6 La chapelle Sixtine

Lomeli et ses assistants rentrèrent à la résidence quelques minutes après les autres cardinaux. Ceux-ci retiraient leur tenue de chœur dans le hall, et presque aussitôt, il sentit un changement d’attitude à son encontre. D’abord, personne ne vint lui parler et, lorsqu’il remit sa crosse et sa mitre au père Zanetti, il remarqua que le jeune prêtre évitait son regard. Même Mgr O’Malley, qui proposa de l’aider à ôter sa chasuble, paraissait d’humeur sombre. Lomeli s’attendait au moins à ce qu’il lui décoche une de ses plaisanteries habituelles, mais l’Irlandais se contenta d’un :

— Éminence, désirez-vous prier pendant que l’on vous retire votre habit ?

— Je crois que j’ai assez prié pour la matinée, Ray, vous ne pensez pas ?

Il pencha la tête pour permettre au secrétaire du Collège de soulever la chasuble. Ce fut un soulagement de ne plus sentir ce poids sur ses épaules. Il effectua quelques rotations du cou pour relâcher la tension de ses muscles, lissa ses cheveux et vérifia que sa calotte était bien en place avant de regarder autour de lui. L’emploi du temps prévoyait une longue pause déjeuner — deux heures et demie que les cardinaux pouvaient employer comme ils l’entendaient jusqu’à ce qu’une flottille de six minibus vienne les chercher à la résidence Sainte-Marthe pour les emmener voter. Certains montaient déjà se reposer et méditer dans leur chambre.

— Le bureau de presse a appelé, annonça O’Malley.

— Vraiment ?

— Les médias ont remarqué la présence d’un cardinal qui ne figure pas sur la liste officielle. Certains des mieux informés l’ont déjà identifié comme étant l’archevêque Benítez. Les responsables de la communication veulent savoir comment traiter l’affaire.

— Dites-leur de confirmer et de donner des détails sur les circonstances de sa présence ici.

Il vit Benítez qui discutait avec les deux autres cardinaux philippins près de la réception. Il portait sa calotte inclinée de côté, comme une casquette d’écolier.

— Je suppose que nous allons devoir publier une petite biographie. Vous pouvez avoir accès à son dossier auprès de la Congrégation pour les évêques ?

— Oui, Éminence.

— Vous serait-il possible de concocter quelque chose et de m’en donner un exemplaire ? J’aimerais assez en savoir un peu plus sur notre nouveau confrère, moi aussi.

— Oui, Éminence, dit O’Malley en griffonnant sur son bloc. Et les chargés de communication voudraient aussi avoir le texte de votre homélie.

— Je ne l’ai pas, malheureusement.

— Ça ne fait rien. Nous pourrons toujours en faire une transcription à partir de l’enregistrement.

Il écrivit une autre note.

Lomeli attendait toujours qu’il lui fasse un commentaire sur son sermon.

— Y a-t-il autre chose que vous vouliez me dire ?

— Je crois que je n’ai pas besoin de vous importuner davantage pour l’instant, Éminence. Vous avez d’autres instructions ?

— En fait, il y a une chose, oui, répondit Lomeli sur un ton hésitant. Une affaire délicate. Vous voyez qui est Mgr Morales ? Il faisait partie du bureau privé du Saint-Père.

— Je ne le connais pas personnellement ; mais je sais qui c’est.

— Vous serait-il possible d’avoir un entretien avec lui, confidentiellement ? Il faudrait que ce soit fait aujourd’hui… je suis sûr qu’il n’a pas dû quitter Rome.

Aujourd’hui ? Ce ne sera pas facile, Éminence…

— Oui, je sais. Je regrette. Peut-être pourriez-vous faire cela pendant que nous votons.

Il baissa la voix afin de ne pas être entendu des cardinaux qui se déshabillaient autour d’eux.

— Faites-le en mon nom. Dites qu’en tant que doyen, je dois savoir ce qui s’est passé lors du dernier entretien entre le Saint-Père et le cardinal Tremblay : y a-t-il eu quelque chose qui puisse rendre le cardinal Tremblay inapte à accéder à la papauté ?

Le généralement imperturbable Mgr O’Malley le regarda, bouche bée.

— Je suis désolé de devoir vous entraîner dans une histoire aussi sensible. Je m’en serais évidemment chargé moi-même, mais j’ai dès maintenant interdiction d’avoir le moindre contact avec qui que ce soit en dehors du conclave. Inutile de préciser que vous ne devez souffler mot de cela à quiconque.

— Non, bien entendu.

— Merci infiniment.

Il tapota le bras du secrétaire du Collège. Puis il ne put réprimer sa curiosité plus longtemps :

— Eh bien, Ray, je vois que vous ne m’avez rien dit de mon homélie. Vous n’êtes pas aussi discret, d’habitude. Était-ce vraiment si mauvais que ça ?

— Loin de là, Éminence. C’était extrêmement bien tourné, même si je ne doute pas que quelques sourcils ont dû se hausser à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi. Mais dites-moi, c’était vraiment improvisé ?

— Oui, à vrai dire, ce n’était pas prévu du tout.

Lomeli fut décontenancé qu’on ait pu penser que sa spontanéité était feinte.

— Si je vous demande ça, c’est parce que vous allez peut-être découvrir qu’il a produit un effet considérable.

— Eh bien, c’est une bonne chose, non ?

— Absolument. Même si j’ai entendu murmurer que vous tentiez de désigner le nouveau pape.

La première réaction de Lomeli fut de rire.

— Vous ne parlez pas sérieusement !

Avant cet instant, il ne lui était pas venu à l’esprit que l’on pouvait interpréter ses paroles comme une façon de vouloir manipuler le vote d’une façon ou d’une autre. Il avait simplement exprimé ce que l’Esprit-Saint lui avait soufflé. Malheureusement, il ne se rappelait plus les expressions exactes qu’il avait utilisées. C’était le danger de parler sans texte préparé, et c’est pour cela qu’il ne l’avait jamais fait auparavant.

— Je ne fais que rapporter ce que j’ai entendu, Éminence.

— Mais c’est absurde ! Qu’ai-je réclamé ? Trois choses : l’unité ; la tolérance ; l’humilité. Nos frères suggéreraient-ils maintenant qu’il nous faudrait un pape sectaire, intolérant et arrogant ?

O’Malley baissa respectueusement la tête, et Lomeli prit conscience qu’il avait élevé la voix. Deux cardinaux s’étaient retournés pour l’observer.

— Pardon, Ray, veuillez m’excuser. Je crois que je vais monter une heure dans ma chambre. Je me sens épuisé.

Tout ce qu’il avait toujours voulu, dans cette élection, c’était se montrer neutre. La neutralité avait été le leitmotiv de sa carrière. Quand les conservateurs avaient pris le contrôle de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, dans les années 1990, il avait gardé profil bas et poursuivi son travail de nonce apostolique aux États-Unis. Vingt ans plus tard, lorsque le Saint-Père avait décidé de faire le ménage et l’avait prié de renoncer à son poste de secrétaire d’État, il l’avait servi tout aussi loyalement en prenant les fonctions de doyen, plus basses dans la hiérarchie. Servus fidelis : tout ce qui comptait, c’était l’Église. Il était convaincu de ce qu’il avait dit le matin. Il était bien placé pour savoir quel mal pouvait causer la certitude inflexible en matière de foi.

Mais alors qu’il traversait le hall en direction de l’ascenseur, il fut consterné de constater que, s’il recevait quelques marques amicales — une petite tape sur le dos, quelques sourires —, celles-ci provenaient exclusivement de la faction progressiste. La totalité des cardinaux estampillés conservateurs dans ses fiches lui adressaient des regards sévères, quand ils ne lui tournaient pas complètement le dos. L’archevêque de Bologne, Dell’Acqua, qui était assis à la table de Bellini la veille, lui lança, assez fort pour être entendu de tous :

— Bravo, Doyen !

Mais le cardinal Gambino, archevêque de Pérouse et l’un des plus fervents partisans de Tedesco, agita l’index dans sa direction afin de marquer en silence sa désapprobation. Puis, pour couronner le tout, lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrirent, ce fut Tedesco en personne, les joues rouges et sans doute désireux de manger de bonne heure, qui en sortit. Il était en compagnie de l’archevêque émérite de Chicago, Paul Krasinski, qui s’appuyait sur sa canne. Lomeli s’effaça pour les laisser sortir.

En passant devant lui, Tedesco lui lança sèchement :

— Bonté divine, Éminence, c’était une interprétation très originale des Éphésiens : dépeindre saint Paul en apôtre du doute ! C’est bien la première fois que j’entends ça ! N’a-t-il pas écrit aux Corinthiens : « Et si la trompette rend un son confus, qui se préparera au combat ? » ajouta-t-il en pivotant sur lui-même, bien décidé à entamer une dispute.

Lomeli appuya sur le bouton du deuxième étage.

— Cela vous aurait peut-être paru plus acceptable en latin, Patriarche ?

Les portes se refermèrent, occultant la réplique de Tedesco.

Il avait parcouru la moitié du couloir quand il se rendit compte qu’il avait laissé sa clé à l’intérieur de sa chambre. Il se sentit submergé par un sentiment d’injustice puéril. Fallait-il vraiment qu’il pense à tout ? Le père Zanetti ne pouvait-il pas veiller un petit peu mieux sur lui ? Il n’avait d’autre choix que de faire demi-tour, descendre l’escalier et aller expliquer sa bêtise à la nonne de la réception. Elle disparut dans le bureau et revint avec sœur Agnès, des Filles de la Charité de Saint-Vincent-de-Paul, une toute petite femme de près de soixante-dix ans. Elle avait un visage mince et anguleux, et les yeux d’un bleu limpide. Un de ses lointains ancêtres aristocrates avait été membre de l’Ordre pendant la Révolution française, et guillotiné pour avoir refusé de prêter serment au nouveau régime. Sœur Agnès avait la réputation d’être la seule personne que le Saint-Père eût crainte, ce qui expliquait peut-être pourquoi il avait souvent recherché sa compagnie. « Agnès, se plaisait-il à répéter, me dira toujours la vérité. »

Elle laissa Lomeli réitérer ses excuses et émit un petit bruit désapprobateur avant de lui donner son passe.

— Tout ce que je peux dire, Éminence, c’est que j’espère que vous ferez plus attention aux clés de Saint-Pierre qu’à celle de votre chambre !

La plupart des cardinaux avaient maintenant quitté le hall, soit pour aller méditer ou se reposer dans leurs quartiers, soit pour déjeuner dans la salle à manger. Contrairement au dîner, le déjeuner était en self-service. Le fracas des couverts et des assiettes, les senteurs des plats chauds, la rumeur chaleureuse des conversations, tout cela lui parut tentant. Mais en regardant la queue, il devina que son sermon était au centre des conversations. Mieux valait laisser son message parler de lui-même.

À l’endroit où l’escalier formait un coude, il tomba sur Bellini, qui descendait. L’ancien secrétaire d’État était seul et, au moment où il arrivait au niveau de Lomeli, il lui glissa à voix basse :

— Je ne te savais pas si ambitieux.

Lomeli crut tout d’abord avoir mal entendu.

— Quelle idée saugrenue !

— Je ne voulais pas te vexer, mais tu dois avouer que tu es… Comment dire ? Mettons, sorti de l’ombre ?

— Comment pourrait-on rester dans l’ombre quand on célèbre une messe télévisée de deux heures à Saint-Pierre ?

— Oh, mais tu joues avec les mots, Jacopo, commenta Bellini, dont la bouche se tordit en un sourire déplaisant. Tu sais très bien ce que je veux dire. Quand on pense qu’il y a si peu de temps, tu as essayé de démissionner ! Et maintenant…

Il haussa les épaules et afficha de nouveau ce sourire affreux.

— Qui sait comment les choses peuvent tourner ?

Lomeli se sentit près de défaillir, comme pris d’un soudain vertige.

— Aldo, cette conversation m’est très pénible. Tu ne peux pas croire sérieusement que j’aie le moindre désir, ou la plus infime chance, de devenir pape ?

— Mon cher ami, tout homme dans cette maison a sa chance, du moins en théorie. Et chaque cardinal a pour le moins nourri le fantasme d’être un jour élu et a même choisi le nom sous lequel il aimerait exercer son pontificat.

— Eh bien, pas moi…

— Nie-le si tu veux, mais prends le temps de t’interroger au plus profond de toi et assure-moi ensuite que ce n’est pas le cas. Et maintenant, si tu veux bien m’excuser, j’ai promis à l’archevêque de Milan de descendre dans la salle à manger pour essayer de parler avec certains de nos frères.

Il s’éloigna, et le doyen demeura un instant immobile sur les marches. Bellini subissait visiblement une pression énorme, ou il ne lui aurait jamais parlé ainsi. Mais lorsqu’il eut regagné sa chambre et se fut allongé sur le lit pour prendre un peu de repos, Lomeli s’aperçut qu’il n’arrivait pas à se sortir cette accusation de la tête. Était-il réellement, tout au fond de son âme, ce monstre d’ambition qu’il avait refusé de reconnaître pendant toutes ces années ? Il s’efforça en toute honnêteté de faire son examen de conscience et arriva à la conclusion que Bellini devait se tromper.

Mais une autre possibilité lui vint alors à l’esprit — une possibilité qui, aussi absurde fût-elle, était beaucoup plus inquiétante. Il redoutait presque de l’étudier :

Et si Dieu avait des projets pour lui ?

Cela expliquerait-il pourquoi il avait été saisi par cette impulsion extraordinaire dans Saint-Pierre ? Ces quelques phrases, dont il avait à présent tant de mal à se souvenir, au lieu d’être les siennes, n’étaient-elles pas une manifestation de l’Esprit-Saint qui s’exprimait à travers lui ?

Il voulut prier, mais Dieu, qu’il avait senti si proche quelques minutes seulement auparavant, s’était à nouveau évanoui, et il eut beau réclamer Son conseil, ses suppliques semblèrent se dissiper dans l’éther.


Il était près de 14 heures quand Lomeli se leva enfin de son lit. Il se déshabilla pour n’être plus qu’en sous-vêtements et chaussettes, ouvrit son placard et disposa les divers éléments de son habit de chœur sur le couvre-lit. Alors qu’il déballait chaque pièce de sa housse de plastique, le parfum douceâtre des produits chimiques de nettoyage à sec lui monta aux narines — odeur qui lui rappelait toujours ses années à la résidence du nonce apostolique de New York, quand tout son linge passait par une blanchisserie de la 72e Rue Est. Pendant un instant, il ferma les yeux et crut entendre la rumeur étouffée des klaxons incessants de Manhattan.

Chaque vêtement avait été coupé sur mesure par Gammarelli, fournisseur des tenues des papes depuis 1798, dans leur célèbre magasin, derrière le Panthéon, et il prit tout son temps pour s’habiller, méditant sur la nature sacrée de chaque pièce dans le but d’élever sa conscience spirituelle.

Il enfila la soutane de lainage rouge et ferma les trente-trois boutons qui descendaient de la gorge aux chevilles — un bouton pour chaque année de la vie du Christ. Il noua autour de sa taille la ceinture de soie moirée rouge censée lui rappeler son vœu de chasteté, et il vérifia que les franges des deux pans atteignaient bien un point situé entre le genou et le milieu supérieur de son mollet gauche. Puis il enfila par-dessus sa tête le rochet de fine toile blanche — symbole, avec la mozette, de son pouvoir de juridiction. Les deux tiers inférieurs et les poignets étaient en dentelle blanche à motif floral. Il noua les rubans de l’encolure et tira sur l’aube courte pour qu’elle s’étende juste sous les genoux. Enfin, il mit sa mozette, une pèlerine écarlate à neuf boutons qui lui arrivait aux coudes.

Il prit alors sa croix pectorale sur la table de chevet et la baisa. C’était Jean-Paul II en personne qui la lui avait remise pour marquer son rappel de New York à Rome, lorsqu’on lui avait confié les fonctions de secrétaire pour les Relations avec les États. Le parkinson du pape était déjà très avancé, et ses mains tremblaient tellement qu’il avait laissé tomber la croix par terre en la lui donnant. Lomeli défit la chaîne d’or et la remplaça par un cordon de soie rouge et or. Il murmura l’oraison coutumière (Munire digneris me…) et suspendit la croix à son cou afin qu’elle repose sur son cœur. Puis il s’assit au bord du lit et fit entrer ses pieds dans une paire de chaussures noires usées dont il noua les lacets. Il ne restait plus qu’une chose : la barrette de soie rouge, qu’il plaça par-dessus la calotte.

Il y avait un miroir en pied derrière la porte de la salle de bains. Il alluma le néon crachotant et vérifia sa tenue dans la lumière bleuâtre : d’abord le devant, puis le côté gauche et enfin le droit. Son profil avait pris un aspect aquilin, avec l’âge, et il songea qu’il ressemblait à un vieil oiseau déplumé. Sœur Anjelica, qui tenait son ménage, lui répétait qu’il était trop maigre et qu’il devait manger davantage. Il gardait dans ses appartements des vêtements qu’il avait commencé à mettre lorsqu’il était jeune prêtre, plus de quarante ans plus tôt, et qui lui allaient toujours parfaitement. Il se massa le ventre. Il avait faim. Il avait sauté le petit déjeuner et le déjeuner. Tant pis, se dit-il. Les tiraillements de la faim lui feraient une utile mortification de la chair, un infime mais constant rappel de l’immense souffrance du sacrifice du Christ pendant le premier tour de scrutin.


À 14 h 30, les cardinaux entreprirent de monter dans les minibus blancs qui attendaient depuis midi sous la pluie, devant la résidence Sainte-Marthe.

L’atmosphère s’était considérablement assombrie depuis le déjeuner. Lomeli se souvenait qu’il en avait été exactement ainsi lors du dernier conclave. Ce n’était qu’au moment de l’approche du vote que l’on ressentait pleinement le poids de la responsabilité. Seul Tedesco y semblait totalement insensible. Il se tenait adossé à une colonne et fredonnait tout en souriant à ceux qui passaient devant lui. Lomeli se demanda ce qui avait pu se produire pour améliorer ainsi son humeur. Peut-être s’agissait-il simplement d’un stratagème visant à déstabiliser ses rivaux. Avec le patriarche de Venise, tout était possible. Cette idée le mit mal à l’aise.

Mgr O’Malley, tout à son rôle de secrétaire du Collège, se tenait au centre du hall, son porte-bloc à la main. Il appelait chaque nom, tel un accompagnateur de voyage touristique. Les électeurs gagnaient alors les cars en silence, par ordre croissant de hiérarchie : d’abord les cardinaux de la Curie, qui constituaient l’ordre des diacres ; puis les cardinaux-prêtres, qui comprenaient principalement des archevêques du monde entier ; et enfin les cardinaux-évêques, dont Lomeli faisait partie et auxquels appartenaient aussi les trois patriarches d’Orient.

En tant que doyen, Lomeli fut le dernier à partir, juste derrière Bellini. Leurs regards se croisèrent brièvement alors qu’ils soulevaient le bas de leur tenue de chœur pour monter dans le bus, mais Lomeli ne chercha pas à lui parler. Il voyait bien que l’esprit de Bellini s’était élevé à un niveau supérieur et que son ami n’enregistrait plus — contrairement à lui — tous ces petits détails futiles qui faisaient obstacle à la présence de Dieu : le furoncle sur le cou de leur chauffeur, par exemple ; le frottement des essuie-glaces ; ou les plis affreusement négligés que présentaient la mozette du patriarche d’Alexandrie…

Lomeli alla s’asseoir sur la droite, dans une rangée du milieu, à l’écart des autres. Il retira sa barrette et la posa sur ses genoux. O’Malley s’installa près du chauffeur. Il se retourna pour vérifier que tout le monde était bien à bord. Les portes se refermèrent avec un soupir d’air comprimé, et le minibus démarra dans un grondement de pneus sur les pavés de la place.

Des gouttes de pluie, délogées par le mouvement du véhicule, striaient en diagonale le verre épais et brouillaient la vue de Saint-Pierre. De l’autre côté, derrière les vitres, Lomeli remarqua des agents de sécurité qui patrouillaient dans les jardins du Vatican avec des parapluies. Le chauffeur remonta lentement la Via delle Fondamenta, les fit passer sous une arche et arrêta le car dans la cour de la Sentinelle. À travers le pare-brise embué, les feux de stop des minibus qui les précédaient luisaient telles des veilleuses votives rouges. Les gardes suisses s’abritaient dans leur guérite, le plumet de leur casque trempé par la pluie. Le car traversa alors au ralenti les deux cours successives puis tourna brusquement dans la cour du Maréchal et se gara juste en face de l’entrée de l’escalier. Lomeli fut satisfait de constater qu’on avait retiré les poubelles, puis s’irrita de l’avoir même remarqué — un détail futile de plus qui perturbait sa méditation. La portière du conducteur s’ouvrit, laissant s’engouffrer une rafale d’air humide et glacé. Le doyen remit sa barrette. Alors qu’il descendait du minibus, deux autres membres de la Garde suisse le saluèrent. Il leva instinctivement les yeux au-dessus de la haute façade de briques, jusqu’à l’étroite bande de ciel gris, et sentit le crachin sur son visage. Pendant une seconde, il eut l’impression incongrue d’être un détenu en promenade dans la cour d’une prison, puis il franchit la porte et monta le long escalier de marbre gris qui menait à la chapelle Sixtine.


D’après la Constitution apostolique, le conclave devait d’abord se réunir dans la chapelle Pauline, voisine de la Sixtine « à une heure appropriée de l’après-midi ». La chapelle Pauline, plus sombre, avec une grande place laissée au marbre, plus intime aussi que la Sixtine, accueillait les célébrations privées du pape. Lorsque Lomeli entra, les cardinaux avaient déjà pris place sur les bancs de bois, et les projecteurs de la télévision étaient branchés. Mgr Epifano attendait près de la porte en tenant l’étole de soie rouge du doyen, qu’il déposa soigneusement sur les épaules de Lomeli avant de marcher avec lui jusqu’à l’autel, entre les deux fresques de Michel-Ange représentant saint Pierre et saint Paul. Pierre, sur le mur de droite, se faisait crucifier, tête en bas. Il avait le cou tordu de telle façon qu’il semblait accuser d’un œil terrible quiconque avait la témérité de le contempler. Lomeli sentit le regard brûlant du saint lui vriller le dos jusqu’aux marches de l’autel.

Arrivé au micro, il se retourna pour faire face aux cardinaux. Ils se levèrent. Epifano lui présenta le mince livret de l’Ordo rituum conclavis, ouvert au chapitre deux concernant l’entrée en conclave. Lomeli fit le signe de croix.

— In nomine Patris et Filii et Spriritus Sancti.

— Amen.

— Chers frères, après avoir célébré le mystère divin, entrons maintenant en conclave pour élire le pontife romain…

Sa voix amplifiée remplit la petite chapelle. Mais, contrairement à ce qu’il avait ressenti pendant la messe dans la basilique, il n’éprouvait cette fois aucune émotion, aucune présence spirituelle. Les mots n’étaient que des mots : une incantation dépourvue de magie.

— Toute l’Église, unie à nous dans la prière, invoque constamment la grâce de l’Esprit-Saint, pour que soit élu parmi nous un digne Pasteur du troupeau du Christ.

« Que le Seigneur dirige nos pas sur la voie de la vérité, afin que, par l’intercession de la Bienheureuse Vierge Marie, des apôtres Pierre et Paul et de tous les saints, nous fassions toujours ce qu’il Lui plaît.

Epifano referma le livre et l’emporta. L’un des trois maîtres de cérémonie souleva la croix processionnelle posée près de la porte, les deux autres brandirent chacun un cierge, et le chœur commença à sortir en file de la chapelle en chantant la litanie des saints. Lomeli resta debout, face aux cardinaux, mains jointes, yeux clos, tête baissée, l’apparence même de la prière. Il espérait que les caméras de télévision s’étaient à présent détournées de lui, et que les plans rapprochés n’avaient pas trahi l’absence de grâce qu’il ressentait. La litanie s’assourdit tandis que le chœur traversait la Sala Regia vers la chapelle Sixtine. Il entendit le frottement des souliers des cardinaux contre le sol de marbre lorsqu’ils sortirent à leur tour.

Au bout d’un moment, Epifano lui glissa :

— Éminence, nous devrions y aller.

Lomeli leva les yeux et découvrit une chapelle presque vide. Il quitta donc l’autel et passa une nouvelle fois devant la crucifixion de saint Pierre en s’efforçant de garder le regard rivé sur la porte devant lui. Mais la force d’attraction du tableau était irrésistible. Et toi ? semblaient lui demander les yeux du saint martyrisé. En quoi serais-tu digne de choisir mon successeur ?

Dans la Sala Regia, des gardes suisses, en rang, se tenaient au garde-à-vous. Lomeli et Epifano rattrapèrent la queue de la procession. Les cardinaux psalmodiaient leur réponse — « Ora pro nobis » — à l’invocation chantée du nom de chaque saint. Ils pénétrèrent dans le vestibule de la chapelle Sixtine. Là, ils durent s’immobiliser pendant que l’on montrait leurs places à ceux qui les précédaient. À la gauche de Lomeli se trouvaient les poêles jumeaux dans lesquels seraient brûlés les bulletins de vote ; devant lui, le dos long et étroit de Bellini. Il avait envie de lui taper sur l’épaule, de se pencher vers lui pour lui souhaiter bonne chance. Mais les caméras de télé étaient partout, et il n’osa pas s’y risquer. De plus, il était certain que Bellini était en pleine communion avec Dieu.

Un instant plus tard, ils remontaient l’allée de bois temporaire, franchissaient la transenne et montaient sur le plancher surélevé de la chapelle. L’orgue jouait. Le chœur égrenait encore les noms des saints : « Sancte Antoni… Sancte Benedict… » La plupart des cardinaux se tenaient à leur place, derrière les rangées de longues tables. Bellini fut le dernier à être conduit à son siège. Lorsqu’il n’y eut plus personne dans l’allée, Lomeli s’avança sur la moquette beige jusqu’au pupitre sur lequel était posé l’Évangile ouvert pour le serment à prêter. Il retira sa barrette et la tendit à Epifano.

Le chœur entama le Veni Creator Spiritus :

Viens, Esprit Créateur,

Visite l’âme de tes fidèles,

Emplis de la grâce d’En Haut

Les cœurs que tu as créés…

Une fois l’invocation terminée, Lomeli se dirigea vers l’autel, large et étroit, placé au ras du mur tel un double manteau de cheminée. Au-dessus, Le Jugement dernier remplissait sa vision. Il devait l’avoir vu un bon millier de fois, mais n’avait jamais ressenti sa puissance comme ce fut le cas pendant ces quelques secondes. Il eut presque l’impression d’être aspiré par la fresque. Lorsqu’il monta les marches, il se retrouva nez à nez avec les damnés précipités vers l’enfer, et il dut prendre le temps de se ressaisir avant de se retourner vers le conclave.

Epifano tenait le livre ouvert devant lui, et il entonna la prière — « Ecclesia tuae, Domine, rector et custos » — avant de commencer à lire la formule de serment. Les cardinaux, qui suivaient le texte dans leur ordre de cérémonie, le prononcèrent avec lui :

— « Nous tous et chacun de nous, cardinaux électeurs présents à cette élection du souverain pontife, promettons, faisons le vœu et jurons d’observer fidèlement et scrupuleusement toutes les prescriptions contenues dans la Constitution apostolique…

« “De même, nous promettons, nous faisons le vœu et nous jurons que quiconque d’entre nous sera, par disposition divine, élu pontife romain, s’engagera à exercer fidèlement le munus petrinum de Pasteur de l’Église universelle…

« “Nous promettons et nous jurons surtout de garder avec la plus grande fidélité et avec tous, clercs et laïcs, le secret sur tout ce qui concerne d’une manière quelconque l’élection du Pontife romain et sur ce qui se fait dans le lieu de l’élection”…

Lomeli redescendit jusqu’au pupitre sur lequel reposait l’Évangile.

— Et moi, Jacopo Baldassare, cardinal Lomeli, je le promets, j’en fais le vœu et je le jure, prononça-t-il en posant la main sur le livre. Que Dieu m’y aide, ainsi que ces saints Évangiles que je touche de ma main.

Dès qu’il eut terminé, il gagna sa place, au bout de la longue table la plus proche de l’autel. Son voisin direct était le patriarche du Liban ; le siège d’après était occupé par Bellini. Lomeli n’avait plus rien à faire, sinon regarder les cardinaux se ranger en file indienne dans l’allée pour aller prêter serment chacun à leur tour. Il distinguait parfaitement chaque visage. Dans quelques jours, les producteurs de télévision pourraient piocher dans leurs enregistrements de la cérémonie pour trouver les images du nouveau pape à cet instant précis, alors qu’il posait la main sur l’Évangile, et à ce moment-là, son élection semblerait à tous inéluctable : c’était systématique. Roncalli, Montini, Wojtyla, même le pauvre petit Luciani, qui avait succombé après à peine un mois d’exercice : quand on les contemplait par la longue et majestueuse lunette du recul, tous paraissaient nimbés de l’aura de la destinée.

Tout en scrutant le défilé des cardinaux, il essaya de se représenter chacun revêtu de la blancheur pontificale. Sá, Contreras, Hierra, Fitzgerald, Santos, De Luca, Löwenstein, Jandaček, Brotzkus, Villanueva, Nakitanda, Sabbadin, Santini — ce pouvait être n’importe lequel d’entre eux. L’élu ne serait pas forcément l’un des favoris. Il y avait un vieux proverbe : « Qui entre pape au conclave en sort cardinal. » Personne n’avait misé sur le Saint-Père avant la dernière élection, et pourtant il avait obtenu la majorité aux deux tiers au quatrième tour. Ô Seigneur, fais que notre choix se porte sur un candidat digne, et puisses-Tu nous guider dans nos délibérations pour que notre conclave ne soit ni long ni source de discordes, mais un emblème de l’unité de Ton Église. Amen.

Le collège tout entier mit plus d’une demi-heure à prêter serment. Puis l’archevêque Mandorff, en tant que maître des célébrations liturgiques pontificales, s’avança jusqu’au micro, sous Le Jugement dernier. De sa voix calme et précise, en articulant distinctement les quatre syllabes, il psalmodia la formule officielle : « Extra omnes ! »

Les projecteurs de la télévision s’éteignirent, et les quatre maîtres de cérémonie, les prêtres et les officiels, les chanteurs, les agents de sécurité, les cadreurs de la télévision, le photographe officiel, une religieuse solitaire et le commandant de la Garde suisse en casque à plumet blanc entreprirent de quitter la chapelle.

Mandorff attendit que le dernier soit sorti, puis il parcourut l’allée moquettée jusqu’à la grande double-porte. Il était très exactement 16 h 46. La dernière vision que le monde extérieur eut du conclave fut celle de sa tête chauve et solennelle, puis les portes furent fermées de l’intérieur, et la transmission télévisée prit fin.

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