19 Habemus papam

Le choix de ce nom prit Lomeli au dépourvu. Tirer un nom de pape d’une vertu — innocence, piété, clémence — plutôt que d’un saint était une tradition qui s’était perdue des générations plus tôt. Il y avait eu treize papes appelés Innocent, mais aucun d’eux au cours des trois derniers siècles. Cependant, plus il y réfléchit, même durant ces quelques premières secondes, plus il fut frappé par la justesse de ce choix — par son symbolisme en ce moment de violence, et par l’audace de la déclaration d’intention qu’il impliquait. Ce nom semblait promettre à la fois un retour à la tradition et une façon de s’en écarter — exactement le genre d’ambiguïté dont la Curie raffolait. Et il allait à la perfection à ce Benítez gracieux et juvénile, cet homme digne à la voix si douce.

Le pape Innocent XIV — le pape du tiers-monde tant attendu ! Lomeli loua intérieurement le Seigneur. Une fois de plus, miraculeusement, Dieu les avait guidés vers le bon choix.

Il s’aperçut que les cardinaux s’étaient remis à applaudir, pour manifester leur approbation à ce nom. Il s’agenouilla devant le nouveau Saint-Père. Avec un sourire inquiet, Benítez se leva, se pencha par-dessus la table et tira Lomeli par la mozette pour lui signifier de se remettre debout.

— C’est vous qui devriez être à cette place, chuchota-t-il. J’ai voté pour vous à chaque tour, et j’aurai besoin de votre conseil. J’aimerais que vous restiez doyen du Collège.

Lomeli saisit la main de Benítez en se relevant.

— Et mon premier conseil, Votre Sainteté, lui répondit-il à mi-voix, serait de ne pas promettre de charge pour le moment.

Il fit signe à Mandorff.

— Monseigneur, voudriez-vous avoir l’amabilité de faire venir vos témoins et de dresser le procès-verbal de l’acceptation ?

Il recula pour qu’ils puissent accomplir ces formalités. Ce serait l’affaire de cinq minutes. Le document était déjà rédigé ; il suffisait que Mandorff insère les noms et prénoms de Benítez, son nom pontifical, et la date du jour, puis que le nouveau Saint-Père appose sa signature et que les témoins contresignent.

Ce ne fut que lorsque Mandorff eut placé le document sur la table et entrepris de remplir les espaces vides que Lomeli remarqua O’Malley. L’Irlandais contemplait fixement l’acte d’acceptation, comme s’il était en transe.

— Monseigneur, l’appela Lomeli, pardon de vous interrompre…

Comme le secrétaire du Collège cardinalice ne réagissait pas, il réessaya :

— Ray ?

O’Malley se tourna enfin vers lui. Il avait une expression perdue, presque effrayée.

— Je crois que vous devriez commencer à récupérer les notes des cardinaux. Plus vite nous pourrons allumer les poêles, plus vite le monde saura que nous avons un pape. Ray ? répéta-t-il en tendant la main avec sollicitude. Vous allez bien ?

— Pardon, Éminence. Oui.

Mais Lomeli voyait pourtant qu’O’Malley faisait un gros effort pour agir comme s’il n’y avait pas de problème.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Je ne m’attendais tout simplement pas à cette issue…

— Non, mais c’est tout aussi merveilleux. Écoutez, ajouta le doyen en baissant la voix, si c’est ma situation qui vous inquiète, mon cher ami, laissez-moi vous assurer que je n’éprouve que du soulagement. Dieu nous a accordé Sa miséricorde. Notre nouveau Saint-Père fera un bien plus grand pape que je ne l’aurais jamais été.

— Oui.

O’Malley parvint à émettre un demi-sourire crispé et fit signe aux deux cérémoniaires qui ne servaient pas de témoins au procès-verbal de ramasser les notes des cardinaux. Il s’avança de quelques mètres dans la chapelle puis s’immobilisa et revint rapidement sur ses pas.

— Éminence, j’ai un grand poids sur la conscience.

C’est à cet instant que Lomeli sentit de nouveau les vrilles de l’angoisse lui enserrer la poitrine.

— Mais de quoi parlez-vous ?

— Puis-je m’entretenir avec vous en privé ?

O’Malley saisit Lomeli par le coude et chercha à l’entraîner vivement vers le vestibule.

Lomeli vérifia d’un regard si quelqu’un les observait. Les cardinaux avaient tous les yeux rivés sur Benítez. Le nouveau pape avait signé l’acte d’acceptation et quittait sa place pour la sacristie, où on devait l’habiller. Lomeli céda à contrecœur à la pression du prélat et se laissa entraîner de l’autre côté de la transenne, dans l’entrée froide et déserte de la chapelle. Il leva les yeux. Le vent s’engouffrait par les fenêtres privées de vitres, et le soir tombait déjà. Le pauvre homme ne s’était de toute évidence pas encore remis du traumatisme de l’explosion.

— Mon cher Ray, dit-il, pour l’amour du ciel, calmez-vous.

— Pardon, Éminence.

— Dites-moi simplement ce qui vous trouble. Nous avons beaucoup à faire.

— Oui, j’ai conscience maintenant que j’aurais dû vous parler plus tôt, mais je croyais que c’était sans importance.

— Poursuivez.

— Le premier soir, quand j’ai apporté au cardinal Benítez les affaires de toilette qui lui manquaient, il m’a dit que je n’aurais pas dû prendre la peine de lui chercher un rasoir, car il ne se rasait jamais.

— Quoi ?

— Il souriait en disant cela et, pour être franc, avec tout ce qui se passait, je n’y ai pas prêté attention. Enfin, Éminence, ce n’est pas si rare, si ?

Lomeli plissa les yeux pour le dévisager, sans comprendre.

— Ray, je suis désolé, mais je ne vois pas du tout ce que vous voulez dire.

Il se rappela confusément avoir vu le rasoir dans son emballage, quand il avait soufflé la bougie dans la salle de bains de Benítez.

— Mais avec ce que j’ai découvert sur la clinique en Suisse…

Sa voix se perdit, désespérée.

— La clinique ? répéta Lomeli.

Soudain, les dalles de marbre semblèrent se liquéfier sous ses pieds.

— Vous voulez parler de l’hôpital de Genève ?

O’Malley secoua la tête.

— Non, Éminence, c’est justement le problème. Il y avait un truc qui me turlupinait sans que je sache quoi. Alors, cet après-midi, quand j’ai vu qu’il y avait une possibilité pour que le conclave se tourne vers le cardinal Benítez, j’ai décidé de vérifier. Ce n’est pas un hôpital normal. C’est bien une clinique privée.

— Quel domaine ?

— Elle est spécialisée dans ce qu’ils appellent la réatribution sexuelle.


Lomeli retourna au plus vite dans le corps principal de la chapelle. Les maîtres de cérémonie progressaient le long des rangées de tables, ramassant le moindre bout de papier. Les cardinaux étaient encore assis à leurs places et bavardaient tranquillement. Seul le siège de Benítez était vide, ainsi que le sien. Le trône pontifical avait été dressé devant l’autel.

Le doyen remonta toute l’allée de la Sixtine jusqu’à la sacristie et frappa à la porte. Le père Zanetti l’entrouvrit.

— On est en train d’habiller Sa Sainteté, murmura-t-il.

— Il faut que je lui parle.

— Mais, Éminence…

— Père Zanetti, s’il vous plaît !

Déconcerté par son ton, le jeune prêtre le dévisagea un instant puis disparut. Lomeli entendit des voix à l’intérieur, puis la porte s’ouvrit furtivement, et il se glissa dans la pièce. La petite chambre voûtée évoquait le magasin d’accessoires d’un théâtre. Elle était encombrée de vêtements hors d’usage en plus de la table et des chaises dont s’étaient servis les scrutateurs. Benítez, déjà revêtu de la soutane pontificale de soie moirée blanche, se tenait bras écartés, comme cloué sur une croix invisible. Le tailleur de la maison Gammarelli se tenait agenouillé à ses pieds, la bouche hérissée d’épingles, si concentré sur son ourlet qu’il ne leva pas les yeux.

Benítez adressa à Lomeli un sourire résigné.

— Il semble que même la plus petite soit encore trop grande.

— Puis-je vous parler seul à seul, Votre Sainteté ?

— Bien sûr, répliqua Benítez en baissant les yeux vers le tailleur. Avez-vous terminé, mon fils ?

La réponse émise entre les dents serrées sur les épingles fut inintelligible.

— Laissez-cela, ordonna sèchement Lomeli. Vous pourrez terminer plus tard.

Le tailleur chercha autour de lui et cracha ses épingles dans une boîte en fer-blanc, puis il dégagea son aiguille et coupa avec ses dents le mince fil de soie blanche.

— Vous aussi, mon père, ajouta Lomeli à l’adresse de Zanetti.

Les deux hommes s’inclinèrent et sortirent.

Dès que la porte fut refermée, Lomeli déclara :

— Vous devez me parler de ce traitement, dans la clinique de Genève. Quelle est votre situation ?

Il avait anticipé des réactions diverses — dénégations furieuses, confessions éplorées. Mais Benítez parut plus amusé qu’inquiet.

— Je dois vraiment, Doyen ?

— Oui, Votre Sainteté, vous le devez vraiment. Dans moins d’une heure, vous serez l’homme le plus célèbre du monde. Nous pouvons être certains que les médias vont essayer de dénicher tout ce qu’il y aura à trouver sur vous. Vos frères ont le droit de savoir ce qu’il en est avant. Alors, permettez-moi de répéter ma question : quelle est votre situation ?

— Ma situation, comme vous l’appelez, est la même que ce qu’elle était quand j’ai été ordonné prêtre, la même que quand j’ai été ordonné archevêque et la même que quand j’ai été créé cardinal. La vérité, c’est qu’il n’y a pas eu de traitement à Genève. Je l’ai envisagé. J’ai prié pour savoir quoi faire, et puis j’ai tout abandonné.

— Et en quoi aurait-il consisté, ce traitement ?

Benítez poussa un soupir.

— Je crois que les termes cliniques sont chirurgie correctrice de la fusion des grandes et petites lèvres, et une clitoropexie.

Lomeli s’assit sur la chaise la plus proche et enfouit la tête dans ses mains. Après un instant, il eut conscience de Benítez approchant une chaise de la sienne.

— Permettez-moi de vous expliquer en toute vérité, dit doucement Benítez. Je suis né dans une famille très pauvre des Philippines, dans un endroit où les garçons sont beaucoup plus valorisés que les filles — une préférence qui, malheureusement, sévit encore dans le monde entier. Ma difformité, si c’est ainsi qu’il faut l’appeler, était telle qu’il était très facile et très naturel pour moi de passer pour un garçon. Mes parents ont cru que j’étais un garçon. J’ai cru que j’étais un garçon. Et comme la vie au séminaire est extrêmement pudique — vous êtes bien placé pour le savoir — avec une véritable aversion pour le dénuement des corps, je n’avais aucune raison de soupçonner quoi que ce soit, et les autres non plus. Et il va sans dire que j’ai toujours rigoureusement respecté mon vœu de chasteté.

— Alors vous ne vous êtes jamais douté de rien. En soixante ans ?

— Non, jamais. À présent, bien sûr, avec le recul, je me rends compte que mon ministère en tant que prêtre, que j’ai principalement exercé auprès de femmes qui souffraient d’une façon ou d’une autre, était probablement le reflet inconscient de mon état naturel. Mais je n’en avais absolument pas conscience à l’époque. Quand j’ai été blessé dans cette explosion, à Bagdad, je suis allé à l’hôpital, et c’est là que j’ai subi pour la première fois un examen médical complet. À l’instant où l’on m’a exposé les faits, j’ai été atterré, naturellement. Les ténèbres s’abattaient sur moi ! J’avais l’impression d’avoir vécu toute ma vie en état de péché mortel. J’ai offert ma démission au Saint-Père, sans lui en donner les raisons. Il m’a invité à Rome pour en discuter et a cherché à m’en dissuader.

— Et vous lui avez donné les raisons de votre démission ?

— À la fin, oui. Il a bien fallu.

Lomeli le dévisagea. Avec incrédulité.

— Et il a jugé acceptable que vous puissiez continuer votre ministère ?

— Il m’a laissé décider. Nous avons prié ensemble dans sa chambre pour que Dieu nous guide. J’ai fini par décider de subir l’intervention et de quitter le ministère. Mais à la veille de prendre l’avion pour la Suisse, j’ai changé d’avis. Je suis tel que Dieu m’a fait, Éminence. Il m’est apparu que je pécherais davantage en corrigeant Son œuvre qu’en laissant mon corps tel qu’il était. Alors j’ai annulé mon rendez-vous et je suis rentré à Bagdad.

— Et le Saint-Père s’est contenté de permettre ça ?

— Il faut le croire. Après tout, il m’a créé cardinal in pectore en sachant parfaitement qui j’étais.

— Mais il avait dû perdre l’esprit ! s’exclama Lomeli.

On frappa à la porte.

— Pas maintenant ! cria Lomeli.

— Entrez ! lança tout de même Benítez.

C’était Santini, le premier cardinal-diacre. Lomeli se demanda souvent par la suite ce qu’il avait dû penser : le Saint-Père tout juste élu et le doyen du Collège des cardinaux assis côte à côte sur des chaises, leurs genoux se touchant presque, plongés dans ce qui était visiblement une intense conversation.

— Pardonnez-moi, Votre Sainteté, dit Santini, mais quand voulez-vous que je sorte sur le balcon pour annoncer votre élection ? Il y a, paraît-il, deux cent cinquante mille personnes sur la place et dans les rues adjacentes, ajouta-t-il avec un regard implorant en direction de Lomeli. Nous attendons de brûler les bulletins, Doyen.

— Donnez-nous encore une minute, Éminence, pria Lomeli.

— Naturellement, répondit Santini, qui salua et se retira.

Lomeli se massa le front. La douleur était revenue derrière son œil, plus aveuglante encore qu’auparavant.

— Votre Sainteté, combien de personnes sont au courant de votre pathologie ? Mgr O’Malley l’a devinée, mais il jure qu’il n’en a soufflé mot à personne à part moi.

— Alors il n’y a que nous trois. Le médecin qui m’a soigné à Bagdad a péri dans un bombardement peu après m’avoir examiné, et le Saint-Père est mort.

— Qu’en est-il de la clinique de Genève ?

— Je ne m’étais inscrit que pour une consultation préliminaire, et sous un nom d’emprunt. Je n’y suis jamais allé. Personne ne se doute là-bas que j’étais leur patient potentiel.

Lomeli se redressa contre le dossier de sa chaise et réfléchit à l’impensable. Mais n’était-il pas écrit dans Matthieu, chapitre 10, verset 16 : Montrez-vous donc prudents comme les serpents et candides comme les colombes… ?

— Je pense qu’il y a une chance raisonnable de pouvoir garder le secret à court terme. O’Malley peut être nommé archevêque et envoyé quelque part… il ne parlera pas ; je peux me charger de lui. Mais à long terme, Votre Sainteté, la vérité finira par se savoir, vous pouvez en être sûr. Je crois me souvenir qu’il y a eu une demande de visa pour la Suisse, où figure l’adresse de la clinique, cela pourra émerger un jour. Vous allez vieillir, et aurez besoin de soins médicaux — il faudra bien vous faire examiner, à ce moment-là. Vous pourriez avoir une crise cardiaque. Et vous finirez par mourir, et votre corps sera embaumé…

Ils restèrent un moment silencieux. Enfin, Benítez ajouta :

— Oh, et puis évidemment, nous oublions quelqu’un d’autre, qui connaît ce secret.

— Qui ça ? questionna Lomeli en le regardant avec inquiétude.

— Dieu.


Il était près de 17 heures lorsqu’ils sortirent de la sacristie. Le service de presse du Vatican fit ensuite savoir que le pape Innocent XIV avait refusé de recevoir les promesses d’obédience assis sur le trône pontifical, mais qu’il avait tenu à accueillir chaque cardinal électeur individuellement, debout devant l’autel. Il les embrassa tous chaleureusement, en particulier ceux qui avaient à un moment rêvé d’être à sa place : Bellini, Tedesco, Adeyemi, Tremblay. Il eut pour tous un mot de réconfort et d’admiration ; et il assura chacun de son soutien. Par cette manifestation d’amour et de pardon, il fit comprendre à tous les hommes présents dans la chapelle Sixtine qu’il n’y aurait pas de récriminations — que nul ne serait démis et que l’Église affronterait les jours et les années de péril qui les attendaient dans un esprit d’unité. Un sentiment commun de soulagement les envahit, et Tedesco lui-même ne put que le reconnaître. Le Saint-Esprit avait fait son œuvre. Ils avaient choisi l’homme qu’il fallait.

Dans le vestibule, Lomeli regarda O’Malley fourrer les sacs en papier remplis des notes et autres traces écrites du conclave dans le poêle rond, puis y mettre le feu. Les secrets brûlèrent rapidement. Alors, dans le poêle carré, il glissa une cartouche de chlorate de potassium, de lactose et de colophane. Lomeli suivit lentement des yeux le conduit jusqu’à l’endroit où il sortait par la fenêtre sans vitre pour s’élever dans le ciel obscur. Il ne put voir la cheminée ni la fumée blanche, mais seulement le reflet pâle du projecteur sur les ombres de la voûte, suivi un instant plus tard par le rugissement lointain de centaines de milliers de voix clamant leur joie et leur espoir.

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