À 6 h 30, la sonnerie retentit pour la messe du matin.
Lomeli se réveilla avec une impression confuse de fatalité imminente, comme si toute ses inquiétudes se tenaient tapies derrière lui et n’attendaient que sa pleine conscience pour l’assaillir. Il se rendit dans la salle de bains et tenta de les repousser avec une nouvelle douche brûlante. Mais lorsqu’il se mit devant le miroir pour se raser, elles le guettaient toujours.
Il se sécha et enfila sa soutane, puis s’agenouilla sur le prie-Dieu et récita son rosaire avant de prier pour que la sagesse du Christ puisse le guider durant toutes les épreuves qu’apporterait cette journée. Il s’aperçut en s’habillant que ses doigts tremblaient et il s’interrompit pour essayer de se ressaisir. Il existait des prières pour chaque vêtement — soutane, ceinture, rochet, mozette, calotte —, et il les récita toutes. « Ceins-moi, Seigneur, du cordon de la foi, et mes reins de la vertu de chasteté, murmura-t-il en nouant le cordon autour de sa taille, et éteins en eux le bouillonnement de la sensualité, afin que définitivement demeure en moi la vigueur d’une totale chasteté. » Mais il le fit mécaniquement, sans plus de sentiment que s’il lisait l’annuaire.
Juste avant de sortir, il s’aperçut en habit de chœur dans le miroir. Le décalage entre l’image qui lui apparut et l’homme qu’il savait être ne lui avait jamais paru aussi énorme.
Il descendit l’escalier avec un groupe de cardinaux pour gagner la chapelle du rez-de-chaussée. Elle occupait une annexe reliée au bâtiment principal : de conception résolument moderne et aseptisée, dotée d’une charpente inclinée de poutres blanches et de verre surplombant un dallage de marbre poli beige et or. L’ensemble faisait un peu trop penser à un salon d’aéroport pour être au goût de Lomeli, et pourtant, contre toute attente, le Saint-Père l’avait préféré à la chapelle Pauline. L’un des côtés était entièrement constitué de baies vitrées donnant sur le vieux mur d’enceinte du Vatican, éclairé par des spots et agrémenté de plantes en pot. L’angle était tel qu’il était impossible de voir le ciel, ni même de savoir si le jour était levé.
Deux semaines plus tôt, Tremblay était venu voir Lomeli et s’était proposé de se charger des messes matinales à la résidence Sainte-Marthe, et le doyen, que la perspective de célébrer la Missa pro eligendo romano pontifice accablait déjà, avait accepté avec reconnaissance. Il commençait à le regretter. Il s’apercevait qu’il avait donné au Canadien l’occasion idéale de rappeler au conclave à quel point il maîtrisait la liturgie. Il chantait bien. Il évoquait un prêtre de comédie romantique hollywoodienne : on pensait à Spencer Tracy. Sa gestuelle était assez théâtrale pour suggérer qu’il était porté par l’esprit divin, mais pas au point de paraître fausse ou égocentrique. Tout en attendant son tour de recevoir la communion et lorsqu’il s’agenouilla devant le cardinal, Lomeli eut la pensée sacrilège que ce service avait dû à lui seul rapporter trois ou quatre voix au Canadien.
Adeyemi fut le dernier à recevoir l’hostie. Il prit grand soin de ne pas jeter un coup d’œil à Lomeli ni à personne d’autre en retournant s’asseoir. Il paraissait totalement maître de lui, grave, distant, vigilant. Il saurait probablement au déjeuner s’il pouvait espérer devenir pape.
Après la bénédiction, quelques cardinaux s’attardèrent pour prier, mais la plupart allèrent prendre le petit déjeuner dans la salle à manger. Adeyemi rejoignit sa table habituelle de cardinaux africains. Lomeli s’assit entre les archevêques de Hong Kong et de Cebu. Ils s’efforcèrent d’engager une conversation polie, mais les silences ne tardèrent pas à se multiplier et à s’éterniser, et lorsque ses compagnons se rendirent au buffet, Lomeli resta assis.
Il regarda les sœurs qui évoluaient entre les tables pour servir du café. À sa grande honte, il prit conscience qu’il ne leur avait jamais prêté attention avant cet instant. Il évalua leur moyenne d’âge à une cinquantaine d’années. Elles venaient de tous les coins du monde mais étaient toutes sans exception particulièrement petites, comme si sœur Agnès avait décidé de ne recruter personne de plus grand qu’elle. La plupart portaient des lunettes. Tout en elles — leurs vêtements et coiffes de couleur bleue, leur attitude modeste, leurs yeux baissés, leur mutisme — semblait étudié pour qu’on ne les remarque pas, encore moins pour qu’elles puissent être des objets de désir. Il supposa qu’elles avaient ordre de ne pas parler : quand une nonne versa du café à Adeyemi, il ne tourna même pas la tête pour la regarder. Pourtant, le Saint-Père n’avait jamais manqué de prendre un repas avec un groupe de trois sœurs au moins une fois par semaine — manifestation supplémentaire de son humilité qui avait fait grincer des dents à la Curie.
Juste avant 9 heures, Lomeli repoussa son assiette intacte, se leva et annonça à la tablée qu’il était temps de retourner à la chapelle Sixtine. Ce fut le signal d’un exode général vers le hall d’entrée. O’Malley se tenait déjà prêt, porte-bloc en main, devant la réception.
— Bonjour, Éminence.
— Bonjour, Ray.
— Éminence, avez-vous bien dormi ?
— Très bien, merci. S’il ne pleut pas, je crois que je vais y aller à pied.
Il attendit qu’un des gardes suisses déverrouille la porte, puis il sortit à l’air libre. Il faisait frais et humide. Après la chaleur de la résidence, la moindre brise sur son visage eut un effet revigorant. Une file de minibus dont le moteur tournait bordait la place, et chaque véhicule était surveillé par un agent de sécurité en civil. Le départ à pied du doyen fit naître un crépitement de chuchotements dans les manches et, lorsqu’il prit la direction des jardins, il eut conscience d’être suivi par un garde du corps personnel.
En temps normal, cette partie du Vatican grouillait de membres de la Curie qui arrivaient au travail ou bien circulaient entre deux rendez-vous. Des voitures aux plaques d’immatriculation frappées au sceau de « SCV » raclaient le pavé. Mais cette partie du territoire avait été vidée pour toute la durée du conclave. Même le palais Saint-Charles, où cet idiot de cardinal Tutino avait aménagé son immense appartement, paraissait abandonné. On aurait dit qu’une terrible calamité s’était abattue sur l’Église, emportant tous les religieux et ne laissant derrière elle que les agents de sécurité qui affluaient dans la cité déserte telle une invasion de bousiers noirs. Dans les jardins, ils se regroupaient derrière les arbres et observaient Lomeli avec attention. L’un d’eux inspectait l’allée avec un berger allemand en laisse, cherchant des bombes dans les massifs de fleurs.
Sur un coup de tête, Lomeli quitta l’allée goudronnée, gravit quelques marches, dépassa une fontaine et traversa une pelouse. Il souleva le bas de sa soutane pour la protéger de l’humidité. Le sol était spongieux sous ses pieds, saturé d’eau. De là où il se trouvait, Lomeli avait vue à travers les arbres sur les collines basses de Rome, grises dans la pâle lumière de novembre. Penser que celui qui serait élu pape ne pourrait plus jamais circuler en ville librement, ne pourrait plus jamais feuilleter des livres dans une librairie ou s’asseoir à la terrasse d’un café, mais devrait rester prisonnier ici ! Même Ratzinger, qui avait renoncé, n’avait pas pu s’échapper et avait dû finir ses jours cloîtré dans un monastère rénové au milieu des jardins, telle une présence fantomatique. Lomeli pria encore pour qu’on lui épargne pareil destin.
Derrière lui, une explosion de parasites troubla sa méditation. Elle fut suivie par un charabia électronique inintelligible.
— Oh, allez-vous-en ! marmonna Lomeli dans sa barbe.
Il se retourna, et l’agent de sécurité se dissimula précipitamment derrière une statue d’Apollon. Vraiment, cette aspiration maladroite à l’invisibilité était presque comique. En regardant vers l’allée goudronnée, il vit que plusieurs cardinaux avaient suivi son exemple et préféré marcher. Un peu plus loin, il repéra Adeyemi, seul. Lomeli descendit rapidement les marches dans l’espoir de l’éviter, mais le Nigérian pressa le pas pour le rattraper.
— Bonjour, Doyen.
— Bonjour, Joshua.
Ils s’écartèrent pour laisser passer l’un des minibus, puis reprirent leur chemin, dépassant le mur ouest de la basilique pour se diriger vers le Palais apostolique. Lomeli sentait qu’on attendait qu’il parle en premier. Mais il avait appris depuis longtemps déjà à éviter les bafouillages en s’en tenant au silence. Il ne souhaitait pas évoquer ce qu’il avait vu ou entendu, n’avait aucun désir d’être le dépositaire de la conscience de quiconque excepté la sienne. Finalement, ce fut Adeyemi, après qu’ils eurent répondu d’un signe de tête au salut des Suisses postés à l’entrée de la première cour, qui fut contraint de se lancer.
— Je crois qu’il faut que je vous dise quelque chose. Vous ne trouverez pas cela déplacé, j’espère ?
— Cela dépend de quoi il s’agit, répondit prudemment Lomeli.
Adeyemi serra les lèvres et hocha la tête, comme pour confirmer quelque chose qu’il savait déjà.
— Je voulais simplement que vous sachiez que j’ai beaucoup apprécié ce que vous avez dit dans votre homélie, hier.
Lomeli lui adressa un regard étonné.
— Je ne m’attendais pas à ça.
— J’espère que je suis peut-être plus subtil que vous ne le pensez. Nous sommes tous éprouvés dans notre foi, Éminence. Nous avons tous des moment de doute. Mais la foi chrétienne est avant tout un message de pardon. Je crois que c’était l’essence de vos propos ?
— Le pardon, oui. Mais aussi la tolérance.
— Précisément. La tolérance. Je compte bien qu’une fois cette élection terminée votre voix mesurée se fera entendre dans les plus hautes instances de l’Église. Ce sera une certitude si je peux avoir voix au chapitre. Les plus hautes instances, répéta-t-il avec insistance. J’espère que vous comprenez ce que je vous dis. Voulez-vous m’excuser, Doyen ?
Il allongea le pas, comme s’il était pressé de s’éloigner, et se dépêcha de rejoindre les deux cardinaux qui les précédaient. Le Nigérian s’immisça entre eux, les prit par les épaules et les serra contre lui, laissant Lomeli s’attarder derrière, à se demander s’il se faisait des idées ou si on venait de lui proposer, contre son silence, de reprendre son ancien poste de secrétaire d’État.
Chacun reprit sa place dans la chapelle Sixtine. Les portes furent verrouillées. Lomeli se plaça devant l’autel et lut par ordre de préséance le nom de tous les cardinaux. Tous répondirent « Présent ».
— Prions.
Les cardinaux se levèrent.
— Ô Père, afin que nous puissions par notre ministère et notre exemple veiller sur Ton Église, accorde à Tes serviteurs paix et sérénité, discernement et courage pour chercher à connaître Ta volonté et Te servir de toute notre âme. Par Jésus, le Christ, Notre-Seigneur…
— Amen.
Les cardinaux s’assirent.
— Mes frères, nous allons procéder au deuxième tour. Scrutateurs, si vous voulez bien vous installer, je vous prie ?
Lukša, Mercurio et Newby se levèrent de leurs chaises et se frayèrent un passage vers l’avant de la chapelle.
Lomeli regagna sa place et sortit son bulletin. Lorsque les scrutateurs furent prêts, il décapuchonna son stylo, s’abrita des regards, et inscrivit de nouveau en majuscules : BELLINI. Puis il plia le bulletin, se leva, le brandit afin qu’il soit visible de tout le conclave et se dirigea vers l’autel. Au-dessus de lui, dans Le Jugement dernier, les armées du ciel s’élançaient vers le firmament tandis que les damnés sombraient dans l’abysse.
— Je prends à témoin le Christ Seigneur, qui me jugera, que je donne ma voix à celui que, selon Dieu, je juge devoir être élu.
Il déposa son bulletin sur la patène et la renversa dans l’urne.
En 1978, lors du conclave qui l’élut pape, Karol Wojtyla avait apporté des revues de philosophie marxiste et avait passé les longues heures que prirent les huit tours à les lire tranquillement. Cependant, en tant que pape Jean-Paul II, il n’accorda pas les mêmes distractions à ses successeurs. Selon les règles qu’il édicta en 1996, les électeurs n’étaient plus autorisés à faire entrer le moindre texte écrit dans la chapelle Sixtine. Une bible était placée sur les tables devant chaque cardinal afin qu’ils puissent trouver l’inspiration dans les Saintes Écritures. Leur seule occupation devait être de méditer sur le choix qui s’offrait à eux.
Lomeli examina les fresques et le plafond, feuilleta le Nouveau Testament, observa les candidats qui défilaient devant lui pour voter, ferma les yeux et pria. Au bout du compte, d’après sa montre, le vote prit en tout soixante-huit minutes. Il n’était pas encore 10 h 45 quand le cardinal Rudgard, le dernier à voter, retourna s’asseoir au fond de la chapelle et que le cardinal Lukša souleva l’urne pleine de bulletins pour la montrer au conclave. Ensuite les scrutateurs suivirent le même rituel que la veille. Le cardinal Newby transféra les bulletins pliés dans la deuxième urne, les comptant à voix haute jusqu’à ce qu’il arrive à 118. Puis le cardinal Mercurio et lui installèrent la table et les trois chaises devant l’autel. Lukša mit la nappe et posa l’urne dessus. Les trois hommes s’assirent. Lukša plongea la main dans le calice d’argent ouvragé, comme s’il tirait un billet de tombola lors d’un dîner de charité diocésain, et en sortit un premier bulletin. Il le déplia, le lut, prit note et le tendit à Mercurio.
Lomeli saisit son stylo. Newby perfora le bulletin avec son aiguille, l’enfila sur le cordonnet et se pencha vers le micro. Son italien atroce remplit la Sixtine.
— La première voix du second tour est pour le cardinal Lomeli.
Pendant quelques secondes atroces, Lomeli eut une vision de ses confrères s’associant en secret derrière son dos pendant la nuit pour le désigner, et de lui-même porté au pontificat par une vague de votes de compromission avant même qu’il puisse recouvrer ses esprits pour l’empêcher. Mais le nom suivant fut Adeyemi, puis Tedesco, puis de nouveau Adeyemi, et s’ensuivit une longue période bénie durant laquelle son nom ne fut pas mentionné du tout. Sa main courait le long de la liste des cardinaux, cochant un nom dès qu’il était proclamé, et il constata bientôt qu’il arrivait en cinquième place. Lorsque Newby lut le dernier nom — « Cardinal Tremblay » —, le doyen avait rassemblé un total de neuf suffrages, soit presque le double de ce qu’il avait obtenu au premier tour, à l’inverse donc de ce qu’il avait espéré, mais un score qui restait cependant suffisamment bas pour le mettre à l’abri. C’était Adeyemi qui avait fait une percée tonitruante et prenait la première place :
Adeyemi 35
Tedesco 29
Bellini 19
Tremblay 18
Lomeli 9
Autres 8
Ainsi donc, du brouillard des ambitions humaines commençait à émerger la volonté de Dieu. Comme toujours au deuxième tour, ceux qui n’avaient aucune chance avaient pratiquement disparu, et le Nigérian avait récolté seize de leurs voix, soit une adhésion phénoménale. Et, pensa Lomeli, Tedesco devait être satisfait d’avoir ajouté sept voix à son score du premier tour. Bellini et Tremblay, en revanche, n’avaient guère bougé, ce qui n’était peut-être pas un mauvais résultat pour le Canadien, mais certainement un désastre pour l’ancien secrétaire d’État, qui aurait eu besoin de franchir allègrement le cap des vingt pour rester dans la course.
Ce ne fut que lorsqu’il vérifia ses calculs une seconde fois que Lomeli remarqua une autre petite surprise — à peine une note en bas de page, en fait — qui lui avait échappé tant il s’était concentré sur l’intrigue principale. Benítez avait lui aussi doublé son nombre de voix, en passant d’une à deux.