15 Le sixième tour

Il était impossible d’arrêter le conclave. Telle une machine sacrée, il poursuivait laborieusement son chemin quelles que soient les embûches profanes. À 9 h 30, conformément à la Constitution apostolique, les cardinaux reprirent leur procession vers les minibus. Ils connaissaient bien la routine à présent. Aussi vite que le leur permettaient l’âge et l’infirmité, ils gagnèrent leurs places. Bientôt, les véhicules démarrèrent, un toutes les deux minutes, traversant la place Sainte-Marthe en direction de l’ouest, vers la chapelle Sixtine.

Lomeli se tenait devant la résidence, sa barrette à la main, tête nue sous le ciel gris. Les cardinaux étaient d’humeur morose — ils étaient comme abasourdis —, et le doyen s’attendait presque à ce que Tremblay prétexte un malaise pour ne pas se présenter au vote. Mais non : il sortit du hall au bras de l’archevêque Fitzgerald et monta dans son minibus, affichant une attitude sereine alors que son visage, lorsqu’il se tourna vers la vitre au moment où le véhicule partait, semblait un masque blême de supplicié.

Bellini, qui se tenait près de Lomeli, commenta sèchement :

— On dirait qu’on commence à manquer de favoris.

— Effectivement. On se demande qui sera le prochain.

Bellini coula un regard vers lui.

— Il me semble que c’est évident : toi.

Lomeli porta la main à son front. Il sentit une veine battre sous ses doigts.

— J’étais sincère tout à l’heure, dans la salle à manger : je crois que ce serait mieux pour tout le monde de m’effacer en tant que doyen et que ce soit toi qui supervises la suite de l’élection.

— Non, merci, Doyen. De plus, tu as dû remarquer qu’à la fin, la majorité de l’assemblée était de ton côté. Tu tiens la barre de ce conclave… je ne sais pas exactement où tu vas le mener, mais c’est toi qui es aux commandes, et la fermeté de ta main suscite l’admiration.

— Je n’en suis pas sûr.

— Cette nuit, je t’ai prévenu que celui qui dénoncerait Tremblay s’exposerait à des répercussions, mais je me suis trompé… une fois de plus ! Et maintenant, je prédis que la partie se jouera entre toi et Tedesco.

— Alors, espérons que tu te trompes encore.

Bellini le gratifia de son sourire le plus glacial.

— Après quarante ans, on aura peut-être enfin un pape italien. Cela fera plaisir à nos compatriotes. Sérieusement, mon ami, ajouta-t-il en prenant Lomeli par le bras, je prierai pour toi.

— Je t’en prie. Tant que tu ne votes pas pour moi.

— Oh, mais ça, je le ferai aussi.

O’Malley rangea son porte-bloc.

— Nous sommes prêts à partir, Éminences.

Bellini monta le premier. Lomeli mit sa barrette et la rectifia, scruta une dernière fois le ciel puis se hissa dans le bus derrière le tournoiement d’étoffe du patriarche d’Alexandrie. Il s’installa sur l’un des deux sièges vacants juste derrière le chauffeur. O’Malley prit place à côté de lui. Les portes se refermèrent et le bus s’ébranla sur les pavés.

Alors qu’ils passaient entre la basilique Saint-Pierre et le Palais de justice, O’Malley se pencha vers le doyen et lui dit à voix très basse, afin que personne ne l’entende :

— Étant donné les derniers développements, je suppose, Éminence, qu’il y a peu de chances que le conclave parvienne à une décision aujourd’hui ?

— Comment le savez-vous ?

— Je me trouvais dans le hall.

Lomeli grogna intérieurement. Si O’Malley était au courant, tôt ou tard, tout le monde le serait.

— Eh bien, naturellement, répondit-il, vu les chiffres, on s’aperçoit que le blocage est presque inévitable. Nous devrons consacrer la journée de demain à la méditation et reprendre le vote…

Il s’interrompit. Avec ces allées et venues entre la résidence Sainte-Marthe et la chapelle Sixtine, pratiquement sans voir la lumière du jour, il perdait la notion du temps.

— Vendredi, Éminence.

— Vendredi, merci. Quatre tours de scrutin vendredi, encore quatre samedi, puis une nouvelle journée de méditation dimanche, à supposer que nous ne soyons pas plus avancés. Il faudra prendre des dispositions pour la blanchisserie, du linge propre et cetera.

— Tout est sous contrôle.

Ils s’arrêtèrent pour permettre aux minibus qui les précédaient de laisser descendre leurs passagers. Lomeli fixa du regard le mur aveugle du Palais apostolique, puis se tourna vers O’Malley et chuchota :

— Dites-moi, où en sont-ils, dans les médias ?

— Ils prédisent une décision pour ce matin ou cet après-midi, et le cardinal Adeyemi passe toujours pour être le favori. Entre nous soit dit, Éminence, poursuivit O’Malley en se rapprochant encore de l’oreille de Lomeli, s’il n’y a pas de fumée blanche aujourd’hui, je crains que les choses ne nous échappent.

— Dans quel sens ?

— Dans le sens que nous ne savons pas vraiment ce que le service de presse du Vatican pourrait dire aux médias pour les empêcher de spéculer sur une Église en crise. Comment voulez-vous qu’ils occupent leurs temps d’antenne ? Et il y a aussi les problèmes de sécurité. On dit qu’il y a quatre millions de pèlerins présents à Rome pour attendre le nouveau pape.

Lomeli leva les yeux vers le rétroviseur du conducteur. Des yeux noirs l’observaient. Peut-être ce garçon savait-il lire sur les lèvres ? Tout était possible. Il ôta sa barrette et s’en servit pour dissimuler sa bouche lorsqu’il se tourna pour répondre à l’Irlandais.

— Nous avons tous juré le secret, Ray, aussi je compte sur votre discrétion, mais je pense que vous devriez laisser entendre au service de presse, très subtilement, que le conclave risque de durer plus longtemps que tous ceux de l’histoire récente. Conseillez-leur de préparer les médias en conséquence.

— Et quelles raisons dois-je leur donner ?

— Pas les vraies, bien évidemment ! Dites-leur que nous avons pléthore de candidats sérieux et qu’il est très difficile de choisir entre tous. Dites que nous prenons délibérément tout notre temps, que nous prions de toute notre âme pour entendre la volonté divine et qu’il nous faudra peut-être plusieurs jours encore pour nous accorder sur notre prochain pasteur. Vous pouvez aussi faire remarquer qu’on ne peut pas bousculer Dieu dans le simple but d’arranger CNN.

Il lissa ses cheveux et se recoiffa de sa barrette. O’Malley écrivit sur son bloc. Lorsqu’il eut terminé, il glissa :

— Encore une chose, Éminence. Ce n’est qu’un détail, et il n’est pas nécessaire que je vous en fasse part, si vous préférez ne pas savoir.

— Allez-y.

— J’ai fait quelques recherches sur le cardinal Benítez. J’espère que cela ne vous dérange pas.

— Je vois, dit Lomeli, qui ferma les yeux comme s’il allait recevoir une confession. Vous feriez mieux de tout me dire.

— Voilà, vous vous souvenez que j’avais trouvé la trace d’un entretien privé entre le Saint-Père et lui au mois de janvier de cette année, après sa demande de démission de ses fonctions d’archevêque pour problèmes de santé ? Sa lettre de démission figure dans son dossier à la Congrégation pour les évêques, ainsi qu’une note du bureau privé du Saint-Père stipulant que sa demande de démission avait été retirée. Il n’y a rien d’autre. Cependant, quand j’ai entré le nom du cardinal Benítez dans notre moteur de recherche, j’ai découvert qu’on lui avait fourni un billet d’avion aller et retour pour Genève, réglé avec le compte personnel du pape. Ça fait l’objet d’un dossier séparé.

— Ça a une importance ?

— Eh bien, en tant que ressortissant philippin, il a dû soumettre une demande de visa. À la rubrique motif du voyage, il était indiqué « soins médicaux », et quand j’ai vérifié son adresse en Suisse pour la durée du séjour, j’ai découvert qu’il s’agissait d’une clinique privée.

Lomeli ouvrit aussitôt les yeux.

— Pourquoi ne pas recourir aux services hospitaliers du Vatican ? Quel genre de soins devait-il recevoir ?

— Je ne sais pas, Éminence, sans doute était-ce lié aux blessures qu’il avait subies pendant les bombardements de Bagdad. Quoi qu’il en soit, ça ne devait pas être trop grave. Les billets ont été annulés. Il n’est jamais allé à la clinique.


Pendant la demi-heure qui suivit, Lomeli n’accorda pas d’autres pensées à l’archevêque de Bagdad. Une fois descendu du minibus, il laissa délibérément O’Malley et les autres partir devant, puis monta seul le long escalier avant de traverser la Sala Regia menant à la chapelle Sixtine. Il avait besoin d’un instant de solitude afin de faire dans son esprit le vide nécessaire à la manifestation de Dieu. Les scandales et le stress de ces dernières quarante-huit heures, le fait de savoir qu’au-delà de ces murs des millions d’observateurs attendaient leur décision avec impatience… il s’efforça de chasser tout cela en se récitant la prière de saint Ambroise :

Ô Dieu tendre, Ô majesté saisissante,

je suis un misérable, pris entre les angoisses,

je recours donc à Toi, la source de la miséricorde,

vers Toi je me hâte pour être guéri,

sous Ta protection je me réfugie ;

et ne pouvant pas supporter un Juge,

j’aspire à avoir un Sauveur…

Il salua l’archevêque Mandorff et ses assistants dans le vestibule, où ils l’attendaient près des poêles, et il entra avec eux dans la chapelle. À l’intérieur de la Sixtine, on n’entendait pas un mot. Les seuls sons, amplifiés par le vaste écho, se réduisaient à une toux occasionnelle et au mouvement des cardinaux sur leur siège. C’était un bruit de galerie d’art, ou de musée. La plupart priaient.

— Merci, murmura Lomeli à Mandorff. Nous vous reverrons donc pour le déjeuner.

Après que les portes eurent été verrouillées, il prit sa place, tête baissée, et laissa le silence durer. Il percevait un désir collectif de méditation afin de retrouver la voie du sacré. Mais il ne parvint pas à se débarrasser de l’idée de tous ces pèlerins qui attendaient dehors, et des commentateurs qui débitaient leurs inepties devant les caméras. Au bout de cinq minutes, il se leva et s’avança jusqu’au micro.

— Mes très chers frères. Je vais faire l’appel par ordre alphabétique. Je vous prie de répondre « présent » lorsque j’aurai lu votre nom. Cardinal Adeyemi ?

— Présent.

— Cardinal Alatas ?

— Présent.

Alatas, un Indonésien, occupait une place vers le milieu de l’allée, côté droit. Il faisait partie de ceux qui avaient reçu de l’argent de Tremblay. Lomeli se demanda pour qui il allait voter désormais.

— Cardinal Baptiste ?

Celui-ci se trouvait deux places après Alatas. Encore un bénéficiaire de Tremblay, de Sainte-Lucie, dans les Antilles. Elles étaient si pauvres, ces missions. Il avait la voix épaisse, comme s’il avait pleuré.

— Présent.

Lomeli poursuivit. Bellini… Benítez… Brandão D’Cruz… Brotzkus… Cárdenas… Contreras… Courtemarche… il les connaissait tous si bien maintenant, leurs manies et leurs faiblesses. Une phrase de Kant lui revint à l’esprit : Dans un bois aussi courbe que celui dont est fait l’homme, on ne peut rien tailler de tout à fait droit… L’Église était taillée dans un bois courbe — comment pourrait-il en être autrement ? Mais, par la grâce de Dieu, elle tenait bon. Elle perdurait depuis deux mille ans ; elle pourrait bien tenir encore quinze jours sans pape si nécessaire. Il se sentit pénétré d’un amour profond et mystérieux pour ses frères et leur fragilité.

— Cardinal Yatsenko ?

— Présent.

— Cardinal Zucula ?

— Présent, Doyen.

— Merci, mes frères. Nous sommes tous rassemblés. Prions.

Pour la sixième fois, le conclave se leva.

— Ô Père, afin que nous puissions par notre ministère et notre exemple veiller sur Ton Église, accorde à Tes serviteurs paix et sérénité, discernement et courage pour chercher à connaître Ta volonté et Te servir de toute notre âme. Par Jésus, le Christ, Notre-Seigneur…

— Amen.

— Scrutateurs, vous voulez bien vous installer, je vous prie ?

Lomeli consulta sa montre. Il était 9 h 57.


Pendant que l’archevêque Lukša de Vilnius, l’archevêque Newby de Westminster et le préfet de la Congrégation pour le clergé, le cardinal Mercurio, prenaient leurs places devant l’autel, Lomeli examina son bulletin. Sur la moitié supérieure figuraient les mots Eligo in Summum Pontificem — « Je choisis pour souverain pontife » ; dans la partie inférieure, rien. Il la tapota du bout de son stylo. Maintenant que le moment était arrivé, il ne savait plus vraiment quel nom écrire. Sa confiance en Bellini était sérieusement ébranlée, mais quand il envisagea les autres possibilités, aucune ne lui parut s’imposer. Il parcourut des yeux la chapelle Sixtine et supplia Dieu de lui envoyer un signe. Il ferma les yeux et pria, mais rien ne se passa. Conscient que les autres attendaient qu’il entame le vote, il dissimula sa feuille et inscrivit à contrecœur BELLINI.

Il plia le bulletin en deux, se leva, le brandit et s’avança vers l’autel sur l’allée moquettée. Il prononça d’une voix ferme :

— Je prends à témoin le Christ Seigneur, qui me jugera, que je donne ma voix à celui que, selon Dieu, je juge devoir être élu.

Il déposa le papier sur le plateau et le renversa dans l’urne. Il entendit le bulletin heurter le fond d’argent. Tout en regagnant son siège, il éprouvait un sentiment aigu de déception. Pour la sixième fois, Dieu lui avait posé la même question, et pour la sixième fois il avait l’impression de lui avoir donné la même mauvaise réponse.


Il n’eut aucun souvenir du déroulement du vote qui suivit. Épuisé par les événements de la nuit, il s’endormit à peine assis, et ne se réveilla qu’une heure plus tard, quand quelque chose atterrit sur la table devant lui. Son menton reposait sur sa poitrine. Il ouvrit les yeux et découvrit un mot plié : Et voici qu’une grande agitation se fit dans la mer, au point que la barque était couverte par les vagues. Lui cependant dormait. Matthieu 8 : 24. Il chercha autour de lui et vit Bellini qui le regardait, penché sur la table. Il se sentit confus d’avoir montré une telle faiblesse en public, mais personne d’autre ne semblait faire attention à lui. Les cardinaux qui lui faisaient face lisaient ou contemplaient le vide. Devant l’autel, les scrutateurs installaient leur table. Le vote devait être terminé. Il prit son stylo et griffonna sous la citation : Je me suis couché, je me suis endormi, je me suis réveillé ; car l’Éternel me soutient. Psaumes 3. Et il renvoya le message. Bellini le lut et hocha la tête d’un air approbateur, comme si Lomeli était un de ses anciens élèves à la Grégorienne et qu’il lui donnait une bonne réponse.

— Mes frères, dit Newby dans le micro. Nous allons maintenant procéder au dépouillement du sixième tour.

La routine lente et familière reprit. Lukša sortit un bulletin de l’urne, l’ouvrit et inscrivit le nom. Mercurio le vérifia et l’inscrivit aussi. Enfin, Newby l’enfila sur le cordon rouge et annonça :

— Cardinal Tedesco.

Lomeli cocha le nom de Tedesco sur sa liste et attendit le dépouillement du deuxième bulletin.

— Cardinal Tedesco.

Puis encore, quinze secondes plus tard :

— Cardinal Tedesco.

Lorsque le nom de Tedesco retentit pour la cinquième fois d’affilée, Lomeli eut un mauvais pressentiment — que tous ses efforts n’avaient abouti qu’à persuader le conclave de la nécessité d’un pouvoir fort, et que le patriarche de Venise allait être élu sur-le-champ. L’attente de l’annonce du sixième bulletin, qui fut prolongée par un échange murmuré entre Lukša et Mercurio, fut un supplice. Elle s’acheva enfin :

— Cardinal Lomeli.

Les trois votes suivant furent pour Lomeli, suivis par deux voix en faveur de Benítez, une pour Bellini et deux autres pour Tedesco. La main de Lomeli montait et descendait le long de la liste des candidats, et il ne savait pas ce qui l’inquiétait le plus : la série de traits qui s’accumulaient à côté du nom de Tedesco, ou la quantité menaçante qui commençait à flanquer le sien. Tremblay — étonnamment — bénéficia de deux voix vers la fin du dépouillement, Adeyemi de même. Puis ce fut terminé, et les scrutateurs vérifièrent leurs totaux. La main de Lomeli tremblait tandis qu’il tentait de compter les voix de Tedesco — dorénavant en fait tout ce qui importait. Le patriarche de Venise atteindrait-il les quarante voix nécessaires pour bloquer le conclave ? Il dut tout recompter avant d’arriver à ce résultat :

Tedesco 45

Lomeli 40

Benítez 19

Bellini 9

Tremblay 3

Adeyemi 2

Depuis l’autre côté de la chapelle Sixtine lui parvint un très clair murmure de triomphe, et Lomeli leva les yeux juste à temps pour surprendre Tedesco qui mettait sa main devant sa bouche pour dissimuler son sourire. Ses partisans se baissaient et se penchaient par-dessus la double rangée de tables pour lui toucher le dos et lui chuchoter leurs félicitations. Tedesco les ignora comme s’il ne s’agissait que d’une volée de mouches. Et il leva les yeux vers Lomeli, haussant ses sourcils broussailleux en signe de complicité amusée. Tout se jouait à présent entre eux deux.

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