À 17 h 45, l’archevêque émérite de Kiev, Vadym Yatsenko, arriva poussé sur un fauteuil roulant. O’Malley cocha d’un grand geste théâtral son bloc et déclara que les 117 cardinaux étaient désormais bel et bien rassemblés dans la résidence.
Ému et soulagé, Lomeli baissa la tête et ferma les yeux. Les sept organisateurs du conclave l’imitèrent.
— Père céleste, prononça-t-il, Créateur du ciel et de la terre, Tu nous as choisis pour être Ton peuple. Aide-nous à porter Ta gloire dans tout ce que nous entreprenons. Bénis ce conclave et guide-le dans la sagesse, rassemble Tes serviteurs, et aide-nous à nous rencontrer dans l’amour et la joie. Père, nous louons Ton nom à présent et à jamais. Amen.
— Amen.
Il se tourna vers la résidence Sainte-Marthe. Maintenant que tous les volets étaient condamnés, pas un rai de lumière ne filtrait des étages, et c’était devenu un bunker. Seule l’entrée était illuminée. Derrière l’épais verre blindé, des prêtres et des agents de sécurité s’agitaient silencieusement dans le halo jaune, telles des créatures dans un aquarium.
Lomeli parvenait presque à la porte quand quelqu’un lui toucha le bras.
— Éminence, lui dit Zanetti, vous vous souvenez que l’archevêque Woźniak vous attend ?
— Ah oui… Janusz ; j’avais oublié. Ça va être un peu juste, non ?
— Il sait qu’il doit être parti à 18 heures, Éminence.
— Où est-il ?
— Je lui ai demandé d’attendre dans une des salles du rez-de-chaussée.
Lomeli répondit au salut du garde suisse et pénétra dans la chaleur de la résidence. Il suivit Zanetti dans le hall tout en déboutonnant son manteau. Après le froid vif du dehors, il étouffait. De petits groupes de cardinaux s’attardaient en bavardant parmi les colonnes de marbre. Il leur sourit au passage. Qui étaient-ils ? Sa mémoire l’abandonnait. Quand il était nonce du pape, il connaissait les noms de tous les autres diplomates ainsi que ceux de leurs épouses et même de leurs progénitures. Chaque conversation se chargeait dorénavant de la menace d’une gêne.
Il remit son manteau et son écharpe à Zanetti à l’entrée de la salle située en face de la chapelle.
— Cela vous dérangerait de monter cela pour moi ?
— Vous ne voulez pas que je reste ?
— Non, je vais me débrouiller, dit Lomeli me posant la main sur la poignée. Rappelez-moi, à quelle heure sont les vêpres ?
— 18 h 30, Éminence.
Le doyen ouvrit la porte. L’archevêque Woźniak lui tournait le dos, au fond de la salle. Il semblait contempler le mur nu. Il flottait dans l’air un parfum ténu mais indubitable d’alcool. Une fois encore, Lomeli dut réprimer son irritation. Comme s’il n’avait pas déjà assez à faire !
— Janusz ?
Il s’avança vers Woźniak, prêt à lui donner l’accolade, mais s’inquiéta en voyant l’ancien maître de la Maison pontificale tomber à genoux et faire le signe de croix.
— Éminence, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ma dernière confession remonte à quatre semaines…
Lomeli tendit la main.
— Janusz, Janusz, pardonne-moi, mais je n’ai tout simplement pas le temps de t’entendre en confession. Les portes se ferment dans quelques minutes, et tu devras partir. Assieds-toi, s’il te plaît, et dis-moi rapidement ce qui te trouble.
Il aida l’archevêque à se lever, le conduisit à une chaise et s’assit à côté de lui. Il lui adressa un sourire d’encouragement et lui tapota le genou.
— Allez.
Le visage poupin de Woźniak luisait de transpiration. Lomeli était assez près pour distinguer les traces de poussière sur ses lunettes.
— Éminence, j’aurais dû venir vous parler plus tôt. Mais j’avais promis de ne rien dire.
— Je comprends. Ne t’inquiète pas.
L’homme semblait suer de la vodka. Quelle était cette légende comme quoi la vodka n’avait pas d’odeur ? Il avait les mains qui tremblaient et empestait l’alcool.
— Quand tu dis que tu as promis de ne pas en parler… à qui as-tu fait cette promesse ?
— Au cardinal Tremblay.
— Je vois.
Lomeli s’écarta légèrement. Une vie passée à écouter des secrets lui avait donné comme un sixième sens sur ces questions. Le novice croit toujours qu’il vaut mieux tout savoir, alors que son expérience lui avait appris qu’il est souvent préférable d’en savoir le moins possible.
— Avant d’aller plus loin, Janusz, je veux que tu prennes le temps de demander à Dieu s’il est juste pour toi de rompre ta promesse au cardinal Tremblay.
— Je L’ai déjà interrogé bien des fois, Éminence, et c’est pour ça que je suis ici, répondit Woźniak d’une voix vibrante. Mais si cela vous gêne…
— Non, non, bien sûr que non. Mais je t’en prie, tiens-t’en aux faits. Nous avons peu de temps.
— Très bien, convint le Polonais en prenant sa respiration. Vous vous rappelez que le jour de la mort du Saint-Père, la dernière personne à avoir eu un rendez-vous officiel avec lui, à 16 heures, était le cardinal Tremblay ?
— Je m’en souviens.
— Eh bien, lors de ce rendez-vous, le Saint-Père a destitué le cardinal Tremblay de toutes ses fonctions au sein de l’Église.
— Quoi ?
— Il l’a mis à pied.
— Pourquoi ?
— Pour faute grave.
Lomeli fut tout d’abord à court de mots.
— Enfin, Janusz, tu aurais pu trouver un meilleur moment pour venir me raconter une chose pareille.
— Je sais, Éminence. Pardonnez-moi, répliqua Woźniak en baissant la tête.
— Tu aurais pu venir me parler n’importe quand au cours de ces trois dernières semaines !
— Je comprends que vous soyez en colère, Éminence. Mais cela ne fait qu’un jour ou deux que j’ai commencé à entendre ces rumeurs sur le cardinal Tremblay.
— Quelles rumeurs ?
— Qu’il pouvait être élu pape.
Lomeli garda le silence juste assez longtemps pour montrer qu’il désapprouvait une telle franchise.
— Et tu considères de ton devoir de l’empêcher ?
— Je ne sais plus quel est mon devoir. J’ai prié et prié encore pour qu’Il me guide, et, à la fin, il m’est apparu que vous devriez connaître les faits, afin que vous puissiez décider d’en informer ou non les autres cardinaux.
— Mais quels sont les faits, Janusz ? Tu ne m’as donné aucun fait. As-tu assisté à ce fameux rendez-vous ?
— Non, Éminence. Mais le Saint-Père m’en a parlé après, quand nous avons dîné ensemble.
— Il t’a expliqué pourquoi il avait renvoyé le cardinal Tremblay ?
— Non. Il a dit que les raisons se sauraient bien assez tôt. En tout cas, il était extrêmement agité… très en colère.
Lomeli étudia l’archevêque. Se pouvait-il qu’il mente ? Non. C’était une âme simple, arrachée à sa petite ville polonaise pour être chapelain et compagnon de Jean-Paul II durant les dernières années de sa vie. Le doyen était certain qu’il disait la vérité.
— Quelqu’un d’autre est-il au courant, à part toi et le cardinal Tremblay ?
— Mgr Morales. Il assistait à cet entretien entre le Saint-Père et le cardinal Tremblay.
Lomeli connaissait Hector Morales, mais pas très bien. C’était l’un des secrétaires particuliers du pape. Un Uruguayen.
— Écoute, Janusz. Es-tu absolument certain d’avoir bien compris ? Je vois que tu es très affecté. Mais, par exemple, pourquoi Mgr Morales n’en a jamais rien dit ? Il se trouvait dans l’appartement avec nous, la nuit où le Saint-Père est mort. Il aurait pu le mentionner. Ou il aurait pu en parler à un autre secrétaire.
— Éminence, vous m’avez demandé de m’en tenir aux faits. Ce sont les faits. Je me les suis repassés mille fois dans ma tête. J’ai trouvé le Saint-Père mort. J’ai appelé le médecin. Le médecin a appelé le cardinal Tremblay. Ce sont les règles, comme vous le savez : « À la mort du pape, le premier membre de la Curie à prévenir officiellement doit être le camerlingue. » Le cardinal Tremblay est arrivé et a pris le contrôle de la situation. Je n’étais évidemment pas en position de m’y opposer et, de toute façon, j’étais en état de choc. Mais ensuite, au bout d’une heure, il m’a conduit à l’écart et m’a demandé si le Saint-Père était préoccupé par un sujet en particulier pendant le dîner. C’est là que j’aurais dû dire quelque chose. Mais j’ai eu peur, Éminence. Je n’étais pas censé être au courant. Alors je me suis contenté de dire qu’il paraissait agité sans entrer dans les détails. Ensuite, j’ai vu le cardinal prendre Mgr Morales à part et discuter à voix basse. Je suppose qu’il l’a persuadé de ne pas parler de l’entretien.
— Qu’est-ce qui te permet de penser ça ?
— C’est que, plus tard, j’ai essayé de parler à Mgr Morales de ce que le pape m’avait dit, et il s’est montré très catégorique. Il a assuré qu’il n’y avait pas eu de révocation, que le Saint-Père n’était plus dans son état normal depuis plusieurs semaines, et que, pour le bien de l’Église, je ne devais plus jamais évoquer le sujet. Alors, c’est ce que j’ai fait. Mais ce n’est pas bien, Éminence. Dieu me dit que ce n’est pas bien.
— Non, acquiesça Lomeli. Ce n’est pas bien.
Il essayait de se représenter les implications. Tout cela se résumait peut-être à rien : Woźniak était à bout de nerfs. Et pourtant, si jamais Tremblay était élu pape et qu’un scandale éclatait par la suite, les conséquences seraient dramatiques pour l’Église dans son ensemble.
On frappa vigoureusement à la porte.
— Pas maintenant ! lança Lomeli.
La porte s’ouvrit en grand, et O’Malley passa la tête dans la salle. Il faisait tenir l’intégralité de son poids considérable en équilibre sur son pied droit, comme s’il patinait. Il se retenait de la main gauche au chambranle de la porte.
— Éminence, mon père, je suis désolé de vous interrompre, mais il faut que vous veniez de toute urgence.
— Dieu du ciel, que se passe-t-il encore ?
O’Malley jeta un bref coup d’œil vers Woźniak.
— Pardon, Éminence, mais je préfère ne rien dire. Si vous pouviez venir tout de suite, s’il vous plaît.
Il recula et désigna le hall. Lomeli se leva à contrecœur.
— Laisse-moi m’en occuper, maintenant, dit-il à Woźniak. Mais tu as fait ce qu’il fallait.
— Merci. Je savais que je pouvais me confier à vous. Vous voulez bien me bénir, Éminence ?
Lomeli posa la main sur la tête de l’archevêque.
— Va en paix pour aimer et servir le Seigneur.
À la porte, il se retourna.
— Et peut-être auras-tu la bonté de ne pas m’oublier dans tes prières, ce soir, Janusz ? Je crains d’avoir davantage besoin d’intercession que toi.
Au cours des dernières minutes, le hall s’était rempli. Les cardinaux avaient commencé à émerger de leurs chambres et s’apprêtaient à assister à la messe dans la chapelle de la résidence. Tedesco tenait un discours devant un petit groupe au bas de l’escalier — Lomeli l’aperçut du coin de l’œil alors qu’il se dirigeait avec O’Malley vers la réception. Un Suisse, le casque sous le bras, se tenait devant le long comptoir de bois ciré. Il était accompagné de deux agents de sécurité et de l’archevêque Mandorff. La façon dont ils regardaient droit devant eux, sans parler, avait quelque chose de sinistre, et Lomeli eut la certitude absolue qu’un cardinal était mort.
— Pardonnez-moi ces mystères, Éminence, mais j’ai préféré ne pas parler devant l’archevêque.
— Je sais exactement de quoi il est question : vous allez me dire que nous avons perdu un cardinal, c’est ça ?
— Au contraire, Doyen, il semble que nous en ayons gagné un, dit l’Irlandais avec un petit rire nerveux.
— C’est une plaisanterie ?
— Non, Éminence, répliqua O’Malley, qui se rembrunit aussitôt. Je parle littéralement : un autre cardinal vient de se présenter.
— Comment est-ce possible ? On a oublié quelqu’un sur la liste ?
— Non, son nom n’est jamais apparu sur notre liste. Il dit qu’il a été nommé in pectore.
Lomeli eut l’impression qu’il venait de heurter de plein fouet un mur invisible. Il s’immobilisa brièvement.
— C’est sûrement un imposteur, non ?
— Ça a été ma première réaction, Éminence. Mais l’archevêque Mandorff l’a interrogé ; et il semble que non.
Lomeli s’avança rapidement vers Mandorff.
— Qu’est-ce que j’apprends ?
Derrière le comptoir, deux religieuses travaillaient sur leurs ordinateurs en feignant de ne pas écouter.
— Il s’appelle Vincent Benítez, Éminence. Il est archevêque de Bagdad.
— Bagdad ? Je ne savais même pas qu’on avait un archevêque dans un tel endroit. Il est irakien ?
— Pas du tout ! Il est philippin. Le Saint-père l’a envoyé là-bas l’année dernière.
— Oui, ça me dit quelque chose maintenant.
Il avait vaguement le souvenir d’une photo dans un magazine. Un prélat catholique debout dans la carcasse d’une église carbonisée. Était-il vraiment devenu cardinal ?
— Mais vous, tout particulièrement, deviez être au courant de sa création ? avança Mandorff.
— Ce n’est pas le cas. Vous avez l’air surpris ?
— Eh bien, j’imaginais que, s’il avait été nommé cardinal, le Saint-Père en aurait averti le doyen du Collège.
— Pas nécessairement. Si vous vous souvenez, il a complètement révisé la loi canon sur les créations in pectore peu avant sa mort.
Lomeli s’efforça de faire comme si cela ne le touchait pas alors que, en vérité, ce dernier affront l’affectait plus encore que le reste. In pectore (« dans le cœur ») était une disposition très ancienne qui permettait à un pape de créer un cardinal sans révéler son nom, même à ses plus proches collaborateurs : mis à part le bénéficiaire, seul Dieu savait. Depuis toutes les années qu’il était à la Curie, Lomeli n’avait entendu parler que d’un seul cas de cardinal créé in pectore, et son nom n’avait jamais été rendu public, même après la mort du pape. C’était en 2003, sous la papauté de Jean-Paul II. Personne à ce jour ne savait encore de qui il s’agissait — on avait toujours supposé qu’il était chinois et qu’il avait dû rester anonyme pour éviter les persécutions. C’était sans doute un même souci de sécurité qui avait présidé à ce choix pour le plus haut représentant de l’Église à Bagdad. Mais était-ce bien cela ?
Lomeli eut conscience du regard de Mandorff toujours posé sur lui. L’Allemand transpirait abondamment. Le lustre se réverbérait sur son crâne chauve et luisant.
— Mais je suis certain que le Saint-Père n’aurait pas pris une décision aussi délicate sans avoir consulté au moins le secrétaire d’État. Ray, vous voulez bien avoir l’obligeance d’aller trouver le cardinal Bellini pour le prier de venir ?
O’Malley partit aussitôt, et Lomeli se retourna vers Mandorff :
— Vous pensez qu’il est vraiment cardinal ?
— Il a une lettre du pape adressée à l’archidiocèse de Bagdad, qui en fait état et leur demande instamment de garder le secret. Il y a le cachet officiel. Voyez par vous-même, dit Mandorff en lui tendant une liasse de documents. Et il est archevêque et accomplit sa mission dans l’une des régions les plus dangereuses du monde. Je ne vois vraiment pas pourquoi il aurait fabriqué ses lettres de créance, si ?
— Non, moi non plus, répondit Lomeli en lui rendant les papiers qui lui paraissaient effectivement authentiques. Où est-il, maintenant ?
— Je lui ai demandé d’attendre dans le bureau.
Mandorff conduisit Lomeli derrière la réception. Le doyen distingua à travers la vitre une silhouette mince assise sur une chaise en plastique orange dans un coin, entre une imprimante et des rames de papier. L’homme était vêtu d’une simple soutane noire et était tête nue, sans même une calotte. Il se tenait penché en avant, les coudes sur les genoux, son chapelet dans les mains, et il semblait prier, les yeux baissés. Une mèche de cheveux dissimulait son visage.
Mandorff reprit à mi-voix, comme s’ils observaient un homme endormi :
— Il s’est présenté juste avant la fermeture des portes. Son nom ne figurait pas sur la liste, évidemment, et il n’a pas la robe de cardinal, alors la Garde suisse m’a appelé. Je l’ai conduit ici pour l’avoir à l’œil. J’espère que j’ai bien fait ?
— Bien sûr.
Le Philippin, complètement absorbé, égrenait son chapelet. Lomeli se sentit indiscret de l’observer ainsi, mais il eut pourtant du mal à détourner les yeux. Il l’envia. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas réussi à trouver la concentration nécessaire pour s’isoler du reste de monde. Ces derniers temps, sa tête était toujours pleine de bruit. D’abord Tremblay, pensa-t-il, et maintenant ceci. Quels autres coups du sort l’attendaient ?
— Le cardinal Bellini pourra sans doute éclaircir les choses, glissa Mandorff.
Lomeli se retourna et vit Bellini approcher avec O’Malley. L’ancien secrétaire d’État affichait une expression de confusion gênée.
— Aldo, dit Lomeli, tu étais au courant ?
— Je ne savais pas que le Saint-père l’avait réellement fait, non.
Il contempla avec étonnement Benítez à travers la vitre comme s’il examinait une créature mythique.
— Cependant, il est bien là…, reprit-il.
— Le pape a donc bien dit qu’il y pensait ?
— Oui, il a émis cette possibilité il y a environ deux mois. Je lui ai conseillé de ne surtout pas le faire. Les chrétiens ont déjà assez souffert dans cette partie du monde sans attiser encore le rejet des extrémistes islamiques. Un cardinal en Irak ! Les Américains seraient épouvantés. Comment pourrions-nous assurer sa sécurité ?
— Et c’est certainement pour cela que le Saint-Père ne voulait pas que ça se sache.
— Mais ça aurait forcément fini par filtrer ! Tôt ou tard, il y a toujours des fuites, surtout ici… et il était bien placé pour le savoir.
— Eh bien, quoi qu’il arrive, ce ne sera plus un secret maintenant, constata le doyen.
Derrière la vitre, le Philippin égrenait silencieusement son chapelet.
— Étant donné que tu confirmes l’intention du pape de le nommer cardinal, on peut logiquement penser que ses lettres de créance sont authentiques. Je pense donc que nous n’avons d’autre choix que de le laisser entrer.
Et il s’apprêta à ouvrir la porte. Il ne s’attendait pas à ce que Bellini le saisisse par le bras.
— Jacopo, attends ! souffla ce dernier. Est-ce bien nécessaire ?
— Quoi donc ?
— Sommes-nous bien sûrs que le Saint-Père était absolument compétent pour prendre cette décision ?
— Fais très attention, mon ami. Ce n’est pas loin de l’hérésie, répondit Lomeli, à voix basse lui aussi pour que personne d’autre n’entende. Ce n’est pas à nous de décider si le Saint-Père avait raison ou tort. Notre devoir est de veiller à ce que sa volonté soit respectée.
— L’infaillibilité pontificale s’applique à la doctrine. Elle ne s’étend pas aux nominations.
— Je connais parfaitement les limites de l’infaillibilité pontificale. Mais là, c’est une question de droit canon, et je suis tout aussi qualifié que toi pour en juger. Le paragraphe trente-neuf de la Constitution apostolique est explicite : « Si des Cardinaux électeurs arrivent re integra, c’est-à-dire avant que l’on ait procédé à l’élection du Pasteur de l’Église, ils seront admis au processus de l’élection, au point où il se trouve. » Cet homme est légalement cardinal.
Lomeli dégagea son bras et ouvrit la porte.
À son entrée, Benítez leva les yeux et se leva lentement. Il était un peu plus petit que la moyenne et avait un beau visage fin. Avec sa peau lisse, ses pommettes hautes, son corps si mince qu’il paraissait presque émacié, il était difficile de lui attribuer un âge. Sa poignée de main était particulièrement légère, et il paraissait complètement épuisé.
— Bienvenue au Vatican, Monseigneur. Je suis désolé que vous ayez dû attendre ici, mais nous devions procéder à certaines vérifications. J’espère que vous comprenez. Je suis le cardinal Lomeli, doyen du Collège.
— C’est à moi de vous présenter des excuses, Éminence, pour mon arrivée aussi peu orthodoxe, répliqua-t-il d’une voix calme et précise. Vous êtes déjà très aimable de me recevoir.
— Ce n’est rien. Je suis sûr qu’il y a une bonne raison. Voici le cardinal Bellini, dont vous avez sans doute entendu parler.
— Cardinal Bellini ? Je ne ne crois pas, non.
Benítez tendit la main, et Lomeli crut un instant que Bellini allait refuser de la prendre. Le cardinal finit par la serrer, puis il déclara :
— Pardonnez-moi, Monseigneur, mais je dois vous dire qu’à mon avis vous avez commis une grosse erreur en venant ici.
— Et pourquoi cela, Éminence ?
— Parce que la situation des chrétiens au Moyen-Orient est déjà assez périlleuse sans la provocation que votre cardinalat et votre apparition à Rome vont représenter.
— Naturellement, j’ai conscience de ces risques. C’est l’une des raisons qui m’ont fait hésiter à venir. Mais je peux vous assurer que j’ai beaucoup prié avant d’entreprendre ce voyage.
— Fort bien, vous avez fait votre choix et cela met fin à la question. Néanmoins, maintenant que vous êtes ici, je dois vous dire que je ne vois pas comment vous pourriez retourner à Bagdad.
— Bien sûr que je vais y retourner, et j’affronterai les conséquences de ma foi, comme des milliers d’autres.
— Je ne doute ni de votre courage ni de votre foi, Monseigneur, répliqua Bellini. Mais votre retour aurait des répercutions diplomatiques, et il ne vous appartiendra pas forcément de décider.
— Et ce ne sera pas forcément à vous de le faire non plus, Éminence. Cette décision reviendra au prochain pape.
Il était plus coriace qu’il le paraissait, songea Lomeli. Et pour une fois, Bellini parut à court d’arguments.
— Je crois que nous allons un peu vite en besogne, mes frères, intervint le doyen. Le fait est que vous êtes là. Passons maintenant aux questions pratiques : nous devons voir s’il y a une chambre disponible pour vous. Où sont vos bagages ?
— Je n’ai pas de bagage.
— Quoi, rien du tout ?
— J’ai cru préférable de me rendre à l’aéroport de Bagdad les mains vides, pour dissimuler mes intentions. Je suis suivi par des agents du gouvernement où que j’aille. J’ai passé la nuit dans la salle des arrivées de Beyrouth et j’ai atterri à Rome il y a deux heures.
— Dieu du ciel. Voyons ce qu’on peut faire pour vous.
Lomeli l’entraîna hors du bureau et le mena devant la réception.
— Mgr O’Malley est le secrétaire du Collège des cardinaux. Il va essayer de vous trouver tout ce dont vous avez besoin. Ray, dit-il en se tournant vers O’Malley, Son Éminence aura besoin d’affaires de toilette, de vêtements propres… et d’une tenue de chœur, bien entendu.
— Une tenue de chœur ? s’étonna Benítez.
— Lorsque nous allons voter à la chapelle Sixtine, nous devons être en grande tenue officielle. Je suis certain qu’il doit y en avoir une qui traîne quelque part au Vatican.
— Quand on va voter à la chapelle Sixtine… répéta Benítez, l’air soudain accablé. Pardonnez-moi, Doyen. Tout cela est un peu écrasant pour moi. Comment pourrais-je voter avec le sérieux nécessaire alors que je ne connais aucun des candidats ? Le cardinal Bellini a raison. Je n’aurais jamais dû venir.
— C’est ridicule !
Lomeli lui prit les bras et sentit les os sous ses doigts, mais aussi, cette fois encore, une force tout en nerfs.
— Écoutez-moi, Éminence. Ce soir, vous allez dîner avec nous. Je vous présenterai, et vous parlerez, pendant le dîner, avec vos frères cardinaux… vous connaîtrez certainement certains d’entre eux, du moins de réputation. Et vous prierez, comme nous tous. Le moment venu, l’Esprit-Saint nous guidera vers un nom. Et ce sera une merveilleuse expérience spirituelle pour chacun de nous.
Les vêpres avaient commencé dans la chapelle du rez-de-chaussée. Des bribes de plain-chant filtraient dans le hall. Lomeli se sentit brusquement très fatigué. Il laissa Benítez entre les mains d’O’Malley et prit l’ascenseur pour monter à sa chambre. Il y faisait là aussi une chaleur infernale. La climatisation ne fonctionnait visiblement pas. Sur le moment, il oublia les volets condamnés et essaya d’ouvrir la fenêtre. Vaincu, il parcourut sa cellule du regard. La lumière était très vive. Les murs blancs et le plancher vitrifié semblaient amplifier l’éclat des ampoules. Les prémices d’une migraine se faisaient sentir. Il éteignit les lampes de la chambre, gagna à tâtons la salle de bains et trouva le cordon du néon au-dessus du lavabo. Puis il repoussa à demi la porte avant de s’allonger sur son lit dans la lueur bleutée, avec l’intention de prier. Il s’endormit dans la seconde.
Il rêva qu’il était dans la chapelle Sixtine et que le Saint-Père priait devant l’autel, mais que chaque fois qu’il essayait de s’en approcher, le vieil homme s’éloignait, jusqu’à ce qu’il finisse par arriver à la porte de la sacristie. Il se tourna alors vers Lomeli et lui sourit, puis il ouvrit la porte de la Chambre des Larmes et bascula à l’intérieur.
Lomeli se réveilla avec un cri, qu’il étouffa aussitôt en se mordant le poing. Il écarquilla les yeux un instant sans savoir où il était. Tous les objets familiers de son existence avaient disparu. Il resta couché et attendit que les battements de son cœur se calment. Puis il s’efforça de se rappeler ce qu’il y avait d’autre dans son rêve. Il y avait eu beaucoup, beaucoup d’images, il en était sûr. Il les sentait. Mais dès qu’il essayait de les fixer dans ses pensées, elles miroitaient et s’évanouissaient comme des bulles qui éclatent. Seule la vision terrible du Saint-Père précipité dans le vide restait imprimée dans son esprit.
Il entendit des voix masculines parler en anglais dans le couloir. Elles lui parurent africaines. Il y eut de longs bruits de clé. Une porte s’ouvrit et se referma. L’un des cardinaux s’éloigna d’un pas traînant dans le couloir pendant que l’autre allumait la lumière de la chambre voisine. Le mur était si mince qu’il aurait pu être en carton. Lomeli entendait l’homme bouger dans sa chambre et parler tout seul — il pensa qu’il pouvait s’agir d’Adeyemi —, puis il y eut une toux et un raclement de gorge, suivis par un bruit de chasse d’eau.
Il regarda sa montre. Il était près de 20 heures. Il avait dormi plus d’une heure. Il ne se sentait pourtant pas du tout reposé, comme si son temps de sommeil avait été encore plus épuisant que ses heures de veille. Il pensa à toutes les tâches qui l’attendaient. Donne-moi la force, Ô Seigneur, d’affronter cette épreuve. Il se tourna prudemment sur le côté, s’assit, posa les pieds par terre et dut se balancer plusieurs fois pour prendre de l’élan et se lever. C’était la vieillesse : tous ces mouvements qui avaient paru si longtemps aller de soi — le simple fait de se lever d’un lit, par exemple — exigeaient maintenant toute une séquence de manœuvres orchestrées. À la troisième tentative, il se mit debout et fit quelques pas raides jusqu’au bureau.
Il s’assit devant, alluma la lampe et l’orienta vers la chemise de cuir brun. Il en sortit douze feuillets format A5 : du papier vergé ivoire fait main, d’un beau grammage, d’une qualité appropriée à l’occasion historique. Les caractères étaient grands, clairs, les lignes en double espace. Lorsqu’il aurait terminé, le document serait rangé pour l’éternité dans les archives du Vatican.
Le sermon était intitulé Pro eligendo romano pontifice — « Pour l’élection du pontife romain » — et, selon la tradition, son objectif était d’exposer les qualités qu’on attendrait du nouveau pape. De mémoire d’homme, ces homélies avaient fortement orienté l’élection des derniers papes. En 1958, le cardinal Antonio Bacci avait donné une description d’un pontife idéal très progressiste (Puisse le nouveau vicaire du Christ former un pont entre tous les niveaux de la société, entre toutes les nations…), qui correspondait virtuellement au portrait du cardinal de Venise, Roncalli, lequel devint bel et bien le pape Jean XXIII. Cinq ans plus tard, les conservateurs essaieront la même tactique avec l’homélie de Mgr Amleto Tondini (Il convient de jeter le doute sur les applaudissements enthousiastes suscités par le « pape de la paix »), mais ne parviendront qu’à provoquer un tel rejet chez les modérés, qui la jugeront de mauvais goût, que cela contribuera à assurer la victoire du cardinal Montini.
Le texte de Lomeli visait au contraire une telle neutralité qu’il en devenait terne : Nos derniers papes ont tous été des défenseurs infatigables de la paix et de la coopération internationale. Prions pour que le futur pape poursuive cette œuvre constante de charité et d’amour… Personne ne pourrait s’opposer à cela, pas même Tedesco, qui flairait la moindre trace de relativisme aussi vite qu’un chien truffier renifle les champignons. C’était la perspective de la messe elle-même qui troublait Lomeli, à savoir sa propre capacité spirituelle. Il serait examiné de si près. Les caméras de télévision seraient braquées sur son visage.
Il écarta son homélie et se dirigea vers le prie-Dieu. Le meuble était d’un bois tout simple, pareil à celui qui se trouvait dans la chambre du Saint-Père. Lomeli s’agenouilla, s’accrocha aux montants et baissa la tête. Il resta près d’une demi-heure dans cette position, jusqu’à l’heure du dîner.