Chapitre 12

Apologie de Raymond Sebond

1. C'est en vérité un domaine très grand et très utile que la connaissance162 et ceux qui la méprisent montrent bien par là quelle est leur sottise. Mais je ne lui accorde pourtant pas une valeur aussi extrême que certains le font, comme Hérillos le philosophe, qui plaçait en elle le souverain bien, et considérait que c'était à elle que revenait le soin de nous rendre heureux et sages. Je ne crois pas cela, non plus que ce que d'autres ont dit, comme par exemple : que la connaissance est mère de toute vertu, et que tout vice est produit par l'ignorance. Ou si c'est vrai, cela mérite une longue discussion.

2. Notre maison a depuis longtemps été ouverte aux gens de savoir, et elle est bien connue d'eux. Mon père, qui l'a dirigée pendant cinquante ans et plus, plein de cette ardeur nouvelle avec laquelle le roi François premier s'adonna aux lettres et les mit à l'honneur, rechercha soigneusement et à grands frais la compagnie des gens savants ; il les reçut chez lui comme des saints ou des personnes ayant reçu quelque inspiration de sagesse divine, recueillant leurs sentences et leurs réflexions comme des oracles, et avec d'autant plus de révérence et de respect religieux qu'il avait moins de quoi en juger, car il n'avait aucune connaissance des lettres, non plus que ses parents et ancêtres. Quant à moi, si je les apprécie, je ne leur voue pas cette adoration !

3. Il y avait entre autres Pierre Bunel, très réputé pour son savoir à l'époque, qui s'était arrêté à Montaigne où il avait été accueilli par mon père pendant quelques jours avec d'autres personnes de son genre, et qui lui avait laissé en partant un livre intitulé : « Théologie naturelle, ou le livre des créatures, de Maître Raymond Sebond ». Et comme les langues espagnole et italienne étaient familières à mon père, et que ce livre est écrit dans une sorte d'espagnol farci de terminaisons latines, Bunel espérait que sans avoir besoin de beaucoup d'aide mon père pourrait en faire son profit ; il le lui recommanda comme un livre très utile dans les circonstances d'alors : c'est qu'en effet les nouveautés de Luther commençaient à se répandre, et à ébranler en bien des endroits notre foi traditionnelle. Et en cela il se montrait bien avisé, son raisonnement l'amenant à penser que ce commencement de maladie allait facilement dégénérer en un exécrable athéisme.

4. En effet les gens du peuple n'ont pas la capacité de juger les choses par elles-mêmes et se laissent entraîner par le hasard et les apparences. Aussi, dès qu'on leur donne la hardiesse de mépriser et critiquer les opinions qu'ils avaient considérées jusque-là avec la plus grande déférence, comme celles où il est question de leur salut, dès que l'on met en doute et en question163 certains articles de leur foi, les voilà qui se mettent à considérer avec la même suspicion tous les autres, car ils n'avaient pas pour eux d'autre autorité ni de fondement que ce que l'on vient justement d'ébranler. Les voilà donc qui secouent comme un joug tyrannique tout ce qui leur venait de l'autorité des lois ou du respect de la tradition,

Car on piétine avec passion ce qu'on redoutait tant autrefois.

[Lucrèce De la Nature V, 1140]

et ils commencent alors à ne plus rien admettre qu'ils n'aient auparavant examiné et explicitement accepté.

5. Or il se trouve que quelques jours avant sa mort, mon père ayant par hasard retrouvé ce livre sous un tas d'autres papiers abandonnés, me demanda de le lui traduire en français. Il est facile de traduire des auteurs comme celui-là, où il n'y a guère que le contenu à rendre. Mais quand il s'agit de ceux qui ont attaché beaucoup d'importance à la qualité et à l'élégance de leur langage, les faire passer dans un idiome plus faible présente bien plus de dangers. C'était là une occupation nouvelle et singulière pour moi. Mais comme par chance je me trouvais être disponible à ce moment-là, et que je ne pouvais rien refuser à ce que me demandait le meilleur père qu'on eut jamais, je m'acquittai de cette tâche comme je pus. Il en tira un plaisir extrême, et ordonna qu'on fasse imprimer cela, ce qui fut fait après sa mort164.

6. Je trouvais belles les idées de cet auteur, l'organisation de son ouvrage bien faite, et son dessein plein de piété. Du fait que beaucoup de gens prennent plaisir à le lire, et notamment les dames à qui nous devons assistance, je me suis souvent trouvé à même de les secourir en disculpant ce livre des deux principaux reproches qu'on lui fait. Son objectif est hardi et courageux car il entreprend, avec des arguments humains et naturels, d'établir et de démontrer contre les athées tous les articles de la religion chrétienne. Et je dois dire qu'il le fait de façon si ferme et avec tant de bonheur que je ne pense pas qu'il soit possible de faire mieux en ce domaine, ni même que quiconque l'ait jamais égalé. Cet ouvrage me semblait trop riche et trop beau pour un auteur dont le nom était si peu connu, et dont la seule chose que nous savons est qu'il était espagnol et médecin à Toulouse il y a environ deux cents ans. Je m'enquis donc un jour auprès d'Adrien Turnèbe, qui savait tout, pour connaître ce qu'il en était au juste de ce livre. Il me répondit qu'à son avis il s'agissait d'une sorte de quintessence tirée de saint Thomas d'Aquin, car seul un esprit comme le sien, plein d'une immense érudition et d'une admirable subtilité, était capable d'avoir de telles idées. De toute façon, quel qu'en soit l'auteur et l'inventeur (et ce ne serait pas juste d'enlever ce titre à Sebond sans autres motifs), il s'agissait là d'un homme de très grand talent, ayant de nombreuses qualités.

7. La première critique que l'on fait à son ouvrage, c'est que la religion des chrétiens ne repose que sur la foi et une inspiration particulière de la grâce divine, et qu'ils se font du tort à vouloir l'étayer par des arguments d'ordre humain. Et comme cette objection semble relever d'un zèle pieux, il nous la faut accueillir avec d'autant plus de douceur et de respect envers ceux qui la mettent en avant. Ce rôle conviendrait mieux à un homme versé dans la théologie qu'à moi, qui n'y connais rien. Mais voilà pourtant ce que j'en pense : cette vérité sur laquelle la bonté de Dieu a bien voulu nous éclairer, est une chose si divine et si élevée, et dépasse tellement l'intelligence humaine, qu'il faut bien qu'il nous prête encore son secours par une faveur extraordinaire et privilégiée, pour que nous puissions la concevoir et l'accueillir en nous ; et je ne crois pas que les moyens purement humains en soient capables d'aucune façon.

8. S'ils l'étaient, nombre de ces esprits singuliers et excellents, et si bien dotés de qualités naturelles que l'on a connus dans les siècles passés, n'eussent pas manqué, par leurs réflexions, de parvenir à cette connaissance. La foi seule peut nous permettre d'embrasser vraiment et fortement les profonds mystères de notre religion. Mais cela ne veut pas dire que ce ne soit pas une très belle et très louable entreprise que celle qui consiste à utiliser pour le service de notre foi les facultés naturelles et humaines que Dieu nous a données. Il ne fait d'ailleurs pas de doute que c'est l'usage le plus honorable que nous puissions en faire, et qu'il n'est pas d'occupation ni de dessein plus digne d'un chrétien que de chercher par toutes ses études et ses réflexions à embellir, étendre et amplifier la vérité de sa croyance. Nous ne nous contentons pas de servir Dieu avec notre esprit et notre âme ; nous lui devons encore, et lui rendons, une vénération corporelle : nous employons nos membres eux-mêmes, nos mouvements, et ce qui nous entoure165, à l'honorer. Il faut faire la même chose avec la raison, et utiliser celle qui est en nous pour accompagner notre foi, mais toujours avec cette réserve : il ne faut pas penser qu'elle dépende de nous, ni que nos efforts et nos arguments puissent jamais atteindre une connaissance aussi surnaturelle et divine.

9. Si elle n'entre pas en nous par une imprégnation extraordinaire, si elle y entre non seulement par des raisonnements mais aussi par des moyens simplement humains, elle ne peut y être dans toute sa dignité et toute sa splendeur. Et pourtant je crains fort que nous ne puissions en jouir que par cette voie-là. Si nous tenions à Dieu par l'intermédiaire d'une foi vive, si nous tenions à Dieu par lui, et non par nous, si nous avions une base166 et un fondement divins, les vicissitudes humaines n'auraient pas le pouvoir de nous ébranler comme elles le font : notre fort ne serait pas prêt à se rendre devant une aussi faible canonnade. L'amour de la nouveauté, la contrainte due aux princes, les succès d'un parti, un changement téméraire et fortuit dans nos opinions, rien de cela n'aurait la force de secouer et altérer notre croyance. Nous ne la laisserions pas troubler par le premier argument venu, ni la persuasion, fût-elle le fruit de toute la rhétorique qu'il y eut jamais : nous soutiendrions ces flots avec une fermeté inflexible et impassible :

Comme un rocher énorme refoule les flots qui le heurtent,

Et par sa masse disperse les ondes Rugissant autour de lui167.

10. Si le rayon de la divinité nous touchait un peu, cela se verrait partout : non seulement nos paroles, mais nos actes eux-mêmes, en porteraient la lueur et l'éclat168. Tout ce qui viendrait de nous serait illuminé par cette noble clarté. Nous devrions avoir honte de voir que dans les sectes humaines, il n'y eut jamais un seul adepte qui, quelque difficile et étrange que fût sa doctrine, n'y ait conformé sa conduite et sa vie, alors que dans une institution aussi divine et céleste que la leur, les chrétiens ne sont marqués que par des paroles.

11. Voulez-vous voir cela ? Comparez nos mœurs à celles d'un musulman ou d'un païen, elles demeurent toujours inférieures, alors que, au regard de la supériorité de notre religion, nous devrions briller par l'excellence, à une distance extrême et incomparable... Et l'on devrait donc dire : « Sont-ils si justes, si charitables, si bons ? Alors ils sont chrétiens ! » Les apparences extérieures sont communes à toutes les religions : espérance, confiance, événements, cérémonies, pénitence, martyres. La marque particulière de notre vérité devrait être notre vertu, en même temps qu'elle est la marque la plus céleste et la plus difficile, et la plus noble démonstration de la vérité. Il eut bien raison, notre bon saint Louis, quand ce roi tartare qui s'était fait chrétien voulut venir à Lyon baiser les pieds du Pape, et voir de ses yeux la sainteté qu'il pensait trouver en nos mœurs, il eut bien raison de l'en dissuader instamment, de peur que la vue de notre façon de vivre dissolue ne le détournât au contraire d'une si sainte croyance ! Mais il est vrai que par la suite il en fut tout autrement pour cet autre qui, étant allé à Rome pour les mêmes raisons, et y voyant la vie dissolue des prélats et du peuple de ce temps-là, s'affermit au contraire d'autant plus dans notre religion, considérant quelle devait être sa force et sa sainteté pour maintenir sa dignité et sa splendeur au milieu de tant de corruption et dans des mains aussi vicieuses.

12. Si nous avions une seule goutte de foi, nous déplacerions les montagnes, dit la sainte Bible169. Nos actions, si elles étaient guidées et accompagnées par la divinité, ne seraient pas simplement humaines, elles auraient quelque chose de miraculeux, comme notre croyance elle-même. « Croire est un moyen rapide de former sa vie à la vertu et au bonheur. »[Quintilien Institution Oratoire XII, 2]

Les uns font croire à tout le monde qu'ils croient ce qu'ils ne croient pas. Les autres, plus nombreux, se le font croire à eux-mêmes, incapables qu'ils sont de savoir vraiment ce que c'est que croire.

13. Nous trouvons étrange que dans les guerres qui accablent en ce moment notre pays, nous voyons les événements fluctuer et évoluer d'une manière commune et ordinaire : c'est que nous n'y apportons rien que du nôtre. La justice, qui est en l'un des deux partis, n'y est que comme un ornement et une couverture ; elle y est bien alléguée, mais n'y est ni reçue ni logée, ni épousée ; elle y est comme en la bouche de l'avocat et non dans le cœur et les sentiments du plaideur. Dieu doit son secours extraordinaire à la foi et à la religion, et non à nos passions. Les hommes y sont les meneurs de jeu et se servent de la religion, alors que ce devrait être tout le contraire.

14. Le sentez-vous ? C'est de nos propres mains que nous dirigeons la religion, tirant comme d'une cire tant de formes différentes à partir d'une règle si droite et si ferme... Quand cela s'est-il mieux vu qu'en France en ce moment ? Ceux qui l'ont prise par la gauche, ceux qui l'ont prise par la droite, ceux qui la voient en noir, ceux qui la voient en blanc — tous l'utilisent de la même façon pour leurs entreprises ambitieuses et brutales, et s'y conduisent tellement de la même façon en matière d'exactions et d'injustices qu'ils font assurément douter de la diversité des opinions qu'ils prétendent avoir sur cette chose dont dépendent la conduite et les règles de notre vie. Est-il possible de voir sortir de la même école et du même enseignement des mœurs plus semblables, des conduites plus identiques ?

15. Voyez avec quelle horrible impudence nous jouons avec les raisons divines, et comment nous les avons rejetées et reprises sans aucun scrupule religieux, selon que le destin nous a fait changer de côté dans les orages qui ont tout bouleversé170 ! Prenez cette question si importante : est-il permis au sujet de se rebeller et de s'armer contre son prince pour défendre la religion ? Souvenez-vous qui répondait à cela par l'affirmative, l'an passé, et de quel parti cette affirmation constituait le credo... Souvenez-vous alors de quel autre parti l'affirmation contraire constituait aussi le credo... Et maintenant : entendez-vous de quel côté proviennent les voix qui proclament l'une et l'autre ? Et si les armes font moins de bruit pour cette cause-ci que pour celle-là ? Et nous mettons sur le bûcher les gens qui disent que la vérité doit se soumettre à la nécessité. Mais la France ne fait-elle pas bien pis que seulement le dire ?

16. Acceptons de reconnaître la vérité : celui qui trierait, même dans l'armée régulière, ceux qui y marchent par le seul zèle de la foi religieuse, et ceux qui ne se soucient que de la protection des lois de leur pays ou du service de leur prince, celui-là ne trouverait même pas de quoi constituer une compagnie d'hommes d'armes complète. D'où vient qu'il s'en trouve si peu qui aient conservé la même volonté et la même démarche dans nos troubles civils, et que nous les voyons, au contraire, aller tantôt au pas, tantôt à bride abattue ? D'où vient que nous voyons les mêmes hommes tantôt nuire à nos affaires par leur violence et leur intransigeance, tantôt par leur indifférence, leur mollesse, leur inertie ? N'est-ce pas parce qu'ils y sont poussés par des considérations personnelles et occasionnelles, et qu'ils agissent en fonction de leur diversité ?

17. Il me semble évident que nous n'accordons volontiers à la dévotion que ce qui flatte nos passions. Il n'est pas d'hostilité aussi extrême que celle des chrétiens. Notre zèle fait merveille quand il va dans le même sens que notre penchant naturel pour la haine, la cruauté, l'ambition, la cupidité, la dénonciation, la rébellion. Mais à l'inverse, du côté de la bonté, de la bienveillance, de la modération, si par miracle quelque tempérament exceptionnel ne l'y pousse, il ne s'y rend ni à pied ni en courant. Notre religion a pour but d'extirper les vices, et elle les dissimule, les nourrit, les excite.

18. Il ne faut pas rouler Dieu dans la farine171 — comme on dit. Si nous croyions en lui, je ne dis même pas par véritable foi, mais par croyance ordinaire ; et si même (je le dis à notre grande confusion) nous le croyions et connaissions sous un autre jour, comme l'un de nos compagnons, nous l'aimerions par-dessus toute chose, pour l'infinie bonté et l'infinie beauté qui brillent en lui. Et du moins marcherait-il alors, dans notre affection, au même pas que nos richesses, nos plaisirs, notre gloire et nos amis.

19. Même le meilleur d'entre nous ne craint pas de l'outrager, alors qu'il craint d'outrager son voisin, son parent, son maître. Avec d'un côté l'objet de l'un de nos vicieux plaisirs, et de l'autre la connaissance et la conviction d'une gloire immortelle, est-il quelqu'un d'intelligence assez simplette pour vouloir mettre l'un et l'autre en balance ? Et pourtant nous renonçons bien souvent à la seconde, par pur dédain ; car qu'est-ce qui peut bien nous pousser à blasphémer, sinon le goût lui-même pour l'offense ?

20. Comme on l'initiait aux mystères orphiques, et que le prêtre lui disait que ceux qui se vouaient à cette religion connaîtraient après leur mort un bonheur éternel et parfait, le philosophe Antisthène lui dit : « Si tu le crois, pourquoi ne meurs-tu pas toi-même ? »

21. Selon sa manière brusque, et plus loin de notre propos, Diogène déclara au prêtre qui cherchait aussi à le convaincre de rejoindre son ordre, pour accéder aux biens de l'autre monde : « Tu ne voudrais tout de même pas me faire croire qu'Agésilas et Épaminondas, qui ont été de si grands hommes, seront misérables, alors que toi qui n'es qu'un veau, et ne fais rien qui vaille, tu seras bienheureux parce que tu es prêtre172 ? »

22. Si nous recevions ces grandes promesses de la béatitude éternelle en leur accordant la même autorité qu'à un raisonnement philosophique, nous n'éprouverions pas envers la mort une horreur aussi grande que celle que nous éprouvons.

Loin de se plaindre de sa dissolution, le mourant se réjouirait

De partir et laisser sa dépouille, comme le serpent sa peau,

Et le cerf devenu trop vieux, ses cornes trop longues.

[Lucrèce De la Nature III, 612]

23. Je veux être dissous, dirions-nous, et être avec Jésus-Christ. La force du discours de Platon sur l'immortalité de l'âme ne poussa-t-elle pas certains de ses disciples à la mort, pour jouir plus promptement des espérances qu'il leur donnait ?

24. Tout cela est le signe évident que nous ne faisons de cette religion la nôtre qu'à notre façon, et par nos propres moyens, et que les autres ne sont pas reçues différemment. Nous nous sommes trouvés dans un pays où elle était en usage, nous tenons compte de son antiquité ou du prestige de ceux qui l'ont soutenue, nous craignons les menaces qu'elle profère à l'encontre des mécréants, et nous courons après ce qu'elle nous promet. Ces considérations-là doivent servir notre croyance, mais ne sont que subsidiaires, car elles sont d'ordre humain. En un autre pays, d'autres exemples, de semblables promesses et menaces pourraient tout aussi bien nous amener à une croyance contraire... Nous sommes chrétiens de la même façon que nous sommes Périgourdins ou Allemands.

25. Platon dit qu'il est peu d'hommes suffisamment fermes dans leur athéisme173pour qu'un danger pressant ne les ramène pas à reconnaître la puissance divine. Mais cela ne concerne pas un vrai chrétien : c'est l'affaire des religions mortelles et humaines que d'être reçues par des voies humaines. Et quelle peut bien être la foi que la lâcheté et la faiblesse instillent et établissent en nous ? Plaisante foi, qui ne croit ce qu'elle croit que faute d'avoir le courage de ne pas le croire ! Une émotion mauvaise, comme le manque de fermeté ou la peur, peut-elle produire en notre âme quelque chose de raisonnable ?

26. Ces hommes-là établissent, dit-il174, par la raison et le jugement que ce que l'on raconte sur les enfers et les souffrances futures est imaginaire, mais quand l'occasion s'offre d'en faire l'expérience, quand la vieillesse et les maladies les rapprochent de la mort, alors la terreur qu'ils en éprouvent les remplit d'une croyance nouvelle, tant est grande l'horreur de ce qui les attend. Et parce que de telles idées rendent les cœurs craintifs, il défend dans ses Lois toute mention de semblables menaces, tout ce qui pourrait faire naître l'idée que les Dieux puissent causer à l'homme un mal quelconque, à moins que ce ne soit, comme dans le cas d'un médicament, pour son bien. On dit que Bion avait été contaminé par l'athéisme de Théodore, et qu'il s'était longtemps moqué des hommes religieux ; mais quand la mort le surprit, il se laissa aller aux plus stupides superstitions : comme si les Dieux pouvaient disparaître et apparaître en fonction de l'état de Bion !

27. Platon et ces exemples mènent à la conclusion que nous sommes ramenés à la croyance en Dieu par le raisonnement ou par la contrainte. L'athéisme est une proposition en quelque sorte dénaturée et monstrueuse, malaisée à faire admettre à l'esprit humain, si insolent et déréglé qu'il puisse être. Mais on a vu nombre d'hommes, par vanité et par fierté de concevoir des opinions originales et prétendant réformer le monde, adopter cette posture ; ils ne sont ni assez fous ni assez forts pour avoir véritablement en conscience adopté cette opinion, et si vous leur donnez un bon coup d'épée dans la poitrine, vous les verrez joindre les mains vers le ciel. Et quand la crainte ou la maladie auront fait retomber cette ferveur provocatrice et quelque peu instable, ils ne manqueront pas de se reprendre et de se laisser discrètement conduire par les croyances et les exemples ordinaires. Un dogme véritablement assimilé est une chose ; ces positions superficielles en sont une autre ; nées de la divagation d'un esprit détraqué, elles flottent inconsidérément et sans certitude dans l'imagination. Hommes bien malheureux et écervelés, qui s'efforcent d'être encore pires qu'ils ne le peuvent !

28. L'erreur du paganisme, et l'ignorance de notre sainte vérité, ont conduit l'âme de Platon, certes grande, mais de grandeur humaine seulement, à adopter cette fausse idée que ce sont les enfants et les vieillards qui sont les mieux disposés envers la religion, comme si elle naissait et tirait sa force de notre débilité !

29. Le nœud qui devrait lier notre jugement et notre volonté, qui devrait étreindre notre âme et l'unir à notre Créateur, ce devrait être un nœud tirant sa force et ses entrelacs non pas de nos considérations, de nos raisonnements et de nos émotions, mais d'une étreinte divine et surnaturelle, n'ayant qu'une forme, qu'un visage, qu'un aspect : l'autorité de Dieu et sa grâce. Or notre cœur et notre âme étant régis et commandés par la foi, il est légitime que celle-ci utilise au service de son dessein toutes nos autres facultés, selon leurs capacités. Aussi ne peut-on croire qu'il n'y ait, dans toute cette machinerie du monde, quelques marques et empreintes de la main de ce grand architecte, et qu'il n'y ait pas, parmi toutes les choses qu'il y a dans le monde, quelque image qui rappelle un peu l'ouvrier qui les a formées et bâties. Il a laissé paraître en ces ouvrages sublimes le caractère de sa divinité, et si nous ne pouvons le découvrir, cela ne tient qu'à notre faiblesse. C'est ce qu'il nous dit lui-même : ses œuvres invisibles, il nous les manifeste par des œuvres visibles.

30. Sebond s'est attelé à cette noble tâche qui consiste à nous montrer comment il n'est rien dans le monde qui vienne démentir son auteur. Ce serait faire tort à la bonté divine si l'univers ne correspondait pas à ce que nous croyons. Le ciel, la terre, les éléments, notre corps et notre âme, toutes choses y conspirent : il suffit de trouver le moyen de les utiliser, et elles nous instruisent si nous sommes capables de comprendre. Car ce monde est un temple sacré dans lequel l'homme a été introduit pour y contempler des statues qui n'ont pas été faites de main humaine, mais que la divine pensée a rendues sensibles : le soleil, les étoiles, les eaux, la terre, pour nous donner une représentation de ce qui n'est pas intelligible. Les choses invisibles dues à Dieu, dit saint Paul, se manifestent par la création du monde, si nous considérons sa sagesse éternelle et sa divinité à travers ses œuvres.

Dieu ne refuse pas à la terre la vue du ciel :

C'est son propre visage et son corps qu'il nous révèle

En le faisant rouler sans cesse au-dessus de nos têtes.

Il se donne à nous, il s'imprime en nous

Pour que nous puissions bien le connaître,

Contempler sa marche et obéir à ses lois175.

[Manilius Astronomica IV, 907]

31. Nos explications et nos raisonnements humains sont une sorte de matière brute et stérile : c'est la grâce de Dieu qui leur donne forme, c'est elle qui la façonne et en fait la valeur. De même que les actions vertueuses de Socrate et de Caton d'Utique demeurent vaines et inutiles pour n'avoir pas eu leur véritable finalité, pour avoir ignoré d'aimer et d'obéir au vrai créateur de toutes choses, pour avoir ignoré Dieu — ainsi en est-il de nos idées et de nos raisonnements : ils ont bien un corps, mais c'est une masse informe, sans contours, sans éclat, si la foi et la grâce de Dieu n'y sont pas associées. Et la foi qui vient teindre et illustrer les arguments de Sebond les rend fermes et solides : ils peuvent nous servir à nous diriger, ils sont un premier guide à un novice, pour le mettre sur le chemin de la connaissance ; ils le façonnent en quelque sorte, et permettent à la grâce de Dieu de parachever et parfaire ensuite notre croyance.

32. Je connais un personnage important, fort cultivé, qui m'a confessé avoir échappé aux erreurs de la mécréance grâce aux arguments de Sebond. Et même si on leur ôtait ce vernis, si on leur enlevait le secours et la confirmation de la foi, et qu'on les tienne pour de pures inventions humaines, ils se montreraient encore, dans le combat contre ceux qui sont tombés dans les épouvantables et horribles ténèbres de l'irréligion, aussi solides et fermes que tous ceux du même genre qu'on pourrait leur opposer. Aussi pouvons-nous dire à nos adversaires :

Si vous avez de meilleurs arguments, produisez-les ;

Sinon soumettez-vous.

[Horace Épîtres I, 5]

Qu'ils subissent la force de nos preuves, ou qu'ils nous en montrent d'autres, et sur quelque autre sujet, de mieux tissées et étoffées.

33. Mais je me suis, sans même y penser, déjà engagé à demi dans la seconde objection à laquelle je m'étais proposé de répondre pour Sebond : certains disent que ses arguments sont faibles et incapables de démontrer ce qu'il veut, et ils se font forts de les faire aisément s'effondrer. Il faut s'attaquer à ces adversaires-là un peu plus rudement, car ils sont plus dangereux et plus perfides que les premiers.

34. On interprète volontiers ce que disent les autres en fonction de nos opinions a priori176, et pour un athée, tous les écrits ont quelque chose à voir avec l'athéisme, car il infecte la matière innocente de son propre venin. Ces gens-là ont donc une opinion toute faite qui leur fait trouver fades les arguments de Sebond. Au demeurant, il semble qu'on leur donne beau jeu et toute liberté de combattre notre religion par des armes purement humaines, alors qu'ils n'oseraient pas l'attaquer dans sa pleine majesté d'autorité et de souveraineté.

35. Le moyen que j'utilise pour combattre cette frénésie, celui qui me semble le plus propre à cela, c'est de froisser et fouler aux pieds l'orgueil et la fierté humaine. Il faut faire sentir à ces gens-là l'inanité, la vanité, et le néant de l'homme, leur arracher des mains les faibles armes de la raison, leur faire courber la tête et mordre la poussière sous le poids de l'autorité et du respect de la majesté divine. Car c'est à elle, et à elle seule qu'appartiennent la connaissance et la sagesse : elle seule peut estimer quelque chose d'elle-même, et l'estime que nous avons de nous, nous la lui dérobons. « Car Dieu ne permet pas qu'un autre que lui s'enorgueillisse. [Hérodote L'enquête VII, x]

36. Mettons à bas cette présomption, premier fondement de la tyrannie de l'esprit malin : « Dieu résiste aux orgueilleux et accorde sa grâce aux humbles. [Saint Pierre, Épîtres, I, V,]

L'intelligence est dans tous les dieux, dit Platon177, et point ou peu chez les hommes.

37. C'est pourtant un grand encouragement pour nous chrétiens que de voir nos facultés mortelles et périssables si parfaitement assorties à notre foi sainte et divine, que lorsqu'on les utilise à propos de choses qui sont par leur nature également mortelles et périssables, ces facultés ne sont pas mieux adaptées à ces objets, ni avec plus de force, ni plus exactement, que ne le serait la foi elle-même. Voyons donc si l'homme dispose d'autres arguments, plus forts que ceux de Sebond, et s'il lui est possible de parvenir à quelque certitude par des démonstrations et des raisonnements.

38. Saint Augustin, plaidant contre les athées178, trouve un motif de leur reprocher leur injustice dans le fait qu'ils considèrent comme faux les articles de notre foi que la raison ne peut prouver. Et pour montrer que bien des choses peuvent être et avoir été, alors que notre raisonnement ne peut en donner ni la nature, ni les causes, il met en évidence certaines expériences connues et indubitables, auxquelles l'homme reconnaît ne rien comprendre. Et il le fait, comme toutes les autres choses, par une méticuleuse et attentive recherche. Mais on doit faire mieux encore, et montrer aux hommes que pour mettre en évidence la faiblesse de leur raison, il n'est pas nécessaire de chercher des exemples très rares : elle est si impotente et si aveugle qu'il n'y a pas d'évidence, si claire soit-elle, qui soit assez claire pour elle; que le facile et le difficile sont pour elle une même chose, et que la nature dans son ensemble désavoue sa juridiction et son intervention.

39. Que nous dit la Vérité quand elle nous conseille de fuir la philosophie profane, quand elle nous inculque si souvent que notre sagesse n'est que folie devant Dieu, que de toutes les vanités la plus vaine c'est l'homme lui-même, que l'homme qui présume de son savoir ne sait pas encore ce que c'est que savoir, et que l'homme, qui n'est rien, s'il pense être quelque chose, s'illusionne sur lui-même et se trompe ? Ces maximes du Saint-Esprit179 expriment si clairement et si fortement ce que je veux soutenir, que je n'aurais pas besoin d'autre preuve contre des gens qui se rendraient à son autorité et s'y soumettraient entièrement. Mais les athées dont je parle ne veulent être fouettés que par leurs propres moyens, et n'admettent pas que l'on combatte leurs raisonnements autrement que par la raison elle-même180.

40. Considérons donc pour le moment l'homme seul, sans aide extérieure, armé de ses seules armes, et dépourvu de la grâce et de la connaissance divine qui sont pourtant son honneur, sa force et le fondement de son être. Voyons comment il se comporte en ce bel équipage... Qu'il me fasse comprendre grâce aux efforts de sa raison, sur quelles fondations il a bâti ces grands avantages qu'il pense avoir sur les autres créatures. Qui l'a convaincu que cet admirable mouvement de la voûte céleste, la lumière éternelle de ces flambeaux roulant si admirablement au-dessus de sa tête, l'impressionnante agitation de cette mer infinie, aient été établis et se poursuivent depuis tant de siècles pour son profit et son service ?

41. Est-il possible de rien imaginer d'aussi ridicule : cette misérable et chétive créature, qui n'est même pas maîtresse d'elle-même, qui est exposée à toutes les agressions, et qui se dit maîtresse et impératrice de l'univers ? Elle n'a même pas le pouvoir d'en connaître la moindre partie : tant s'en faut qu'elle puisse le commander ! Et ce privilège que l'Homme s'attribue, celui d'être le seul dans ce grand édifice qui ait la capacité d'en reconnaître la beauté et l'agencement, le seul qui puisse en rendre grâce à l'architecte, et tenir le livre des pertes et des profits du monde, qui donc le lui a attribué ? Qu'il nous montre les lettres patentes de cette belle et grande charge ! Ont-elles été octroyées aux seuls sages ? Alors elles ne concernent que peu de gens. Les fous et les méchants sont-ils dignes d'une faveur aussi extraordinaire ? Et puisqu'ils sont de la pire espèce, comment ont-ils pu être préférés à tous les autres ?

42. Croirons-nous celui qui dit : « Pour qui donc dirons-nous que le monde a été fait ? Sans doute pour les êtres qui ont l'usage de la raison : les dieux et les hommes, les plus parfaits de tous les êtres ?» [Cicéron De natura deorum II, LIII, 135] Nous ne combattrons jamais assez cet accouplage des dieux et des hommes. Mais ce pauvret, qu'a-t-il donc en lui qui le rende digne d'un tel avantage ? Quand on considère cette vie incorruptible des corps célestes, leur beauté, leur grandeur, leur mouvement si rigoureusement réglé,

Quand nous levons les yeux vers la voûte céleste,

Et vers les brillantes étoiles fixées dans ses hauteurs,

Quand nous pensons aux révolutions de la lune et du soleil...

[Lucrèce De la Nature V, 1204-6]

43. Quand on considère la domination et la puissance que possèdent ces corps-là, non seulement sur nos vies et notre destinée181,

Car il fait dépendre des astres les actions et la vie des hommes.

[Manilius Astronomica III, 68]

mais même sur nos penchants, nos pensées, nos désirs, qu'ils gouvernent, poussent et agitent selon leurs influences, comme notre raison nous l'apprend et nous le montre :

Elle voit que ces astres lointains

Gouvernent notre terre de par leurs lois cachées

Que l'univers entier suit un rythme réglé

Et que nos destins dépendent de ces signes.

[Manilius Astronomica I, 60]

44. Quand on voit que ce n'est pas seulement un homme, mais aussi un roi, les monarchies, les empires, et tout ce bas monde à la fois qui se trouve entraîné par les moindres mouvements célestes,

Si grands sont les effets de ses moindres mouvements,

Si puissant cet empire qui commande aux rois eux-mêmes !

[Manilius Astronomica I, 55 et IV, 93]

et si notre vertu, nos vices, nos capacités et notre savoir, et même ces spéculations que nous formons sur le cours des astres, cette comparaison que nous en faisons avec nous, si tout cela vient, comme nous le jugeons raisonnablement, sur leur entremise et par leur faveur,

L'un, fou d'amour,

A traversé les mers et fait tomber Troie ;

De l'autre le destin est de légiférer ;

Des enfants tuent leur père, et des parents leur fils ;

Et pour finir des frères qui s'entre-tuent !

Ce n'est pas notre affaire : ces attentats,

Le fer qui les punit, les membres déchirés,

C'est le fait du destin — et d'en parler aussi !

[Manilius Astronomica IV,79, 89, 118]

si enfin nous tenons de la distribution faite par le ciel cette part de raison que nous possédons, comment pourrait-elle nous égaler à lui ? Comment pourrions-nous soumettre son essence et ses qualités à notre connaissance ?

45. Tout ce que nous voyons dans ces corps célestes nous étonne : « Quels sont les instruments, les leviers, les machines, les ouvriers qui édifièrent un aussi grand ouvrage ?» [Cicéron De natura deorum I, 8] Pourquoi les privons-nous d'âme, de vie, et de raison ? Y avons-nous trouvé quelque stupidité immobile et insensible, nous qui n'entretenons aucune relation avec eux que celle de l'obéissance ? Dirons-nous que nous n'avons trouvé en aucune autre créature qu'en l'homme cet usage d'un esprit capable de raisonner ? Eh quoi ! Avons-nous vu quelque chose de semblable au soleil ? Cesse-t-il d'exister parce que nous n'avons rien vu de semblable ? Et ses mouvements cessent-ils parce qu'il n'en est pas de pareils ? Si ce que nous ne voyons pas n'est pas, notre connaissance s'en trouve terriblement réduite : « Que sont étroites les bornes de notre esprit !». [Cicéron De natura deorum I, 31] N'est-ce pas là un rêve dû à la vanité que de faire de la Lune une Terre céleste ? D'y imaginer des montagnes, des vallées, comme Anaxagore182 ? D'y placer des habitations et des demeures humaines, et y installer des colonies pour notre profit, comme l'ont fait Platon et Plutarque183 ? Et de faire de notre Terre un astre éclairant et lumineux ? « Parmi les infirmités de la nature humaine, il y a cet aveuglement de l'esprit qui non seulement le force à commettre des erreurs, mais lui fait aimer ses erreurs.»[Sénèque Dialogues II, ix] « Le corps corruptible alourdit l'âme et cette demeure terrestre déprime l'intelligence dans ses multiples pensées184. »

46. La présomption est notre maladie naturelle et originelle. La plus malheureuse et la plus fragile de toutes les créatures, c'est l'homme, et185 c'est en même temps la plus orgueilleuse. Elle se sent et se voit logée ici-bas au milieu de la boue et de l'ordure du monde, attachée et clouée à la pire, la plus morte et la plus croupie région de l'univers, au dernier étage du logis, le plus éloigné de la voûte céleste, avec les animaux de la pire condition des trois186, et pourtant elle se situe par la pensée au-dessus du cercle de la Lune, et ramène le ciel sous ses pieds. C'est par la vanité de cette pensée que l'homme s'égale à Dieu, qu'il s'attribue des qualités divines, qu'il se considère lui-même comme distinct de la foule des autres créatures, et découpe les parts qui reviennent à ses confrères et compagnons, les animaux, leur attribuant comme bon lui semble telle portion de facultés ou de forces. Comment peut-il connaître, par le moyen de son intelligence, les mouvements intérieurs et secrets des animaux ? Par quelle comparaison entre eux et nous conclut-il à la stupidité qu'il leur attribue ?

47. Quand je joue avec ma chatte, qui sait si je ne suis pas son passe-temps plutôt qu'elle n'est le mien ? Nous nous taquinons réciproquement. Si j'ai mes heures pour jouer ou refuser de le faire — il en est de même pour elle187. Platon, en décrivant « l'Âge d'or » sous Saturne188, met la communication qu'il entretenait avec les animaux au rang des plus importants avantages de l'homme de ce temps. En les interrogeant et en s'informant auprès d'eux, il connaissait leurs véritables qualités et les différences qu'ils présentaient ; et il en tirait une parfaite intelligence, une parfaite sagesse, ce qui lui permettait de mener sa vie bien plus heureusement que nous ne saurions le faire. Nous faut-il une meilleure preuve pour juger de l'impudence humaine à propos des animaux ? Ce grand auteur189 a émis l'opinion que dans la plupart des cas, la nature leur a donné une forme corporelle fondée seulement sur l'usage que l'on pourrait plus tard en tirer dans les oracles, ainsi qu'on le faisait de son temps.

48. Ce défaut qui empêche la communication entre les animaux et nous, pourquoi ne viendrait-il pas aussi bien de nous que d'eux ? Reste à deviner à qui revient la faute de ne pas pouvoir nous comprendre : car nous ne les comprenons pas plus qu'ils ne nous comprennent. Et c'est pourquoi ils peuvent nous estimer bêtes, comme nous le faisons pour eux. Il n'est pas très étonnant que nous ne les comprenions pas : nous ne comprenons pas non plus ni les Basques190, ni les Troglodytes191 ! Et pourtant, certains se sont vantés de les comprendre : Apollonius de Tyane, Melampsus, Tirésias, Thalès et d'autres. Et puisqu'il paraît, à ce que disent les géographes, qu'il est des peuples qui se choisissent un chien pour roi, il faut bien qu'ils interprètent sa voix et ses mouvements ! On doit d'ailleurs remarquer cette égalité entre nous : nous avons un peu conscience de ce que ressentent les animaux, et eux sont à peu près dans la même situation vis-à-vis de nous. Ils nous flattent, nous menacent et nous réclament : il en est de même pour nous.

49. Au demeurant, nous voyons bien qu'il existe entre eux une pleine et entière communication, et qu'ils s'entendent entre eux ; non seulement ceux de la même espèce, mais ceux d'espèces différentes également :

Les animaux privés de la parole et les bêtes sauvages

Par des cris différents et variés signifient

La crainte ou la douleur ou le plaisir.

[Lucrèce De la Nature V, 1058-60]

Le cheval sait que le chien est en colère quand il aboie d'une certaine façon, et d'une autre sorte d'aboiement il ne s'effraie pas. Même les animaux dénués de voix ont entre eux des systèmes d'échange de services qui nous donnent à penser qu'il existe entre eux un autre moyen de communication : leurs mouvements expriment des raisonnements et exposent des idées.

Ce n'est pas loin de ce que l'on voit chez les enfants,

Qui compensent du geste la déficience de leur langage.

[Lucrèce De la Nature V, 1030]

50. Et pourquoi pas ? Nous voyons bien des muets discuter, argumenter, se raconter des histoires par signes. J'en ai vus qui étaient si adroits, si bien formés à cela, qu'en vérité, il ne leur manquait rien et se faisaient comprendre à la perfection. Les amoureux se fâchent, se réconcilient, se remercient, se donnent rendez-vous, enfin se disent toutes choses avec les yeux.

Le silence même sait prier et se faire entendre.

[Le Tasse, Rimes et Prose, Aminte, Acte II.]

51. Et que dire des mains ? Nous demandons, nous promettons, nous appelons, nous congédions, nous menaçons, nous prions, nous supplions, nous nions, nous refusons, nous interrogeons, nous admirons, nous comptons, nous confessons, nous nous repentons, nous craignons, nous avons honte, nous doutons, nous instruisons, nous commandons, nous incitons, nous encourageons, nous jurons, nous témoignons, nous accusons, nous condamnons, nous absolvons, nous injurions, nous méprisons, nous défions, nous nous fâchons, nous flattons, nous applaudissons, nous bénissons, nous humilions, nous nous moquons, nous nous réconcilions, nous recommandons, nous exaltons, nous festoyons, nous nous réjouissons, nous nous plaignons, nous nous attristons, nous nous décourageons, nous nous désespérons, nous nous étonnons, nous nous écrions, nous nous taisons... Que ne faisons-nous pas avec une variété aussi infinie que celle de la langue elle-même ! Avec la tête nous convions, nous renvoyons, nous avouons, nous désavouons, nous démentons, nous souhaitons la bienvenue, nous honorons, nous vénérons, nous dédaignons, nous demandons, nous éconduisons, nous égayons, nous nous lamentons, nous caressons, nous réprimandons, nous soumettons, nous bravons, nous exhortons, nous menaçons, nous rassurons, nous interrogeons... Et que dire des sourcils ? des épaules ? Il n'est pas de mouvement qui ne parle, c'est un langage intelligible sans qu'il soit enseigné, et c'est pourtant un langage public, ce qui fait que, quand on voit la variété des autres et l'usage spécifique qui en est fait, on est plutôt porté à penser que celui-ci est bien le propre de la nature humaine. Je laisse à part ce que la nécessité apprend à ceux qui en ont soudainement besoin : les alphabets de doigts, la grammaire des gestes, et les sciences qui ne s'exercent et ne s'expriment que par ces moyens-là. De même pour les peuples dont Pline nous dit qu'ils n'ont pas d'autre langue. [Pline Histoire naturelle VI, 30]

52. Un ambassadeur de la ville d'Abdère, après avoir longuement parlé au roi Agis de Sparte, lui demanda : « Eh bien, sire, quelle réponse veux-tu que je rapporte à mes concitoyens ? » — « Que je t'ai laissé dire tout ce que tu as voulu, et tant que tu as voulu, sans jamais dire un mot. » N'est-ce pas là un silence éloquent et bien intelligible ?

53. Au reste, existe-t-il une sorte de savoir-faire humain que nous ne retrouvons pas dans les actions des animaux ? Est-il une société réglée avec plus d'ordre, avec une plus grande diversité de charges et d'offices, et maintenue avec plus de constance, que celle des abeilles ? Et pouvons-nous imaginer qu'une telle organisation des fonctions et des actions puisse se faire sans l'usage de la raison et de la sagesse192 ?

De ces signes et de ces exemples, certains ont dit

Que les abeilles avaient reçu une part de l'âme divine

Et des émanations célestes.

[Virgile Géorgiques IV, 219]

54. Les hirondelles que nous voyons, au retour du printemps, fureter dans tous les coins de nos maisons, cherchent-elles sans jugement, et choisissent-elles sans discernement, entre mille endroits, celui qui est le plus commode pour s'y installer ? Et dans le bel et admirable agencement de leurs édifices, comment les oiseaux pourraient-ils utiliser une forme carrée plutôt qu'une ronde, un angle obtus plutôt qu'un angle droit, sans en connaître les qualités et les conséquences ? Prennent-ils tantôt de l'eau, tantôt de l'argile, sans savoir que ce qui est dur s'amollit quand on l'humecte ? Mettent-ils de la mousse ou du duvet sur le plancher de leur palais sans avoir prévu que les membres fragiles de leurs petits y seront plus au doux et plus à l'aise ? Se protègent-ils du vent pluvieux et disposent-ils leur nid à l'est sans connaître les caractéristiques différentes de ces vents et sans tenir compte du fait que l'un est pour eux meilleur que l'autre ? Pourquoi l'araignée tisse-t-elle sa toile plus serrée en un endroit et plus lâche à l'autre, utilise ici tel nœud et tel autre ailleurs, si elle n'est pas capable de réfléchir, de raisonner et de conclure ?

55. Nous voyons bien dans la plupart de leurs ouvrages à quel point les animaux sont supérieurs à nous, et combien notre artisanat193 peine à les imiter. Nous pouvons toutefois observer dans nos travaux, même les plus grossiers, les facultés que nous y employons, et comment notre âme s'y implique de toutes ses forces. Pourquoi en serait-il autrement chez eux ? Pourquoi attribuer à je ne sais quelle disposition naturelle et servile les ouvrages qui surpassent tout ce que nous parvenons à faire, que ce soit naturellement ou par le moyen de l'art ? En cela d'ailleurs, nous leur reconnaissons un très grand avantage sur nous, puisque la nature, avec une douceur maternelle, les accompagne et les guide, comme si elle les prenait par la main, dans toutes les actions et les agréments de leur vie, alors qu'elle nous abandonne, nous, au hasard et au destin, contraints que nous sommes alors d'inventer les choses nécessaires à notre conservation ; et qu'elle nous refuse parfois les moyens de parvenir par quelque organisation et effort de l'esprit que ce soit, à l'habileté naturelle qui est celle des animaux : leur stupidité de bêtes surpasse très facilement pour toutes les choses utiles, tout ce dont est capable notre divine intelligence.

56. Vraiment, à ce compte-là, nous aurions bien raison d'appeler la Nature une très injuste marâtre. Mais il n'en est rien : notre organisme194 n'est pas si difforme et si anormal. Nature a choyé toutes ses créatures, il n'en est aucune qu'elle n'ait bien dotée de tous les moyens nécessaires pour se protéger elle-même. J'entends couramment les hommes — que la versatilité de leurs sentiments porte tantôt aux nues, tantôt les ravale aux antipodes — se plaindre de ce que nous sommes le seul animal abandonné, nu sur la terre, entravé et n'ayant pour s'armer et se couvrir que les dépouilles des autres, alors que toutes les autres créatures ont été pourvues par la nature de coquilles, de gousses, d'écorce, de poil, de laine, de pointes, de cuir, de bourre, de plume, d'écailles, de toison ou de soie selon leur besoin ; alors qu'elle les a armées de griffes, de dents, de cornes, pour attaquer et se défendre ; qu'elle leur a même enseigné ce qui leur convient à chacune : nager, courir, voler, chanter, alors que l'homme ne sait ni marcher, ni parler, ni manger, et seulement pleurer sans apprentissage...

L'enfant gît, semblable au matelot que les flots déchaînés

Ont jeté au rivage, tout nu, à terre, incapable de parler,

Démuni de tout ce qui est nécessaire pour vivre,

À l'instant même où la nature l'arrache

Du ventre de sa mère et le projette vers la lumière ;

Il remplit de ses vagissements plaintifs le lieu où il est né,

Et il a quelque raison de le faire puisqu'il lui reste

Tant de maux à supporter au cours de sa vie !

Au contraire, les animaux domestiques de toute espèce,

Gros et petits, croissent sans peine.

Ils n'ont pas besoin de hochets bruyants,

Ni du babillage d'une nourrice caressante ;

Ils n'ont pas besoin de vêtements variés selon les saisons,

Non plus que d'armes ou de hautes murailles

Pour défendre leur bien : la Terre

Et la nature inventive leur fournissent tout à foison.

[Lucrèce De la Nature V, 223 sq]

Eh bien ! Des plaintes comme celle-là n'ont pas de raison d'être : il y a dans l'organisation du monde une égalité et un rapport plus uniforme qu'il n'y paraît entre les animaux et nous-mêmes.

57. Notre peau résiste autant que la leur aux injures du temps : en témoignent ces peuples qui n'ont pas encore fait usage de vêtements. Nos ancêtres Gaulois n'étaient guère vêtus, pas plus que nos voisins les Irlandais, sous un ciel pourtant bien froid. Mais nous en jugeons bien par nous-mêmes : car tous les endroits de notre corps que nous aimons offrir au vent et à l'air sont ceux qui sont faits pour le supporter195. S'il est une partie de nous-mêmes qui semble devoir craindre le froid, ce devrait être l'estomac, où se fait la digestion : nos pères le laissaient découvert, et nos dames, aussi tendres et délicates soient-elles, sont bien souvent décolletées jusqu'au nombril. Les bandes et emmaillotements des enfants ne sont pas non plus nécessaires : les mères lacédémoniennes élevaient les leurs en laissant toute liberté à leurs membres, sans les attacher ni les envelopper. Notre façon de pleurer est commune à la plupart des animaux, et il n'en est guère qui ne se plaignent et gémissent longtemps encore après leur naissance, car c'est un comportement bien naturel dans la faiblesse où ils se trouvent. Quant à l'usage de se nourrir, il est naturel chez nous comme chez eux, et ne nécessite pas d'apprentissage.

Tout être, en effet, ressent l'usage

Qu'il peut faire de ses qualités.

[Lucrèce De la Nature V, 1033]

58. Qui douterait qu'un enfant ayant acquis la force de se nourrir, ne sache chercher sa nourriture ? La terre en produit et lui en offre suffisamment pour ses besoins, sans culture ni autre intervention. Et si ce n'est en toute saison, elle ne le fait pas davantage pour les animaux : en témoignent les provisions que nous voyons faire par les fourmis et autres espèces, pour les saisons stériles de l'année. Les peuplades que nous venons de découvrir, si abondamment pourvues de provisions et de boissons naturelles, obtenues sans soin ni travail particuliers, viennent de nous apprendre que le pain n'est pas notre seule nourriture, et que sans même labourer, notre mère Nature nous avait fourni en suffisance tout ce qu'il nous fallait, et peut-être même plus pleinement et richement qu'elle ne le fait à présent que nous y avons ajouté notre industrie.

Et la terre produisit d'elle-même, au début,

De blondes moissons, et des vignes riantes ;

Elle donna aux mortels les fruits savoureux

Et les gras pâturages, et tout cela maintenant

Peine à pousser, et malgré nos efforts, nos bœufs s'y épuisent,

Et la force de nos laboureurs.

[Lucrèce De la Nature II, 1157]

Le dérèglement et l'exagération de nos appétits dépassent toutes les inventions par lesquelles nous essayons de les assouvir.

59. Quant aux armes, nous en avons de plus naturelles que n'en ont la plupart des animaux : les mouvements de nos membres sont plus variés, et nous en tirons naturellement parti, sans l'avoir appris. Ceux des hommes qui sont formés à combattre nus se jettent dans les dangers de la même façon que les autres. Si quelques bêtes sauvages nous surpassent en agilité, nous en surpassons aussi bien d'autres. Et c'est par une sorte d'instinct naturel que nous avons développé l'art de fortifier notre corps et de le protéger par des éléments ajoutés. La preuve qu'il en est ainsi, c'est que l'éléphant aiguise et affûte les dents dont il se sert à la guerre (car il en a de particulières196 pour cet usage, qu'il ménage et n'emploie pas pour d'autres choses). Quand les taureaux vont au combat, ils répandent et projettent de la poussière autour d'eux ; les sangliers affinent leurs défenses ; et l'ichneumon197, quand il doit affronter un crocodile, enduit son corps de limon bien pétri et bien pressé, qui lui fait comme une croûte et une cuirasse. Pourquoi ne dirions-nous pas qu'il est tout aussi naturel de nous armer de bois et de fer ?

60. Quant au langage, il est certain que s'il n'est pas naturel il n'est pas nécessaire. Je crois pourtant qu'un enfant qu'on aurait élevé dans une complète solitude, éloigné de tout contact humain (ce qui serait difficile à faire), aurait pourtant quelque espèce de langage pour exprimer ce qu'il pense ; car il n'est pas croyable que Nature nous ait refusé ce qu'elle a donné à bien d'autres animaux. Car est-ce autre chose que parler, cette faculté que nous leur voyons de se plaindre, de se réjouir, de s'appeler au secours et à l'amour, comme ils le font par l'usage de leur voix ? Pourquoi les animaux ne se parleraient-ils pas entre eux, puisqu'ils nous parlent, et que nous leur parlons ? De combien de façons parlons-nous à nos chiens ! Et ils nous répondent !... Nous conversons avec eux en usant d'un autre langage et d'autres mots que nous ne le faisons pour les oiseaux, les pourceaux, les bœufs, les chevaux : nous changeons d'idiome selon les espèces auxquelles nous nous adressons.

Ainsi, au milieu de leur noir bataillon Les fourmis s'abordent-elles,

S'enquérant peut-être de leur route et de leur butin.

[Dante La Divine Comédie Purgatoire, XXVI]

61. Il me semble que Lactance attribue aux animaux non seulement la parole, mais le rire. Et la différence de langage que l'on constate entre les hommes de différentes contrées se retrouve chez les animaux d'une même espèce. Aristote cite à ce propos le chant des perdrix, différent suivant les endroits où on l'observe :

Les divers oiseaux ont des chants différents

Selon le temps et certains font varier leur chant rauque

En fonction de l'atmosphère...

[Lucrèce De la Nature V, vv. 1078, 1081 et 1083-84]

62. Reste à savoir quel langage parlerait cet enfant élevé dans une complète solitude. Et ce que l'on en dit par pure conjecture n'a pas beaucoup de valeur. Si on oppose à ce que j'ai dit plus haut que les sourds de naissance ne parlent pas du tout, je réponds que ce n'est pas seulement parce qu'ils n'ont pu être formés à la parole par les oreilles, mais plutôt parce que le sens de l'ouïe dont ils sont privés est associé à celui de la parole, et qu'ils sont étroitement unis naturellement ; de sorte que, quand nous parlons, il faut que nous nous parlions à nous-mêmes d'abord, et que nous fassions résonner dans nos oreilles198 ce que nous allons envoyer aux oreilles des autres.

63. J'ai dit tout cela pour souligner la ressemblance qu'il y a entre les choses humaines et les animaux199, et pour nous ramener et rattacher à l'ensemble des êtres. Nous ne sommes ni au-dessus, ni au-dessous du reste : tout ce qui est sous le ciel, dit le sage200, suit une loi et un destin semblables.

Ils sont tous entravés par les chaînes de leur destinée.

[Lucrèce De la Nature V, v. 876]

Il y a quelques différences, il y a des ordres et des degrés, mais sous l'aspect d'une même nature :

Chaque chose se développe à sa façon, et toutes conservent

Les différences établies par l'ordre immuable de la nature.

[Lucrèce De la Nature V, vv. 923-24]

64. Il faut maintenir l'homme dans les limites de l'ordre social. Le malheureux en effet n'a pas le pouvoir d'aller au-delà : il est entravé et empêché, il est assujetti aux mêmes obligations que les autres créature de son rang, il est de condition fort moyenne, sans aucune prérogative particulière, ni de prééminence véritable et essentielle. Celle qu'il se donne, dans sa pensée et son imagination, n'a rien de concret ni de consistant. Et s'il est vrai qu'il est le seul parmi les animaux à disposer de cette liberté d'imagination et de cette absence de limites pour la pensée, lui permettant de se représenter ce qui est ou ce qui n'est pas, ce qu'il désire, le faux aussi bien que le vrai, c'est un avantage qui lui est cher vendu et dont il a bien peu à se glorifier, car c'est là que se trouve la source principale des maux qui l'assaillent : péché, maladie, irrésolution, agitation, désespoir.

65. Je dis donc, pour revenir à mon propos initial, qu'il n'y a guère de chances pour que les animaux fassent par inclination naturelle ou forcée les mêmes choses que celles que nous avons choisi de faire, et que nous faisons grâce à notre habileté. Il nous faut conclure que les mêmes effets relèvent des mêmes facultés, et que des effets plus importants sont dus à des facultés plus grandes201. Et donc admettre que ces dispositions que nous avons, et la méthode que nous employons pour réaliser nos ouvrages, sont aussi celles des animaux, et qu'ils en ont même peut-être de meilleures. Pourquoi imaginer chez eux une contrainte naturelle que nous ne ressentons pas nous-mêmes ? Ajoutons à cela qu'il est plus honorable, et plus conforme au divin, d'être amené à agir selon des règles du fait d'une disposition naturelle et inévitable, plutôt que par l'usage d'une liberté téméraire et fortuite. Et il est plus sûr aussi de laisser à la nature plutôt qu'à nous-mêmes le soin de diriger notre conduite. La vanité de notre présomption est telle que nous préférons devoir notre valeur à nos forces plutôt qu'à sa libéralité ; nous attribuons aux autres animaux des biens naturels, nous les leur cédons, pour nous enorgueillir des biens que nous avons acquis. C'est une attitude bien simplette, car pour ma part j'attacherais autant de prix à des qualités bien à moi et naturelles qu'à celles que je pourrais aller mendier et obtenir par apprentissage. Nous ne pouvons espérer obtenir une situation plus enviable que celle d'être favorisé par Dieu et par Nature.

66. Voyez par exemple comment font les habitants de Thrace quand ils veulent se risquer sur quelque rivière gelée : ils lâchent un renard devant eux202, et quand celui-ci est près du bord, il approche l'oreille de la glace pour savoir si le bruit de l'eau en dessous est proche ou lointain, en déduit que l'épaisseur est plus ou moins grande, et donc avance ou bien recule... Quand on voit cela, ne peut-on penser que lui passent par la tête les mêmes idées que celles que nous aurions nous aussi dans cette situation, et qu'il s'agit là d'un raisonnement et d'une conclusion qui viennent du bon sens naturel, comme : « ce qui fait du bruit est agité ; ce qui est agité n'est pas gelé ; ce qui n'est pas gelé est liquide, et ce qui est liquide ne peut supporter de poids. » Car attribuer cette attitude uniquement à une finesse d'ouïe particulière, sans faire intervenir le raisonnement ni la déduction, c'est là une chimère, et cela ne peut trouver place en notre esprit. Il faut en juger de même pour de très nombreuses sortes de stratagèmes et d'inventions par lesquelles les animaux se protègent de nos entreprises à leur encontre.

67. Et si nous croyons tirer quelque avantage du fait qu'il nous est possible de les attraper, de nous en servir, d'en user à notre convenance, il ne s'agit là que d'un avantage du même genre que celui que nous avons nous-mêmes les uns sur les autres : nous imposons ces conditions à nos esclaves. Et en Syrie, les Climacides n'étaient-elles pas des femmes, elles qui, à quatre pattes, servaient de marchepied et d'échelle aux dames pour monter en voiture203 ? La plupart des gens libres acceptent de remettre, pour de bien faibles avantages, leur vie et leur personne à la discrétion d'autrui. Les femmes et les concubines des Thraces se disputent le droit d'être choisies pour être immolées sur le tombeau de leur mari. Les tyrans ont-ils jamais manqué d'hommes qui leur fussent entièrement dévoués ? Et certains d'entre eux n'ont-ils pas ajouté à cette dévotion l'obligation de les accompagner dans la mort comme dans la vie ?

68. Des armées entières se sont ainsi remises entre les mains de leurs chefs. La formule du serment dans la rude école des gladiateurs comportait ces mots : « Nous jurons de nous laisser enchaîner, brûler, battre, tuer par le glaive, et supporter tout ce que les gladiateurs professionnels supportent de leur maître, en mettant très religieusement et leur corps et leur âme à son service »,

Brûle-moi la tête si tu le veux, perce-moi d'un glaive,

Laboure-moi le dos à coups de fouet.

[Tibulle Elégies I, 9, vv. 21-22]

C'était un engagement véritable, et pourtant il s'en trouvait dix mille dans l'année pour entrer dans cette corporation, et y périr.

69. Quand les Scythes enterraient leur roi, ils étranglaient sur son corps sa concubine favorite, son échanson, son écuyer, son chambellan, son valet de chambre et son cuisinier. Et à l'anniversaire de sa mort, ils tuaient cinquante chevaux montés par cinquante pages, empalés jusqu'au gosier, et ils les laissaient ainsi, comme à la parade, autour de la tombe204.

70. Les hommes qui sont à notre service le sont à meilleur marché, et sont moins bien traités que nos oiseaux, nos chevaux et nos chiens, dont le confort nous cause tant de soucis ! Il ne me semble pas que les serviteurs les plus humbles fassent volontiers pour leurs maîtres ce que les princes se font un honneur de faire pour leurs bêtes. Diogène, voyant que ses parents voulaient racheter sa servitude, déclara : « Ils sont fous ! C'est celui qui m'entretient et me nourrit qui est mon esclave ! » Et ceux qui entretiennent des animaux doivent bien se dire qu'ils les servent plutôt que d'être servis par eux !

71. Et d'ailleurs les animaux ont plus de noblesse que nous : on n'a jamais vu un lion asservi à un autre lion, ni un cheval à un autre par manque de courage. De même que nous allons à la chasse aux animaux, les tigres et les lions vont à la chasse aux hommes ; et ils font la même chose entre eux : les chiens chassent les lièvres, les brochets les tanches, les hirondelles les cigales, les éperviers les merles et les alouettes.

La cigogne nourrit ses petits de serpents

Et de lézards trouvés dans les coins écartés,

L'aigle de Jupiter chasse dans les forêts

Le lièvre et le chevreuil...

[Juvénal Satires XIV, 71-74]

72. Nous partageons le produit de notre chasse avec nos chiens et nos oiseaux, comme nous partageons avec eux efforts et habileté. Et au-dessus d'Amphipolis, en Thrace, chasseurs et faucons sauvages se partagent équitablement le butin par moitiés. De même, le long des Marais Méotides205, si le pêcheur n'abandonne pas honnêtement aux loups une part de la prise égale à la sienne, ils vont aussitôt déchirer ses filets.

73. Et si nous pratiquons des chasses qui demandent plutôt de la subtilité que de la force, comme quand nous posons des collets ou des lignes avec des hameçons, nous voyons la même chose également chez les animaux. Aristote dit206 que la seiche sort de son cou un boyau long comme une ligne, qu'elle étend au loin et ramène à elle quand elle veut. Cachée dans le sable, quand elle aperçoit un petit poisson qui s'approche, elle lui laisse mordiller le bout de ce boyau et petit à petit le ramène, jusqu'à ce que le petit poisson soit si près d'elle que d'un bond elle puisse l'attraper.

74. En ce qui concerne la force, il faut bien dire qu'il n'est pas d'animal au monde qui soit en butte à autant d'attaques que l'homme. Ne parlons pas de baleine, d'éléphant, de crocodile ni d'autres animaux dont un seul peut venir à bout d'un très grand nombre d'hommes : les poux suffirent à rendre vacante la dictature de Sylla207... Le cœur et la vie d'un grand empereur triomphant, voilà le déjeuner d'un petit ver !

75. Pourquoi prétendre que l'homme dispose d'une connaissance et d'une science édifiées par le raisonnement et le savoir-faire, simplement parce qu'il est capable de distinguer les choses utiles pour son existence et pour soigner ses maladies, ou capable de connaître les vertus de la rhubarbe et du polypode208 ? Les chèvres de Crête, si elles ont reçu un coup d'une arme de trait, vont choisir, entre un million d'herbes différentes, le dictame209 qui les guérira ; la tortue, quand elle a mangé de la vipère, cherche aussitôt de l'origan pour se purger ; le dragon210 se frotte les yeux et les rend plus clairs avec du fenouil ; les cigognes se donnent à elles-mêmes des lavements avec de l'eau de mer ; les éléphants arrachent les flèches et javelots qu'on leur a jetés au combat, non seulement de leur corps et de ceux de leurs compagnons, mais aussi du corps de leurs maîtres (en témoigne celui du roi Porus qu'Alexandre défit), et ils les arrachent si habilement que nous ne saurions le faire en causant aussi peu de douleur. Alors pourquoi ne disons-nous pas, en voyant tout cela, qu'il s'agit de science et de réflexion ? Car alléguer, pour déprécier les animaux, qu'ils ne savent cela que par la seule leçon et enseignement de Nature, ce n'est pas leur ôter leurs titres de science et de sagesse : c'est au contraire le leur attribuer à plus forte raison qu'à nous encore, puisqu'ils ont eu une maîtresse d'école aussi sûre !

76.Chrysippe était aussi méprisant que tout autre philosophe en ce qui concerne la condition des animaux. Mais il avait observé, à un carrefour de trois chemins, les mouvements d'un chien à la recherche de son maître égaré ou poursuivant une proie qui fuyait devant lui. L'ayant vu essayer un chemin après l'autre et, après s'être assuré qu'aucun des deux premiers ne portait la trace de ce qu'il cherchait, s'élancer dans le troisième sans hésiter, il fut contraint de reconnaître qu'en ce chien-là s'était opéré un raisonnement du genre : « J'ai suivi mon maître jusqu'à ce carrefour, il faut nécessairement qu'il ait pris l'un de ces trois chemins ; puisque ce n'est pas celui-ci, ni celui-là, il faut donc forcément qu'il soit passé par le troisième. » Fondant sa certitude sur ce raisonnement, le chien n'a plus besoin alors de son flair pour le troisième chemin et n'y fait plus d'enquête, il s'en remet à la raison. Cette attitude proprement dialecticienne, cet usage de propositions divisées puis reconstruites, l'énumération complète des termes suffisant à entraîner la conclusion — ne vaut-il pas mieux dire que le chien tire cela de lui-même plutôt que de Georges de Trébizonde211 ?

77. Il n'est pas impossible d'éduquer les animaux à notre façon. Nous apprenons à parler aux merles, aux corbeaux, aux pies, aux perroquets, et nous leur reconnaissons cette capacité à nous offrir une voix et un souffle si souples et si maniables que nous pouvons les amener à prononcer un certain nombre de lettres et de syllabes ; et cela témoigne de ce qu'ils ont en eux-mêmes une capacité de raisonnement qui les rend aptes à cet apprentissage et désireux de le faire. On finirait par se lasser, je crois, de voir toutes les singeries que les bateleurs apprennent à leurs chiens : les danses dans lesquelles ils ne manquent pas une seule mesure de ce qu'ils entendent, les divers mouvements et sauts qu'ils leur commandent rien que par la parole. Mais je suis plus étonné par le comportement, pourtant assez courant, des chiens d'aveugles, à la ville comme à la campagne. J'ai observé comment ils s'arrêtent à certaines portes où ils reçoivent habituellement des aumônes, comment ils savent éviter les voitures et les charrettes, alors même qu'en ce qui les concerne ils auraient assez de place pour passer. J'en ai même vu un, le long d'un fossé de la ville, délaisser un sentier pourtant plat et commode et en choisir un bien pire, simplement pour éloigner son maître du fossé. Comment pouvait-on avoir fait comprendre à ce chien que sa charge consistait à veiller sur la sécurité de son maître, et à négliger ses propres commodités pour le servir ? Comment pouvait-il savoir que tel chemin assez large pour lui ne l'était pas pour un aveugle ? Tout cela peut-il se comprendre sans réflexion et raisonnement212 ?

78. Il ne faut pas oublier ce que Plutarque dit d'un chien qu'il a vu à Rome au Théâtre de Marcellus, avec l'Empereur Vespasien, le père. Ce chien servait à un bateleur qui jouait une pièce à plusieurs scènes et plusieurs personnages, et il y tenait son rôle. Entre autres choses, il fallait qu'il fasse le mort pendant un certain temps, comme s'il avait avalé du poison. Après avoir avalé le pain qu'on faisait passer pour le poison, il commença bientôt à trembler et s'agiter, comme s'il était étourdi, et finalement, s'étendant de tout son long et se raidissant, comme s'il était mort, il se laissa tirer et traîner d'un endroit à un autre, comme le voulait la pièce ; puis quand il sut que le moment était venu, il commença d'abord à remuer doucement, comme s'il sortait d'un profond sommeil, et levant la tête, regarda ici et là, d'une façon qui étonnait les spectateurs.

79. Dans les jardins de Suse, des bœufs étaient employés à arroser et à faire tourner de grandes roues qui servaient à tirer de l'eau, et auxquelles des baquets étaient attachés (comme cela se voit souvent en Languedoc). On leur avait ordonné de tirer par jour jusqu'à cent tours chacun, et ils étaient si habitués à ce nombre, qu'il était impossible, même de force, de leur en faire tirer un tour de plus : ayant accompli leur tâche, ils s'arrêtaient tout net. Nous sommes, nous, adolescents avant même de savoir compter jusqu'à cent, et nous venons de découvrir des peuples qui n'ont aucune connaissance des nombres.

80. Il faut plus d'intelligence pour instruire autrui que pour être instruit soi-même. Laissons de côté ce que Démocrite pensait et voulait prouver, à savoir que la plupart des arts nous ont été enseignés par les animaux : l'araignée nous a appris à tisser et à coudre, l'hirondelle à bâtir, le cygne et le rossignol à faire de la musique, et nous avons appris la médecine en imitant ce que font plusieurs autres. Aristote dit que les rossignols enseignent le chant à leurs petits, et y consacrent du temps et du soin, et que c'est la raison pour laquelle le chant de ceux que nous élevons en cage, et qui n'ont pas eu le loisir de suivre les cours de leurs parents, perd beaucoup de son charme. Nous pouvons en déduire que le chant s'améliore par la discipline et par l'étude, et que chez les oiseaux libres eux-mêmes, il n'est pas unique et uniforme : chacun en a pris sa part autant qu'il le pouvait. Et dans le zèle de l'apprentissage, ils rivalisent de telle façon, et se combattent de façon si courageuse que parfois le vaincu en meurt, le souffle lui manquant plutôt que la voix. Les plus jeunes méditent, pensifs, et s'entraînent à imiter certains couplets de la chanson : l'élève écoute la leçon de son précepteur, et la récite avec le plus grand soin. Ils se taisent à tour de rôle, et on les entend corriger leurs fautes, on perçoit certaines critiques du précepteur.

81. « J'ai vu autrefois — dit Arrius213 — un éléphant ayant une cymbale pendue à chaque cuisse, et une autre à la trompe, au son desquelles tous les autres dansaient en rond, se soulevant et s'inclinant selon la cadence de l'instrument qui les guidait ; et on trouvait du plaisir à entendre cette harmonie. » Aux spectacles donnés à Rome, on voyait couramment des éléphants dressés à se mouvoir et danser au son de la voix, des danses à nombreuses figures, avec des rythmes brisés et diverses cadences très difficiles à apprendre. On en a vus qui répétaient en privé leur leçon, et s'exerçaient avec soin et application pour ne pas être rabroués et battus par leurs maîtres.

82. Mais l'histoire de la pie, dont Plutarque lui-même se porte garant, est extraordinaire. Cette pie se trouvait dans la boutique d'un barbier, à Rome, et contrefaisait étonnamment tout ce qu'elle entendait. Un jour, il advint que des trompettes s'arrêtèrent et sonnèrent longtemps devant cette boutique ; à partir de là, et tout le lendemain, la pie demeura comme pensive, muette et mélancolique. Tout le monde s'en étonnait, et l'on pensait que le son des trompettes l'avait peut-être assourdie et étourdie, et que sa voix s'en était allée avec son ouïe... Mais on s'aperçut bientôt que c'était par une profonde concentration et une retraite intérieure qu'elle s'exerçait et préparait sa voix à reproduire le son des trompettes : car les sons qu'elle fit entendre à nouveau étaient bien ceux-là, avec l'expression parfaite de leurs pauses, de leurs reprises, et de leurs nuances. Avec ce nouvel apprentissage, elle avait abandonné et dédaignait maintenant tout ce qu'elle savait dire auparavant.

83. Je ne veux pas oublier non plus de mentionner cet autre exemple, celui d'un chien que Plutarque dit encore avoir vu (et je sens bien que je ne respecte pas l'ordre de ces exemples en les présentant, mais je ne respecte pas d'ordre non plus dans tout ce que j'écris). Plutarque se trouvait donc à bord d'un navire, et le chien essayait en vain de laper l'huile qui se trouvait au fond d'une cruche, à cause de l'étroitesse du col, et sa langue n'était pas assez grande pour aller jusqu'au fond. Alors il alla chercher des cailloux, et en remplit la cruche jusqu'à ce qu'il eut fait monter le niveau de l'huile suffisamment pour pouvoir l'atteindre. Qu'est-ce donc que cela, si ce n'est la preuve d'un esprit bien subtil ? On dit que les corbeaux de Barbarie font de même, quand le niveau de l'eau qu'ils veulent boire est trop bas.

84. Cette histoire est un peu voisine de celle que raconte, au sujet des éléphants, un roi de leur pays, Juba : quand la ruse de ceux qui les chassent en fait tomber un dans les fosses profondes qu'on a préparées pour cela, et que l'on a recouvertes de broussailles pour les dissimuler, ses compagnons apportent en toute hâte quantité de pierres et de morceaux de bois, afin que cela lui permette de se tirer de là. Mais les facultés de cet animal s'apparentent à celles de l'homme dans tellement d'autres situations que si je voulais rapporter en détails ce que l'expérience a montré, j'aurais aisément de quoi étayer l'idée que je défends d'ordinaire, à savoir qu'il y a plus de différence d'un homme à l'autre que d'un animal à un homme214.

85. Dans une maison de Syrie, le cornac d'un éléphant détournait à chaque repas la moitié de la ration qu'on avait prescrite pour l'animal. Un jour le maître de maison voulut le nourrir lui-même, et versa dans sa mangeoire la quantité d'orge qui avait été prescrite. Alors l'éléphant, regardant d'un mauvais œil son cornac, partagea la ration en deux moitiés avec sa trompe, montrant par là l'injustice qui lui était faite... Un autre encore, ayant un cornac qui mélangeait des pierres à sa nourriture pour en grossir l'apparence, s'approcha de la marmite où l'homme faisait cuire la viande de son dîner, et la lui remplit de cendres. Ce sont là des cas particuliers ; mais ce que tout le monde a pu voir et que tout le monde sait, c'est que dans toutes les armées des pays du Levant, l'une des plus grandes forces était constituée par les éléphants, dont on tirait des effets incomparablement plus grands que nous ne le faisons maintenant avec notre artillerie, qui occupe à peu près la même place qu'eux dans une bataille rangée (ceux qui connaissent l'histoire ancienne peuvent facilement en juger). Leurs ancêtres avaient servi Hannibal et Carthage,

Nos généraux et Molosse le Roi,

Portant sur leurs dos bataillons et cohortes

Ils allaient eux aussi à la guerre...

[Juvénal Satires XII, v. 107 sq]

86. Il fallait bien qu'on eût confiance en ces animaux et leur intelligence en leur confiant ainsi la tête de la bataille ; car en cet endroit, il eût suffi pour tout perdre qu'ils fassent le moindre arrêt à cause de la taille et de la pesanteur de leur corps, ou que le moindre effroi les fasse se tourner contre leurs propres gens. Il y a peu d'exemples que cela se soit produit et qu'ils se soient rejetés sur leurs troupes, alors que nous-mêmes nous nous rejetons les uns sur les autres et nous nous mettons en déroute. On leur confiait, non un mouvement simple, mais plusieurs parties différentes du combat ; les espagnols employaient des chiens lors de la récente conquête des Indes : ils leurs payaient une solde, et les faisaient participer au partage du butin. Et ces animaux montraient autant d'adresse et de décision à poursuivre ou arrêter leur victoire, à charger ou reculer selon les circonstances, à distinguer amis et ennemis, qu'ils faisaient preuve d'ardeur et de volonté.

87. Nous admirons et apprécions mieux les choses qui nous sont étrangères que les choses ordinaires : sans cela, je ne me serais pas attardé à dresser cette longue liste ; car à mon avis, celui qui examinerait de près ce que l'on peut voir chez les animaux qui vivent parmi nous, pourrait trouver chez eux des choses aussi admirables que celles que l'on recueille dans les pays étrangers et à d'autres époques. C'est une même nature qui s'y manifeste. Celui qui en aurait évalué l'état actuel pourrait certainement en tirer la connaissance de son passé comme de son futur. J'ai vu autrefois des hommes amenés par mer de lointains pays, et parce que nous ne comprenions pas leur langage, et que leur comportement, leur attitude, leurs vêtements, étaient très éloignés des nôtres, qui d'entre nous ne les considérait comme des sauvages et des brutes ? Qui n'attribuait à la stupidité et à la bêtise le fait qu'ils soient muets, ignorants de la langue française, ignorant nos baisemains et nos révérences contorsionnées, notre port et notre maintien... Comme s'il s'agissait du modèle auquel doit forcément se conformer la nature humaine !

88. Nous condamnons tout ce qui nous semble étrange, et que nous ne comprenons pas. Il en est de même dans le jugement que nous portons sur les animaux : ils ont bien des traits qui s'apparentent aux nôtres et dont nous pouvons tirer, par comparaison, quelque conjecture. Mais de ce qu'ils ont de particulier, que savons-nous ? Les chevaux, les chiens, les bœufs, les brebis, les oiseaux et la plupart des animaux domestiques reconnaissent notre voix et lui obéissent ; ainsi la murène de Crassus, qui venait à lui quand il l'appelait, comme font les anguilles de la fontaine d'Aréthuse ; et j'ai vu dans de nombreux viviers les poissons accourir pour manger, quand ceux qui les nourrissent poussaient certains cris.

Ils ont un nom, et vers le maître

Accourent tous quand il les appelle.

[Martial Épigrammes IV, 29]

89. Nous pouvons juger de cela. Nous pouvons dire aussi que les éléphants sont capables d'avoir quelque notion de religion, dans la mesure où, après plusieurs ablutions et purifications, on les voit lever leur trompe, comme si c'était leurs bras, et, les yeux levés vers le soleil levant, se tenir longtemps en méditation et contemplation, à certaines heures du jour, de leur propre chef, sans qu'ils aient été éduqués en ce sens. Mais ce n'est pas parce que nous n'observons rien de semblable chez les autres animaux que nous devons considérer qu'ils n'ont pas de religion ; nous ne pouvons nous faire une idée de ce qui nous est caché.

90. Nous pouvons cependant voir quelque chose dans ce comportement observé par le philosophe Cléanthe, parce qu'il a quelque chose à voir avec le nôtre. Il raconte qu'il a vu des fourmis quitter leur fourmilière en portant le corps d'une fourmi morte, et que plusieurs autres vinrent à leur rencontre, comme pour parlementer avec elles ; après avoir été ensemble quelque temps, ces dernières s'en retournèrent, comme pour consulter leurs concitoyens, et elles firent ainsi deux ou trois fois l'aller-retour, à cause probablement de difficultés rencontrées pour la capitulation. Elles revinrent enfin apportant aux autres un ver depuis leur tanière, comme pour payer la rançon de la morte, et les premières chargèrent le ver sur leur dos pour l'emporter chez elles, abandonnant le cadavre aux autres. Voilà l'interprétation que Cléanthe donna de la scène, montrant par là que les animaux qui ne parlent pas ne sont pas pour autant privés de communication entre eux. Si nous n'y participons pas, c'est que nous en sommes incapables, et c'est être bien sots que de vouloir donner notre opinion sur la question !...

91. Les animaux agissent encore de bien d'autres façons qui dépassent de loin nos possibilités : nous ne pouvons pas les imiter, car ce sont des choses que nous sommes même incapables d'imaginer. Ainsi certains affirment que lors de la dernière grande bataille navale qu'Antoine perdit contre Auguste, sa galère de commandement fut stoppée au milieu de sa course par ce petit poisson que les latins nomment « remora », à cause de la particularité qu'il a d'arrêter n'importe quel navire auquel il s'attache. Et l'empereur Caligula, croisant avec une grande flotte le long des côtes de la Roumélie, sa galère et elle seule, fut arrêtée net par ce même poisson ; il le fit attraper, et fut fort dépité de constater qu'un si petit animal pouvait s'opposer à la mer, aux vents, et à la force de tous ses avirons, alors qu'il était simplement attaché par la tête215 à sa galère (car c'est un poisson à coquille). Et il s'étonna encore plus, non sans raison, de constater que ramené dans le bateau, il avait perdu cette force qu'il manifestait au dehors.

92. Un citoyen de la ville de Cyzique216 acquit jadis une réputation de grand savant217 pour avoir étudié le comportement du hérisson. Celui-ci fait à sa tanière des ouvertures en divers endroits, exposés à divers vents. Et quand il prévoit quel vent il va faire, il bouche le trou de ce côté-là. En observant cela, le citoyen en question apportait en ville des prédictions sur le vent qui allait souffler !

93. Le caméléon prend la couleur du lieu où il se trouve ; mais le poulpe, lui, prend la couleur qui lui plaît, selon les circonstances, pour se dissimuler de ce qu'il craint, ou attraper ce qu'il cherche. Chez le caméléon ce changement est passif, mais chez le poulpe, il est actif. Nous connaissons nous-mêmes quelques changements de couleur : la frayeur, la colère, la honte ou d'autres sentiments, altèrent le teint de notre visage. Mais c'est un effet subi, comme dans le cas du caméléon. Si la jaunisse peut nous rendre jaunes, nous ne pouvons pas faire cela volontairement. Ces effets, que nous constatons chez les animaux, et qui sont bien plus grands que pour nous, montrent bien qu'il y a en eux quelque faculté supérieure qui nous est cachée. Et il en est de même, vraisemblablement, de plusieurs autres aspects de leurs capacités dont aucun signe ne parvient jusqu'à nous.

94. Parmi toutes les prédictions faites jadis, les plus anciennes et les plus sûres étaient celles qui se tiraient du vol des oiseaux. Nous n'avons rien de semblable ni d'aussi étonnant. Cette règle, cet ordre dans lequel se fait le battement de leurs ailes, et dont on tire des enseignements sur les choses qui vont advenir, il faut bien que cela soit mené d'excellente façon pour avoir un si noble effet ; car c'est parler pour ne rien dire que d'attribuer cet effet remarquable à quelque disposition naturelle, sans évoquer l'intelligence, le consentement et le raisonnement de l'animal qui le produit. Ainsi la torpille est-elle capable, non seulement d'engourdir les membres qui la touchent, mais au travers des filets formant la seine218, de transmettre cette pesanteur et cet engourdissement aux mains de ceux qui les remuent et les manient. On dit même encore que si on verse de l'eau sur elle, son effet remonte à travers l'eau jusqu'à la main, et vient endormir le sens du toucher. Cette force est étonnante, mais elle n'est pas inutile à la torpille. Elle la ressent et l'utilise : pour attraper la proie qu'elle convoite, elle se cache sous le limon, afin que les autres poissons qui viennent à passer au-dessus soient frappés et paralysés par cette stupeur qui émane d'elle, et tombent en son pouvoir.

95. Les grues, hirondelles et autres oiseaux migrateurs, qui changent de demeure selon les saisons, montrent par là qu'ils ont conscience de leur faculté divinatrice et la mettent en pratique. Les chasseurs nous assurent que si l'on veut choisir parmi de nombreux petits chiens celui qui est le meilleur pour le garder, il suffit de laisser la mère le choisir elle-même : si on les emporte hors de leur gîte, le premier qu'elle y ramènera sera toujours le meilleur ; ou encore : si l'on fait semblant de faire du feu tout autour de leur gîte, c'est celui de ses petits auquel elle portera d'abord secours. D'où il ressort que les chiennes ont une façon de faire des prévisions que nous n'avons pas, ou qu'elles ont, pour juger des qualités de leurs petits, un sens autrement plus aigu que le nôtre. [Car en ce qui concerne nos enfants, il est certain que jusqu'à un âge avancé, il n'y a rien qui puisse nous permettre d'en faire le tri, sinon l'apparence physique.]219

96. La manière de naître, d'engendrer, de se nourrir, d'agir, de se mouvoir, de vivre et de mourir qui est celle des animaux est si proche de la nôtre, que tout ce que nous ôtons aux causes qui les animent, et que nous ajoutons à notre condition pour la placer au-dessus de la leur ne peut relever d'une vision raisonnée. Comme règle pour notre santé, les médecins nous proposent en exemple la façon de vivre des animaux, car ce mot a été de tout temps dans la bouche du peuple : Tenez chauds les pieds et la tête ; Au demeurant, vivez en bêtes.

97. La reproduction est la principale des fonctions naturelles. Nous avons quelque arrangement de membres qui sont spécialement appropriés à la chose. Cela n'empêche pas que les médecins nous ordonnent de nous conformer à la position et la façon de faire des animaux, comme étant plus efficace :

C'est à la façon des bêtes à quatre pattes,

Que la femme, semble-t-il, est la plus féconde ;

La semence atteint mieux son but, poitrine en bas

Et reins en l'air...

[Lucrèce De la Nature IV, 1261-64]

Et ils rejettent comme nuisibles ces mouvements déplacés et choquants, que les femmes y ont ajouté de leur cru, pour les ramener à suivre l'exemple et la méthode des animaux de leur sexe, plus modérés et plus calmes.

Car la femme s'interdit à elle-même de concevoir si,

Ondulant de la croupe, elle stimule le plaisir de l'homme,

Et fait jaillir de ses flancs épuisés le flot,

Rejetant ainsi hors du sillon le soc,

Et faisant dévier de son but la semence.

[Lucrèce De la Nature IV, 1269-73]

98. S'il est juste de rendre à chacun son dû, les animaux qui servent, aiment et défendent leurs bienfaiteurs, et qui poursuivent et menacent les étrangers ou ceux qui les maltraitent, ont une attitude qui offre quelque ressemblance avec notre justice. De même en est-il lorsqu'ils observent une parfaite équité dans la répartition de leurs biens entre leurs petits. Quant à l'amitié, elle est sans comparaison plus vive et plus constante chez eux que chez les hommes. Hircanos, le chien du roi Lysimaque, quand son maître fut mort, demeura obstinément sur son lit, sans vouloir boire ni manger. Et le jour où l'on brûla le corps, il s'élança et se jeta sur le feu où il périt brûlé. C'est aussi ce que fit le chien d'un dénommé Pyrrhus : il ne quitta pas le lit de son maître après la mort de celui-ci ; et quand on emporta le défunt, il se laissa emmener avec lui pour finalement se lancer dans le bûcher où brûlait le corps de son maître.

99. Il y a certaines inclinations sentimentales qui naissent quelquefois en nous sans que la raison y prenne part, et qui viennent d'une ardeur fortuite que certains appellent « sympathie », et dont les bêtes sont capables tout comme nous. Les chevaux ont ainsi des familiarités les uns avec les autres au point que nous sommes bien en peine de les faire vivre ou voyager séparément : on les voit s'enticher parmi leurs compagnons d'une certaine couleur de poil ou d'une certaine mine220, et quand ils en rencontrent un comme cela, ils se joignent aussitôt à lui en lui faisant fête avec de grandes démonstrations de bienveillance, et prennent les autres en grippe. Les animaux ont, comme nous, des préférences dans leurs amours, et opèrent quelque sélection parmi leurs femelles. Ils ne sont pas exempts de nos jalousies et de haines extrêmes et irréconciliables.

100. Les désirs sont ou naturels et nécessaires, comme le boire et le manger, ou naturels et non nécessaires, comme l'accouplement avec les femelles, ou encore ni naturels ni nécessaires : ceux des hommes sont presque tous de cette dernière sorte, ils sont superflus et artificiels. Car il est étonnant de voir à quel point la nature se contente de peu, et combien peu elle nous a laissé à désirer : ce que l'on prépare dans nos cuisines ne relève pas de son autorité et les Stoïciens disent qu'un homme pourrait se nourrir d'une olive par jour. Elle ne nous dicte pas la qualité de nos vins, ni ce que nous ajoutons de surcroît à nos appétits amoureux :

Point n'est besoin du c... de la fille d'un grand consul221.

[Horace Satires I, II, 70]

101. Ces désirs étrangers, que l'ignorance du bien et des idées fausses ont insinués en nous sont si nombreux, qu'ils chassent presque tous ceux qui sont naturels : ni plus ni moins que si, dans une cité, il y avait un si grand nombre d'étrangers qu'ils viennent à en chasser les habitants naturels ou à affaiblir leur autorité et leur pouvoir ancien, s'en emparant entièrement pour l'usurper. Les animaux se conduisent de façon beaucoup mieux réglée que nous, et se maintiennent avec plus de modération dans les limites que la Nature nous a prescrites ; mais pas au point cependant de n'avoir aucune ressemblance avec nos dérèglements. Et de même qu'il est arrivé que des désirs frénétiques ont poussé les hommes à l'amour avec des animaux, les animaux se trouvent parfois aussi épris d'amour pour nous, et se prêtent à des passions contre nature d'une espèce à l'autre. Ainsi de l'éléphant rival d'Aristophane le Grammairien dans l'amour pour une jeune marchande de fleurs dans la ville d'Alexandrie ; il ne lui cédait en rien dans le comportement d'un soupirant passionné : se promenant sur le marché où l'on vendait des fruits, il en prenait avec sa trompe, et les lui apportait. Il ne la quittait pas des yeux, ou le moins qu'il lui était possible, et passait quelquefois sa trompe par dessous son col jusque dans son giron, pour lui tâter les seins. On raconte aussi l'histoire d'un dragon amoureux d'une fille, celle d'une oie éprise d'un enfant, dans la ville d'Asope, et d'un bélier faisant sa cour à la musicienne Glaucia. Et l'on voit couramment des singes furieusement épris d'amour pour des femmes, et l'on voit aussi certains animaux mâles s'adonner à l'amour de leurs congénères du même sexe.

102. Oppien et d'autres donnent quelques exemples qui montrent le respect que les animaux attachent à la parenté lors de leurs mariages, mais l'expérience nous montre bien souvent le contraire.

La génisse n'a pas honte de se livrer à son père,

Et la pouliche au cheval dont elle est née ;

Le bouc s'unit aux chèvres qu'il a engendrées,

Et l'oiselle à l'oiseau qui lui donna le jour.

[Ovide Les Métamorphoses X, v. 325]

103. Pour ce qui est de l'astuce malicieuse, en est-il un meilleur exemple que celui du mulet du philosophe Thalès ? Comme il traversait une rivière alors qu'il était chargé de sel, il y trébucha malencontreusement, et mouilla les sacs qu'il portait. S'étant rendu compte que le sel dissous avait allégé sa charge, il ne manquait jamais ensuite, dès qu'il rencontrait un ruisseau, de s'y plonger avec ses sacs, jusqu'à ce que son maître, ayant découvert son stratagème, le fasse charger de laine. Se trouvant déjoué, il abandonna sa ruse ! Il y a des animaux qui nous renvoient naturellement l'image de notre cupidité, car ils cherchent obstinément à s'emparer de tout ce qu'ils peuvent et le dissimulent soigneusement, même s'ils n'en ont pas l'usage.

104. Au chapitre des soins du ménage, ils nous surpassent non seulement dans cette prévoyance qui leur fait amasser et épargner pour les jours à venir, mais ils manifestent aussi une bonne connaissance de ce qu'il faut savoir en ce domaine. Les fourmis étendent hors de leur fourmilière leurs graines et leurs semences pour les éventer, les rafraîchir et les faire sécher quand elles voient qu'elles commencent à moisir et à sentir le rance, pour éviter qu'elles ne se corrompent et pourrissent. Mais les précautions et les soins qu'elles apportent à ronger les grains de blé dépassent tout ce que l'on peut imaginer. Le blé ne demeure pas toujours sec ni sain, mais se ramollit, se détrempe et se liquéfie, devenant comme du lait en commençant à germer ; alors, de peur qu'il ne devienne semence et ne perde sa nature et ses propriétés de conservation nécessaires à leur nourriture, elles rongent l'extrémité par où le germe sort habituellement.

105. Quant à la guerre, qui est la plus grande et la plus magnifique des actions humaines, j'aimerais bien savoir si l'on peut en tirer argument pour notre supériorité, ou bien au contraire une preuve de notre faiblesse et imperfection. Car elle est vraiment la science de nous déchirer et entre-tuer, de provoquer la ruine et la perte de notre propre espèce, et il me semble qu'elle n'offre pas grand-chose qui puisse être désiré par les animaux qui ne la connaissent pas.

Quand donc un lion plus vaillant

A-t-il ôté la vie à un autre ?

Dans quelle forêt un sanglier est-il mort sous la dent

D'un plus fort que lui ?

[Juvénal Satires XV, v. 160]

106. Mais les bêtes n'en sont pas toutes exemptes, pourtant. En témoignent les furieux combats des « reines » d'abeilles, comparables aux campagnes guerrières de deux princes ennemis :

Souvent entre deux « reines222 » éclate une discorde

Provoquant une émeute ; on peut alors imaginer

L'acharnement et la fureur guerrière

Qui s'emparent du peuple.

[Virgile Géorgiques IV, v. 67]

Je ne lis jamais cette admirable description sans y voir représentées la sottise et la vanité humaines. Car ces mouvements guerriers qui nous saisissent d'épouvante et d'horreur, cette tempête de sons et de cris,

L'éclair des armes s'élève jusqu'au ciel,

Et la terre alentour reluit de l'éclat de l'airain ;

Le sol sous le pas cadencé des soldats retentit,

Et les monts que frappent leurs clameurs

En renvoient jusqu'aux astres l'écho.

[Lucrèce De la Nature II, vv. 325-328]

Il est plaisant de voir que cet effrayant déploiement de tant de milliers d'hommes armés, de tant de fureur, d'ardeur et de courage est si souvent mis en branle pour de vaines raisons, et qu'il s'arrête si souvent pour des raisons anodines.

Les amours de Pâris, dit-on, plongèrent la Grèce

Dans une guerre funeste contre les Barbares.

[Horace Épîtres I, 2]

107. Ainsi toute l'Asie courut à sa perte et s'épuisa en guerres à cause de l'adultère de Pâris ! Le désir d'un seul homme, un dépit, un plaisir, une jalousie intime, toutes choses qui ne devraient même pas conduire deux harengères à s'égratigner, voilà bien le motif d'une telle tempête ! Et si nous voulons en croire ceux-là même qui en ont été les principaux responsables et acteurs, écoutons le plus grand, le chef victorieux entre tous et le plus puissant qui fut jamais : le voici223 qui se moque et tourne en dérision, de façon comique et spirituelle, plusieurs batailles hasardeuses livrées sur terre et sur mer, le sang et la vie de cinq cent mille hommes qui le suivirent et subirent son sort, les forces et les richesses des deux parties du monde épuisées pour le service de ses entreprises...

Parce qu'Antoine a fait l'amour à Glaphyre,

Fulvie m'impose de lui en faire autant !

Moi, besogner Fulvie ?

Et pourquoi pas Manius, s'il me le demande ?

Non, soyons raisonnable...

Faire l'amour ou la guerre, dit-elle.

Ah ! Plutôt perdre la vie que mon vit !

Sonnez, trompettes !

[Martial Épigrammes XI, 21]

(J'use ici en toute liberté de mon latin, avec la permission que vous m'en avez donnée, Madame224).

108. Et maintenant, ce grand corps avec tant d'aspects et de mouvements, qui semblent menacer le ciel et la terre...

Ils sont aussi nombreux que les vagues sur la mer de Libye,

Quand le sauvage Orion, l'hiver venu, s'y plonge.

Ils sont aussi drus que les épis brûlés du soleil à nouveau,

L'été dans les plaines d'Hermos ou les champs de Lycie...

Les boucliers résonnent, et la terre ébranlée frémit sous leurs pas.

[Virgile Énéide VII, vv. 718 sq]

Ce monstre furieux, avec tant de bras et tant de têtes, c'est toujours l'Homme, faible, malheureux et misérable. Ce n'est qu'une fourmilière mise en émoi et excitée dont...

Le noir bataillon s'avance dans la plaine.

[Virgile Énéide IV, v. 404]

109. Un souffle de vent contraire, le croassement d'un vol de corbeaux, le faux pas d'un cheval, le passage fortuit d'un aigle, un songe, une parole, un signe, une brume matinale, suffisent à le renverser et le jeter à terre. Frappez-le seulement d'un rayon de soleil au visage, et le voilà disparu, anéanti. Qu'on lui souffle seulement un peu de poussière dans les yeux, comme aux abeilles de notre poète225, et voilà toutes ses enseignes, ses légions, rompues, fracassées, et le grand Pompée lui-même à leur tête. Car ce fut lui, me semble-t-il, que Sertorius226 battit en Espagne avec toutes ces belles armes, qui ont aussi servi à d'autres : à Eumène contre Antigonos, à Suréna contre Crassus.

Ces grandes colères, ces terribles combats,

Une poignée de poussière les calmera.

[Virgile Géorgiques IV, 86]

110. Qu'on lance des abeilles à la poursuite de ce monstre armé, elles auront tôt fait de le mettre en déroute. Il n'y a pas si longtemps, les Portugais faisant le siège de Tamly, dans le territoire de Xiatime227, les habitants de cette ville apportèrent sur la muraille un grand nombre de ruches dont ils disposaient en quantité, et en chassèrent les abeilles avec du feu vers leurs ennemis si bien que ceux-ci abandonnèrent leur entreprise, ne pouvant supporter leurs attaques et leurs piqûres. Ainsi la victoire et la liberté de leur ville furent obtenues par ce secours d'un genre nouveau, et avec tant de succès qu'au retour du combat, pas une seule abeille ne manquait !

111. Les âmes des empereurs et celles des savetiers sont faites sur le même moule. Quand nous considérons l'importance des actions des princes et leur poids, nous nous persuadons qu'elles sont produites par des causes tout aussi importantes et pesantes. Mais nous nous trompons : ils sont mus et retenus dans leurs mouvements par les mêmes ressorts que nous dans les nôtres. C'est la même raison qui nous fait nous quereller avec un voisin et qui jette les princes dans la guerre. Celle qui nous fait fouetter un laquais, quand il s'agit d'un roi, lui fait ruiner une province. Il ont des désirs aussi futiles que les nôtres, mais ils ont plus de pouvoir228. De semblables désirs agitent un ciron et un éléphant.

112. En ce qui concerne la fidélité, on peut dire qu'il n'est aucun animal au monde qui soit aussi traître que l'homme. Les livres d'histoire racontent comment certains chiens ont cherché à venger la mort de leur maître. Le roi Pyrrhus ayant rencontré un chien qui montait la garde près d'un homme mort, et ayant entendu dire que cela faisait trois jours qu'il était là, donna l'ordre d'enterrer le corps et emmena ce chien avec lui229. Mais un jour qu'il assistait aux présentations d'ensemble de son armée, le chien aperçut les meurtriers de son maître, courut vers eux avec force aboiements et en grande colère, fournissant ainsi le premier indice qui mit en route la justice, et lui permit de tirer vengeance de ce meurtre peu de temps après. Le chien du sage Hésiode en fit autant, quand il confondit les enfants de Ganistor de Naupacte, meurtriers de son maître. Un autre chien, gardien d'un temple d'Athènes, ayant aperçu un voleur sacrilège qui emportait les plus beaux joyaux, se mit à aboyer contre lui tant qu'il pouvait. Mais les gardiens ne s'étant pas réveillés pour autant, il se mit à le suivre, et, le jour s'étant levé, se tint alors un peu plus loin de lui, mais sans jamais le perdre de vue. Si l'homme lui offrait à manger, il n'en voulait pas, mais faisait fête de la queue aux passants qu'il rencontrait, et acceptait de leurs mains ce qu'ils lui donnaient. Si son voleur s'arrêtait pour dormir, il s'arrêtait aussi au même endroit. L'histoire de ce chien étant parvenue aux gardiens du temple, ils le suivirent à la trace, questionnant les gens sur son poil, et le retrouvèrent enfin dans la ville de Cromyon230, avec le voleur qu'ils ramenèrent à Athènes, où il fut puni. Et les juges, en reconnaissance de sa bonne conduite, attribuèrent sur le Trésor Public une mesure de blé pour la nourriture du chien, et prescrivirent aux prêtres d'avoir soin de lui. Plutarque raconte cette anecdote comme une chose très connue et qui serait arrivée à son époque.

113. Quant à la gratitude (car il me semble que nous avons bien besoin de remettre ce mot en honneur), ce seul exemple y suffira231. Appion raconte cette histoire en disant qu'il en a été lui-même le spectateur. « Un jour, dit-il, comme on offrait au peuple de Rome le plaisir de voir combattre de nombreuses bêtes sauvages venues de pays lointains, et principalement des lions d'une taille extraordinaire, l'un d'entre eux, par son comportement furieux, la grosseur et la force de ses pattes, ses rugissements altiers et effrayants, avait attiré sur lui l'attention de toute l'assistance. Parmi les esclaves qui furent offerts au peuple dans ce combat de fauves, il y avait un certain Androdus de Dace, qui appartenait à un noble romain de rang consulaire232. Le lion l'ayant aperçu de loin, s'arrêta d'abord tout net, comme frappé d'étonnement, puis s'approcha tout doucement, calmement et paisiblement, comme s'il cherchait à le reconnaître. Cela fait, et convaincu de ne pas se tromper, il commença à agiter la queue comme font les chiens qui font fête à leur maître, à lécher les mains et les cuisses de ce pauvre malheureux glacé d'effroi et prêt à défaillir. Mais devant l'attitude bienveillante du lion, Androdus reprit ses esprits ; il osa le regarder et, l'ayant examiné, le reconnut : c'était un spectacle singulier et plaisant de voir les caresses qu'ils échangeaient ! Et le peuple ayant poussé des cris de joie, l'empereur fit appeler cet esclave pour en apprendre les raisons d'une aventure aussi étonnante. Il lui raconta alors cette histoire, inouïe et extraordinaire :

114. « Mon maître, dit-il, étant proconsul en Afrique, je fus contraint de m'enfuir, à cause de la cruauté avec laquelle il me traitait, étant battu tous les jours. Et pour me cacher à la vue d'un personnage ayant une si grande autorité sur la province, j'ai trouvé que le mieux était de m'en aller seul dans les contrées sablonneuses et inhabitables de ce pays-là, résolu à me tuer moi-même si je n'y trouvais pas de quoi me nourrir. Le soleil étant extrêmement brûlant à midi, et la chaleur insupportable, je découvris une grotte bien cachée et inaccessible, et m'y engouffrai. Mais peu après arriva ce lion, avec une patte sanglante et blessée, tout plaintif et gémissant à cause des douleurs qu'elle lui causait. À son arrivée, je fus terriblement effrayé, mais quand il me vit réfugié dans un coin de son gîte, il s'approcha tout doucement de moi en me présentant sa patte abîmée, me la tendant comme pour me demander secours. Je lui ôtai alors un grand éclat de bois qui s'y trouvait, et m'étant un peu familiarisé avec lui, je pus presser sa plaie et en faire sortir tout le pus qui s'y était amassé, l'essuyai et la nettoyai le mieux possible. Comme il se sentait soulagé, et qu'il souffrait moins, il se reposa et s'endormit en me laissant sa patte entre les mains. À partir de là, nous vécûmes ensemble, lui et moi, trois années durant, dans cette grotte. Nous partagions la même nourriture : il m'apportait les meilleurs morceaux des bêtes qu'il tuait à la chasse, je les faisais cuire au soleil faute de pouvoir faire du feu, et je les mangeais. A la longue, je me lassai de cette vie de bête sauvage, et un jour que le lion était parti chasser comme de coutume, je partis. Le troisième jour, je fus pris par des soldats qui me ramenèrent d'Afrique ici chez mon maître, lequel me condamna à mort, et à être livré aux bêtes sauvages. Je vois que le lion a été pris lui aussi peu de temps après, et qu'il a voulu maintenant me récompenser de mes soins et de la guérison obtenue grâce à moi. Voilà l'histoire qu'Androdus raconta à l'empereur, et qui se répandit du coup de bouche en bouche. Si bien qu'à la demande de tous, il fut remis en liberté et amnistié de sa condamnation, et pour contenter le peuple, on lui fit même don de ce lion. Et depuis, dit Appion, on peut voir Androdus promenant ce lion en laisse à Rome, de taverne en taverne, recevant l'argent qu'on lui donne. Le lion se laisse couvrir des fleurs qu'on lui jette, et chacun de dire en les rencontrant : “ Voilà le lion hospitalier, voilà l'homme qui l'a soigné ! ” »

115. Nous pleurons souvent la perte des animaux que nous aimons ; elles en font autant pour nous.

Après s'avance, sans ornements, le cheval de Pallas, Æthon ;

Il pleure, et sa tête est baignée de larmes.

[Virgile Énéide XI, 89]

116. Chez certains peuples, les femmes sont en commun ; chez d'autres, chacun a la sienne. N'est-ce pas la même chose chez les animaux ? Et n'y voit-on pas de mariages mieux respectés que les nôtres ?

117. Les animaux se donnent une société et une organisation, ils constituent entre eux des ligues pour se porter secours. Quand des bœufs, des porcs et autres animaux entendent les cris de celui qu'on maltraite, tout le troupeau accourt à son aide, se rallie pour le défendre. Quand un scare233 avale l'hameçon d'un pêcheur, ses congénères s'assemblent en foule autour de lui, et rongent la ligne. Si d'aventure il y en a un qui se trouve pris dans une nasse, les autres lui tendent leur queue de l'extérieur, il la serre tant qu'il peut dans ses dents, et ils le tirent et le traînent ainsi au dehors. Quand l'un des leurs est attrapé, les barbeaux dressent une épine dentelée qu'ils ont sur le dos, et la frottent contre la ligne qu'ils parviennent à scier de cette façon.

118. Quant aux services que nous nous rendons les uns aux autres, pour les besoins de l'existence, on en trouve bien des exemples chez les animaux également. On prétend que la baleine ne se déplace jamais sans qu'elle ait devant elle un petit poisson semblable au goujon de mer, qu'on appelle pour cette raison le « pilote ». La baleine le suit, se laisse mener et manœuvrer aussi facilement que le gouvernail fait virer de bord un navire. Et en guise de récompense, alors que toute autre chose, bête ou vaisseau, qui entre dans la bouche de ce monstre y est immédiatement perdue et engloutie, ce petit poisson, lui, s'y réfugie en toute sécurité pour y dormir. Pendant son sommeil, la baleine reste immobile, mais aussitôt qu'il sort, elle se remet à le suivre sans cesse : si par malheur elle s'en écarte, elle va errer ça et là, et souvent se heurte aux rochers, comme un vaisseau qui n'aurait plus de gouvernail : c'est ce que Plutarque atteste avoir vu234 dans l'île d'Anticyre235.

119. Il y a une société du même genre entre le petit oiseau qu'on appelle « roitelet » et le crocodile : le roitelet sert de sentinelle à ce grand animal. Et si l'ichneumon236 son ennemi s'approche pour le combattre, ce petit oiseau, de peur qu'il ne le surprenne endormi, l'éveille par son chant et à coups de bec pour l'avertir du danger. Il vit des restes de ce monstre, qui le reçoit familièrement dans sa bouche, et lui permet de becqueter dans ses mâchoires entre ses dents, pour y prendre les morceaux de viande qui y sont restés. Et si le crocodile veut fermer la bouche, il avertit d'abord le roitelet d'avoir à en sortir, en la refermant peu à peu sans le serrer ni le blesser.

120. Le coquillage qu'on nomme la nacre vit aussi avec le pinnothère, qui est un petit animal du même genre que le crabe, qui lui sert d'huissier et de portier : il se tient à l'ouverture de ce coquillage, qu'il tient constamment entrebaillé et ouvert, jusqu'à ce qu'il y voie entrer un petit poisson qui est une proie qui leur convient : alors il entre dans la nacre, la pince dans sa chair vive, et la contraint ainsi de se refermer. Alors tous deux ensemble mangent la proie qu'ils ont enfermée dans leur place forte.

121. Dans la façon de vivre des thons, on remarque une singulière connaissance des trois parties de la mathématique : ils enseignent à l'homme l'astronomie car ils s'arrêtent là où le solstice d'hiver les surprend, et n'en bougent plus jusqu'à l'équinoxe qui suit. Voilà pourquoi Aristote lui-même leur concède volontiers ce savoir. Quant à la géométrie et à l'arithmétique, on peut voir qu'ils forment toujours leur banc selon un cube, carré sur toutes les faces, avec un corps de bataillon solide, fermé et disposé sur six faces égales, puis nagent dans cette formation carrée, aussi large derrière que devant, de sorte que si l'on en voit et compte un rang, on peut aisément en déduire l'effectif de toutes la troupe, puisque leur nombre en profondeur est égal à celui de la largeur, et la largeur, à la longueur.

122. En ce qui concerne la fierté237, il est difficile d'en donner un exemple plus frappant que celui du grand chien qui fut envoyé des Indes au roi Alexandre238. On lui présenta d'abord un cerf à combattre, puis un sanglier, puis un ours : il n'y prêta pas attention, et ne daigna même pas bouger. Mais quand il vit un lion, il se dressa aussitôt sur ses pattes, montrant par là manifestement qu'il considérait celui-là comme seul digne de se battre avec lui.

123. À propos du repentir et la reconnaissance de ses fautes, on raconte l'histoire d'un éléphant qui, ayant tué son cornac dans un violent accès de colère, en eut un chagrin tel qu'il ne voulut plus jamais manger et se laissa mourir. Quant à la clémence, on cite le cas d'un tigre, pourtant l'animal le plus inhumain de tous : comme on lui avait donné à manger un chevreau, il souffrit de la faim pendant deux jours sans vouloir s'y attaquer, et le troisième, il brisa la cage où il était enfermé pour aller chercher une autre proie, ne voulant pas s'en prendre au chevreau qui était devenu son compagnon et son hôte.

124. Quant aux bonnes relations qui se tissent par la vie en société, on sait que nous habituons couramment à vivre ensemble des chats, des chiens et des lièvres. Mais ce que l'expérience apprend sur les alcyons239 à ceux qui voyagent sur les mers, et notamment sur la mer de Sicile, dépasse tout ce que l'on peut imaginer. Y a-t-il une seule espèce d'animaux pour laquelle la nature ait autant honoré les couches, l'enfantement, la naissance ? Les poètes nous apprennent en effet que l'île de Délos, et elle seule, qui auparavant allait à la dérive, fut fixée pour permettre à Latone d'enfanter. Mais Dieu a voulu aussi que toute la mer fût calmée, rendue ferme et aplanie, sans vagues, sans vent ni pluie, pendant que l'alcyon fait ses petits, période qui est justement proche du solstice, le jour le plus court de l'année ; et du fait de ce privilège, nous avons sept jours et sept nuits, en plein cœur de l'hiver, où nous pouvons naviguer sans danger. Les femelles des alcyons ne reconnaissent pas d'autre mâle que celui qui est le leur, et elles l'assistent toute leur vie sans jamais l'abandonner. S'il devient débile et impotent, elles le chargent sur leurs épaules, et le portent partout, le servant jusqu'à sa mort. Mais personne n'a encore pu trouver comment ni avec quoi l'alcyon fait le nid de ses petits.

125. Plutarque, qui en a vu et manipulé plusieurs, pense qu'il s'agit d'arêtes de poissons jointes et liées ensemble, entrelacées en long et en travers, avec des courbes et des arrondis ajoutés pour obtenir finalement une forme de vaisseau rond et prêt à naviguer. Et quand la construction est parfaitement achevée, l'alcyon le porte à la vague, là où la mer, en le battant doucement, lui montre ce qui n'est pas bien ajusté et doit être radoubé, les endroits où la structure se défait et qui doivent être renforcés pour affronter les paquets de mer. Et à l'inverse, le battement de la mer resserre ce qui est bien joint, de telle sorte qu'il ne peut plus se rompre ni défaire, ni être endommagé à coups de pierre ou de barre de fer, si ce n'est à grand peine. Et ce qui est le plus admirable, ce sont les proportions et la concavité, car elle est conçue et proportionnée de telle façon qu'elle ne peut recevoir ni admettre autre chose que l'oiseau qui l'a construite. Elle est impénétrable, close et fermée à toute autre chose, tellement d'ailleurs, que l'eau de la mer elle-même n'y peut pénétrer. Voilà une description bien claire, et prise à bonne source240, de ce bâtiment. Et pourtant il me semble qu'elle ne nous renseigne pas encore suffisamment sur la complexité de cette architecture. Et de quelle vanité faut-il donc que nous fassions preuve pour placer en dessous de nous et dédaigner des choses que nous ne parvenons pas à comprendre ?

126. Voici ce que l'on peut ajouter pour prolonger un peu encore ce propos concernant l'égalité qui existe entre nous et les animaux : ce privilège dont notre âme se glorifie, et qui consiste à ramener à sa propre nature tout ce qu'elle conçoit, à dépouiller de qualités mortelles et corporelles tout ce qui vient à elle, à contraindre les choses qu'elle estime dignes d'elle à se dévêtir et à se dépouiller de leurs propriétés corruptibles, et à laisser de côté, comme des vêtements superflus et vils, l'épaisseur, la longueur, la profondeur, le poids, la couleur, l'odeur, la rugosité, le poli, la dureté, la mollesse, et tout ce qui est sensible, pour les ramener à sa nature immortelle et spirituelle, de façon à ce que, par exemple, Rome ou Paris que j'ai dans l'esprit, Paris que j'imagine, je l'imagine et le comprends sans qu'il ait de grandeur ni de lieu, sans pierre, sans plâtre et sans bois, — eh bien ! Ce privilège-là, il semble bien appartenir aux animaux eux aussi. Car un cheval habitué aux trompettes, aux coups d'arquebuse et au combat, que nous voyons se trémousser et frémir en dormant, étendu sur sa litière, comme s'il se trouvait au milieu des combats, il est bien évident qu'il conçoit en esprit le son du tambour sans qu'il y ait de bruit, et une armée sans qu'elle ait d'armes ni de corps.

Tu verras en effet des chevaux vigoureux, couchés et endormis,

Inondés de sueur dans leurs rêves, souffler sans relâche,

Et bander leurs forces pour remporter la palme à la course !

[Lucrèce De la Nature IV, 987-989]

127. Le lièvre qu'un lévrier imagine en songe, et après lequel nous le voyons haleter en dormant, allonger la queue, remuer les jarrets, mimant parfaitement les mouvements de la course, c'est un lièvre sans poil et sans os.

Alanguis en leur repos les chiens de chasse,

Agitent soudain leurs pattes, et jappent,

Reniflent l'air à petits coups, comme sur la piste

D'une bête sauvage enfin trouvée. Et souvent, réveillés,

Ils poursuivent encore le cerf illusoire, le voient fuir,

Jusqu'à ce que, l'image évanouie, ils reviennent à eux.

[Lucrèce De la Nature IV, 991 sq]

128. Nous voyons souvent les chiens de garde gronder en rêvant, puis aboyer vraiment et se réveiller en sursaut, comme s'ils apercevaient un étranger qui arrive. Cet étranger que voit leur esprit, c'est un homme immatériel, sans dimension, sans couleur, et sans existence réelle.

Les petits chiens de compagnie, espèce caressante,

Souvent sursautent, et se lèvent, inquiets,

Croyant avoir vu un visage inconnu, un étranger.

[Lucrèce De la Nature IV, 999 sq]

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