17 Universi Dominici Gregis

Lomeli fut ramené à vive allure à la résidence Sainte-Marthe, à l’arrière d’une voiture de police et accompagné par deux gardes du corps. L’un d’eux prit place à l’avant, à côté du chauffeur, l’autre à l’arrière, sur le siège voisin du sien. La voiture accéléra pour sortir de la cour du Maréchal et prit un virage serré. Les pneus crissèrent sur les pavés, puis le véhicule traversa comme une flèche les trois autres cours en enfilade. La lumière du gyrophare lançait des éclairs contre les murs plongés dans l’ombre du Palais apostolique. Lomeli entrevit les visages bleutés des gardes suisses effarés qui se tournaient vers eux. Il saisit sa croix pectorale et passa le pouce contre ses bords aigus. Il se remémorait les paroles d’un cardinal américain, feu Francis George : Je m’attends à mourir dans mon lit, mon successeur mourra en prison et son successeur mourra en martyr sur la place publique. Il les avait toujours trouvées hystériques, mais maintenant qu’ils se garaient sur la place, devant la résidence Sainte-Marthe et qu’il dénombrait six autres véhicules de police tous avertisseurs lumineux allumés, il leur reconnaissait des accents de prophétie.

Un garde suisse approcha pour lui ouvrir la portière. L’air frais souffla sur le visage du doyen. Il s’extirpa du véhicule et regarda le ciel. De gros nuages gris ; deux hélicoptères qui bourdonnaient au loin, pareils à de gros insectes noirs prêts à piquer, des missiles dépassant de sous leur ventre ; des sirènes, bien sûr ; puis le dôme massif et imperturbable de Saint-Pierre. La vue familière de la coupole le renforça dans sa décision. Il fendit la meute de policiers et de gardes suisses sans prêter attention à leurs saluts et marques de déférence, et pénétra directement dans le hall de la résidence.

Il y régnait une atmosphère semblable à celle qui l’avait accueilli la nuit de la mort du Saint-Père — cette même stupéfaction mêlée d’inquiétude étouffée, de petits groupes de cardinaux s’attardant pour s’entretenir à voix basse, les têtes se tournant à son entrée. Mandorff, O’Malley, Zanetti et les maîtres de cérémonie se tenaient rassemblés près de la réception. Certains cardinaux avaient déjà pris place dans la salle à manger. Les religieuses patientaient le long des murs, ne sachant trop si elles devaient ou non servir le déjeuner. Lomeli embrassa tout cela d’un coup d’œil. Il convoqua Zanetti d’un signe de l’index.

— J’ai demandé les dernières informations.

— Oui, Éminence.

Il avait réclamé les fait bruts, rien de plus. Le prêtre lui tendit une seule feuille de papier. Lomeli la parcourut rapidement. Ses doigts se crispèrent malgré lui et la froissèrent légèrement. Quelle horreur !

— Messieurs, déclara-t-il d’une voix posée aux assistants, seriez-vous assez aimables pour prier les sœurs de se retirer dans la cuisine, et pour vous assurer que personne ne pénètre ni dans le hall ni dans la salle à manger ? J’ai besoin d’une totale discrétion.

En se dirigeant vers la salle à manger, il repéra Bellini, seul, à l’écart. Il le prit par le bras et chuchota :

— J’ai décidé d’annoncer ce qui vient de se produire. Tu crois que je fais bien ?

— Je ne sais pas. Tu es seul juge. Mais je te soutiendrai quoi qu’il arrive.

Lomeli lui serra le coude et s’avança pour s’adresser à toute la salle.

— Mes frères, lança-t-il d’une voix forte. Vous voulez bien vous asseoir ? Je souhaiterais vous dire quelques mots.

Il attendit que ceux qui s’étaient attardés dans le hall aient gagné leurs places. Lors des derniers repas, à mesure que les cardinaux commençaient à se connaître davantage, il y avait eu des mélanges entre les divers groupes linguistiques. Mais Lomeli remarqua qu’à présent, en temps de crise, chaque groupe se reformait inconsciemment à la position même qui était la sienne lors du premier soir — les Italiens vers les cuisines, les hispanophones au centre, les anglophones plus près du hall d’entrée…

— Mes frères, avant de dire quoi que ce soit sur ce qui s’est passé, je voudrais avoir l’accord du Collège des cardinaux. Aux paragraphes cinq et six de la Constitution apostolique, il est stipulé qu’il est permis dans des circonstances particulières de délibérer sur certaines questions, pourvu que la majorité des cardinaux réunis s’accorde sur la même opinion.

— Puis-je intervenir, Doyen ?

L’homme qui avait levé la main était Krasinski, archevêque émérite de Chicago.

— Bien sûr, Éminence.

— Comme vous, je suis un vétéran de trois conclaves, et je rappellerai qu’au paragraphe quatre de la Constitution, il est également dit que le Collège des cardinaux « ne peut en aucune façon corriger ni modifier les règles pour l’élection du souverain pontife » — je crois que ce sont les termes exacts. Or, il me semble que le simple fait de tenter de tenir cette réunion à l’extérieur de la chapelle Sixtine affecte la procédure.

— Je ne propose aucune modification des règles de l’élection, qui doit à mon avis se poursuivre cet après-midi comme indiqué dans le règlement. La seule chose que je voudrais demander, c’est si le conclave veut savoir ce qui s’est produit ce matin à l’extérieur des murs du Saint-Siège.

— Mais une telle information affecterait la procédure !

Bellini se leva.

— Il paraît évident à l’attitude du doyen que quelque chose de grave est survenu et, pour ma part, j’aimerais savoir de quoi il s’agit.

Lomeli lui adressa un regard reconnaissant. Bellini s’assit dans un concert étouffé de « Bien dit » et de « Je suis d’accord ».

Tedesco se leva, et la salle se tut aussitôt.

Il posa les mains sur son ventre rebondi — Lomeli songea qu’il semblait s’appuyer sur un mur — et prit tout son temps pour parler.

— Si le problème est aussi grave que cela, ne risque-t-il pas de pousser le conclave à prendre une décision rapide ? Une telle pression ne manquerait donc pas, même très légèrement, d’affecter la procédure. Nous sommes ici pour écouter Dieu, Éminences, pas des bulletins d’information.

— Le patriarche de Venise pense sans aucun doute que nous ne devrions pas non plus écouter les explosions, mais nous en avons tous entendu une !

Des rires fusèrent. Tedesco s’empourpra et chercha autour de lui qui avait parlé. C’était le cardinal Sá, archevêque de São Salvador da Bahia — théologien de la libération qui ne comptait pas parmi les amis de Tedesco et de sa clique.

Lomeli avait présidé suffisamment de réunions au Vatican pour savoir qu’il était temps de frapper.

— Puis-je faire une suggestion ?

Il jeta un coup d’œil vers Tedesco et attendit. Le patriarche de Venise se rassit de mauvaise grâce.

— Le plus juste est de toute évidence de soumettre la question au vote, aussi, avec votre permission, Éminences, est-ce ce que je vais faire tout de suite.

— Attendez une minute…

Tedesco tenta d’objecter, mais Lomeli ne le laissa pas continuer :

— Tous ceux qui désirent que le conclave soit informé, pourraient-ils lever la main ?

Quantité de bras gainés de rouge se dressèrent.

— Et ceux qui sont contre ?

Tedesco, Krasinski, Tutino et peut-être une dizaine d’autres levèrent la main sans conviction.

— Le oui l’emporte. Naturellement, ceux qui ne désirent pas entendre ce que je vais vous dire sont libres de sortir.

Il attendit. Personne ne bougea.

— Très bien, conclut-il avant de lisser la feuille de papier. Juste avant de quitter la Sixtine, j’ai demandé que le service de presse, associé aux responsables de la sécurité du Saint-Siège, nous fournisse un compte-rendu de la situation. Voici les faits. À 11 h 20 ce matin, une voiture piégée a explosé Piazza del Risorgimento. Peu après, alors que les gens fuyaient la scène, un individu équipé d’une ceinture d’explosifs s’est fait sauter. D’après de multiples témoins oculaires dignes de foi, il a crié : « Allahu Akbar ».

Plusieurs cardinaux émirent un gémissement.

— Au même moment, deux hommes armés ont pénétré dans la basilique Saint-Marc l’Évangéliste pendant la célébration de la messe et ont fait feu sur la congrégation — alors même que des prières étaient dites pour protéger ce conclave. Les forces de sécurité étaient disposées à proximité et, d’après les rapports, les deux assaillants ont été abattus.

« À 11 h 30, soit dix minutes plus tard, il y a eu une explosion à la bibliothèque de l’université catholique de Louvain…

Le cardinal Vandroogenbroek, qui y avait été professeur de théologie, s’écria :

— Oh, mon Dieu, non !

— … et un homme armé a également ouvert le feu dans la Frauenkirche de Munich. Il semble que l’homme soit toujours retranché à l’intérieur et que la basilique soit encerclée.

« Le nombre des victimes n’est pas encore définitif, mais voici quels sont les derniers chiffres : trente-huit morts sur la Piazza del Risorgimento, douze morts à Saint-Marc, quatre à l’université de Belgique et au moins deux à Munich. Ces chiffres risquent fort, je le crains, d’être revus à la hausse. Les blessés se comptent par centaines.

Il abaissa sa feuille.

— C’est tout ce que je sais pour l’instant. Levons-nous, mes frères, et observons une minute de silence pour ceux qui ont été tués ou blessés.


Lorsque tout serait terminé, il deviendrait manifeste, pour les théologiens comme pour les spécialistes du droit canon, que l’ensemble des règles qui régissaient le fonctionnement du conclave, Universi Dominici Gregis — « Tout le Troupeau du Seigneur » —, promulguées par le pape Jean-Paul VI en 1996, appartenait à une époque plus innocente. Cinq ans avant le 11 Septembre, ni le pontife ni ses conseillers n’avaient envisagé la possibilité d’une attaque terroriste multiple.

Quant aux cardinaux rassemblés dans la résidence Sainte-Marthe pour le déjeuner du troisième jour du conclave, rien n’allait de soi. Après la minute de silence, les conversations — étouffées, incrédules, consternées — reprirent lentement dans la salle à manger. Comment pourraient-ils poursuivre leurs délibérations après de tels événements ? Mais en même temps, comment pourraient-ils y mettre un terme ? La plupart des cardinaux s’étaient assis aussitôt après la minute de silence, mais certains restèrent debout, et parmi eux Tedesco et Lomeli. Le patriarche de Venise regardait autour de lui, sourcils froncés, hésitant manifestement sur ce qu’il devait faire. Il suffisait que trois de ses partisans l’abandonnent pour qu’il perde son tiers de blocage au collège électoral. Pour la première fois, il ne paraissait plus aussi confiant.

À l’autre bout de la salle, Lomeli vit Benítez lever une main hésitante.

— Éminence, je voudrais dire quelque chose.

Les cardinaux assis à côté de lui, les Philippins Mendoza et Ramos, réclamèrent le silence afin qu’on puisse l’écouter.

— Le cardinal Benítez voudrait s’exprimer, annonça Lomeli.

Tedesco battit des bras pour marquer sa consternation.

— Enfin, Doyen, on ne peut pas laisser cela virer à la congrégation générale — cette étape est terminée.

— Il me semble que si l’un de nos frères désire nous parler, cela doit être autorisé.

— Mais en vertu de quel article de la Constitution cela serait-il permis ?

— En vertu de quel article cela ne le serait-il pas ?

— Éminence, je veux pouvoir parler !

C’était la première fois que Lomeli entendait Benítez élever la voix. Le ton aigu perça le murmure des conversations. Tedesco haussa les épaules avec exagération et leva les yeux au ciel à l’intention de son camp pour signifier que tout cela prenait un tour ridicule. Mais il n’émit pas d’autre protestation. Le silence se fit dans la salle.

— Merci, mes frères. Je serai bref.

Le Philippin avait les mains qui tremblaient légèrement, et il les serra derrière son dos. Sa voix avait repris sa douceur habituelle.

— Je ne connais rien du protocole de ce Collège, aussi voudrez-vous bien me pardonner. Mais peut-être justement parce que je suis le dernier arrivé parmi vous, j’ai le sentiment que je dois dire quelque chose pour ces millions de fidèles qui sont à l’extérieur de ces murs et qui vont attendre du Vatican des réponses et des directives. Nous sommes tous des hommes de bonne volonté, me semble-t-il… nous tous, n’est-ce pas ?

Il chercha les regards d’Adeyemi et de Tremblay, et leur adressa un signe de tête, puis fit de même avec Tedesco et Lomeli.

— Nos ambitions mesquines, nos sottises et nos désaccords s’évanouissent à côté du mal qui vient de s’abattre sur notre Sainte Mère l’Église.

Plusieurs cardinaux acquiescèrent à mi-voix.

— Si j’ose prendre la parole, c’est seulement parce que deux douzaines d’entre vous ont été assez bons, et j’ajouterais assez aveuglés, pour m’offrir leurs suffrages. Mes frères, je crois que l’on ne nous pardonnerait pas de faire durer cette élection, jour après jour, jusqu’à ce que la Constitution nous autorise à élire un pape à la majorité simple. Après le dernier tour de scrutin, nous avons un chef qui s’impose, et je vous presse de vous unir derrière lui cet après-midi. Ainsi, je demande pour ma part à tous ceux qui ont voté pour moi de transférer leur soutien à notre doyen, le cardinal Lomeli, et d’en faire notre pape dès notre retour à la Sixtine. Merci. Pardonnez-moi. C’est tout ce que je voulais dire.

Avant que Lomeli puisse répondre, Tedesco prit la parole.

— Ah non ! protesta-t-il en secouant la tête. Non, non, non ! poursuivit-il, alarmé, en agitant ses mains aux petits doigts boudinés et en souriant de façon excessive. C’est exactement ce contre quoi je vous mettais en garde, messieurs ! Dans le feu de l’actualité, Dieu a été oublié, et nous réagissons à la pression des événements comme si nous ne représentions rien de plus sacré qu’un congrès politique. Le Saint-Esprit n’est pas à notre disposition et ne vient pas quand on l’appelle, comme un serveur ! Mes frères, je vous en supplie, rappelez-vous que nous avons juré devant le Seigneur de donner notre voix à celui que, selon Dieu, nous jugeons devoir être élu, et pas à celui que nous pourrons le plus facilement pousser sur le balcon de Saint-Pierre cet après-midi pour calmer la foule !

Lomeli estima par la suite que, si Tedesco avait su s’arrêter là, il aurait pu rallier l’assemblée à son avis, qui était parfaitement légitime. Mais une fois lancé sur un thème, il n’était pas homme à pouvoir se contenir — c’était ce qui faisait sa gloire et son malheur ; c’était ce qui le rendait aussi populaire auprès de ses partisans et pourquoi ils l’avaient aussi persuadé de rester à l’écart de Rome pendant les jours qui avaient précédé le conclave. Il faisait penser à l’homme dans le sermon du Christ : c’est de l’abondance du cœur que la bouche parle — et ce quel que soit le trésor de son cœur, bon ou mauvais, sage ou stupide.

— Et de toute façon, continua Tedesco en désignant Lomeli, le doyen est-il l’homme le plus adapté pour gérer cette crise ?

Il afficha de nouveau ce sourire grimaçant.

— Je le révère en tant que frère et ami, mais ce n’est pas un pasteur — il n’est pas homme à guérir les cœurs brisés et soigner leurs blessures, encore moins à faire sonner la trompette avec éclat. Pour autant qu’il ait des positions doctrinales à faire entendre, ce sont celles-là mêmes qui nous ont conduits à cette situation d’errance et de relativisme où toutes les fois et lubies passagères se voient accorder la même importance — ce qui fait qu’aujourd’hui, quand nous regardons autour de nous, vous voyons le berceau de l’Église catholique romaine hérissé des mosquées et minarets de Mahomet.

Quelqu’un — Lomeli prit conscience que c’était Bellini — cria :

— C’est une honte !

Tel un bœuf sous l’aiguillon, Tedesco pivota vers lui, le visage enflammé par la colère.

— « C’est une honte », nous dit l’ancien secrétaire d’État. Je suis d’accord : c’est une honte. Imaginez le sang des innocents de la Piazza del Risorgimento ou de la basilique Saint-Marc ce matin ! Croyez-vous que nous n’avons pas notre part de responsabilité ? Nous tolérons l’islam sur nos terres alors qu’ils nous conspuent sur les leurs ; nous les nourrissons dans nos patries alors qu’ils nous exterminent dans les leurs, par dizaines de milliers et, oui, par centaines de milliers — c’est le génocide de notre temps et personne n’en parle. Et voilà qu’ils sont littéralement à nos portes et nous ne faisons rien ! Combien de temps persisterons-nous à nous montrer si faibles ?

Krasinski lui-même tenta de l’apaiser d’un geste de la main, mais Tedesco le repoussa.

— Non, il y a des choses qui demandent à être dites dans ce conclave, et il est temps de le faire. Mes frères, chaque fois que nous nous rendons dans la chapelle Sixtine pour voter, nous passons, dans la Sala Regia, devant une fresque représentant la Bataille de Lépante — je l’ai contemplée ce matin — durant laquelle la flotte de la chrétienté, rassemblée par la diplomatie de Sa Sainteté le pape Pie V et fortifiée par l’intercession de Notre Dame du Rosaire, a vaincu les galères de l’Empire ottoman. C’est ce qui a empêché la Méditerranée de tomber en esclavage entre les mains des forces de l’islam.

« Il nous faudrait un peu de cette fermeté aujourd’hui. Nous devons absolument défendre nos valeurs comme les islamistes défendent les leurs. Nous devons mettre fin à la dérive à laquelle nous assistons pratiquement sans trêve depuis cinquante ans, soit depuis le concile Vatican II, et qui nous a rendus faibles en face du mal. Le cardinal Benítez parle de ces millions de fidèles qui attendent à l’extérieur de ces murs que nous leur montrions la voie en ces heures terribles. Je suis d’accord avec lui. Notre devoir le plus sacré au sein de notre Sainte Mère l’Église — l’attribution des clés de Saint-Pierre — a été perturbé par la violence au cœur même de Rome. La crise suprême est là, telle qu’annoncée par Notre-Seigneur Jésus-Christ, et nous devons enfin trouver la force de nous redresser pour l’affronter : Et il y aura des signes dans le soleil, la lune et les étoiles. Sur la terre, les nations seront dans l’angoisse, inquiètes du fracas de la mer et des flots ; des hommes défailliront de frayeur, dans l’attente de ce qui menace le monde habité, car les puissances des cieux seront ébranlées. Et alors on verra le Fils de l’Homme venant dans une nuée avec puissance et grande gloire. Quand cela commencera d’arriver, redressez-vous et relevez la tête, parce que votre délivrance est proche.

Lorsqu’il eut terminé, il se signa, baissa la tête et s’empressa de s’asseoir. Il respirait bruyamment. Le silence qui s’ensuivit parut à Lomeli interminable et ne fut enfin brisé que par la voix douce de Benítez.

— Mais mon cher patriarche de Venise, vous oubliez que je suis archevêque de Bagdad. Il y avait un million et demi de chrétiens en Irak avant l’intervention américaine. Ils sont maintenant cent cinquante mille. Mon propre diocèse est presque désert. Voila ce que donnent les armes ! J’ai vu nos Lieux saints bombardés et nos frères et nos sœurs allongés, morts, par rangées entières — au Moyen-Orient et en Afrique. Je les ai réconfortés dans la détresse, et je les ai enterrés, et je peux vous assurer qu’aucun d’eux — pas un seul — n’aurait voulu que l’on réponde à la violence par la violence. Ils sont morts dans l’amour et pour l’amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Un groupe de cardinaux — Ramos, Martinez et Xalxo parmi eux — applaudit à tout rompre. Peu à peu, les applaudissements se répandirent à travers la salle, s’étendant de l’Asie à l’Afrique puis à l’assaut des Amériques avant de gagner enfin l’Italie. Tedesco jeta un œil autour de lui avec surprise et secoua la tête d’un air peiné — que ce fût pour déplorer leur folie, pour regretter la sienne, ou les deux, il était impossible de le savoir.

Bellini se leva.

— Mes frères, le patriarche de Venise a au moins raison sur un point. Nous ne sommes plus en congrégation. Nous avons été envoyés ici pour choisir un pape, et c’est ce que nous devrions faire — dans le strict respect de la Constitution apostolique afin qu’il ne puisse y avoir aucun doute quant à la légitimité de l’homme que nous élirons, mais aussi en tenant compte de la notion d’urgence et dans l’espoir que l’Esprit-Saint se manifestera en ce moment d’adversité. Je propose donc que nous renoncions à notre déjeuner — je doute qu’aucun de nous ne se sente beaucoup d’appétit de toute façon — et retournions tout de suite à la chapelle Sixtine pour reprendre notre procédure de vote. Je ne crois pas que cela contrevienne aux lois sacrées, n’est-ce pas, Doyen ?

— Non, absolument pas, répliqua Lomeli, saisissant le filin que lui lançait son vieil ami. Les règles stipulent simplement que deux scrutins doivent être tenus cet après-midi si nécessaire et que, si nous ne parvenons pas à une décision, demain devra être réservé à la méditation.

Il parcourut la salle du regard.

— La proposition du cardinal Bellini de retourner immédiatement à la chapelle Sixtine convient-elle à la majorité du conclave ? Que tous ceux qui sont d’accord veuillent bien le faire savoir, s’il vous plaît ?

Une forêt de bras écarlates se dressa.

— Et ceux qui sont contre ?

Seul Tedesco leva la main, mais tout en regardant de l’autre côté, comme s’il se dissociait de toute l’affaire.

— La volonté du conclave est claire. Monseigneur O’Malley, voulez-vous bien vous assurer que les chauffeurs soient prêts à partir ? Et, père Zanetti, voulez-vous bien informer le service de presse que le conclave est sur le point de procéder au huitième tour de scrutin ?

Tandis que la réunion se dispersait, Bellini chuchota à l’oreille de Lomeli :

— Prépare-toi, mon ami. Tu seras pape avant la fin de l’après-midi.

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