2 La résidence Sainte-Marthe

L’histoire du conclave commença un peu moins de trois semaines plus tard.

Le Saint-Père s’était éteint le lendemain de la Saint-Luc, soit le 19 octobre. Le reste du mois d’octobre et les premiers jours de novembre avaient été consacrés à ses obsèques et à la congrégation générale quasi quotidienne des cardinaux, lesquels avaient afflué du monde entier à Rome pour élire son successeur. Il s’agissait alors de réunions privées durant lesquelles on discutait de l’avenir de l’Église. Lomeli avait été soulagé de constater que, en dépit des divisions habituelles entre réformateurs et conservateurs, ces réunions s’étaient déroulées sans controverse majeure.

Il se retrouvait donc, en ce dimanche 7 novembre — jour de la Saint-Herculan de Pérouse — sur le seuil de la chapelle Sixtine, flanqué du secrétaire du Collège cardinalice, Mgr Raymond O’Malley, et du maître des célébrations liturgiques pontificales, l’archevêque Wilhelm Mandorff. Les cardinaux électeurs seraient cloîtrés au Vatican le soir même. Le vote débuterait le lendemain.

Le déjeuner venait de se terminer, et les trois prélats se tenaient juste derrière la transenne de marbre et de grillage qui séparait le corps principal de la chapelle Sixtine du vestibule. Le plancher de bois temporaire était pratiquement terminé, et on le recouvrait déjà d’une moquette beige. On hissait des projecteurs de télévision, apportait des chaises, assemblait des tables. Où que le regard se portât, impossible de ne pas voir de mouvement. Lomeli eut l’impression que l’activité grouillante du plafond de Michel-Ange — toute cette chair gris rosâtre, dénudée, qui se tendait, gesticulait, se tordait et ployait sous la charge — avait trouvé une grossière contrepartie terrestre. À l’autre bout de la chapelle, sur l’immense fresque du Jugement dernier, l’humanité flottait dans un ciel d’azur autour du trône céleste au son d’un concert de coups de marteau, de perceuses et de scies électriques.

— Eh bien, Éminence, déclara O’Malley, avec son accent irlandais, je dirais que c’est une assez bonne vision de l’enfer.

— Ne blasphémez pas, Ray, répliqua Lomeli. L’enfer, ce sera demain, quand nous ferons entrer les cardinaux.

L’archevêque Mandorff éclata d’un rire un peu trop sonore.

— Excellent, Éminence ! C’est très bon !

— Il croit que je plaisante, dit Lomeli en se tournant vers O’Malley.

L’Irlandais, qui était muni d’un porte-bloc, approchait de la cinquantaine : grand, cédant déjà à l’embonpoint, avec le visage rougeaud d’un homme qui aurait passé sa vie à l’extérieur — à la chasse à courre, peut-être — même si, en réalité, il n’avait jamais rien fait de tel : c’étaient uniquement à ses origines de Kildare et à son penchant pour le whiskey qu’il devait ce teint fleuri. Le Rhénan Mandorff était plus âgé, la soixantaine, grand aussi, avec un crâne aussi lisse, ovale et chauve qu’un œuf ; il s’était fait connaître à l’université d’Eichstätt-Ingolstadt avec un traité sur les origines et les fondements théologiques du célibat ecclésiastique.

De part et d’autre de la chapelle, se faisant face par-dessus l’allée centrale, douze longues tables de bois avaient été disposées sur quatre rangs. Pour l’instant, seule la table la plus proche de la grille était recouverte de nappes, prête pour l’inspection de Lomeli. Celui-ci s’avança dans la chapelle et palpa les deux couches de tissu, un feutre bordeaux qui descendait jusqu’au sol et une étoffe plus épaisse, plus lisse — beige, comme la moquette — qui recouvrait le plateau et ses bords et fournissait une surface assez ferme pour écrire. On y avait disposé une bible, un livre de prières, un carton au nom d’un cardinal, des crayons et des stylos, un petit bulletin de vote et une grande feuille portant la liste des 117 cardinaux éligibles.

Lomeli prit le carton : XALXO, SAVERIO. Qui était-ce ? Il éprouva une bouffée de panique. Depuis les funérailles du pape, il s’était efforcé de rencontrer tous les cardinaux et de retenir quelques détails personnels sur chacun d’eux. Mais cela faisait tant de visages nouveaux — le pape avait accordé plus de soixante barrettes rouges, une quinzaine rien qu’au cours de la dernière année — que la tâche s’était révélée impossible.

— Comment cela peut-il bien se prononcer ? Salso, c’est ça ?

— Khal-koh, Éminence, lui indiqua Mandorff. Il est indien.

— Khalkoh. Je vous revaudrai ça, Willi. Merci.

Lomeli s’assit pour tester la chaise. Il fut heureux de constater que le siège était capitonné. Et il y avait plein de place pour étendre ses jambes. Il s’inclina en arrière. Oui, c’était assez confortable. Cela valait mieux, étant donné le temps qu’ils risquaient de passer enfermés ici. Il avait lu la presse italienne pendant le petit déjeuner. C’était la dernière fois qu’il verrait un journal d’ici à la fin de l’élection. Les observateurs du Vatican s’accordaient tous pour prédire un conclave long et marqué par les clivages. Le doyen priait pour qu’ils se trompent et que l’Esprit-Saint souffle rapidement dans la chapelle Sixtine afin de les guider vers un nom. Cependant, dans le cas contraire — et il n’en avait pas vu de signe durant les quatorze jours de la congrégation —, ils pouvaient rester coincés ici pendant des jours.

Il jeta un coup d’œil autour de lui. C’était étrange de constater combien le fait de se tenir assis un mètre au-dessus du sol initial en mosaïque altérait la perspective. Dans le vide sous le plancher de bois, les spécialistes de la sécurité avaient installé des systèmes de brouillage afin d’empêcher les écoutes électroniques. Une société de consultants concurrente avait malgré tout soutenu que ces précautions étaient insuffisantes. Ils avaient affirmé que des rayons laser dirigés vers les fenêtres situées juste sous la voûte, le long de la galerie supérieure, étaient capables de détecter les vibrations provoquées sur le verre par chaque parole prononcée, et que ces vibrations pouvaient être retranscrites en discours. Ils avaient donc recommandé de condamner toutes les fenêtres par des planches, ce à quoi Lomeli s’était opposé. La claustrophobie et le manque de lumière seraient devenus intolérables.

Il écarta poliment de la main l’aide que lui proposait Mandorff, se leva et s’enfonça plus avant dans la chapelle. De la moquette tout juste posée émanait une odeur douceâtre, semblable à celle de l’orge dans une aire de battage. Les ouvriers s’étaient poussés pour le laisser passer ; le secrétaire du Collège et le maître des célébrations liturgiques pontificales le suivirent. Lomeli avait encore du mal à saisir pleinement ce qui arrivait, qu’il devait organiser tout cela. Il se serait cru en plein rêve.

— Vous savez, commença-t-il en élevant la voix pour se faire entendre par-dessus le bruit d’une perceuse, tout jeune, en 58 — j’étais encore au séminaire de Gênes, en fait —, et puis encore en 63, avant même d’être ordonné, j’adorais regarder les illustrations de ces conclaves. Tous les journaux publiaient des images d’artistes. Je me souviens que les cardinaux y étaient représentés assis sur des trônes à baldaquin placés le long des murs pendant le vote. Et, après l’élection, chaque cardinal tirait à son tour sur un levier qui faisait s’abaisser son baldaquin, tous, sauf celui qui venait d’être élu. Vous vous figurez la scène ? Le vieux cardinal Roncalli, qui n’avait même jamais rêvé de devenir cardinal, sans parler de devenir pape ? Et Montini, qui était si détesté par la vieille garde qu’il y a eu une véritable altercation pendant le scrutin dans la chapelle Sixtine ? Imaginez-les assis ici, sur leur trône, et les hommes qui, quelques minutes seulement auparavant, étaient encore leurs égaux, en train de faire la queue pour s’incliner !

Il sentit qu’O’Malley et Mandorff l’écoutaient poliment et se morigéna. Il parlait comme un vieillard. Il était néanmoins ému par ces souvenirs. On avait abandonné les trônes en 1965, après le concile Vatican II, comme tant d’autres vieilles traditions de l’Église. On considérait maintenant que le Collège des cardinaux était bien trop nombreux et international pour ce genre de meringue Renaissance. Une part de Lomeli aspirait cependant à un peu de meringue Renaissance, et il songeait en secret que le dernier pape avait parfois exagéré sa rengaine de simplicité et d’humilité. Un excès de simplicité devenait après tout une forme d’ostentation, et s’enorgueillir de son humilité était un péché.

Il enjamba les câbles électriques et, les mains sur les hanches, se jucha sous le Jugement dernier pour contempler le désordre. Des copeaux, de la sciure, des caisses, des cartons, des rouleaux d’isolant. Des particules de bois et de tissu qui tourbillonnaient dans un rai de lumière. Des coups de marteaux. Des scies. Des perceuses. Il se sentit soudain épouvanté.

Le chaos. Un chaos impie. Un vrai chantier. Et dans la chapelle Sixtine !

Cette fois, il dut crier par-dessus le vacarme :

— Je veux croire que nous aurons fini à temps ?

— Ils travailleront toute la nuit si c’est nécessaire, assura O’Malley. Tout ira bien, Éminence. On y arrive toujours. L’Italie, vous savez, ajouta-t-il avec un haussement d’épaules.

— Ah oui, l’Italie ! Effectivement.

Lomeli descendit les marches de l’autel. À sa gauche, il y avait une porte qui donnait sur la petite sacristie qu’on appelait la Chambre des Larmes. C’est là que le nouveau pape irait aussitôt après son élection pour revêtir la tenue pontificale. C’était une drôle de petite pièce au plafond bas et voûté et aux murs blanchis à la chaux, presque une cellule, encombrée de meubles — une table, trois chaises, un divan et le trône qu’il faudrait sortir afin que le nouveau pontife y prenne place et reçoive l’hommage des cardinaux électeurs. Il y avait au centre un portant métallique sur lequel étaient suspendues trois soutanes blanches enveloppées de cellophane — small, medium et large — ainsi que trois étoles et trois mozettes. Une dizaine de boîtes contenaient des mules papales de pointures diverses. Lomeli en sortit une paire. Elles étaient bourrées de papier de soie. Il les retourna entre ses mains et les porta à ses narines pour en respirer le marocain rouge.

— On se prépare à toutes les éventualités, mais on ne peut pas tout prévoir. Ainsi, le pape Jean XXIII était trop gros pour entrer dans la plus grande des soutanes. On a dû boutonner le devant jusqu’en haut et découdre le dos. Il paraît qu’on la lui a mise par les bras, comme un chirurgien qui enfile sa blouse, puis que le tailleur l’a recousue sur lui.

Il reposa les chaussures dans leur boîte et se signa.

— Que Dieu bénisse celui qui sera appelé à les porter.

Les trois hommes quittèrent la sacristie en reprenant en sens inverse l’allée centrale moquettée, franchirent la transenne de marbre et descendirent la rampe en bois qui partait du vestibule. Là, disposés côte à côte de manière incongrue, trônaient deux poêles de fonte. Chacun devait avoir près d’un mètre de hauteur, l’un rond, l’autre carré, et chacun équipé d’un tuyau d’évacuation en cuivre. Le tuyau du poêle rond avait été raccordé à l’autre pour ne former qu’un seul conduit de cheminée. Lomeli examina l’installation d’un œil dubitatif. Tout cela ne paraissait guère solide. Le tuyau, soutenu par un échafaudage étroit, s’élevait à près de vingt mètres avant de sortir par un trou pratiqué dans une fenêtre. Dans le poêle rond, ils étaient censés brûler les bulletins de vote après chaque tour afin d’en préserver le secret ; dans le carré, ils brûleraient les fumigènes — noir pour indiquer un vote non concluant, blanc quand ils auraient décidé du nouveau pape. Tout cet équipement était archaïque, absurde, et curieusement merveilleux.

— Le système a été testé ? demanda Lomeli.

— Oui, Éminence, répondit patiemment O’Malley. Plusieurs fois.

— Évidemment, cela va de soi, dit le doyen en tapotant le bras de l’Irlandais. Désolé d’être aussi pénible.

Ils traversèrent le sol de marbre de la Sala Regia, descendirent l’escalier et émergèrent sur l’aire de stationnement pavée de la cour du Maréchal. Les grandes poubelles sur roulettes débordaient.

— Tout cela aura disparu demain, je suppose ?

— Oui, Éminence.

Le trio passa sous une arche et pénétra dans la cour suivante, puis dans la suivante et encore dans une autre — véritable labyrinthe de cloîtres secrets, avec la Sixtine toujours sur leur gauche. Lomeli ne manquait jamais d’être déçu par l’extérieur de briques brunes de la chapelle. Pourquoi fallait-il que toutes les parcelles du génie humain eussent été monopolisées par cet intérieur exquis — presque trop de génie pour son goût : l’ensemble n’était pas loin de donner une indigestion esthétique — sans que l’on eût accordé la moindre pensée à l’extérieur ? On aurait dit un entrepôt, ou une usine. Mais peut-être était-ce fait exprès. Tous les trésors de la sagesse et de la connaissance sont cachés dans le mystère de Dieu

Ses pensées furent interrompues par O’Malley, qui marchait auprès de lui.

— Au fait, Éminence, l’archevêque Woźniak voudrait vous dire un mot.

— Oh, je ne crois pas que ce soit possible, si ? Les cardinaux commencent à arriver dans une heure.

— Je le lui ai dit, mais il paraissait assez agité.

— C’est à quel sujet ?

— Il n’a pas voulu me le dire.

— Ah, mais vraiment, c’est absurde ! s’exclama-t-il en cherchant du soutien auprès de Mandorff. Sainte-Marthe sera verrouillée à 18 heures. Il aurait dû venir me voir avant. Je ne peux vraiment pas trouver le temps.

— C’est un manque d’égard, pour le moins.

— Je vais le lui dire, assura O’Malley.

Ils poursuivirent leur chemin, dépassèrent les gardes suisses au salut dans leurs guérites et s’avancèrent sur la chaussée. Ils n’avaient pas fait dix pas que Lomeli se morigéna. Il avait parlé trop durement. C’était vaniteux de sa part. C’était peu charitable. Il commençait à avoir la grosse tête, et il ferait mieux de garder à l’esprit que le conclave ne durerait que quelques jours et que, ensuite, plus personne ne s’intéresserait à lui. Plus personne n’aurait à faire semblant d’écouter ses histoires de baldaquins et de gros pape. Il saurait alors ce que c’est que d’être Woźniak, qui venait de perdre non seulement son bien-aimé Saint-Père, mais sa place, sa maison et ses perspectives, le tout en même temps. Pardonne-moi, Seigneur.

— En fait, c’était mesquin de ma part, déclara-t-il. Le pauvre doit s’inquiéter pour son avenir. Dites-lui que je serai à la résidence Sainte-Marthe, pour accueillir les cardinaux à leur arrivée, et que je lui accorderai quelques minutes après.

— D’accord, Éminence, répondit O’Malley, qui inscrivit une note sur son bloc.


Avant la construction de la résidence Sainte-Marthe, plus de vingt ans plus tôt, les cardinaux électeurs logeaient au Palais apostolique pendant la durée du conclave. Le puissant archevêque de Gênes, le cardinal Siri, vétéran de quatre conclaves et celui-là même qui avait ordonné Lomeli prêtre dans les années 1960, se plaignait que c’était comme d’être enterré vivant. Les lits étaient entassés dans des bureaux et des salles de réception, et séparés par des rideaux afin de fournir une intimité de fortune. Chaque cardinal ne disposait pour se laver que d’un broc et d’une cuvette. Ils n’avaient pour sanitaires qu’une chaise percée. C’est Jean-Paul II qui avait décrété que des conditions aussi sordides et vétustes n’étaient plus tolérables à la veille du XXIe siècle, et qui avait fait construire la résidence dans le coin sud-ouest de la cité vaticane, ce qui avait coûté pas moins de vingt millions de dollars au Saint-Siège.

Elle lui faisait penser à un immeuble soviétique : rectangle de béton couché sur le côté sur cinq étages de haut. La résidence était disposée en deux blocs reliés au milieu par un court passage. Sur les photos aériennes publiées pas la presse ce matin-là, elle ressemblait à un long H majuscule avec une aile nord, le bâtiment A, qui donnait sur la place Sainte-Marthe, et une aile sud, le bâtiment B, qui faisait face à l’enceinte du Vatican contre la cité romaine. La résidence contenait 128 chambres avec salles de bains attenantes, et était gérée par la compagnie des Filles de la Charité de Saint-Vincent-de-Paul. Entre les élections des papes — soit la majeure partie du temps — elle accueillait les prélats en visite et servait de pension semi-permanente pour certains prêtres qui travaillaient dans les bureaux de la Curie. Les derniers de ces résidents avaient dû quitter leur chambre tôt le matin et été transférés à un demi-kilomètre du Vatican, à la Domus Romana Sacerdotalis de la Via della Traspontina. Lorsque le cardinal Lomeli pénétra dans le bâtiment, après sa visite à la chapelle Sixtine, la résidence avait un air abandonné, presque fantomatique. Il franchit le portique de sécurité installé juste à l’intérieur de l’entrée et demanda sa clé à la sœur qui tenait la réception.

Les chambres avaient été attribuées par tirage au sort la semaine précédente. Celle de Lomeli était située au deuxième étage du bâtiment A. Pour y accéder, il devait passer devant l’appartement du défunt pape. Conformément aux lois du Saint-Siège, la suite était scellée depuis le matin qui avait suivi sa mort, et pour Lomeli, dont la coupable distraction était les romans policiers, cela évoquait un peu trop les scènes de crime dont il avait si souvent lu les descriptions. Un ruban rouge dessinait entre la porte et son cadre comme un de ces berceaux de chat que les enfants font en ficelle, maintenu en place par de petits plots de cire frappés au blason du cardinal camerlingue. Un grand vase de lis blancs exhalant un parfum suave était posé devant la porte. Sur les tables installées de part et d’autre, deux douzaines de veilleuses votives en godets de verre rouge projetaient une lueur vacillante dans la pénombre hivernale. Cet étage, qui, en tant que siège effectif du gouvernement de l’Église, avait été si animé, était à présent désert. Lomeli s’agenouilla et sortit son chapelet. Il essaya de prier, mais ses pensées ne cessaient de le ramener à sa dernière conversation avec le Saint-Père.

Vous connaissiez mes difficultés, dit-il à la porte close, et vous avez refusé ma démission. Fort bien. Je comprends. Vous deviez avoir vos raisons. Maintenant, insufflez-moi au moins la force et la sagesse de trouver comment m’acquitter de cette épreuve.

Il entendit l’ascenseur s’immobiliser derrière lui et les portes s’ouvrir, mais lorsqu’il regarda par-dessus son épaule, il n’y avait personne. Les portes se refermèrent et la cabine reprit son ascension. Le doyen rangea son chapelet et se releva péniblement.

Sa chambre se situait à mi-couloir, sur la droite. Il déverrouilla la porte et entra dans une pièce obscure, puis chercha à tâtons le commutateur et alluma la lumière. Il eut la mauvaise surprise de découvrir qu’il ne disposait pas de salon mais d’une simple chambre à coucher avec murs blancs, parquet vitrifié et lit de fer. Lomeli se dit alors que c’était mieux ainsi. Il jouissait au palais du Saint-Office d’un appartement de quatre cents mètres carrés. Cela ne lui ferait pas de mal de retrouver une vie plus simple.

Il ouvrit la fenêtre et voulut faire de même avec les volets, oubliant qu’ils avaient été bloqués, comme tous ceux de la résidence. On avait retiré tous les téléviseurs et les radios. Les cardinaux devaient être complètement coupés du monde pendant toute la durée de l’élection afin qu’aucune personne, aucune information, ne puisse influencer leurs méditations. Le doyen se demanda quelle vue il aurait s’il pouvait ouvrir les volets. Saint-Pierre ou la ville ? Il était déjà désorienté.

Il vérifia le placard et constata avec satisfaction que son diligent chapelain, le père Zanetti, avait apporté sa valise de son appartement et l’avait même vidée pour lui. Sa tenue de chœur était accrochée, sa barrette rouge reposait sur l’étagère du haut et ses sous-vêtements étaient dans les tiroirs. Lomeli compta les paires de chaussettes et sourit. Assez pour une semaine. Zanetti était un pessimiste. Dans la toute petite salle de bains, il avait disposé la brosse à dents, le rasoir et le blaireau ainsi qu’une boîte de somnifères. Il y avait sur le bureau son bréviaire et sa bible, un exemplaire relié d’Universi Dominici Gregis, qui fixait les règles pour l’élection d’un nouveau pape, et un dossier bien plus épais, préparé par O’Malley, qui contenait les biographies de tous les cardinaux électeurs ainsi que leurs photos. À côté, une chemise de cuir contenant le brouillon de l’homélie qu’il devrait prononcer le lendemain, durant la messe télévisée qu’il célébrerait dans la basilique Saint-Pierre. Sa simple vue suffit à lui donner des crampes d’estomac, et il dut se précipiter dans la salle de bains. Il s’assit ensuite au bord du lit, tête penchée en avant.

Il tenta de se convaincre que son sentiment de ne pas être à la hauteur témoignait simplement de l’humilité de rigueur. Il était cardinal-évêque d’Ostie. Avant cela, il avait été cardinal-prêtre de San Marcello al Corso, et encore avant, archevêque en titre d’Aquilée. À tous ces postes, aussi symboliques qu’ils aient été, il avait joué un rôle actif : il avait prononcé des sermons, dit la messe et entendu des confessions. Mais on pouvait être le plus grand prince de l’Église universelle et être dépourvu des compétences les plus élémentaires du petit prêtre de campagne. Si seulement il avait eu l’expérience d’une paroisse ordinaire, ne fût-ce que pendant un an ou deux ! Au lieu de quoi, depuis son ordination, sa carrière ecclésiastique — d’abord comme professeur de droit canon, puis comme diplomate et enfin, brièvement, comme secrétaire d’État — lui donnait l’impression de l’avoir éloigné de Dieu plutôt que de L’en avoir rapproché. Plus haut il était monté, plus loin le ciel lui avait semblé. Et voilà qu’il lui incombait, entre toutes les créatures indignes, de guider ses frères cardinaux dans leur choix de celui qui détiendrait les clés de Saint-Pierre.

Servus fidelis. Un serviteur fidèle. C’était inscrit sur son blason. Une devise prosaïque pour un homme prosaïque.

Un administrateur…

Au bout d’un moment, il retourna dans la salle de bains et se versa un verre d’eau.

Très bien, alors, se dit-il. Administre.


Les portes de la résidence Sainte-Marthe seraient fermées à 18 heures. Personne ne serait admis après.

— Arrivez tôt, Éminences, avait recommandé Lomeli aux cardinaux lors de leur dernière congrégation, et rappelez-vous qu’aucune communication avec l’extérieur ne sera autorisée une fois que vous aurez intégré la résidence. Tous les téléphones, tablettes et ordinateurs portables doivent être remis à la réception. Vous devrez franchir un portique de détection pour être certain qu’il n’y ait pas d’oubli, mais cela accélérerait considérablement les choses si vous remettiez tout directement.

À 14 h 55, un manteau d’hiver glissé sur sa soutane, il se tenait devant l’entrée, encadré par ses assistants. Cette fois encore, Mgr O’Malley, secrétaire du Collège, et l’archevêque Mandorff, maître des célébrations liturgiques pontificales, l’accompagnaient, avec les quatre auxiliaires de Mandorff : deux maîtres de cérémonie, dont l’un était un prélat et l’autre un prêtre, et deux frères de l’ordre de Saint-Augustin qui étaient attachés à la sacristie pontificale. Lomeli avait également droit au service de son chapelain, le jeune père Zanetti. Ce petit groupe restreint et les deux médecins qui devaient rester à disposition en cas d’urgences médicales constituaient la totalité de ceux qui superviseraient l’élection de la figure spirituelle la plus puissante de la terre.

Le froid s’installait. Invisible, mais tout proche dans le ciel déjà sombre de novembre, un hélicoptère s’attardait à deux cents mètres au-dessus du sol. Le bourdonnement des rotors semblait parvenir par vagues, s’intensifiant et diminuant selon que l’appareil ou le vent changeait de direction. Lomeli scruta les nuages pour essayer de déterminer où il était. Il s’agissait probablement d’une équipe de télévision envoyée pour prendre des images aériennes de l’arrivée des cardinaux ; à moins que l’hélicoptère ne fasse partie du service d’ordre ? Le doyen avait été mis au courant des mesures de sécurité par le ministre de l’Intérieur italien, un économiste au visage juvénile, issu d’une famille catholique renommée, qui n’avait jamais rien fait d’autre que de la politique et dont les mains tremblaient lorsqu’il parcourait ses notes. Le ministre avait répété que la menace terroriste était considérée comme sérieuse et imminente. Des missiles antiaériens et des snipers seraient postés sur les toits des immeubles autour du Vatican. Cinq mille militaires et policiers en uniforme patrouilleraient ouvertement les rues avoisinantes en démonstration de force et plusieurs centaines d’agents en civil se mêleraient à la foule. À la fin de l’entretien, le ministre avait demandé à Lomeli de le bénir.

De temps à autre, par-dessus le ronronnement de l’hélicoptère, on entendait la rumeur d’une lointaine manifestation : des milliers de voix qui psalmodiaient en chœur, ponctuées par des klaxons, des roulements de tambours et des sifflets. Lomeli s’efforça de déterminer contre quoi on manifestait. C’était impossible. Partisans du mariage gay et opposants à l’union civile, avocats du divorce et collectifs des Familles pour l’unité catholique, femmes réclamant d’être ordonnées prêtres et femmes revendiquant le droit à la contraception et à l’avortement, musulmans et antimusulmans, immigrants et anti-immigrants… tous se mêlaient en une même cacophonie de rage indistincte. Des sirènes de police se déclenchèrent, d’abord une, puis une autre et enfin une troisième, comme si elles se couraient après depuis des coins opposés de la ville.

Nous sommes une arche, songea-t-il, entourée par le flot montant de la discorde.

De l’autre côté de la place, au coin le plus proche de la basilique, un carillon mélodieux marqua les quatre quarts d’heure en une succession rapide ; puis la grande cloche de Saint-Pierre sonna 15 heures. Inquiets, les agents de sécurité en courts manteaux noirs posaient, tournaient et s’agitaient telle une bande de corbeaux.

Quelques minutes plus tard, les premiers cardinaux firent leur apparition. Ils portaient leur longue soutane noire à liseré rouge ordinaire, avec la large ceinture de soie rouge nouée à la taille et une calotte rouge sur la tête. Ils remontaient la côte depuis la direction du palais du Saint-Office et étaient accompagnés d’un garde suisse en casque à plumet, armé d’une hallebarde. La scène aurait pu se dérouler au XVIe siècle s’il n’y avait eu le bruit de leurs valises à roulettes qui tressautaient sur les pavés.

Les prélats approchaient. Lomeli carra les épaules. Il reconnut deux cardinaux grâce à ses fiches. À gauche, il y avait le cardinal brésilien Sá, archevêque de São Salvador da Bahia (60 ans, théologien de la libération, pape possible, mais pas cette fois-ci), et à droite, le vieux cardinal chilien Contreras, archevêque émérite de Santiago (77 ans, ultraconservateur, en son temps confesseur du général Augusto Pinochet). Entre eux, venait un petit personnage digne. Il mit plus de temps à le resituer : le cardinal Hierra, archevêque de Mexico, dont le nom seul revenait à Lomeli. Il devina tout de suite que les trois prélats avaient déjeuné ensemble, sans doute pour tenter de s’accorder sur un candidat. Ils étaient dix-neuf cardinaux électeurs d’Amérique latine, et s’ils devaient voter en bloc, ils représenteraient une vraie puissance. Mais il suffisait d’observer l’attitude du Brésilien et du Chilien, la façon dont ils évitaient même de se regarder, pour comprendre qu’un tel front commun était impossible. Ils s’étaient probablement déjà disputés rien que pour décider du restaurant où se retrouver.

— Mes frères, les accueillit le doyen en ouvrant les bras, bienvenue.

L’archevêque mexicain entreprit aussitôt de se plaindre dans un mélange d’espagnol et d’italien de sa traversée de Rome — il montra sa manche d’étoffe sombre maculée de crachats — et de leur réception au Vatican, qui n’avait guère été meilleure. Ils avaient dû présenter leurs passeports, se prêter à une fouille au corps et ouvrir leurs bagages.

— Sommes-nous des criminels de droit commun, Doyen, ou de quoi s’agit-il ?

Lomeli saisit fermement la main agitée dans les siennes.

— Éminence, j’espère au moins que vous avez bien déjeuné — ce sera la dernière fois avant un certain temps — et je regrette que vous vous soyez senti humilié. Mais nous devons faire de notre mieux pour assurer la sécurité de ce conclave, et je crains que cela n’entraîne pour nous tous certains inconvénients. Le père Zanetti va vous conduire à la réception.

Alors, sans lui lâcher la main, il poussa doucement Hierra vers l’entrée de la résidence Sainte-Marthe avant de le libérer. O’Malley les regarda s’éloigner, cocha leurs noms sur la liste puis se tourna vers Lomeli en haussant les sourcils. Le doyen lui retourna un tel regard noir que les joues couperosées du secrétaire du Collège virèrent au cramoisi. Il avait beau apprécier le sens de l’humour de l’Irlandais, il ne tolérerait pas que l’on se moque de ses cardinaux.

Un autre trio gravissait déjà la côte. Des Américains, se dit Lomeli, ils ne se quittaient pas : ils avaient même commencé à donner ensemble des conférences de presse quotidiennes jusqu’à ce qu’il y mette un terme. Il devina qu’ils avaient partagé un taxi pour venir de la Villa Stritch, résidence romaine des membres du clergé américain. Il reconnut l’archevêque de Boston, Willard Fitzgerald (68 ans, préoccupé par ses responsabilités pastorales, doit encore faire le ménage après les scandales d’abus sexuels, bon avec les médias), Mario Santos SJ, archevêque de Galveston-Huston (70 ans, président de la Conférence des évêques catholiques des États-Unis, réformateur modéré), et Paul Krasinski (79 ans, archevêque émérite de Chicago, préfet émérite de la Signature apostolique, traditionaliste, fervent partisan des Légionnaires du Christ). Comme les Latino-Américains, les Nord-Américains cumulaient dix-neuf voix, et l’on supposait généralement que Tremblay, en tant qu’archevêque émérite de Québec, en récolterait la plupart. Il n’obtiendrait pas cependant celle de Krasinski, l’archevêque de Chicago s’étant déjà déclaré en faveur de Tedesco, et cela en des termes destinés à insulter le défunt pape : « Il nous faut un Saint-Père qui puisse ramener l’Église dans le droit chemin après une si longue période d’égarement. » Il marchait en s’appuyant sur deux cannes, et il en brandit une en direction de Lomeli. Le garde suisse portait sa grosse valise de cuir.

— Bonjour, Doyen, lança-t-il, visiblement heureux d’être de retour à Rome. Je parie que vous ne pensiez pas me revoir !

Il était le plus ancien membre du conclave : encore un mois, et il atteindrait les quatre-vingts ans fatidiques, soit la limite d’âge pour participer au vote. Il souffrait aussi de la maladie de Parkinson, et l’on avait douté jusqu’à la dernière minute qu’il fût autorisé à accomplir le voyage. Eh bien, songea sombrement Lomeli, il avait réussi à venir quand même, et on ne pouvait plus rien y faire.

— Au contraire, Éminence, nous n’aurions jamais osé tenir un conclave sans vous.

Krasinski jeta un regard vers la résidence Sainte-Marthe.

— Alors ! Où m’avez-vous mis ?

— J’ai fait en sorte que vous ayez une suite au rez-de-chaussée.

— Une suite ! C’est très aimable de votre part, Doyen. Je croyais que les chambres étaient attribuées au hasard ?

Lomeli se pencha vers lui.

— J’ai truqué le tirage au sort, chuchota-t-il.

— Ha ! fit Krasinski en frappant le pavé d’une de ses cannes. Avec vous, les Italiens, ça ne m’étonnerait pas que vous l’ayez fait pour toutes les chambres !

Et il s’éloigna en clopinant. Ses compagnons s’attardèrent, gênés, comme des invités à un mariage de famille contraints d’amener avec eux un vieux parent dont ils ne pouvaient garantir le comportement. Santos haussa les épaules.

— Toujours ce même bon vieux Paul, j’en ai peur.

— Oh, ce n’est rien. On se taquine depuis des années.

Curieusement, Lomeli éprouvait presque une affection nostalgique pour la vieille bête. Ils étaient tous les deux rescapés d’un autre âge. Ce serait leur troisième élection pontificale. Ils n’étaient pas beaucoup à pouvoir en dire autant. La plupart de ceux qui arrivaient n’avaient jamais participé à un conclave de leur vie ; et si le collège élisait quelqu’un d’assez jeune, la majorité d’entre eux n’en connaîtraient jamais d’autre. C’était l’histoire qu’ils allaient écrire et, à mesure que l’après-midi s’écoulait et qu’ils gravissaient la côte avec leurs valises, parfois seuls, mais souvent par groupes de trois ou quatre, Lomeli fut touché de constater que beaucoup étaient émerveillés d’être là, même ceux qui s’efforçaient d’afficher une certaine nonchalance.

Quelle extraordinaire diversité de nationalités ils représentaient — quel témoignage de l’ampleur de l’Église universelle que des hommes nés si différents puissent se retrouver dans leur foi en Dieu ! Des Églises d’Orient, maronite et copte, venaient les patriarches du Liban, d’Antioche et d’Alexandrie ; d’Inde débarquèrent les archevêques majeurs de Trivandrum et d’Ernakulam-Angamaly, et aussi l’archevêque de Ranchi, Saverio Xalxo, dont Lomeli prit un plaisir particulier à prononcer correctement le nom :

— Cardinal Khal-koh, bienvenue au conclave…

L’Extrême-Orient leur envoyait un total de treize archevêques — Jakarta et Cebu, Bangkok et Manille, Séoul et Tokyo, Hô Chi Minh-Ville et Hong Kong… pendant que treize autres arrivaient d’Afrique — Maputo, Kampala, Dar-es-Salam, Khartoum, Addis Abeba… Lomeli était certain que les Africains voteraient en bloc pour le cardinal Adeyemi. Vers le milieu de l’après-midi, il vit le Nigérian traverser la place en direction du palais du Saint-Office puis revenir quelques minutes plus tard avec un groupe de cardinaux africains. Sans doute était-il allé les chercher à la grille. Tout en marchant, il leur désignait tel et tel bâtiment, comme s’il leur faisait faire le tour du propriétaire. Il les amena à Lomeli afin qu’ils soient accueillis officiellement, et celui-ci fut frappé par la déférence qu’ils témoignaient tous au Nigérian, même les éminences aux cheveux gris comme Zucula du Mozambique et Mwangale le Kenyan, qui roulaient pourtant leur bosse depuis bien plus longtemps.

Néanmoins, pour gagner, Adeyemi devrait chercher des soutiens au-delà de l’Afrique et du tiers-monde, et c’était là que résidait pour lui la difficulté. Il pourrait gagner des voix en Afrique en s’attaquant, comme il ne s’en privait pas, au « Satan du capitalisme mondial » et à l’« abomination de l’homosexualité », mais il en perdrait en Europe et en Amérique. Et c’étaient encore les cardinaux européens — cinquante-six en tout — qui dominaient le conclave et que Lomeli connaissait le mieux. Il entretenait avec certains, comme Ugo De Luca, l’archevêque de Gênes, qui était son condisciple au séminaire diocésain, des liens d’amitié depuis un demi-siècle. Et il rencontrait les autres à l’occasion de conférences diverses depuis plus de trente ans.

Il vit approcher, bras dessus, bras dessous, les deux grands théologiens réformateurs d’Europe occidentale, autrefois ostracisés mais à qui le Saint-Père avait accordé la barrette rouge en signe de défi : le cardinal belge Vandroogenbroek (68 ans, ex-professeur de théologie à l’université de Louvain, défenseur de la nomination de femmes à la Curie, candidat impossible), et le cardinal allemand Löwenstein (77 ans, archevêque émérite de Rottenburg-Stuttgart, a fait l’objet d’une enquête pour hérésie de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi en 1997). Le patriarche de Lisbonne, Rui Brandão D’Cruz, arriva un cigare aux lèvres et s’attarda sur le seuil de la résidence, visiblement peu désireux de l’éteindre. L’archevêque de Prague, Jan Jandaček, traversa la place en claudiquant, résultat des tortures que lui avait fait subir la police secrète tchèque quand il travaillait clandestinement comme jeune prêtre, dans les années 1960. Il y avait l’archevêque émérite de Palerme, Calogero Scozzazi, soupçonné par trois fois de blanchiment d’argent mais jamais poursuivi, et l’archevêque de Riga, Gatis Brotzkus, dont la famille s’était convertie au catholicisme après la guerre et l’exécution de sa mère juive par les nazis. Il y avait le Français Jean-Baptiste Courtemarche, archevêque de Bordeaux qui avait été excommunié pour avoir suivi les dérives hérétiques de Mgr Lefebvre, et que l’on avait enregistré à son insu en train de nier l’existence de l’holocauste. Il y avait l’archevêque espagnol de Tolède, Modesto Villanueva — à cinquante-quatre ans, le plus jeune membre du conclave —, organisateur des Jeunesses catholiques et qui soutenait que le meilleur chemin vers Dieu passait par la beauté de la culture…

Enfin — et, pour la plupart, ils arrivèrent effectivement à la fin — venait un groupe de cardinaux distinct et très fermé : les deux douzaines de membres de la Curie qui vivaient de manière permanente à Rome et dirigeaient les grandes administrations de l’Église. Ils formaient de fait leur propre section au sein du Collège, l’ordre des cardinaux-diacres. Beaucoup, comme Lomeli, avaient la jouissance d’un appartement dans l’enceinte du Vatican. La plupart étaient italiens. Pour eux, ce n’était rien de traverser la place Sainte-Marthe avec leur valise. Et cela eut pour conséquence qu’ils s’attardèrent au déjeuner et furent les derniers à se présenter. Et même si Lomeli les accueillit aussi chaleureusement que les autres — c’étaient ses voisins, après tout —, il ne put s’empêcher de remarquer qu’ils leur manquait ce don précieux d’émerveillement qu’il avait détecté chez ceux qui venaient de l’autre bout du monde. Ils avaient beau être des hommes de bien, ils avaient perdu leur innocence ; ils étaient blasés. Lomeli avait décelé la même altération spirituelle en lui-même, et il avait prié pour avoir la force de la combattre. Le pape n’avait cessé de les tancer à ce propos : « Faites attention, mes frères. Prenez garde de ne pas vous laisser corrompre par les vices de tous les courtisans à travers les âges — les péchés de vanité, de duplicité, de malveillance et de médisance. » Le jour de la mort du pape, quand Bellini avait confié que le Saint-Père avait perdu sa foi en l’Église — révélation si perturbante pour Lomeli que celui-ci n’avait cessé depuis de la bannir de son esprit —, c’était sans doute à ces bureaucrates qu’il faisait référence.

Et cependant, c’était bien le pape qui les avait tous nommés. Personne ne l’avait obligé à les choisir. Il y avait par exemple le préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, le cardinal Simo Guttuso. Les progressistes avaient fondé de si grands espoirs sur le cordial cardinal de Florence. Ils le surnommaient même « le second Jean XXIII ». Or, loin d’accorder plus d’autonomie aux évêques, ce qui était son cheval de bataille avant d’entrer à la Curie, Guttuso, une fois installé, s’était révélé tout aussi autoritaire que ses prédécesseurs, et simplement plus paresseux. Il était devenu très gros, évoquant un personnage de la Renaissance, et parcourut avec difficulté la courte distance de son immense appartement du palais Saint-Charles à la résidence Sainte-Marthe, qui était presque voisine. Il laissait son chapelain personnel se débattre avec ses trois valises.

Avec un regard sur les bagages en question, Lomeli demanda :

— Mon cher Simo, essayez-vous de faire entrer votre chef cuisinier en douce ?

— Eh bien, Doyen, on ne sait pas quand nous pourrons rentrer chez nous, si ? Ni même, en l’occurrence, ajouta Guttuso d’une voix rauque en prenant la main de Lomeli entre ses deux paumes grasses et moites, si nous y retournerons.

La phrase resta en suspens quelques secondes, et Lomeli pensa soudain : Mon Dieu, il croit vraiment qu’il pourrait être élu. Mais alors, Guttuso lui adressa un clin d’œil.

— Ah, Lomeli ! Si vous aviez vu votre tête ! Ne vous en faites pas, je plaisante. Je suis de ceux qui connaissent leurs limites, contrairement à certains de nos frères…

Il embrassa le doyen sur les deux joues et s’éloigna péniblement. Lomeli le regarda faire une pause sur le seuil de la résidence pour reprendre son souffle, puis disparaître à l’intérieur.

Il se dit que Guttuso avait eu de la chance que le Saint-Père meure à ce moment-là. Encore quelques mois, et Lomeli ne doutait pas qu’on lui aurait demandé de remettre sa démission. Il avait entendu le pape le répéter bien souvent : « Je veux une Église pauvre. Je veux une Église qui soit plus proche du peuple. Guttuso a une bonne âme, mais il a oublié d’où il vient. » Et le Saint-Père avait cité Matthieu : « Jésus lui dit : Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. Puis viens, et suis-moi. » Lomeli estimait que le Saint-Père avait en tête de destituer près de la moitié des hauts fonctionnaires qu’il avait nommés. Bill Rudgard, par exemple, qui arriva peu après Guttuso : il avait beau être de New York et ressembler à un banquier de Wall Street, il avait lamentablement échoué à maîtriser l’administration financière de sa charge, la Congrégation des causes des saints. (« Entre vous et moi, je n’aurais jamais dû nommer un Américain à ce poste. Ils sont tellement innocents qu’ils n’ont aucune idée du fonctionnement de la corruption. Vous saviez que le taux actuel, pour une béatification, serait, paraît-il, de trois quarts de million d’euros ? Le seul miracle est qu’on veuille payer pour ça… »)

Quant au personnage qui intégra juste après la résidence, le cardinal Tutino, préfet de la Congrégation pour les évêques, il aurait sûrement été viré à la nouvelle année. La presse l’avait épinglé pour avoir dépensé un demi-million d’euros à seule fin de rassembler deux appartements pour obtenir de quoi loger les trois nonnes et le chapelain qu’il estimait nécessaires à son service. Tutino avait été tellement éreinté par les médias qu’il semblait avoir subi une agression physique. Quelqu’un avait livré ses courriels personnels, et le préfet ne songeait plus qu’à découvrir qui. Il avançait furtivement et jeta un œil par-dessus son épaule. Il lui fut difficile de croiser le regard de Lomeli, et, après des salutations pour le moins hâtives, il se glissa dans la résidence, ne portant ostensiblement qu’un fourre-tout en plastique bon marché pour tout bagage.


À 17 heures, le soir tombait déjà. Alors que le soleil sombrait, le froid s’intensifiait. Lomeli voulut savoir combien de cardinaux on attendait encore. O’Malley consulta sa liste :

— Quatorze, Éminence.

— Cent trois de nos brebis sont donc à l’abri dans la bergerie avant la nuit. Rocco, reprit-il en se tournant vers son prêtre, vous voudriez avoir la gentillesse d’aller me chercher mon écharpe ?

L’hélicoptère était parti, mais les derniers manifestants se faisaient encore entendre. On percevait le rythme régulier d’un battement de tambour.

— Je me demande où est passé le cardinal Tedesco ? lâcha le doyen.

— Peut-être qu’il ne viendra pas, hasarda O’Malley.

— On peut toujours rêver ! Oh, pardonnez-moi. Ce n’était pas charitable.

Il ne pouvait guère reprocher au secrétaire du Collège son manque de respect si lui-même se montrait caustique. Il devrait penser à confesser son péché.

Le père Zanetti revint avec son écharpe à l’instant où le cardinal Tremblay apparut, cheminant seul de la direction du Palais apostolique. Sa tenue de chœur emballée dans le film de la blanchisserie jetée sur son épaule, il tenait à la main un sac de sport Nike. C’était l’image qu’il projetait depuis les obsèques du Saint-Père : un pape des temps modernes — sans prétention, décontracté, accessible — alors même que chaque brin de sa somptueuse chevelure argentée était toujours à sa place sous la calotte rouge. Lomeli s’était attendu à voir la candidature du Canadien s’estomper dès les premiers jours, mais Tremblay savait comment garder les projecteurs braqués sur lui. En tant que camerlingue, il lui revenait de gérer quotidiennement les affaires de l’Église jusqu’à l’élection d’un nouveau pontife. Cela ne représentait pas une charge trop lourde. Il convoquait néanmoins les cardinaux à des réunions quotidiennes dans la salle du Synode, à la suite desquelles il tenait des conférences de presse. On ne tarda pas à lire dans les journaux des articles citant « des sources vaticanes » pour souligner combien son « habile gouvernement » avait impressionné ses pairs. Et il avait d’autres moyens, plus tangibles, de se mettre en avant. C’était lui, en tant que préfet de la Congrégation pour l’évangélisation des peuples, que les cardinaux des pays en voie de développement, en particulier les plus pauvres d’entre eux, venaient voir pour obtenir des subsides, non seulement pour leur œuvre missionnaire, mais aussi pour les frais de leur séjour à Rome entre les funérailles du pape et le conclave. Il était difficile de ne pas être impressionné. Quand un homme était tellement certain d’être promis à une grande destinée, peut-être avait-il réellement été choisi ? Peut-être avait-il reçu un signe, invisible au reste du monde ? En tout cas, Lomeli, lui, ne voyait rien.

— Joe, bienvenue.

— Jacopo, fit Tremblay sur un ton affable en soulevant ses bras encombrés pour montrer qu’il ne pouvait pas lui serrer la main.

S’il gagne, se promit Lomeli dès que le Canadien se fut éloigné, je quitte Rome dès le lendemain.

Il noua l’écharpe de soie noire autour de son cou et enfonça profondément les mains dans les poches de son pardessus. Il frappa des pieds contre le pavé.

— Nous pourrions attendre à l’intérieur, Éminence, proposa Zanetti.

— Non, je préfère prendre l’air pendant que j’en ai encore la possibilité.

Le cardinal Bellini n’arriva pas avant 17 h 30. Lomeli repéra sa grande silhouette maigre, qui avançait parmi les ombres sur le pourtour de la place. Il tirait une valise d’une main, et, de l’autre, portait une épaisse serviette noire tellement bourrée de livres et de papiers qu’elle fermait à peine. Il avait la tête penchée, et paraissait perdu dans ses réflexions. Tout le monde s’accordait à voir en Bellini le favori pour accéder au trône de Saint-Pierre. Lomeli se demanda quelles pensées lui traversaient l’esprit à cette perspective. Il était bien au-dessus des médisances et de la duplicité, et les critiques du pape touchant à la Curie ne le concernaient pas. Il avait fait preuve d’un tel zèle dans ses fonctions de secrétaire d’État que les gestionnaires s’étaient vus contraints de lui fournir une deuxième équipe d’assistants pour travailler avec lui tous les soirs, de 18 heures jusque tard dans la nuit. Plus que tout autre membre du collège, il avait les capacités physiques et mentales pour être pape. Et c’était un homme de prière. Lomeli avait déjà décidé qu’il voterait pour lui, bien qu’il ait pris garde de n’en rien dire, et Bellini était trop pointilleux pour poser la question. L’ancien secrétaire était tellement absorbé par sa méditation qu’il faillit passer à côté du comité d’accueil. Puis, à la dernière seconde, il se rappela où il était, leva les yeux et leur souhaita une bonne soirée. Il avait le visage particulièrement pâle et tiré.

— Je suis le dernier ?

— Pas tout à fait. Comment te sens-tu, Aldo ?

— Oh, affreusement mal !

Il parvint à produire un sourire pincé et tira Lomeli de côté.

— Eh bien, tu as lu les journaux, aujourd’hui… comment voudrais-tu que je me sente ? J’ai déjà médité deux fois sur les Exercices spirituels de saint Ignace rien que pour tenter de garder les pieds sur terre.

— Oui, j’ai vu la presse, et si tu veux un conseil, tu ferais mieux d’ignorer tous ces prétendus « experts ». Laisse Dieu décider, mon ami. Si telle est Sa volonté, cela arrivera, sinon, non.

— Mais je ne suis pas que l’instrument passif de Dieu, Jacopo. J’ai quand même mon mot à dire. Il nous a fait don du libre arbitre. Ce n’est pas que je le veuille, tu comprends ? ajouta-t-il en baissant la voix pour ne pas être entendu par les autres. Aucune personne saine d’esprit ne pourrait réellement désirer être pape.

— Certains frères en donnent pourtant l’impression.

— Alors ce sont des inconscients, ou pire. Nous avons vu tous les deux ce qu’a subi le Saint-Père. C’était un calvaire.

— Tu devrais tout de même t’y préparer. Vu le tour que prennent les choses, ça pourrait bien tomber sur toi.

— Mais si je ne veux pas ? Si je sais au fond de moi que je n’en suis pas digne ?

— N’importe quoi. Tu en es le plus digne d’entre nous.

— Pas du tout.

— Alors demande à tes partisans de ne pas voter pour toi. Passe le calice à quelqu’un d’autre.

Une expression torturée traversa le visage de Bellini.

— Pour le laisser le prendre ?

Il désigna d’un signe de tête la silhouette trapue, courtaude, presque carrée qui montait vers eux, le grand Suisse à plumet qui l’accompagnait rendant son allure d’autant plus comique.

Il n’a pas de doutes, lui, reprit Bellini. Il est tout à fait prêt à balayer tous les progrès que nous avons accomplis depuis soixante ans. Comment pourrais-je encore me regarder dans une glace si je n’essaie pas de l’en empêcher ?

Puis, sans attendre de réponse, il s’éloigna à pas pressés vers la résidence Sainte-Marthe, laissant Lomeli affronter le patriarche de Venise.

Jamais Lomeli n’avait rencontré d’ecclésiastique qui ressemblât moins à un homme d’Église que le cardinal Goffredo Tedesco. Si vous montriez sa photo à quelqu’un qui ne le connaîtrait pas, celui-ci penserait peut-être à un boucher à la retraite, ou un conducteur d’autobus. Il venait d’une famille de paysans de Basilicata, tout au sud, et était le benjamin d’une fratrie de douze enfants — le genre de famille qui était si commune en Italie autrefois, mais qui avait pratiquement disparu depuis la Seconde Guerre mondiale. Il avait eu le nez cassé dans sa jeunesse, et en avait gardé un appendice bulbeux et légèrement tordu. Ses cheveux étaient trop longs et séparés par une raie approximative. Il s’était visiblement rasé à la va-vite. Dans la demi-pénombre, il rappela à Lomeli un personnage d’un autre siècle : Gioachino Rossini, peut-être. Mais cette image rustique n’était qu’une feinte. Tedesco avait décroché deux diplômes en théologie, parlait couramment cinq langues et avait été l’un des protégés de Ratzinger à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, où on l’avait surnommé le sbire du Panzer Kardinal. Tedesco s’était tenu à l’écart de Rome depuis les obsèques du pape, prétextant un coup de froid. Bien sûr, personne n’y avait cru. Il n’avait guère besoin de davantage de publicité, et son absence alimentait le mythe.

— Toutes mes excuses, Doyen. Mon train a été retardé à Venise.

— Vous allez bien ?

— Oh, pas trop mal… mais peut-on jamais aller bien à nos âges ?

— Vous nous avez manqué, Goffredo.

— Sûrement, répliqua-t-il en riant. Hélas, on ne fait pas ce qu’on veut. Mais mes amis m’ont tenu informé. À plus tard, Doyen. Non, non, mon brave, ajouta-t-il à l’adresse du garde suisse. Donnez-moi ça.

Et ainsi, homme du peuple jusqu’au bout, il insista pour porter lui-même sa valise à l’intérieur.

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