4 In pectore

La salle à manger était la pièce la plus vaste de la résidence Sainte-Marthe. Dotée d’un dallage de marbre et d’une grande verrière, elle occupait tous le flanc droit du hall. La rangée de plantes qui avait délimité la section où le Saint-Père prenait ses repas avait été retirée. On avait dressé quinze grandes tables rondes de huit convives, avec des bouteilles de vin et d’eau disposées au centre des nappes de dentelle blanche. Lorsque Lomeli sortit de l’ascenseur, la salle était comble. Le tumulte des voix qui se répercutaient contre les surfaces dures était convivial et plein d’impatience, comme à la première soirée d’un congrès d’affaires. Les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul avaient déjà servi un verre à de nombreux cardinaux.

Lomeli chercha Benítez du regard et le vit, qui se tenait seul derrière une colonne, juste à l’extérieur de la salle à manger. O’Malley avait réussi à lui dégoter une soutane à liseré et ceinture rouges de cardinal, mais elle était un peu trop grande pour son nouveau récipiendaire et lui donnait l’air désemparé. Lomeli s’avança vers lui.

— Éminence, êtes-vous bien installé ? Mgr O’Malley vous a-t-il procuré une chambre ?

— Oui, Doyen, merci. Au dernier étage, précisa-t-il en tendant la main pour lui montrer sa clé, comme s’il n’en revenait pas de se trouver dans un tel lieu. Il paraît qu’il y a une vue merveilleuse sur toute la ville, mais les volets ne veulent pas s’ouvrir.

— C’est pour vous empêcher de trahir nos secrets ou de recevoir des informations du monde extérieur, répondit Lomeli, qui, remarquant l’expression perdue de Benítez, s’empressa d’ajouter : Je plaisante, Éminence. C’est pareil pour nous tous. Bien, vous n’allez pas rester seul toute la soirée. Il n’en est pas question. Venez avec moi.

— Vraiment, Doyen, je suis très bien, ici, à observer.

— Ne dites pas de bêtises. Je vais vous présenter.

— C’est nécessaire ? Tout le monde est déjà en grande conversation…

— Vous êtes cardinal, désormais. Cela exige un peu de confiance en vous.

Il prit le Philippin par le bras et l’entraîna vers le centre de la salle, saluant d’un signe de tête affable les sœurs qui attendaient de servir le repas et se glissant entre les tables jusqu’au bon endroit. Il saisit alors un couteau et le fit tinter contre un verre à vin. Le silence se fit, à l’exception du vieil archevêque émérite de Caracas, qui continua de parler d’une voix forte jusqu’à ce que son compagnon lui fasse signe de se taire en désignant le doyen. Le Vénézuélien regarda autour de lui et se mit à tripoter son sonotone. Un couinement perçant fit grimacer et se rétracter ses voisins les plus proches. Il leva la main pour s’excuser.

Lomeli le salua d’un signe de tête.

— Merci, Éminence. Mes frères, ajouta-t-il. Je vous en prie, asseyez-vous.

Il attendit que chacun prenne une place.

— Éminences, avant de dîner, je voudrais vous présenter un nouveau membre de notre ordre, dont aucun de nous ne connaissait l’existence et qui n’est arrivé au Vatican que voici quelques heures.

Un mouvement se surprise parcourut la salle.

— Il s’agit là d’une procédure parfaitement légitime, connue sous le nom de création in pectore. Seuls Dieu et feu notre Saint-Père savent pourquoi il a fallu recourir à cette procédure. Mais je pense que nous pouvons le deviner. Le ministère de notre nouveau frère se révèle des plus dangereux, et il n’a pas été facile pour lui de venir nous rejoindre. Il a beaucoup prié avant d’entreprendre ce voyage. Autant de raisons pour nous de l’accueillir chaleureusement.

Il jeta un coup d’œil vers Bellini, qui gardait les yeux rivés sur la nappe.

— Par la grâce de Dieu, une fraternité de cent dix-sept membres vient de passer à cent dix-huit. Bienvenue dans notre ordre, Vincent Benítez, cardinal archevêque de Bagdad.

Il se tourna vers Benítez et l’applaudit. Pendant quelques secondes embarrassantes, ses mains furent les seules à battre. Mais, peu à peu, d’autres se joignirent aux siennes, et ce fut bientôt une véritable ovation. Benítez contempla avec stupéfaction les visages souriants qui l’entouraient.

Lorsque les applaudissements se turent, Lomeli embrassa la salle d’un geste.

— Éminence, accepteriez-vous de bénir notre repas ?

Benítez parut tellement effaré que, pendant un instant absurde, Lomeli douta qu’il eût jamais dit le bénédicité. Puis il bredouilla :

— Bien sûr, Doyen, ce serait un honneur.

Il fit le signe de croix et inclina la tête. Les cardinaux l’imitèrent. Lomeli ferma les yeux et attendit. Le silence dura très longtemps. Puis, au moment où Lomeli commençait à se demander s’il lui était arrivé quelque chose, Benítez parla :

— Bénissez-nous, Seigneur, bénissez ce repas, ceux qui l’ont préparé, et procurez du pain à ceux qui n’en ont pas. Et aidez-nous, Seigneur, alors que nous mangeons et buvons, à nous rappeler les affamés et les assoiffés, les malades et les esseulés. Remercions les sœurs qui ont préparé ce repas et s’apprêtent à nous le servir. Par Notre Seigneur Jésus-Christ, ainsi soit-il.

— Ainsi soit-il.

Lomeli se signa.

Les cardinaux levèrent la tête et déplièrent leur serviette. Les sœurs en uniforme bleu qui attendaient pour servir commencèrent à venir de la cuisine avec des assiettes de soupe. Lomeli prit Benítez par le bras et chercha des yeux une table où il pourrait trouver un accueil amical.

Il conduisit le Philippin vers ses compatriotes, le cardinal Mendoza et le cardinal Ramos, respectivement archevêques de Manille et de Cotabato. Ils étaient assis à une table avec divers autres cardinaux d’Asie et d’Océanie, et les deux hommes se levèrent en hommage à son approche. Mendoza se montra particulièrement chaleureux. Il fit le tour de la table pour venir serrer la main de Benítez.

— Je suis tellement fier. Nous sommes fiers. Le pays tout entier sera fier lorsqu’il apprendra votre élévation. Doyen, vous savez que cet homme est une légende pour nous dans le diocèse de Manille ? Vous savez ce qu’il a accompli ? demanda-t-il avant de se retourner vers Benítez. Ça fait combien de temps, maintenant ? Vingt ans ?

— Plus de trente ans, Éminence.

— Trente !

Mendoza se mit à égrener des noms : Tondo et San Andres, Bahala Na et Kuratong Baleleng, Payatas et Babong Silangan… Au départ, ils ne signifiaient rien pour Lomeli. Puis, peu à peu, il comprit qu’il s’agissait soit de bidonvilles où Benítez avait officié comme prêtre, soit de gangs de rue auxquels il s’était opposé en montant des missions de secours pour leurs victimes, principalement des enfants prostitués et des drogués. Les missions existaient toujours, et les gens parlaient encore du « prêtre à la voix douce » qui les avait fondées.

— C’est un tel plaisir pour nous de vous rencontrer enfin, conclut Mendoza en désignant Ramos pour l’inclure dans les sentiments qu’il exprimait.

Ramos acquiesça avec enthousiasme.

— Attendez, dit Lomeli.

Il plissa le front. Il voulait s’assurer qu’il avait bien compris.

— En fait, vous ne vous connaissiez pas, tous les trois ?

— Non, pas personnellement, répondirent les cardinaux en secouant la tête.

— Il y a des années que j’ai quitté les Philippines, précisa Benítez.

— Vous voulez dire que vous êtes au Moyen-Orient depuis tout ce temps ?

Une voix derrière lui s’écria :

— Non, Doyen… pendant très longtemps, il a été chez nous, en Afrique !

Huit cardinaux africains étaient assis à la table voisine. Le cardinal qui avait parlé, le vieil archevêque émérite de Kinshasa, Beaufret Muamba, se leva, fit signe à Benítez d’approcher et le serra contre sa poitrine.

— Bienvenue ! Bienvenue !

Il lui fit alors faire le tour de la table et, un par un, les cardinaux posèrent leur cuiller et se levèrent pour lui serrer la main. En les observant, Lomeli devina qu’aucun de ces hommes n’avait jamais rencontré Benítez non plus. Ils avaient de toute évidence entendu parler de lui, et même ils le révéraient, mais il avait toujours œuvré dans des lieux écartés, souvent hors des structures traditionnelles de l’Église. D’après ce que Lomeli put saisir — alors qu’il restait là à sourire, hocher la tête et écouter avec attention, comme il avait appris à le faire en tant que diplomate —, le ministère de Benítez en Afrique avait été comme son travail de rue à Manille : actif et dangereux. Il s’était impliqué dans l’implantation de cliniques et de refuges pour les femmes et les jeunes filles victimes de viols pendant les guerres civiles du continent.

Toute cette histoire commençait à s’éclaircir. Oui, Lomeli voyait à présent exactement pourquoi ce prêtre missionnaire avait séduit le Saint-Père, qui avait maintes fois répété que, selon lui, on rencontrait plus facilement Dieu dans les contrées les plus pauvres et déshéritées de la Terre que dans les paroisses confortables des pays industrialisés, et qu’il fallait du courage pour aller Le chercher. Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il se charge chaque jour de sa croix, et qu’il me suive. Car celui qui voudra sauver sa vie la perdra, mais celui qui la perdra à cause de moi la sauvera… Benítez était précisément le genre d’homme qui ne gravirait jamais un à un les échelons de la hiérarchie ecclésiastique — à qui cela ne viendrait même pas à l’idée — et qui ne serait jamais à l’aise en société. Comment alors aurait-il pu se retrouver catapulté en plein Collège des cardinaux sinon par la décision d’un soutien extraordinaire ? Oui, tout cela, Lomeli le comprenait. La seule chose qu’il ne s’expliquait pas était le secret. Aurait-il été beaucoup plus dangereux pour Benítez d’être publiquement reconnu comme cardinal que comme archevêque ? Et pourquoi le Saint-Père n’avait-il mis personne dans la confidence ?

Derrière lui, quelqu’un le pria poliment de s’écarter. L’archevêque de Kampala, Oliver Nakitanda, apportait une chaise supplémentaire et une poignée de couverts qu’il avait pris à une table voisine, et ses voisins se poussaient pour faire de la place à Benítez. Le nouvel archevêque de Maputo, dont Lomeli avait oublié le nom, fit signe à l’une des sœurs d’apporter une autre assiette de soupe. Benítez déclina un verre de vin.

Lomeli lui souhaita un bon appétit et s’éloigna. Deux tables plus loin, le cardinal Adeyemi monopolisait l’attention des convives. Les Africains riaient à l’une de ses anecdotes célèbres. Mais même ainsi, le Nigérian semblait distrait, et Lomeli remarqua qu’il jetait de temps à autre des regards teintés d’incrédulité et d’irritation en direction de Benítez.


Le nombre de cardinaux italiens participant au conclave était si disproportionné qu’il fallait plus de trois tables pour les faire tous asseoir. L’une d’elles était occupée par Bellini et ses partisans progressistes. À la deuxième, Tedesco présidait le groupe des traditionalistes. À la troisième, dînaient les cardinaux qui ne s’étaient pas encore décidés entre les deux factions ou bien qui entretenaient des ambitions secrètes. Lomeli constata avec consternation qu’on lui avait réservé une place à chacune de ces tables. Ce fut Tedesco qui le repéra en premier.

— Doyen ! l’appela-t-il avec une fermeté qui rendait tout refus impossible.

Ils avaient fini la soupe et étaient passés aux entrées. Lomeli s’assit en face du patriarche de Venise et accepta un demi-verre de vin. Par politesse, il prit aussi un peu de jambon et de mozzarella alors qu’il n’avait pas faim. Il y avait autour de la table les archevêques les plus conservateurs — Agrigente, Florence, Palerme, Pérouse — et Tutino, le préfet disgracié de la Congrégation pour les évêques, que l’on avait toujours considéré comme un progressiste, mais qui espérait sans doute qu’un pontificat de Tedesco pourrait relancer sa carrière.

Le patriarche avait une curieuse façon de manger. Il tenait son assiette de la main gauche et la vidait à la fourchette avec une grande rapidité de la main droite. Et, en même temps, il ne cessait de jeter des regards d’un côté et de l’autre, comme s’il craignait qu’on ne vienne lui voler sa nourriture. Lomeli mettait cela sur le compte de ses origines pauvres, au sein d’une famille très nombreuse et affamée.

— Alors, Doyen, commença Tedesco, la bouche pleine, votre homélie est prête ?

— Mais oui.

— Et elle sera en latin, j’espère ?

— Elle sera en italien, Goffredo, comme vous le savez parfaitement.

Leurs voisins de table avaient interrompu leurs conversations pour écouter. On ne pouvait jamais deviner ce que Tedesco allait dire.

— Quel dommage ! Si c’était à moi de le faire, je tiendrais à la dire en latin.

— Mais alors personne ne la comprendrait, Éminence, et ce serait une tragédie.

Tedesco fut le seul à rire.

— Oui, oui, j’avoue que mon latin n’est pas très bon, mais je vous l’infligerais à tous, dans le seul but de faire passer un message. Car ce que je voudrais dire, dans mon pauvre latin de paysan, c’est que le changement produit presque invariablement l’effet inverse de l’amélioration recherchée, et que nous devrions garder cela à l’esprit quand viendra le moment de choisir notre pape. L’abandon du latin, par exemple…

Il essuya le gras de ses lèvres épaisses avec sa serviette et l’examina. Il parut un instant distrait puis reprit :

— Regardez autour de vous, Éminence, observez comment inconsciemment, instinctivement, nous nous sommes rangés en fonction de nos langues d’origine. Nous, les Italiens, nous sommes ici, le plus près des cuisines, très logiquement. Les hispanophones sont assis là. Les anglophones là-bas, près de l’entrée. Quand vous et moi étions enfants, Doyen, et que la messe tridentine était encore la liturgie du monde entier, tous les cardinaux d’un conclave pouvaient bavarder en latin. Mais en 1962, les progressistes ont insisté pour qu’on se débarrasse d’une langue morte afin de faciliter la communication, et qu’est-ce qu’on constate à présent ? Ils n’ont réussi qu’à rendre la communication plus difficile !

— C’est peut-être vrai dans le cadre restreint d’un conclave. Mais l’argument ne s’applique guère à la mission de l’Église universelle.

— L’Église universelle ? Comment peut-on considérer qu’une chose est universelle quand elle s’exprime dans cinquante langues différentes ? Le langage est vital. Parce que, avec le temps, du langage naît la pensée, et de la pensée naissent la philosophie et la culture. Soixante ans se sont écoulés depuis Vatican II, et déjà, cela ne signifie plus la même chose d’être catholique en Europe, en Afrique, en Asie ou en Amérique du Sud. Nous sommes devenus, au mieux, une confédération. Regardez ce qui se passe ici, Doyen… voyez comme la langue nous divise lors d’un simple repas comme celui-ci, et dites-moi qu’il n’y a rien de vrai dans mes propos.

Lomeli refusa de répondre. Le raisonnement de Tedesco était absurde, mais il était déterminé à rester neutre. Il ne se laisserait pas entraîner dans un débat. Et puis on ne pouvait jamais savoir si l’homme plaisantait ou parlait sérieusement.

— Tout ce que je peux dire, c’est que si telle est votre opinion, Goffredo, vous trouverez mon homélie très décevante.

— L’abandon du latin, insista Tedesco, finira par nous mener à l’abandon de Rome. Vous verrez.

— Oh, allons… ça dépasse les bornes, même venant de vous !

— Je suis tout à fait sérieux, Doyen. Bientôt, certains ne se gêneront plus pour demander : pourquoi Rome ? Cela se murmure déjà. Il n’y a aucune règle dans la doctrine ni dans les Écritures qui stipule que le pape doive siéger à Rome. Il pourrait ériger le trône de Saint-Pierre n’importe où. Notre mystérieux nouveau cardinal vient des Philippines, si je ne m’abuse ?

— Oui, vous le savez très bien.

— Nous avons donc maintenant trois cardinaux électeurs originaires de ce pays, qui compte — quoi ? — quatre-vingt-quatre millions de catholiques. En Italie, nous en avons cinquante-sept millions — dont la majorité ne communie jamais quoi qu’il arrive — et cependant nous avons vingt-six cardinaux électeurs ! Vous pensez que cette anomalie va durer encore longtemps ? Si oui, vous avez perdu l’esprit.

Il jeta sa serviette.

— Je suis allé trop loin et je m’en excuse, reprit-il. Mais je crains que ce conclave ne soit notre dernière chance de préserver notre Sainte Mère l’Église. Encore dix ans comme la décennie qui vient de s’écouler — un autre Saint-Père comme le dernier — et elle cessera d’exister telle que nous la connaissons.

— Alors en fait, ce que vous dites, c’est que le prochain pape doit absolument être italien.

— Oui, c’est ça ! Pourquoi pas ? Il y a plus de quarante ans que nous n’avons pas eu de pontife italien. Il n’y a jamais eu pareil interrègne dans toute l’histoire. Nous devons récupérer le pontificat, Doyen, pour sauver l’Église romaine. Tous les Italiens pourraient bien s’entendre là-dessus, non ?

— En tant qu’Italiens, nous pouvons tomber d’accord là-dessus, Éminence. Mais comme nous ne pourrons jamais nous entendre sur le reste, je suppose que tout joue contre nous. Je dois maintenant faire un peu le tour de nos collègues. Passez une bonne soirée.

Là-dessus, Lomeli se leva, salua d’un mouvement les cardinaux et alla s’asseoir à la table de Bellini.


— On ne te demandera pas à quel point tu as apprécié de rompre le pain avec le patriarche de Venise. Ton visage nous dit tout ce que nous voulons savoir.

L’ancien secrétaire d’État était entouré de sa garde prétorienne : Sabbadin, archevêque de Milan ; Landolfi de Turin ; Dell’Acqua de Bologne ; et deux membres de la Curie — Santini, qui était non seulement préfet de la Congrégation pour l’éducation catholique, mais aussi cardinal protodiacre, et qui, à ce titre, serait chargé d’annoncer le nom du prochain pape depuis le balcon de la basilique Saint-Pierre ; et le cardinal Panzavecchia, qui dirigeait le Conseil pontifical pour la Culture.

— Je dois au moins lui reconnaître ça, répliqua Lomeli en prenant un autre verre de vin pour calmer sa colère. Il n’a visiblement pas l’intention de tempérer ses opinions pour gagner des voix.

— Ça n’a jamais été son genre. Je l’admire plutôt pour ça.

Sabbadin, connu pour son cynisme et qui était ce que Bellini avait de plus proche d’un chef de campagne, commenta :

— Il a eu la sagesse de rester à l’écart de Rome jusqu’à aujourd’hui. Avec Tedesco, moins il en fait, plus ça lui rapporte. Une seule interview à cœur ouvert dans un journal l’aurait laminé. Mais là, il s’en sortira bien demain, je pense.

— Qu’est-ce que tu entends par « bien » ? interroga Lomeli.

Sabbadin regarda Tedesco. Il hocha légèrement la tête d’un côté puis de l’autre, pareil à un fermier évaluant une bête dans une foire.

— Je dirais qu’il fera quinze voix au premier tour.

— Et ton poulain ?

— Ne me dis rien ! s’écria Bellini en se couvrant les oreilles. Je ne veux pas savoir.

— Entre vingt et vingt-cinq. Certainement devant au premier tour. C’est demain soir que ça va se corser. Il faut qu’on se débrouille pour lui obtenir la majorité aux deux tiers. Et ça fait quand même soixante-dix-neuf voix.

Une expression angoissée passa sur le visage pâle et émacié de Bellini. Lomeli songea qu’il avait plus que jamais l’air d’un saint martyr.

— S’il vous plaît, parlons d’autre chose. Je ne prononcerai pas une parole pour tenter de gagner ne serait-ce qu’une seule voix. Si nos frères ne me connaissent pas déjà après toutes ces années, il n’y a rien que je pourrais dire en l’espace d’une soirée qui pourra les convaincre.

Ils se turent pendant que les sœurs s’activaient autour de la table pour servir le plat principal : des escalopes de veau. La viande paraissait caoutchouteuse et la sauce figée. Si quelque chose peut pousser le conclave à se conclure rapidement, pensa Lomeli, c’est bien la nourriture. Lorsque les sœurs eurent posé la dernière assiette, Landolfi — qui, à soixante-deux ans était le plus jeune cardinal présent — reprit avec sa déférence coutumière :

— Vous n’aurez rien à dire, Éminence, naturellement, ce sera à nous de le faire. Mais si nous devions expliquer aux indécis ce que vous défendez, comment voudriez-vous que nous leur répondions ?

Bellini désigna Tedesco d’un mouvement de tête.

— Dites-leur que je défends tout ce qu’il attaque. Ses croyances sont sincères, mais ce sont des absurdités sincères. Nous ne retournerons jamais au temps de la liturgie en latin, avec des prêtres qui célèbrent la messe en tournant le dos à la congrégation et des familles de dix enfants parce que Mamma et Papà ne savent pas faire autrement. C’était une époque vilaine et répressive, et nous devrions être heureux qu’elle soit derrière nous. Dites-leur que je suis pour le respect des autres formes de foi et l’acceptation des différences d’opinion au sein de notre propre Église. Dites-leur que je crois que les évêques devraient avoir plus grande latitude et que les femmes devraient pouvoir jouer un rôle plus important à l’intérieur de la Curie…

— Attends, l’interrompit Sabbadin. Vraiment ?

Il fit la grimace en produisant un petit bruit de succion désapprobateur.

— Je crois qu’on devrait tout simplement éviter le sujet des femmes. Ça ouvrirait à Tedesco un boulevard pour faire des siennes. Il prétendrait que tu défends l’ordination des femmes, ce qui n’est pas le cas.

Peut-être était-ce dans l’imagination de Lomeli, mais il crut percevoir une infime hésitation avant que Bellini ne précise :

— J’accepte que le problème de l’ordination des femmes ne soit pas abordé de mon vivant — et il restera sans doute clos pendant pas mal de vies à venir.

— Non, Aldo, répliqua fermement Sabbadin. Le sujet est définitivement clos. Il a fait l’objet d’une lettre apostolique : la doctrine de l’ordination sacerdotale exclusivement réservée aux hommes est fondée sur la Parole de Dieu écrite…

— « Proposée infailliblement par le Magistère ordinaire et universel ». Oui, je connais le principe. Peut-être pas la déclaration la plus avisée de saint Jean-Paul, mais bon, voilà. Non, bien sûr que je ne propose pas l’ordination des femmes. Mais rien ne nous empêche de faire entrer les femmes aux plus hauts échelons de la Curie. C’est un travail administratif, pas sacerdotal. Le Saint-Père en parlait souvent.

— C’est vrai, mais il n’a jamais rien fait pour ça. Comment une femme pourrait-elle donner des ordres à un évêque, sans parler d’en choisir un, alors qu’elle n’a même pas le droit de célébrer la communion ? Le Collège verrait ça comme une ordination détournée.

Bellini piqua deux ou trois fois sa fourchette dans son escalope, puis la reposa. Il mit les coudes sur la table, se pencha en avant et les regarda tous, les uns après les autres.

— Écoutez-moi, mes frères, je vous en prie. Soyons parfaitement clairs. Je ne cherche pas le pontificat. Je le redoute. Je n’ai donc nullement l’intention de dissimuler mes opinions ni de feindre d’être ce que je ne suis pas. Je vous presse donc — je vous supplie — de ne pas faire campagne pour moi. Pas un mot. C’est compris ? Voilà, je crois que je n’ai plus très faim, alors, si vous voulez bien m’excuser, je vais me retirer dans ma chambre.

Ils l’observèrent s’éloigner, sa silhouette de cigogne bondissant avec raideur entre les tables puis dans le hall avant de disparaître dans l’escalier. Sabbadin retira ses lunettes, souffla sur les verres et les essuya avec sa serviette avant de les remettre sur son nez. Il ouvrit un calepin noir.

— Bon, mes amis, vous l’avez entendu comme moi, dit-il. Et maintenant, je suggère qu’on se partage le travail. Rocco, poursuivit-il en s’adressant à Dell’Acqua, c’est toi qui t’exprimes le mieux en anglais : tu t’occupes des Nord-Américains, et de nos confrères d’Irlande et de Grande-Bretagne. Qui d’entre nous parle bien espagnol ?

Panzavecchia leva la main.

— Parfait. À toi de discuter avec les Sud-Américains. Je parlerai à tous les Italiens qui ont peur de Tedesco… c’est-à-dire la majorité. Gianmarco, dit-il à Santini, avec ton travail à la Congrégation pour l’éducation, tu connais bon nombre des Africains, tu veux bien te charger d’eux ? Il va sans dire qu’on évite de faire mention des femmes à la Curie…

Lomeli découpa son escalope de veau en tout petits morceaux et les mangea un par un. Il écouta Sabbadin faire le tour de la table. Le père de l’archevêque de Milan avait été un important sénateur de la Démocratie chrétienne, et Sabbadin comptait les suffrages depuis le berceau. Lomeli devinait qu’il serait secrétaire d’État sous un pontificat de Bellini. Lorsqu’il eut terminé de distribuer ses missions, il referma son calepin, se servit un verre de vin et se redressa avec un air satisfait.

Lomeli leva les yeux de son assiette.

— J’imagine donc que tu ne crois pas à la sincérité de notre ami quand il dit qu’il ne veut pas être pape.

— Oh, je le crois parfaitement sincère, et c’est l’une des raisons pour lesquelles je le soutiens. Les hommes les plus dangereux — ceux qu’il faut empêcher d’être élus — sont ceux qui veulent sérieusement le devenir.


Lomeli avait surveillé Tremblay toute la soirée, mais ce ne fut qu’à la fin du dîner, alors que les cardinaux faisaient la queue pour prendre le café dans le hall, qu’il eut l’occasion de l’approcher. Le Canadien se trouvait dans un coin, une tasse et une soucoupe à la main, et en train d’écouter l’archevêque de Colombo, Asanka Rajapakse, de l’avis de tous le plus grand casse-pieds de tout le conclave. Tremblay ne le quittait pas des yeux et se tenait incliné vers lui en opinant, l’air absorbé. Lomeli l’entendait murmurer régulièrement :

— Absolument… absolument…

Il attendit à côté. Il sentait que Tremblay avait conscience de sa présence et qu’il l’ignorait à dessein, espérant qu’il se découragerait et s’en irait. Mais Lomeli était déterminé et, à la fin, ce fut Rajapakse, dont le regard ne cessait de se porter sur le doyen, qui interrompit à contrecœur son propre monologue en déclarant :

— Je crois que le doyen voudrait vous parler.

Tremblay se retourna et sourit.

— Jacopo, comment ça va ? s’écria-t-il. Ça a été une belle soirée.

Il avait les dents d’une blancheur aussi éclatante qu’artificielle, et Lomeli le soupçonna de les avoir fait blanchir pour l’occasion.

— Pourrais-je vous emprunter un instant, Joe ? s’enquit le doyen.

— Oui, bien sûr, fit Tremblay, qui se retourna vers Rajapakse. Nous pourrions peut-être poursuivre notre conversation plus tard ?

Le Sri-Lankais salua les deux hommes et se retira. Tremblay semblait regretter son départ, et, lorsqu’il reporta son attention sur Lomeli, sa voix trahissait son irritation.

— De quoi s’agit-il ?

— Pourrions-nous nous entretenir dans un endroit plus privé ? Votre chambre, peut-être ?

Les dents brillantes du Canadien s’effacèrent, et sa bouche retomba. Lomeli pensa qu’il allait refuser.

— Eh bien, je suppose, si c’est nécessaire. Mais que ce soit bref, si ça ne vous dérange pas. Il faut encore que je parle à certains confrères.

Sa chambre se situait au premier étage. Il précéda Lomeli dans l’escalier et le long du couloir. Il marchait vite, comme s’il avait hâte de se débarrasser de cette affaire. Il ouvrit la porte d’une suite en tous points semblable à celle du Saint-Père. Toutes les lumières — plafonnier, lampes de chevet, de bureau et même de salle de bains — étaient allumées. Elle paraissait aussi stérile et rutilante qu’une salle d’opération, rigoureusement dépourvue de tout objet personnel à l’exception d’une bombe de laque sur la table de chevet. Tremblay ferma la porte. Il n’invita pas Lomeli à s’asseoir.

— De quoi s’agit-il ?

— C’est à propos de votre dernier entretien avec le Saint-Père.

— Oui, et alors ?

— J’ai appris que cela s’était mal passé. Qu’en est-il ?

Tremblay se frotta le front et fronça les sourcils, comme s’il faisait un gros effort de mémoire.

— Non, pas que je me souvienne.

— Eh bien, pour être plus précis, on m’a appris que le Saint-Père avait exigé votre démission de tous vos postes.

— Ah ! Cette ineptie ! s’exclama-t-il, manifestement rasséréné. Cela provient de l’archevêque Woźniak, je présume ?

— Je ne peux rien dire.

— Pauvre Woźniak. Vous savez ce que c’est ? fit Tremblay en faisant mine de vider un verre. Nous allons devoir veiller à ce qu’il reçoive un traitement approprié dès que tout cela sera terminé.

— Il n’y a donc rien de vrai quand on prétend que lors de cette rencontre, on vous a limogé ?

— Mais non, rien du tout ! C’est tellement ridicule ! Demandez à Mgr Morales. Il était présent.

— Je le ferais si je le pouvais, mais vous savez très bien que c’est impossible puisque nous sommes cloîtrés ici.

— Je vous assure qu’il confirmera mes dires.

— Sans doute. Cependant, cela paraît tout de même curieux. Auriez-vous une idée de la raison pour laquelle on ferait circuler une histoire pareille ?

— J’aurais cru que c’était évident, Doyen. Mon nom a été mentionné dans la liste des papes possibles — c’est totalement absurde, inutile de le préciser, mais vous avez dû entendre la rumeur — et quelqu’un cherche à me salir avec des calomnies.

— Et vous pensez que cette personne est Woźniak ?

— Qui d’autre ? Je sais qu’il est allé voir Morales avec une histoire comme quoi le Saint-Père lui aurait confié quelque chose… Je le sais parce que Morales me l’a répété. Mais il n’a jamais osé m’en parler directement.

— Et vous mettez cela entièrement sur le compte d’une intrigue visant à vous discréditer ?

— Je crains bien que cela ne se réduise à ça. C’est très triste, assura Tremblay en joignant les mains. J’évoquerai l’archevêque dans mes prières, ce soir, et je demanderai à Dieu de l’aider à surmonter ses problèmes. Et maintenant, si vous voulez bien m’excuser, je voudrais redescendre.

Il fit un pas vers la porte, mais Lomeli lui barra le chemin.

— Juste une dernière question, si c’est possible, simplement pour ma tranquillité d’esprit : pourriez-vous me dire de quoi vous avez parlé avec le Saint-Père lors de cette dernière conversation ?

L’indignation venait aussi facilement à Tremblay que la piété et les sourires. Sa voix prit un ton métallique.

— Non, Doyen, je ne le peux pas. Et, pour être sincère, je suis choqué que vous attendiez de moi de livrer une conversation privée, alors qu’il s’agit des dernières paroles que j’ai échangées avec le Saint-Père.

Lomeli posa la main sur son cœur et inclina légèrement la tête en guise d’excuse.

— Je comprends parfaitement. Pardonnez-moi.

Le Canadien mentait, bien sûr, et ils le savaient tous les deux. Lomeli s’écarta. Tremblay ouvrit la porte. Ils remontèrent le couloir en silence et se séparèrent dans l’escalier, le Canadien descendant dans le hall pour reprendre ses conversations, le doyen gravissant un nouvel étage avec lassitude pour retrouver sa chambre et ses doutes.

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