5 Pro eligendo romano pontifice

Cette nuit-là, il demeura allongé dans l’obscurité avec le rosaire de la Vierge Marie autour du cou et les bras croisés sur la poitrine. C’était une posture qu’il avait adoptée à la puberté, pour éviter les tentations du corps. L’objectif était de la maintenir jusqu’au matin. Maintenant, près de soixante ans plus tard, alors que la tentation n’était plus un danger, il continuait de dormir ainsi par habitude, tel le gisant d’un tombeau.

Le célibat ne lui avait pas donné l’impression d’être émasculé ou frustré, comme le monde séculier imagine souvent la condition des prêtres, mais lui avait au contraire permis de se sentir fort et épanoui. Il s’était vu comme un guerrier de la caste des chevaliers : un héros solitaire et intouchable, au-dessus du commun des mortels. Si quelqu’un vient à moi, et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. Il n’était pas complètement naïf. Il avait su ce que c’était que de désirer, et d’être désiré, tant par des hommes que par des femmes. Et pourtant il n’avait jamais succombé à l’attirance physique. Il avait savouré sa solitude. Ce n’est que lorsqu’on lui avait diagnostiqué un cancer de la prostate qu’il avait commencé à regretter ce qu’il avait pu manquer. Qu’était-il devenu en fin de compte ? Il n’était plus un preux chevalier : rien qu’un vieillard impotent, pas plus héroïque que n’importe quel patient d’une maison de retraite. Il se demandait parfois à quoi tout cela avait bien pu servir. Ce n’était plus le désir qui troublait ses nuits ; c’était le regret.

Il entendait le cardinal africain ronfler dans la chambre voisine. Le mur de séparation trop mince semblait vibrer comme une membrane à chaque respiration stertoreuse. Lomeli était certain que ce devait être Adeyemi. Personne d’autre ne pouvait se montrer si bruyant, même dans son sommeil. Il essaya de compter les ronflements comme on compte les moutons, dans l’espoir que la répétition l’endormirait. Arrivé à cinq cents, il abandonna.

Il regretta de ne pouvoir ouvrir les volets pour avoir un peu d’air. Il se sentait claustrophobe. La grande cloche de Saint-Pierre avait cessé de sonner l’heure à minuit. Dans la chambre close, le petit matin obscur s’écoulait lentement et sans aucun repère.

Lomeli alluma la lampe de chevet et lut quelques pages de La Messe de Guardini.

Si quelqu’un me demandait où commence la vie liturgique, je lui répondrais : avec l’apprentissage du silence… ce silence attentif dans lequel peut s’enraciner la parole de Dieu. Cela doit se construire avant le début de la célébration, si possible en méditant dans le calme alors que l’on se rend à l’église et, mieux encore, en prenant la veille un moment pour se recueillir.

Mais comment parvenir à un tel silence ? C’était la question à laquelle Guardini ne répondait pas et, à mesure que la nuit avançait, au lieu de silence, les bruits qui emplissaient la tête de Lomeli devenaient plus perçants encore que d’habitude. Il a sauvé les autres, il ne peut pas se sauver lui-même — les quolibets des scribes et des anciens au pied de la Croix. Le paradoxe au cœur de l’Évangile. Le prêtre qui célèbre la messe mais est incapable de parvenir à la Communion.

Il se représenta un grand rayon de ténèbres assourdissantes, peuplées de voix cruelles et moqueuses, qui descendait du ciel. Une révélation divine du doute.

À un moment, dans son désespoir, il saisit La Messe et la projeta contre le mur. Le livre rebondit avec un bruit mat. Les ronflements s’interrompirent une minute, puis reprirent de plus belle.


À 6 h 30, le réveil sonna dans toute la résidence Sainte-Marthe — une sonnerie métallique de séminaire. Lomeli ouvrit les yeux. Il s’était recroquevillé sur le côté. Il se sentait sonné, endolori. Il n’avait pas la moindre idée de combien de temps il avait dormi, mais cela n’avait pas pu durer plus d’une heure ou deux. Puis la pensée de tout ce qui l’attendait durant cette journée le submergea telle une vague nauséeuse, et il resta un instant incapable de bouger. Habituellement, au réveil, il passait un quart d’heure à méditer puis se levait et disait ses prières matinales. Mais cette fois, lorsqu’il parvint enfin à trouver la volonté de poser les pieds par terre, il se rendit directement dans la salle de bains et prit la douche la plus brûlante qu’il pût supporter. L’eau lui fouetta le dos et les épaules. Il se tourna et se tordit sous le jet bouillant en poussant des cris de douleur. Il essuya ensuite la buée sur le miroir et contempla avec dégoût sa peau à vif. Mon corps est d’argile, ma renommée simple vapeur et ma fin de cendres.

Il se sentait trop tendu pour prendre son petit déjeuner avec les autres. Il resta donc dans sa chambre pour répéter son homélie et essayer de prier, et attendit la toute dernière minute pour descendre.

Le hall était une mer rouge de cardinaux en train de se vêtir pour la courte procession jusqu’à la basilique. L’intendance du conclave, dirigée par l’archevêque Mandorff et Mgr O’Malley, avait été autorisée à revenir dans la résidence pour apporter son aide ; le père Zanetti attendait au pied de l’escalier pour aider Lomeli à mettre sa tenue de célébrant. Ils se rendirent dans la même salle, en face de la chapelle, où le doyen avait retrouvé Woźniak la veille au soir. Lorsque Zanetti lui demanda comment il avait dormi, il répondit :

— Très bien, merci.

Et il espéra que le jeune prêtre ne remarquerait pas les cernes marqués sous ses yeux et le tremblement de ses mains quand il lui confia le texte de son sermon. Il baissa la tête pour enfiler l’épaisse chasuble rouge qui avait été portée par tous les doyens du Collège au cours des vingt dernières années, et écarta les bras tandis que Zanetti s’affairait autour de lui comme un tailleur, redressant et ajustant l’étoffe. Le manteau pesait lourd sur les épaules de Lomeli, qui pria en silence : Seigneur qui avez dit : mon joug est doux, et mon fardeau léger, faites que je le puisse porter de manière à mériter Votre grâce. Amen.

Zanetti se plaça devant lui et leva les mains pour le coiffer de la haute mitre de soie blanche moirée. Le prêtre recula d’un pas et vérifia qu’elle était correctement positionnée, plissa les yeux, s’approcha de nouveau et la déplaça d’un millimètre avant de passer derrière le cardinal pour tirer sur les fanons et les lisser. L’ensemble paraissait en équilibre instable. Enfin, il lui remit la crosse. Lomeli souleva par deux fois la houlette de berger dorée dans sa main gauche afin de la soupeser. Vous n’êtes pas un berger, murmura une voix familière à l’intérieur de son crâne. Vous êtes un administrateur. Il éprouva soudain le besoin de rendre la crosse, d’arracher sa tenue de cérémonie et de confesser qu’il n’était qu’un usurpateur avant de disparaître. Il sourit et fit un petit signe de tête.

— C’est parfait, dit-il enfin. Merci.

Juste avant 10 heures, les cardinaux commencèrent à quitter la résidence Sainte-Marthe deux par deux et par ordre d’ancienneté, poussant les portes de verre sous la surveillance d’O’Malley muni de son bloc. S’appuyant sur sa crosse, Lomeli attendit à côté de la réception avec Zanetti et Mandorff. Ils avaient été rejoints par l’adjoint de Mandorff, doyen des maîtres des cérémonies pontificales, un prélat italien dodu et débonnaire nommé Epifano, qui serait son premier cérémoniaire durant la messe. Lomeli ne parlait à personne, ne regardait personne. Il tentait encore en vain de faire le vide pour Dieu dans son esprit. Trinité éternelle, je vais par Ta grâce célébrer la messe à Ta gloire et pour le salut de tous, les vivants et les morts pour qui le Christ a donné sa vie, et appliquer le fruit ministériel au choix d’un nouveau pape…

Enfin, ils sortirent dans le matin blême de novembre. La procession des cardinaux allant par deux, en robe écarlate, s’étirait sur le pavé en direction de l’Arche des Cloches, puis disparaissait dans la basilique. L’hélicoptère se faisait de nouveau entendre à proximité ; et de nouveau, les cris assourdis de manifestants résonnaient dans l’air froid. Lomeli s’efforça de se fermer à toute distraction, mais c’était impossible. Tous les vingt pas, des agents de sécurité montaient la garde et baissaient la tête lorsqu’il avançait et les bénissait. Il franchit l’arche avec ses assistants, traversa la place dédiée aux premiers martyrs chrétiens, suivit le portique de la basilique et franchit les imposantes portes de bronze pour pénétrer dans la lumière aveuglante de Saint-Pierre illuminé pour la télévision, où attendaient vingt mille fidèles. Il entendit le chant de la chorale sous la coupole et l’écho bruissant de la multitude. La procession s’arrêta. Il garda les yeux rivés droit devant lui, aspirant au silence, conscient de l’immense foule massée autour de lui — des sœurs, des prêtres et des fidèles laïcs, qui tous le regardaient en chuchotant et souriant.

Trinité éternelle, je vais par Ta grâce célébrer la messe à Ta gloire

Après quelques minutes, ils se remirent en marche, et remontèrent la vaste allée centrale de la nef. Lomeli tournait la tête d’un côté puis de l’autre, s’appuyant de la main gauche sur la crosse pour faire des mouvements vagues de la main droite, accordant sa bénédiction à la masse floue des visages. Il aperçut son image sur un écran géant — silhouette raide et inexpressive, qui marchait comme en transe dans son costume recherché. Qui était cette marionnette, cette enveloppe vide ? Il se sentait totalement désincarné, comme s’il flottait à côté de son corps.

Au bout de l’allée centrale, pour contourner la coupole et rejoindre l’abside, ils durent faire halte près de la statue de Saint Longin par le Bernin, non loin de la chorale, et attendirent que les derniers cardinaux, montant par deux, aient baisé l’autel et soient redescendus chacun de son côté. Ce ne fut que lorsque cet exercice minutieux fut achevé que Lomeli put rejoindre l’arrière de l’autel. Il s’inclina. Epifano s’avança, lui prit la crosse et la remit à l’enfant de chœur. Puis il souleva la mitre de la tête de Lomeli, la replia et la remit à un deuxième acolyte. Par habitude, Lomeli toucha sa calotte pour vérifier qu’elle était bien en place.

Ensemble, Epifano et lui gravirent les sept marches tapissées conduisant à l’autel. Lomeli s’inclina de nouveau et baisa l’étoffe blanche. Il se redressa et releva les manches de sa chasuble comme s’il s’apprêtait à se laver les mains. Il prit au thuriféraire l’encensoir en argent contenant l’encens et les charbons ardents et le balança au-dessus de l’autel — sept fois de ce côté-ci avant d’en faire le tour pour encenser les trois autres côtés. La fumée douceâtre fit naître chez Lomeli des sensations inoubliables. Du coin de l’œil, il aperçut des silhouettes en complet noir qui mettaient son siège en place. Il rendit l’encensoir, s’inclina de nouveau puis se laissa conduire devant l’autel. Un enfant de chœur présenta le missel et l’ouvrit à la bonne page ; un autre approcha un micro au bout d’une perche.

Autrefois, dans sa jeunesse, la richesse de sa voix de baryton avait valu à Lomeli une modeste renommée. Mais l’âge l’avait affaiblie tel un bon vin passé d’être resté trop longtemps en cave. Il croisa les doigts, ferma les yeux un instant, prit une inspiration et entonna un plain-chant vacillant, amplifié dans toute la basilique.

In nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti

Et de la congrégation colossale s’éleva la réponse murmurée :

Amen.

Il leva les mains pour donner sa bénédiction et reprit son chant, étirant les trois syllabes en une demi-douzaine :

Pa-a-x vob-i-i-s.

Et tous répondirent :

Et cum spiritus tuo.

Il avait commencé.


Par la suite, nul n’aurait pu deviner, en regardant un enregistrement de la messe, le trouble qui agitait son célébrant, du moins pas jusqu’à ce qu’il prononce son homélie. Il est vrai que ses mains tremblèrent parfois pendant le rite pénitentiel, mais pas plus qu’on ne pouvait s’y attendre de la part d’un homme de soixante-quinze ans. Il est vrai aussi qu’à une ou deux reprises il parut indécis sur la marche à suivre ; ainsi, avant l’Évangile, au moment de mettre l’encens sur les charbons avec la cuiller. Néanmoins, il s’en était dans l’ensemble bien sorti. Jacopo Lomeli, du diocèse de Gênes, s’était élevé aux plus hauts niveaux des conseils de l’Église romaine grâce aux qualités mêmes dont il fit preuve ce jour-là : impassibilité, sérieux, sang-froid, dignité, assurance.

La première lecture fut donnée en anglais, par un prêtre jésuite américain, et fut tirée du prophète Isaïe (L’esprit du Seigneur, l’Éternel, est sur moi). La seconde fut prononcée en espagnol par une femme, une grande figure du mouvement des Focolari, et était tirée de l’Épître de saint Paul aux Éphésiens décrivant comment Dieu a créé l’Église (le Corps s’accroît et s’édifie lui-même en amour). Elle avait une voix monocorde. Lomeli, assis sur le siège, essaya de se concentrer en traduisant mentalement les paroles familières.

C’est lui encore qui « a donné » aux uns d’être apôtres, à d’autres d’être prophètes, ou encore évangélistes, ou bien pasteurs et docteurs

Le Collège des cardinaux au complet était disposé en demi-cercle devant lui : les deux parties — celle qui serait autorisée à participer au conclave, et celle, à peu près équivalente en nombre, des cardinaux âgés de plus de quatre-vingts ans et qui n’avaient donc plus droit au vote. (Le pape Paul VI avait, cinquante ans plus tôt, décrété un âge limite, et le renouvellement continuel qui en avait découlé avait considérablement renforcé la capacité du Saint-Père à modeler le conclave à son image.) Avec quelle amertume certains de ces vieillards cacochymes considéraient la perte de leur autorité ! Avec quelle jalousie ils regardaient leurs pairs plus jeunes ! Lomeli arrivait presque à distinguer leur mine renfrognée de là où il se trouvait.

organisant ainsi les saints pour l’œuvre du ministère, en vue de la construction du Corps du Christ

Il parcourut des yeux les quatre rangées de sièges très espacées. Visages éclairés, visages ennuyés, visages baignés d’extase religieuse ; un cardinal endormi. Ils devaient ressembler à l’image qu’il se faisait du Sénat en toge de la Rome antique au temps de l’ancienne République. Ici et là, il repéra les principaux prétendants — Bellini, Tedesco, Adeyemi, Tremblay — assis à l’écart les uns des autres, chacun plongé dans ses pensées, et il fut frappé de voir à quel point le conclave n’était qu’un instrument arbitraire, imparfait et forgé par l’homme. Il n’en était nullement fait mention dans les textes saints. Il n’y avait rien dans les Écritures qui stipule que Dieu avait créé les cardinaux. Comment s’intégraient-ils dans l’image donnée par saint Paul de Son Église comme d’un corps vivant ?

Mais, vivant selon la vérité et dans la charité, nous grandirons de toute manière vers Celui qui est la Tête, le Christ, dont le Corps tout entier reçoit concorde et cohésion par toutes sortes de jointures qui le nourrissent et l’actionnent selon le rôle de chaque partie

La lecture prit fin, puis ce fut l’acclamation de l’Évangile. Lomeli demeura immobile sur son siège. Il avait la sensation d’avoir reçu une vision, mais il ne savait pas trop de quoi. L’encensoir fumant apparut devant lui, avec la navette et la minuscule louche d’argent. Epifano dut le rappeler à son rôle en guidant sa main pour répandre les grains d’encens sur les charbons. Lorsque l’encensoir eut été retiré, son cérémoniaire lui fit signe de se lever, et, tout en retirant de nouveau la mitre du doyen, le dévisagea avec inquiétude et murmura :

— Vous vous sentez bien, Éminence ?

— Oui, ça va.

— Cela va bientôt être l’heure de votre homélie.

— Je comprends.

Il fit un effort pour se ressaisir pendant la proclamation de l’Évangile selon saint Jean (c’est moi qui vous ai choisis et vous ai établis, pour que vous alliez et portiez du fruit). Alors, très vite, c’en fut terminé de l’Évangile. Epifano lui reprit sa crosse. Lomeli était censé s’asseoir pour qu’on lui remette sa mitre. Mais il oublia, et Epifano, qui, avait les bras courts, dut s’étirer maladroitement pour la lui poser sur la tête. Un enfant de chœur lui tendit les feuillets de son texte, reliés par un ruban rouge dans le coin supérieur gauche. Le micro fut propulsé devant lui. Les acolytes se retirèrent.

Soudain, il affrontait les yeux morts des caméras de télévision et l’immensité de la congrégation, trop vaste pour qu’il puisse l’embrasser du regard et plus ou moins divisée en blocs de couleur : le noir des religieuses et des laïcs au loin, près des portes de bronze, le blanc des prêtres à mi-chemin, dans la nef, le rouge des cardinaux à ses pieds, sous la coupole. Un silence attentif s’abattit sur la basilique.

Lomeli regarda son texte. Il avait passé des heures le matin même à le relire, et pourtant, il lui apparaissait à présent complètement étranger. Il le fixa du regard jusqu’au moment où il prit conscience d’un mouvement de gêne autour de lui et comprit qu’il ferait bien de démarrer.

— Chers frères et sœurs dans le Seigneur…


Il commença par lire de manière automatique :

— En cette heure importante de l’histoire de la Sainte Église du Christ…

Les mots sortaient de sa bouche, partaient dans le vide et semblaient expirer au milieu de la nef pour tomber au sol, inertes. Ce ne fut que lorsqu’il mentionna « le lumineux pontificat que Dieu nous a concédé avec la vie et les œuvres de notre regretté Saint-Père » qu’une vague d’applaudissements naquit parmi les laïcs, tout au fond de la basilique, et roula vers l’autel pour être reprise, avec nettement moins d’enthousiasme, par les cardinaux. Il dut s’interrompre et attendre que le silence se rétablisse.

— Nous souhaitons à présent implorer le Seigneur, à travers la sollicitude pastorale des cardinaux, afin que bientôt Il donne un nouveau pasteur à Sa Sainte Église. Et en cette heure, nous sommes soutenus par la foi dans la promesse du Christ sur le caractère indéfectible de son Église, quand Il a dit à celui qu’Il avait choisi : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je construirai mon Église, et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle. Et je te donnerai les clés du Royaume des cieux. »

« Aujourd’hui encore, le symbole de l’autorité pontificale demeure un jeu de clés. Mais à qui convient-il de le confier ? Il s’agit là de la responsabilité la plus solennelle et sacrée que chacun de nous aura à exercer de toute son existence, et nous devons implorer du Seigneur l’attention aimante qu’Il a toujours réservée à Sa Sainte Église et Le prier de nous guider vers le bon choix.

Lomeli tourna la page et parcourut la suivante d’un bref coup d’œil. Les platitudes s’enchaînaient aux platitudes en une succession compacte. Il passa au troisième feuillet, puis au quatrième. Ils ne valaient pas mieux. Sur une impulsion soudaine, il posa son texte sur le siège, derrière lui, et se retourna vers le micro.

— Mais vous savez déjà tout cela.

Il y eut quelques rires. Lomeli vit les cardinaux en contrebas se regarder avec inquiétude.

— Permettez-moi un instant de parler avec mon cœur.

Il marqua une pause afin d’organiser sa pensée. Il se sentait parfaitement calme.

— Une trentaine d’années après que Jésus eut confié les clés de Son Église à saint Pierre, l’apôtre Paul débarqua dans cette ville de Rome. Il prêcha dans tout le bassin méditerranéen pour poser les fondations de notre Sainte Mère l’Église, et, quand il arriva à Rome, on le jeta en prison parce que les autorités avaient peur de lui… à leurs yeux, c’était un révolutionnaire. Et, comme un révolutionnaire, il continua de s’engager, même du fond de sa cellule. En 62 ou 63, il renvoya un de ses ministres, Tychique, à Éphèse, où il avait vécu trois ans, pour y porter cette lettre sublime aux croyants, dont nous venons d’écouter une partie.

« Arrêtons-nous un peu sur ce que nous venons d’entendre. Paul dit aux Éphésiens — qui étaient, rappelons-le, un mélange de gentils et de Juifs — que le don de Dieu à l’Église est dans sa diversité : Il a donné aux uns d’être apôtres, à d’autres d’être prophètes, ou encore évangélistes, ou bien pasteurs et docteurs, « pour rendre aptes les frères à accomplir leur ministère en vue de l’édification du corps du Christ » et « parvenir, tous ensemble, à ne faire plus qu’un dans la foi ». Ils doivent accomplir leur ministère tous ensemble. Ce sont des personnes différentes — des êtres résistants, on peut le supposer, dotés de fortes personnalités et qui ne craignent pas les persécutions — qui servent l’Église chacune à leur manière : c’est l’accomplissement de leur ministère qui les rassemble et constitue l’Église. Après tout, Dieu aurait pu créer un seul archétype pour Le servir. Mais Il a choisi de créer ce qu’un naturaliste pourrait appeler tout un écosystème de mystiques, de rêveurs et de bâtisseurs pragmatiques — voire même d’administrateurs — dotés de forces et d’élans différents, et c’est avec ceux-là qu’Il a façonné le Corps du Christ.

Il régnait dans la basilique un silence complet, troublé seulement par un cameraman solitaire qui contournait l’autel pour le filmer. Lomeli se sentait pleinement concentré. Il n’avait jamais été aussi sûr de ce qu’il voulait dire précisément.

— Dans la seconde partie de la lecture, nous avons entendu Paul renforcer cette image de l’Église tel un corps vivant. « Mais vivant selon la vérité et dans la charité, dit-il, nous grandirons de toute manière vers Celui qui est la Tête, le Christ, dont le Corps tout entier reçoit concorde et cohésion. » Les mains sont les mains, tout comme les pieds sont les pieds, et ils servent le Seigneur selon le rôle de chaque partie. Autrement dit, nous ne devons pas craindre la diversité, parce que c’est la variété qui donne sa force à notre Église. Ensuite, nous dit Paul, quand nous vivrons selon la vérité et dans la charité, « nous ne serons plus des enfants, nous ne nous laisserons plus ballotter et emporter à tout vent de la doctrine, au gré de l’imposture des hommes et de leur astuce à se fourvoyer dans l’erreur ».

« Cette idée du corps et de la tête est, me semble-t-il, une magnifique métaphore de la sagesse collective : d’une communauté religieuse travaillant ensemble pour grandir dans le Christ. Pour travailler ensemble, pour grandir ensemble, nous devons nous montrer tolérants parce que tous les membres du corps sont nécessaires. Aucun être, aucune faction ne devrait chercher à dominer les autres. « Soyez soumis les uns aux autres dans la crainte du Christ », recommande Paul aux fidèles un peu plus loin dans cette même Épître.

« Mes frères et sœurs, au cours d’une longue vie passée au service de notre Sainte Mère l’Église, laissez-moi vous dire que le péché que j’en suis venu à craindre plus que tout autre est la certitude. La certitude est le grand ennemi de l’unité. La certitude est l’ennemi mortel de la tolérance. Christ lui-même n’était sûr de rien, à la fin. À la neuvième heure sur la Croix, Il poussa un grand cri de souffrance : « Eli, Eli, lama sabachtani ? » « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-Tu abandonné ? » Notre foi est une chose vivante précisément parce qu’elle marche main dans la main avec le doute. S’il n’y avait que la certitude, et que le doute n’existait pas, il n’y aurait pas de mystère, et donc la foi ne serait pas nécessaire.

« Prions pour que le Seigneur nous accorde un pape qui doute et qui, par ses doutes, continuera de faire de la foi catholique une chose vivante qui inspirera le monde entier. Faites qu’Il nous accorde un pape qui pèche, qui demande pardon et poursuive sa tâche. Nous le demandons au Seigneur par l’intercession de la Très Sainte Vierge Marie, Reine des Apôtres, et de tous les martyrs et les saints qui au cours des siècles ont rendu glorieuse cette Église de Rome. Amen !


Il ramassa sur son siège le texte de l’homélie qu’il n’avait pas lue et le tendit à Mgr Epifano qui le prit avec un air perplexe, ne sachant trop ce qu’il devait en faire. Cette homélie n’ayant pas été lue, devait-elle entrer dans les archives du Vatican ou pas ? Puis le doyen s’assit. La tradition voulait qu’il s’ensuive un silence d’une minute et demie afin que chacun pût se pénétrer de la signification du sermon. Le calme immense ne fut perturbé que par une toux occasionnelle. Lomeli ne parvenait pas à évaluer la réaction. Peut-être étaient-ils tous en état de choc. Si tel était le cas, qu’il en soit ainsi. Il se sentait plus proche de Dieu qu’il ne l’avait été depuis des mois — plus proche peut-être qu’il ne s’était jamais senti de Lui de toute sa vie. Il ferma les yeux et pria. Ô Seigneur, j’espère que mes paroles ont servi Tes fins et je Te remercie de m’avoir insufflé le courage d’exprimer ce qui était dans mon cœur, et de m’avoir donné la force physique et mentale de le prononcer.

Une fois la période de réflexion terminée, un enfant de chœur approcha de nouveau le micro, et Lomeli se leva pour entonner le Credo — « Credo in unum deum ». Sa voix était plus ferme. Il éprouvait un grand sursaut d’énergie spirituelle, qui ne l’abandonna pas, de sorte qu’à chaque étape de l’eucharistie qui suivit, il eut conscience de la présence de l’Esprit-Saint auprès de lui. Chaque mot, chaque note de ces longs passages chantés en latin, dont la perspective l’avait rempli d’angoisse — la prière universelle, l’offertoire, la préface et le sanctus, la prière eucharistique et le rite de la communion — lui semblait animé par la présence du Christ. Il descendit dans la nef pour donner la communion à des fidèles ordinaires choisis dans la congrégation pendant que, autour de lui et derrière lui, les cardinaux montaient les uns après les autres jusqu’à l’autel. Alors même qu’il déposait l’hostie sur la langue des communiants agenouillés, le doyen avait à moitié conscience des regards que lui adressaient ses confrères. Il percevait leur étonnement. Lomeli — le lisse, le fiable, le compétent Lomeli ; Lomeli le juriste ; Lomeli le diplomate — avait fait quelque chose de complètement inattendu. Il avait dit quelque chose d’intéressant. Il ne s’y attendait pas non plus.


À 11 h 52, il psalmodia les rites de conclusion, « Benedicat vos omnipotens Deus » et fit trois fois le signe de croix, vers le nord, vers l’est et vers le sud :

Pater… et Filius… et Spiritus Sanctus.

Amen.

— Allez, la messe est dite.

— Rendons grâce à Dieu.

Il se tint ensuite devant l’autel, mains serrées sur la poitrine, pendant que le chœur et la congrégation chantaient l’Ave Regina. Lorsque la procession des cardinaux descendit la nef pour sortir, deux par deux de la basilique, il les examina d’un œil impartial. Il savait qu’il n’était certainement pas seul à penser que, la prochaine fois qu’ils reviendraient, l’un d’eux serait pape.

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