18 Le huitième tour

La plupart des bus ne furent en fait pas nécessaires. Une impulsion collective et spontanée s’empara du conclave, et les cardinaux qui étaient suffisamment valides pour marcher décidèrent de faire à pied le trajet entre la résidence Sainte-Marthe et la chapelle Sixtine. Ils formèrent une phalange, certains se tenant par le bras, comme s’ils participaient à une manifestation, ce qui d’une certaine façon était le cas.

Et la providence — ou l’intervention divine — voulut qu’un hélicoptère loué conjointement par plusieurs chaînes d’information télévisées soit justement en train de survoler la Piazza del Risorgimento pour filmer les dégâts des explosions. L’espace aérien de la cité vaticane avait été fermé, mais le cameraman put, avec un téléobjectif, filmer la procession des cardinaux à travers la place Sainte-Marthe, au-delà du palais Saint-Charles et du palais de justice, devant l’église Saint-Étienne et le long des jardins du Vatican avant qu’elle ne disparaisse dans l’enfilade des cours du Palais apostolique.

Les images tremblotantes de ces silhouettes vêtues de rouge, diffusées en direct dans le monde entier puis rediffusées inlassablement tout au long de la journée, insufflèrent un peu de courage aux fidèles catholiques. Cette vision donnait une impression de détermination, d’unité et de défi. Elle envoyait aussi de façon subliminale le message qu’il y aurait très bientôt un nouveau pape. De tous les coins de Rome, les pèlerins commencèrent à affluer vers la place Saint-Pierre en prévision d’une annonce. En moins d’une heure, une centaine de milliers de fidèles s’étaient rassemblés.

Tout cela, bien entendu, Lomeli ne l’apprit que plus tard. Pour le moment, il marchait au centre du groupe, étreignant d’une main celle de l’archevêque de Gênes, De Luca, et de l’autre celle de Löwenstein. Il levait son visage vers la lumière pâle du ciel. Derrière lui, d’abord à mi-voix, Adeyemi entonna le Veni Creator de sa voix superbe, bientôt repris par eux tous :

Chasse au loin l’ennemi qui nous menace,

Hâte-toi de nous donner la paix,

Afin que nous marchions sous ta conduite,

Et que nos vies soient lavées de tout péché…

Tout en chantant, Lomeli remercia Dieu. En cette heure de terrible épreuve, dans le décor improbable d’une cour pavée et sans rien de plus inspirant à contempler qu’un mur de brique, il sentait enfin l’Esprit-Saint évoluer parmi eux. Pour la première fois, il se sentit en paix avec l’issue du conclave. S’il devait être élu, qu’il en soit ainsi. Père, si tu veux, éloigne de moi cette coupe ! Cependant, que ce ne soit pas ma volonté, mais la Tienne qui se fasse !

Sans cesser de chanter, ils gravirent l’escalier menant à la Sala Regia. Tandis qu’ils franchissaient le sol de marbre, Lomeli leva les yeux vers la grande fresque de Vasari représentant la Bataille de Lépante. Comme toujours, son attention fut attirée par le coin inférieur droit, où une représentation grotesque de la mort en squelette rudimentaire brandissait une faux. Derrière la mort, les flottes rivales de la chrétienté et de l’islam étaient en ordre de bataille. Il se demanda si Tedesco pourrait à nouveau supporter de regarder ce tableau. Les eaux de Lépante avaient à coup sûr englouti ses espoirs de devenir pape aussi complètement qu’elles l’avaient fait avec les galères de l’Empire ottoman.

Dans le vestibule de la Sixtine, les débris de verre avaient été retirés. Des plaques de bois étaient empilées et n’attendaient plus que d’obstruer les fenêtres. Les cardinaux montèrent la rampe deux par deux, franchirent la transenne et prirent l’allée moquettée pour se disperser derrière les tables et gagner leurs sièges. Lomeli avança jusqu’au micro et attendit que le conclave fût installé. Il avait l’esprit parfaitement clair et réceptif à la présence de Dieu. La semence de l’éternité est en moi. C’est avec son aide que je peux sortir de la quête sans fin ; je peux écarter tout ce qui ne fait pas partie de la maison de Dieu ; je peux faire silence et me rassembler afin de pouvoir répondre honnêtement à Son appel : « Je suis là, Seigneur. »

Lorsque les cardinaux eurent tous repris leurs places, il fit un signe de tête à Mandorff, qui se tenait à l’entrée de la chapelle. L’archevêque inclina son crâne chauve en réponse, puis quitta la chapelle, accompagné d’O’Malley et suivi par les maîtres de cérémonie. La clé tourna dans la serrure.

Lomeli commença l’appel.

— Cardinal Adeyemi ?

— Présent.

— Cadinal Alatas ?

— Présent…

Il ne se pressa pas. La litanie des noms était une incantation, et chaque nom une marche les rapprochant de Dieu. Lorsqu’il eut terminé, il baissa la tête. Le conclave se leva.

— Ô Père, afin que nous puissions par notre ministère et notre exemple veiller sur Ton Église, accorde à Tes serviteurs paix et sérénité, discernement et courage pour chercher à connaître Ta volonté et Te servir de toute notre âme. Par Jésus, le Christ, Notre-Seigneur…

— Amen.

Les rites du conclave, qui avaient paru si étranges trois jours plus tôt, étaient à présent aussi familiers aux cardinaux qu’une messe du matin. Les scrutateurs s’avancèrent sans attendre d’être appelés et préparèrent l’urne et la patène sur l’autel pendant que Lomeli retournait s’asseoir. Il ouvrit la chemise, sortit son bulletin, décapuchonna le stylo et contempla le vide. Pour qui devait-il voter ? Pas lui-même — pas encore, pas après ce qui s’était produit au dernier tour. Cela ne laissait qu’un seul candidat possible. Il garda un instant son stylo en suspens au-dessus du bulletin. Si on lui avait dit quatre jours plus tôt qu’il voterait au huitième tour pour un homme qu’il n’avait jamais rencontré, dont il ne savait même pas qu’il était cardinal et qui demeurait encore en grande partie un mystère, il aurait qualifiée l’idée de saugrenue. Et pourtant, c’est ce qu’il fit. D’une main ferme, en lettres majuscules, il inscrivit : BENÍTEZ. Et quand il le relut, étrangement, le nom lui parut légitime, de sorte que, quand il se leva et brandit son bulletin plié pour que tous puissent le voir, il put prononcer son serment d’un cœur léger.

— Je prends à témoin le Christ Seigneur, qui me jugera, que je donne ma voix à celui que, selon Dieu, je juge devoir être élu.

Il le déposa alors sur la patène, qu’il renversa dans l’urne.


Pendant que le reste du conclave votait, Lomeli s’occupa en lisant la Constitution apostolique. Elle figurait parmi les documents imprimés fournis à chaque cardinal. Il voulait s’assurer d’avoir bien en tête la procédure de ce qui allait suivre.

Chapitre sept, paragraphe quatre-vingt-sept : dès qu’un candidat avait obtenu la majorité des deux tiers, le dernier des cardinaux-diacres ferait ouvrir les portes afin que Mandorff et O’Malley apportent les documents nécessaires. Ensuite, Lomeli, en tant que doyen, demanderait au candidat élu : « Acceptez-vous votre élection canonique comme souverain pontife ? » Et aussitôt qu’il aurait reçu le consentement, il lui demanderait : « De quel nom voulez-vous être appelé ? » Alors Mandorff, faisant fonction de notaire et ayant comme témoins deux cérémoniaires qui seraient appelés à ce moment-là, rédigerait un procès-verbal de l’acceptation du nouveau pontife et du nom qu’il aurait pris.

Après l’acceptation, l’élu était immédiatement Évêque de l’Église de Rome, vrai Pape et Chef du Collège épiscopal ; il acquérait de facto et pouvait exercer le pouvoir plein et suprême sur l’Église universelle.

Un mot d’assentiment, un nom donné, une signature apposée et c’était fait : la gloire était dans la simplicité.

Le nouveau pape se retirerait alors dans la sacristie qu’on appelait la Chambre des Larmes pour revêtir la tenue pontificale. Pendant ce temps, on installerait le trône papal dans la Sixtine. Dès qu’il serait revenu dans la chapelle, les cardinaux électeurs s’avanceraient « selon les règles fixées pour rendre hommage et pour faire acte d’obédience » vers le nouveau pontife. Une fumée blanche serait envoyée dans la cheminée. Du balcon surplombant la place Saint-Pierre, Santini, préfet de la Congrégation pour l’éducation catholique, qui était aussi le premier des cardinaux-diacres, annoncerait au peuple « Habemus papam » — « Nous avons un pape » — puis, peu après, le nouveau pontife apparaîtrait au monde entier.

Et si, songea Lomeli — cette possibilité même était trop écrasante pour qu’il laisse son esprit l’envisager complètement, mais il aurait été irresponsable de sa part de ne pas le faire du tout — si la prédiction de Bellini se réalisait et que la coupe lui revienne, que se passerait-il alors ?

Dans cette éventualité, il reviendrait à Bellini, en tant que premier des cardinaux par l’ordre et par l’ancienneté, de lui demander par quel nom il voudrait être appelé.

Cette idée donnait le vertige.

Au début du conclave, quand Bellini l’avait accusé d’ambition et avait assuré que tout cardinal savait en secret quel nom il choisirait s’il était élu, Lomeli avait nié. Mais à présent — que Dieu lui pardonne sa dissimulation — il s’avouait qu’il avait toujours eu un nom à l’esprit, même s’il avait consciencieusement évité de le prononcer, même dans sa tête.

Il savait qui il voudrait être depuis des années.

Il serait Jean.

Jean, en l’honneur du saint disciple, et du pape Jean XXIII, sous le pontificat révolutionnaire duquel il était sorti de l’adolescence ; Jean, parce que cela annoncerait son intention d’être un réformateur ; et Jean, parce que c’était un nom traditionnellement lié à des pontificats très courts, et qu’il était certain de ne pas régner longtemps.

Il serait Jean XXIV.

Le nom sonnait juste. Il avait l’air vrai.

Lorsqu’il s’avancerait sur le balcon, sa première action serait de donner la Bénédiction apostolique Urbi et Orbi — « à la ville de Rome et à l’univers » — mais il devrait ensuite dire quelque chose de plus personnel, pour apaiser et inspirer les millions de personnes qui l’écouteraient et attendraient ses directives. Il faudrait qu’il soit leur berger. Il se rendit compte avec stupéfaction que cette perspective ne le terrifiait pas. Les paroles de Notre-Seigneur Jésus-Christ lui étaient venues toutes seules : Ne cherchez pas avec inquiétude comment parler ou que dire : ce que vous aurez à dire vous sera donné sur le moment. Malgré tout, pensa-t-il (le bureaucrate en lui n’étant jamais très loin), mieux valait se préparer tout de même un peu. C’est ainsi que, pendant les vingt dernières minutes du scrutin, cherchant parfois l’inspiration dans la voûte de la Sixtine, Lomeli esquissa les grandes lignes de ce qu’il pourrait dire en tant que pape pour rassurer son Église.


Les cloches de Saint-Pierre sonnèrent trois coups.

Le vote était terminé.

Le cardinal Lukša souleva l’urne pleine de bulletins de l’autel et la présenta aux deux côtés de la chapelle avant de la secouer assez fort pour que Lomeli entende les papiers remuer à l’intérieur.

Il faisait désormais très froid. Des fenêtres brisées descendit un son étrange, immense et doux… un murmure, un soupir. Les cardinaux s’entre-regardèrent. Ils ne comprirent pas tout de suite ce que c’était. Lomeli, lui, la reconnut tout de suite. C’était la rumeur des dizaines de milliers de fidèles rassemblés sur la place Saint-Pierre.

Lukša présenta l’urne au cardinal Newby. L’archevêque de Westminster y plongea la main, en sortit un bulletin et dit à voix haute :

— Un…

Il se tourna vers l’autel, laissa tomber le bulletin dans une deuxième urne puis revint vers Lukša et répéta l’opération.

— Deux…

Le cardinal Mercurio, les mains jointes en prière contre sa poitrine, remuait légèrement la tête tandis qu’il suivait chaque mouvement.

— Trois…

Jusqu’à cet instant, Lomeli s’était senti détaché, voire serein. Mais à présent, chaque bulletin semblait serrer une bande invisible autour de sa poitrine, et il avait de plus en plus de mal à respirer. Même lorsqu’il essaya de se concentrer avec des prières, tout ce à quoi il parvint fut à entendre la lente et inéluctable psalmodie des chiffres. Elle s’éternisa tel un supplice de la goutte d’eau jusqu’à ce que, enfin, Newby pioche le dernier bulletin.

— Cent dix-huit.

Dans le silence, montant et descendant au loin comme une vague gigantesque, leur parvint de nouveau la rumeur étouffée des fidèles.

Newby et Mercurio quittèrent l’autel et se rendirent dans la Chambre des Larmes. Lukša attendit, muni de la nappe blanche. Ils revinrent avec la table et il la recouvrit soigneusement, caressant l’étoffe, la lissant bien à plat avant de prendre l’urne pleine de bulletins sur l’autel et de la poser avec révérence au milieu. Newby et Mercurio installèrent les trois chaises. Newby prit le micro sur son trépied, et les trois scrutateurs s’assirent. Dans toute la chapelle Sixtine, le cardinaux s’agitèrent sur leur siège et cherchèrent leur liste de candidats. Lomeli ouvrit sa chemise. Sans y faire attention, il positionna la pointe de son stylo devant son nom.

— Le premier bulletin est en faveur du cardinal Benítez.

Son stylo remonta la colonne pour cocher le nom de Benítez, puis revint au sien. Le doyen attendit sans lever les yeux.

— Cardinal Benítez.

Cette fois encore, le stylo remonta la feuille, cocha le nom puis revint à sa position de départ.

— Cardinal Benítez.

Cette fois, après avoir fait son petit trait, Lomeli redressa la tête. Lukša plongeait la main au fond de l’urne pour en exhumer un bulletin. Il le tira, le déplia, nota un nom et donna le papier à Mercurio. L’Italien inscrivit à son tour le nom puis remit le bulletin à Newby. Celui-ci le lut et se pencha sur la table pour parler dans le micro.

— Cardinal Benítez.

Les sept premiers bulletins dépouillés furent tous en faveur de Benítez. Le huitième fut pour Lomeli, et quand le neuvième le fut aussi, le doyen pensa que la première série en faveur de Benítez n’était peut-être qu’un de ces hasards de la distribution qui avait été monnaie courante durant tout le conclave. Mais lorsque survint une nouvelle salve de Benítez, Benítez, Benítez, il sentit la grâce de Dieu l’abandonner. Au bout de quelques minutes, il se mit à compter les voix du Philippin, tirant un grand trait après chaque paquet de cinq. Dix paquets de cinq. Benítez obtenait cinquante et une voix… cinquante-deux… cinquante-trois…

À partir de là, il ne s’occupa même plus de son propre total.

Soixante-quinze… soixante-seize… soixante-dix-sept…

Alors que Benítez approchait du seuil qui ferait de lui un pape, l’air de la Sixtine parut se tendre, comme si ses molécules étaient soudain attirées par une force magnétique. Des dizaines d’autres cardinaux se tenaient penchés par-dessus leur table et faisaient le même calcul.

Soixante-dix-huit… soixante-dix-neuf… quatre-vingts !

Il y eut un grand soupir collectif, une demi-ovation de mains plaquées contre les tables. Les scrutateurs interrompirent leur compte et levèrent les yeux pour voir ce qui se passait. Lomeli se leva à moitié pour regarder Benítez, tout au bout de l’allée. Il avait le menton collé à la poitrine et semblait prier.

Le décompte du scrutin reprit.

— Cardinal Benítez…

Lomeli saisit la feuille de papier sur laquelle il avait griffonné quelques notes en vue de son discours, et la déchira en tout petits morceaux.


Après la lecture du dernier bulletin — le hasard voulut qu’il ait été en sa faveur — Lomeli se rassit et attendit que scrutateurs et réviseurs récapitulent les chiffres officiels. Par la suite, lorsqu’il essaya de décrire ses émotions à Bellini, il raconta qu’il avait eu l’impression d’avoir été brièvement soulevé du sol par un grand vent et emporté en tournoyant dans les airs, puis d’avoir été projeté brusquement à terre pendant que le vent soulevait quelqu’un d’autre.

— J’imagine que c’était l’Esprit-Saint. La sensation était à la fois terrifiante, enivrante et très certainement inoubliable — je suis heureux de l’avoir ressentie —, mais une fois qu’elle s’est dissipée, je n’ai éprouvé rien d’autre que du soulagement.

C’était la vérité, plus ou moins.

— Éminences, commença Newby dans le micro, voici le résultat du huitième tour de scrutin…

Par habitude, Lomeli reprit son stylo pour la dernière fois et inscrivit les chiffres :

Benítez 92

Lomeli 21

Tedesco 5

La fin de l’annonce de Newby se perdit dans les applaudissements, et nul n’applaudit plus fort que Lomeli. Il regarda autour de lui en saluant et en souriant. Il y eut quelques vivats. En face de lui, Tedesco finit par frapper dans ses mains très lentement, comme s’il battait la mesure d’un chant funèbre. Lomeli n’en applaudit que plus fort et se leva, mouvement qui fut suivi par tout le conclave. Benítez fut le seul à rester assis. Avec les cardinaux derrière et à côté de lui qui l’ovationnaient, les yeux baissés vers lui, il paraissait, en cet instant de triomphe, encore plus petit et décalé qu’auparavant — une silhouette fragile, la tête encore courbée en prière, le visage dissimulé par une longue mèche de cheveux noirs, comme la première fois que Lomeli l’avait vu avec son chapelet, dans le bureau de sœur Agnès.

Lomeli monta à l’autel, son exemplaire de la Constitution apostolique à la main. Newby lui tendit le micro. Les applaudissements se turent, et les cardinaux se rassirent. Il remarqua que Benítez n’avait toujours pas bougé.

— La majorité nécessaire ayant été atteinte, le dernier cardinal-diacre veut-il bien appeler le maître des célébrations liturgiques et le secrétaire du Collège ?

Il attendit que Rudgard soit dans le vestibule et demande qu’on ouvre les portes. Une minute plus tard, Mandorff et O’Malley apparurent à l’entrée de la chapelle. Lomeli s’engagea dans l’allée et se dirigea vers Benítez. Il eut conscience de l’expression qu’affichèrent les visages de l’archevêque et du prélat. Ils se tenaient discrètement contre la transenne et le dévisageaient avec étonnement. Ils avaient supposé qu’il serait pape et ne comprenaient pas ce qu’il faisait. Lomeli arriva au niveau du Philippin et s’arrêta devant lui pour lui lire l’article de la Constitution.

— Au nom de l’ensemble du Collège cardinalice, je vous demande, cardinal Benítez, acceptez-vous votre élection canonique comme souverain pontife ?

Benítez parut ne pas avoir entendu. Il ne releva pas la tête.

— L’acceptez-vous ?

Un long silence s’ensuivit tandis que plus d’une centaine d’hommes retenaient leur souffle, et il vint à l’esprit de Lomeli qu’il allait peut-être refuser. Seigneur, quelle catastrophe ce serait ! Mais Benítez dit alors à voix basse :

— Puis-je vous citer, Éminence, la Constitution apostolique rédigée par saint Jean-Paul II lui-même ? « Je prie celui qui sera élu de ne pas se dérober à la charge à laquelle il est appelé, par crainte de son poids, mais de se soumettre humblement au dessein de la volonté divine. Car Dieu qui lui impose la charge le soutient par Sa main, pour que l’élu ne soit pas incapable de la porter. »

Enfin, Benítez releva la tête. Il y avait dans ses yeux sombres un éclat résolu. Il se leva.

— J’accepte.

Des exclamations spontanées de joie jaillirent de part et d’autre de la chapelle, suivies par d’autres applaudissements. Lomeli sourit et se tapota le cœur pour montrer son soulagement.

— De quel nom voulez-vous être appelé ?

Benítez attendit un instant, et Lomeli devina soudain la raison de son détachement apparent : il avait passé les dernières minutes à chercher quel nom de pape il allait prendre. Il devait être le seul cardinal à être entré en conclave sans avoir un nom déjà à l’esprit.

D’une voix ferme, Benítez répondit alors :

— Innocent.

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