'est à Dieu, qui nous a envoyés ici-bas non seulement pour nous-mêmes, mais pour sa gloire et pour servir autrui, qu'il appartient de nous faire prendre congé, quand il lui plaira, et que ce n'est pas à nous d'en décider. On prétend aussi que nous ne sommes pas nés pour nous seuls, mais aussi pour notre pays : les lois peuvent nous demander des comptes, dans leur intérêt propre, et peuvent se retourner contre nous jusqu'à nous faire périr au besoin. Si nous nous comportons autrement, nous sommes punis en ce monde-ci et dans l'autre40.

Tout près se tiennent, accablés de tristesse,

Ceux qui se sont donné la mort eux-mêmes,

Et qui, haïssant la lumière, ont jeté leur âme aux Enfers.

[Virgile Énéide, VI, 434]

13. Il faut bien plus de constance pour user la chaîne qui nous retient que pour la rompre ; et plus de fermeté d'âme chez Régulus que chez Caton. C'est le défaut de jugement et l'impatience qui nous font hâter le pas. Aucun événement fâcheux ne peut faire faire demi-tour à la forte vertu : elle se nourrit des malheurs et de la douleur ; les menaces des tyrans, les supplices et les bourreaux, l'animent et la vivifient.

Comme le chêne que la hache double élague

Sur l'Algide fécond au noir feuillage,

Ses pertes, ses blessures, le fer même qui le frappe

Lui donnent une vigueur nouvelle...

[Horace Odes IV, 4, 57-60]

14. Et comme dit cet autre :

Non, la vertu n'est pas ce que tu penses, père,

La crainte de la vie — c'est faire face aux maux,

Ne jamais se retourner, ne jamais reculer.

[Sénèque les Phéniciennes I, 190-192]

Dans le malheur il est facile de mépriser la mort ;

Il faut plus de courage pour supporter sa condition.

[Martial Épigrammes 61, 15-16]

15. C'est le fait de la couardise, et non celui de la vertu, que d'aller se tapir dans un trou, sous une massive pierre tombale, pour éviter les coups du sort. La vertu ne change pas de chemin et ne change pas d'allure quelque orage qu'il fasse :

Si l'univers en morceaux s'écroulait,

Elle en accepterait, impavide, la chute !

[Horace Odes III, 3, 7-8]

16. Le plus souvent, pour fuir certains accidents, nous sommes poussés vers un autre, et quelquefois même, en fuyant la mort, nous nous y jetons :

N'est-ce folie que de mourir de la peur de la mort ?

[Martial Épigrammes II, 80, 2]

17. Comme ceux qui, par peur du précipice, s'y jettent eux-mêmes.

Par crainte du malheur beaucoup se mettent en péril

Brave est celui qui devant le danger

Est prêt à l'affronter s'il le faut,

Mais saura aussi l'éviter, s'il le peut.

[Lucain La guerre civile ou La Pharsale VII, 104-107]

Et souvent même l'homme qui craint la mort,

Prend en dégoût la vie, et le jour en horreur ;

Il se donne la mort dans un fol désespoir, oubliant

Que la source des maux est la peur de la mort.

[Lucrèce De la Nature 79-82]

18. Dans ses Lois, Platon condamne à une sépulture ignominieuse celui qui à ôté la vie à son plus proche parent et ami, c'est-à-dire lui-même, et a changé le cours de sa destinée, sans y être contraint par un jugement public, ni par quelque regrettable et inévitable coup du sort, ni pour échapper à une honte insupportable, mais à cause de la lâcheté et de la faiblesse d'une âme craintive. Et l'opinion qui dédaigne notre vie est ridicule ; car enfin, cette vie, c'est notre Etre même, c'est notre Tout. Ceux qui ont un Etre plus noble et plus riche peuvent se moquer du nôtre, mais il est contre nature de se mépriser et de faire si peu de cas de soi-même. C'est une maladie très spéciale, et qui ne se rencontre chez aucune autre créature que l'Homme, que de se haïr et mépriser soi-même.

19. C'est une puérilité du même genre qui nous pousse à vouloir être différents de ce que nous sommes. Le résultat de cette attitude est sans profit pour nous, car il se contredit et se combat lui-même : celui qui désire passer de l'état d'homme à celui de l'ange n'en tire aucun avantage, et de toutes façons, il n'en vaudrait pas mieux : puisqu'il ne serait plus là, qui donc pourrait se réjouir de ce changement et le ressentir à sa place ?

Pour éprouver malheur et souffrance à venir,

Il faut bien que l'on vive quand cela se produit.

[Lucrèce De la Nature 874]

20. La sécurité, l'insensibilité à la douleur, l'impassibilité, le retrait des maux de cette vie, tout ce que nous achetons au prix de notre mort, tout cela ne nous procure aucun avantage : c'est en vain que celui qui ne peut jouir de la paix évite la guerre, c'est en vain qu'il fuit la peine, celui qui ne peut savourer le repos.

21. Parmi les partisans du suicide, il y a eu un grand débat sur la question : « quelles occasions sont assez fondées pour faire prendre à un homme le parti de se tuer ? » On appelle cela « sortie raisonnable41 ». Car bien que l'on prétende qu'on meurt souvent pour des causes insignifiantes, puisque celles qui nous maintiennent en vie ne sont guère importantes, il faut pourtant apporter quelque mesure en cette affaire. Il y a des sentiments étranges et irrationnels qui ont poussé non seulement certains hommes, mais des peuples tout entiers à se détruire. J'en ai donné plus haut des exemples42 ; et nous apprenons aussi dans les livres que les vierges milésiennes, mues par une fureur générale, se pendaient les unes après les autres, jusqu'à ce que le magistrat y mette un terme, en ordonnant que celles qui seraient trouvées ainsi pendues fussent traînées par toute la ville avec leur corde, et toutes nues.

22. Threicion exhorta Cléomène à se tuer, à cause de la mauvaise situation de ses affaires, alors qu'il venait de fuir une mort plus honorable lors de la bataille qu'il venait de perdre, et à accepter celle-ci, moins honorable, mais qui du moins ne permettrait pas au vainqueur de lui imposer une mort ou une vie honteuses. Cleomène, faisant preuve alors d'un courage digne des Lacédémoniens et des Stoïques, refusa ce conseil comme étant lâche et efféminé : « c'est un expédient, dit-il, qui ne me fera jamais défaut, mais dont il ne faut pas user aussi longtemps que subsiste la moindre espérance ; vivre est quelquefois une preuve de constance et de vaillance ; et je veux que ma mort elle-même serve mon pays ; je veux qu'elle soit un acte d'honneur et de courage. » Thréicion ne crut qu'en lui-même et se tua. Cléomène en fit autant, mais plus tard, après avoir tenté la dernière chance qui lui restait. Tous les maux ne valent pas la peine qu'on veuille mourir pour leur échapper.

23. Et de plus, les choses humaines sont tellement sujettes aux changements, qu'il est bien difficile de dire à quel moment aucun n'espoir n'est plus possible :

Même étendu dans la cruelle arène, le gladiateur vaincu,

Espère vivre encore, bien que la foule menaçante

Ait tourné le pouce vers le sol...43

[Juste Lipse Politiques Œuvres 1637, t. III, p. 541]

24. Un ancien proverbe dit que tous les espoirs sont permis tant que l'on est en vie. Sénèque répond à cela : « Oui, mais pourquoi aurais-je dans l'idée que le sort peut tout faire pour celui qui est vivant, plutôt que de penser au contraire que le sort ne peut rien contre celui qui sait mourir ? » On voit par exemple Josèphe, menacé d'un danger si évident et si proche, parce que le peuple entier s'était soulevé contre lui, qu'il n'avait raisonnablement aucun moyen d'en réchapper ; et pourtant, comme un de ses amis lui conseillait de se suicider, bien lui en prit de s'obstiner à espérer, car le sort, sans aucune explication humaine possible, détourna ce malheur si bien qu'il y échappa sans subir aucun mal. Cassius et Brutus, au contraire, achevèrent de mettre fin à ce qui restait de la liberté romaine dont ils étaient pourtant les protecteurs, par la précipitation et la hâte avec lesquelles ils se tuèrent avant que le moment soit opportun et les circonstances favorables44.

25. A la bataille de Serisolles45, Monsieur d'Enghien, désespéré par la tournure du combat, fort désastreuse à l'endroit où il se trouvait, tenta par deux fois de se trancher la gorge avec son épée, et faillit, par sa précipitation, se priver d'une bien belle victoire46.

26. J'ai vu cent lièvres s'échapper jusque sous les dents des lévriers :

Tel a survécu à son bourreau.

[26 Sénèque Épitres, ou Lettres à Lucilius XIII]

Souvent le temps et les jours si divers dans leur cours

Ont rétabli des destins compromis ; et souvent la Fortune

Revenue vers ceux qu'elle avait abattus, les a mis en lieu sûr.

[Virgile Énéide, XI, 425]

27. Pline dit qu'il n'y a que trois sortes de maladie que l'on a le droit d'éviter en se tuant. Et la plus pénible des trois, c'est celle de la « pierre » dans la vessie quand elle cause une rétention d'urine47. Sénèque, lui, ne cite que celles qui perturbent pour longtemps les facultés de l'esprit.

28. Il en est qui considèrent qu'il vaut mieux mourir à sa guise plutôt que d'encourir une mort plus atroce. Damocrite, chef des Étoliens, emmené comme prisonnier à Rome, trouva le moyen de s'évader pendant la nuit. Mais poursuivi par ses gardes, il se passa l'épée à travers le corps.

29. Antinoüs et Théodote, voyant leur ville d'Épire réduite à la dernière extrémité par les Romains, proposèrent au peuple un suicide collectif ; mais ceux qui étaient d'avis de se rendre l'ayant emporté, ils allèrent au devant de la mort en se ruant sur les ennemis, ayant bien l'intention d'attaquer, et non de se protéger.

30. L'île de Gozzo48 ayant été enlevée par les Turcs, il y a quelques années, un Sicilien qui avait deux jolies filles bonnes à marier, les tua de sa main, et leur mère ensuite, accourue en apprenant leur mort. Cela fait, sortant dans la rue avec une arbalète et une arquebuse, il tua en deux coups les deux premiers Turcs qui s'approchèrent de sa porte, puis mettant l'épée au poing, il se lança furieusement au combat, où il fut mis en pièces. Ainsi échappa-t-il à l'esclavage, après en avoir délivré les siens.

31. Les femmes juives, après avoir fait circoncire leurs enfants, se jetaient avec eux dans des précipices pour échapper à la cruauté d'Antiochus. On m'a raconté qu'un prisonnier de qualité, se trouvant en prison, et ses parents ayant été avertis qu'il serait certainement condamné, ceux-ci, pour éviter l'infamie d'une telle mort, chargèrent un prêtre de dire au malheureux que le meilleur moyen qu'il avait de se libérer était de se recommander à tel saint, en faisant tel et tel vœu, de ne rien manger du tout durant huit jours, quelque défaillance et faiblesse qu'il en ressentît. Ce qu'il fit, et ainsi échappa du même coup et sans même y penser à la vie et au danger qui la menaçait.

32. Scribonia conseilla à son neveu Libo de se suicider plutôt que de s'en remettre à la justice ; il lui dit que c'était vraiment faire le jeu des autres que de conserver la vie pour la remettre entre les mains de ceux qui viendraient la lui prendre trois ou quatre jours plus tard, et que c'était rendre service à ses ennemis que de garder son sang pour le leur offrir comme à la curée.

33. On lit dans la Bible que Nicanor, persécuteur de ceux qui suivaient la loi de Dieu, avait envoyé ses sbires pour se saisir du bon vieillard Rasias, surnommé le « Père des Juifs » à cause de sa vertu. Ce brave homme voyant qu'il n'y avait plus rien à faire, que sa porte était brûlée et que ses ennemis étaient prêts à le saisir, choisit courageusement de mourir plutôt que de tomber entre les mains des soudards et se laisser maltraiter contre l'honneur dû à son rang, et il se frappa de son épée. Mais dans sa hâte, il ne put ajuster le coup, et courut alors se jeter du haut d'un mur, passant à travers la troupe qui s'écarta pour lui laisser passage, et tomba la tête la première. Mais conservant néanmoins quelque reste de vie encore, il rassembla son courage, et se redressa, tout ensanglanté et meurtri, fendit la foule, parvint jusqu'à un rocher abrupt et escarpé, et là, n'en pouvant plus, il saisit à deux mains ses entrailles par l'une de ses plaies béantes, et les jeta sur ses poursuivants, appelant sur eux la vengeance de Dieu qu'il prenait à témoin.

34. De toutes les violences qui sont infligées à la conscience, la plus condamnable à mon avis est celle qui attente à la chasteté des femmes, parce que s'y mêle naturellement quelque plaisir corporel, et que de ce fait, la résistance opposée ne peut être complète, et qu'à la force se trouve mêlée peut-être quelque acquiescement. L'histoire écclésiastique fait grand cas de plusieurs exemples de personnes dévotes qui demandèrent à la mort de les garantir contre les outrages que les tyrans s'apprêtaient à faire subir à leur foi et à leur conscience49. Pélagie et Sophronie furent toutes deux canonisées : Sophronie se tua en se précipitant dans la rivière avec sa mère et ses sœurs pour éviter d'être violée avec elles par des soldats, et Pélagie, elle, se tua pour éviter d'être violée par l'Empereur Maxence.

35. Ce sera peut-être un honneur pour nous dans les siècles futurs, que l'on sache qu'un savant de notre temps, et notamment un parisien50, s'est mis en peine de persuader les dames de notre époque qu'elles devaient plutôt choisir une autre façon de faire que de céder au désespoir et adopter une aussi horrible solution. Je regrette qu'il n'ait pas connu, pour l'ajouter à ses contes, ce bon mot que j'appris à Toulouse, d'une femme passée entre les mains de quelques soldats : « Dieu soit loué, dit-elle, qu'une fois dans ma vie au moins, je m'en sois soûlée sans péché ! »

36. En vérité, ces cruautés ne sont pas dignes de la douceur française. Et Dieu merci, elles n'empoisonnent plus notre air depuis ce louable avertissement : « Il suffit qu'elles disent “Non” en le faisant », suivant la règle de ce cher Marot.

37. L'histoire abonde en exemples de gens qui de toutes sortes de façons ont échangé contre la mort une vie de douleurs. Lucius Aruntius se tua pour fuir, disait-il, l'avenir aussi bien que le passé[Tacite Annales VI, 48, 1-3]. Granius Silvanus et Statius Proximus se tuèrent après avoir obtenu le pardon de Néron, soit parce qu'ils ne voulaient pas tenir leur vie de la grâce d'un homme si détestable, soit pour ne pas risquer d'avoir à implorer son pardon une seconde fois, tellement il était courant chez lui de soupçonner et d'accuser les gens honnêtes.

38. Spargapizès, fils de la reine Tomyris, prisonnier de guerre de Cyrus, employa pour se suicider [Tacite Annales XV, 71,4] la première faveur qu'il lui fit en le faisant détacher, n'ayant pas attendu autre chose de sa liberté que de pouvoir se venger sur lui-même de la honte d'avoir été pris.

39. Bogez, gouverneur d'Eion pour le compte du roi Xerxès, étant assiégé par l'armée athénienne conduite par Cimon, refusa le marché qui lui était proposé de s'en retourner en toute sécurité en Asie avec tous ses biens, ne pouvant supporter de survivre à la perte de ce que son maître lui avait confié ; et après avoir défendu jusqu'au bout sa ville, où il ne restait plus rien à manger, il jeta d'abord dans le Strymon tout l'or et tout ce qui lui sembla pouvoir constituer un butin pour l'ennemi, puis, ayant donné l'ordre d'allumer un grand bûcher et d'égorger femmes et enfants, concubines et serviteurs, il les mit dans le feu et s'y jeta lui-même.

40. Ninachetuen, seigneur indien51, ayant senti que le vice-roi du Portugal songeait à le déposséder, sans aucune raison apparente, de la charge qu'il exerçait en la presqu'île de Malacca, pour l'attribuer au roi de Campar, prit en secret cette résolution : il fit dresser une estrade plus longue que large, reposant sur des colonnes, tapissée avec un luxe royal, et abondamment ornée de fleurs et de parfums ; puis, vêtu d'une robe de drap d'or incrustée d'une quantité de pierreries de grand prix, il sortit dans la rue, et gravit l'escalier menant à l'estrade, sur laquelle un bûcher de bois aromatiques avait été allumé dans un coin.

41. La foule accourut pour voir à quelles fins avaient été faits ces préparatifs inaccoutumés. Ninachetuen exposa alors, avec un visage courroucé et déterminé, l'obligation que la nation portugaise avait envers lui ; comment il s'était comporté fidèlement dans sa charge ; qu'ayant si souvent montré aux autres, les armes à la main, que l'honneur lui était bien plus cher que la vie, il n'était pas homme à en abandonner le soin pour son intérêt personnel ; que le sort lui refusant tout moyen de s'opposer à l'injure qu'on voulait lui faire, son courage lui ordonnait de faire cesser la souffrance que cela lui causait, et de ne pas servir de fable pour le peuple, ni de triomphe pour des personnes qui valaient moins que lui. Cela dit, il se jeta dans le brasier.

42. Sextilia, femme de Scaurus, et Paxea, femme de Labeo, pour permettre à leurs maris de fuir les dangers qui les menaçaient, et auxquels elles n'étaient mêlées que par affection conjugale, risquèrent leur propre vie pour leur venir en aide, leur servant d'exemple et leur tenant compagnie dans une situation extrêmement critique [Tacite Annales VI, 29]. Et ce qu'elles avaient fait pour leurs maris, Cocceius Nerva le fit pour sa patrie, avec moins de succès, mais avec autant d'amour. Ce grand jurisconsulte, en parfaite santé, riche et réputé, et bien en cour auprès de l'Empereur, était tellement affligé par l'état déplorable des affaires publiques romaines, qu'il se tua pour cette seule raison.

43. On ne peut rien ajouter à la délicatesse de la mort de la femme de Fulvius, familier d'Auguste52. Auguste avait découvert que Fulvius avait laissé filtrer un secret important qu'il lui avait confié, et quand Fulvius vint le voir le matin, il lui en fit grise mine. Fulvius s'en retourna chez lui désespéré, et dit piteusement à sa femme que le malheur dans lequel il était tombé était si grand qu'il était résolu à se suicider. « Ce ne sera que justice, puisque tu ne t'es pas méfié de mes bavardages, dont tu avais pourtant souvent éprouvé la légèreté. Mais laisse-moi me tuer la première. » Et sans balancer plus longtemps, elle se passa une épée à travers le corps.

44. Désespérant de sauver sa ville [Capoue] assiégée par les Romains, et d'obtenir leur miséricorde malgré plusieurs tentatives faites en ce sens, Vibius Virius, lors de la dernière délibération du Sénat de la ville, arriva finalement à cette conclusion que le mieux était d'échapper par leurs propres mains au sort qui les attendait : ainsi les ennemis les tiendraient-ils en haute estime, et Hannibal comprendrait qu'il avait abandonné des amis ô combien fidèles... Il convia donc ceux qui l'approuvaient à un bon souper préparé chez lui, et, après avoir fait bonne chère, à boire ensemble ce qui leur serait présenté, breuvage qui délivrerait leurs corps des souffrances, leurs âmes des insultes, leurs yeux et leurs oreilles de tous ces vilains maux que les vaincus ont à endurer de la part de vainqueurs très cruels et outragés. « J'ai, dit-il, pris des dispositions pour qu'il y ait des gens prêts à nous jeter dans un bûcher devant ma porte quand nous aurons expiré. » [Tite-Live Annales ou Histoire romaine XXVI, 13-14-15]

45. Nombreux furent ceux qui approuvèrent cette noble résolution ; mais bien peu l'imitèrent. Vingt-sept sénateurs le suivirent, et après avoir tenté de noyer dans le vin la pénible pensée de ce qui allait suivre, terminèrent leur repas en prenant de ce plat mortel. Puis, s'embrassant les uns les autres, après avoir déploré ensemble le triste sort de leur pays, les uns se retirèrent chez eux, les autres demeurèrent avec Vibius pour être jetés dans le feu avec lui. Ils eurent tous une si longue agonie, le vin ayant empli leurs veines et retardé l'effet du poison, que certains faillirent, à une heure près, voir les ennemis entrer dans Capoue, qui fut prise le lendemain, et manquèrent de subir les misères qu'ils avaient si chèrement voulu fuir.

46. Taurea Jubellius, un autre citoyen de la ville, rencontrant le consul Fulvius qui revenait après avoir fait une honteuse boucherie des deux cent vingt-cinq sénateurs, l'interpella fièrement par son nom et lui dit : « Commande qu'on me massacre aussi après tant d'autres, afin que tu puisses te vanter d'avoir tué un homme bien plus vaillant que toi. » Et comme Fulvius le dédaignait, le prenant pour un fou, et aussi parce qu'il venait de recevoir des nouvelles53 de Rome, où l'on condamnait la sauvagerie de ses exécutions, et qui lui liaient les mains, Jubellius poursuivit ainsi : « Puisque ma patrie est envahie, que mes amis sont morts, que j'ai tué de ma main ma femme et mes enfants pour les soustraire à la désolation de ce désastre, et qu'il m'est impossible de mourir de la même façon que mes concitoyens, demandons à la vertu de me délivrer de cette vie odieuse. » Et tirant un glaive qu'il tenait caché, il s'en transperça la poitrine et tomba à la renverse aux pieds du consul.

47. Alors qu'Alexandre assiégeait une ville des Indes, ceux qui s'y trouvaient se voyant condamnés, [Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand IX, 4] prirent la courageuse résolution de le priver du plaisir de cette victoire, et malgré l'humanité qu'on lui prêtait, préférèrent se faire brûler tous ensemble en même temps que leur ville. Voilà bien une guerre d'un type nouveau : les ennemis combattaient pour les sauver, et eux pour se perdre, et faisaient pour assurer leur mort tout ce que l'on fait d'ordinaire pour assurer sa vie.

48. Les habitants firent alors sur la place un grand tas de leurs biens et de leurs meubles, firent monter là-dessus femmes et enfants, entourèrent tout cela de bois et de matériaux faciles à enflammer, et ayant laissé sur place cinquante jeunes hommes pour exécuter ce qu'ils avaient résolu, tentèrent une sortie où, comme ils l'avaient souhaité, faute de pouvoir l'emporter ils se firent tous tuer. Les cinquante hommes restés au-dedans, après avoir massacré toute âme encore vivante trouvée de par la ville, et avoir mis le feu au bûcher, s'y jetèrent eux aussi, préférant mettre fin à leur noble liberté en devenant insensibles à jamais plutôt que d'endurer les souffrances et la honte. Ils montraient ainsi aux ennemis que si le sort l'avait voulu, ils auraient eu aussi bien le courage de leur ôter la victoire que celui de les en frustrer en faisant en sorte qu'elle soit hideuse et même mortelle, comme il en fut pour tous ceux qui, attirés par la lueur de l'or qui coulait dans ces flammes, s'en étaient trop approchés, et y périrent suffoqués et brûlés, car la foule qui s'y pressait était telle qu'ils ne pouvaient parvenir à s'écarter.

49. Les Abydéens54, serrés de près par Philippe [de Macédoine], se résolurent à faire de même. Mais ayant trop peu de temps pour cela, le roi ne supporta pas de voir cette exécution faite dans une telle précipitation, et après avoir saisi les trésors et les meubles qu'ils avaient disposés en divers endroits et qu'ils destinaient au feu ou à la destruction, retira ses soldats et leur accorda trois jours pour se tuer en bon ordre et tout à leur aise. Ce furent trois jours de sang et de meurtres, au-delà même de la cruauté que l'on eût attendue d'un ennemi, et personne n'en réchappa, à moins d'en avoir été matériellement empêché. Il y a une multitude d'exemples de décisions de cette sorte prises par le peuple, et qui semblent d'autant plus effroyables que l'effet en est plus universel. Elles le sont pourtant moins que des résolutions individuelles : ce que la raison ne pourrait faire en chacun, elle l'opère sur tous, car l'exaltation collective annihile le jugement individuel.

50. Du temps de Tibère, les condamnés en attente de leur exécution perdaient leurs biens et se voyaient privés de sépulture. Mais ceux qui l'anticipaient en se suicidant étaient enterrés, et pouvaient rédiger un testament.

51. Mais il arrive aussi que l'on désire mourir dans l'espoir d'un plus grand bien. « Je désire, dit saint Paul55, être détruit pour être avec Jésus-Christ. » Et aussi56 : « Qui me délivrera de ces liens ? » Cléombrotos Ambraciota ayant lu le « Phédon » de Platon, fut tellement séduit par la vie future que sans autre raison, il alla se précipiter dans la mer. On voit par là combien il est impropre d'appeler « désespoir » cette destruction volontaire à laquelle l'ardeur de l'espérance nous conduit souvent, et souvent aussi une tranquille et calme détermination fondée sur le jugement. Jacques du Chastel, évêque de Soissons, lors du voyage que Saint-Louis effectua outre-mer, voyant que le roi s'apprêtait à revenir en France avec toute l'armée, sans avoir vraiment réglé les questions religieuses, préféra57 s'en aller au Paradis ; et après avoir dit adieu à ses amis, s'élança seul contre l'armée ennemie, à la vue de tous, et fut mis en pièces.

52. Dans un royaume des terres nouvellement découvertes58, le jour d'une procession solennelle, quand l'idole adorée du peuple est promenée en public, sur un char d'une taille surprenante, on en voit qui se taillent des morceaux de leur chair pour les lui offrir, et certains même se prosternent au milieu de la place, se faisant rompre et écraser sous les roues pour acquérir, après leur mort, la vénération due à leur sainteté.

53. Dans le cas de cet évêque [dont parle Tacite59], mort les armes au poing, la noblesse l'emporte sur les sentiments, car l'ardeur du combat accaparait en partie ces derniers.

54. Certains états ont voulu édicter des règles pour décider si les morts volontaires étaient justifiées et opportunes — ou non. A Marseille on conservait aux frais de la cité, dans les temps anciens, du poison à base de ciguë, pour ceux qui voulaient hâter leur fin. Ils devaient d'abord faire approuver leur décision par les Six Cents, c'est-à-dire leur Sénat, car il n'était pas admis de porter la main sur soi autrement qu'avec l'accord d'un magistrat, et pour des causes jugées légitimes.

55. Cette loi existait aussi ailleurs. Sextus Pompée60, allant en Asie, passa par l'île de Zéa de Négrepont. Pendant qu'il s'y trouvait, il advint par hasard (comme nous l'apprit un de ses gens), qu'une femme de grand prestige, ayant rendu compte à ses concitoyens des raisons qui l'amenaient à vouloir mourir, pria Pompée d'assister à sa mort, pour la rendre plus honorable, ce qu'il fit. Et après avoir longtemps, mais en vain, employé l'éloquence dans laquelle pourtant il excellait, pour tenter de la persuader d'abandonner ce dessein, il accepta enfin qu'elle fît ce qu'elle désirait. Elle avait passé quatre vingt dix ans dans un état physique et moral très heureux ; mais ce jour-là, couchée sur son lit et mieux parée que de coutume, appuyée sur le coude, elle dit : « Que les dieux, et plutôt ceux que je laisse que ceux que je m'apprête à retrouver, te sachent gré, ô Pompée, de n'avoir pas dédaigné de me conseiller la vie et d'être le témoin de ma mort. Pour ma part, le destin m'ayant toujours montré un visage favorable, de peur que l'envie de trop vivre ne m'en fasse voir un contraire, je m'en vais, par une heureuse fin, donner congé aux restes de mon âme, en laissant de moi deux filles et une légion de petits enfants. »

56. Cela fait, ayant exhorté les siens en leur prêchant l'union et la paix, leur ayant partagé ses biens, et recommandé sa fille aînée aux dieux de la maison, elle prit d'une main sûre la coupe où se trouvait le poison, et ayant fait ses dévotions à Mercure, l'ayant prié de la conduire en un séjour heureux dans l'autre monde, elle avala brusquement le breuvage mortel. Puis elle informa l'assistance des progrès du poison, comment les diverses parties de son corps se sentaient saisies par le froid l'une après l'autre, jusqu'à ce que, ayant dit qu'il lui envahissait le cœur et les entrailles, elle appelât ses filles pour remplir leur dernier devoir et lui fermer les yeux.

57. Pline raconte que chez certain peuple hyperboréen, du fait de la douce température de l'air, les vies ne se terminent ordinairement que par la volonté des habitants eux-mêmes. Mais étant las et saouls de vivre, ils ont coutume, à un âge avancé, après avoir fait bonne chère, de se précipiter dans la mer du haut d'un certain rocher réservé à cet usage.

58. Une souffrance insupportable61, et une mort encore pire, me semblent les plus excusables incitations au suicide.


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