7 Le premier tour

Plus tard, quand les spécialistes payés pour analyser le conclave tenteraient de percer le mur du secret et de reconstituer ce qui s’était exactement passé, leurs sources s’accorderaient toutes sur un point : les divisions commencèrent à l’instant où Mandorff ferma les portes.

Il ne restait plus dans la chapelle Sixtine que deux hommes non électeurs. Mandorff était l’un d’eux ; l’autre étant le plus ancien résident du Vatican, le cardinal Vittorio Scavizzi, vicaire général émérite de Rome, âgé de quatre-vingt-quatorze ans.

Scavizzi avait été choisi par le Collège cardinalice peu après les funérailles du Saint-Père pour prononcer ce qui était décrit dans la Constitution apostolique comme « la deuxième méditation ». Il était stipulé que celle-ci devait intervenir immédiatement avant le premier tour car elle avait pour fonction de rappeler une dernière fois au conclave la lourde responsabilité qui lui incombait « d’agir avec une intention droite pour le bien de l’Église universelle ». Traditionnellement, cette méditation était confiée à un cardinal ayant dépassé les quatre-vingts ans, soit l’âge fatidique pour être électeur — autrement dit, c’était une fleur accordée à la vieille garde.

Lomeli ne se rappelait plus comment ils avaient fini par choisir Scavizzi. Il avait eu tellement d’autres problèmes en tête qu’il n’avait pas accordé beaucoup d’attention à cette décision. Il soupçonnait que la proposition avait dû émaner au départ de Tutino — c’était avant que l’on découvre que le préfet de la Congrégation pour les évêques, qui faisait l’objet d’une enquête pour l’agrandissement malheureux de son appartement, s’apprêtait à basculer dans le camp de Tedesco. Mais maintenant, tout en regardant l’archevêque Mandorff aider le vieil ecclésiastique à gagner le micro — son corps desséché penché de côté, ses notes farouchement serrées dans sa main arthritique et ses petits yeux brillants de détermination — Lomeli eut la soudaine prémonition d’ennuis à venir.

Scavizzi saisit le micro et le tira vers lui. Des bruits de chocs amplifiés se répercutèrent contre les murs de la chapelle. Il approcha son texte tout près de ses yeux. Pendant plusieurs secondes, rien ne se passa. Puis, peu à peu, de sa respiration rauque et difficile commencèrent à émerger des mots.

— Mes frères cardinaux, en cette heure de grande responsabilité, nous écoutons avec une attention particulière ce que le Seigneur nous dit à travers Ses paroles mêmes. Lorsque j’ai entendu le doyen de cet ordre prendre l’Épître aux Éphésiens de saint Paul comme un argument en faveur du doute dans son homélie de ce matin, je n’en ai pas cru mes oreilles. Le doute ! Est-ce réellement cela qui nous fait défaut dans le monde moderne ? Le doute ?

Un brouhaha léger se fit entendre sous la voûte — des murmures, des exclamations étouffées, une agitation sur les chaises. Lomeli sentait son sang battre contre ses tympans.

— Je vous implore, même à cette heure tardive, d’écouter ce que saint Paul a réellement dit : que nous devons parvenir, tous ensemble, à ne faire plus qu’un dans la foi et la connaissance du Fils de Dieu, afin que nous ne soyons plus des enfants, « ballottés et emportés à tout vent de la doctrine ».

« C’est d’un navire dans la tempête dont il parle, mes frères. C’est de la barque de saint Pierre, notre Sainte Église, qui, comme jamais auparavant dans son histoire, est à la merci « de l’imposture des hommes et de leur astuce à se fourvoyer dans l’erreur ». Les vents et les vagues qui malmènent notre vaisseau portent des noms divers — athéisme, nationalisme, agnosticisme, marxisme, libéralisme, individualisme, féminisme, capitalisme — mais chacun de ces « ismes » cherche à nous faire dévier de notre vrai chemin.

« Notre tâche, cardinaux-électeurs, est de choisir un nouveau capitaine qui ignorera ceux d’entre nous qui doutent et tiendra le gouvernail d’une main ferme. Chaque jour, de nouveaux « ismes » surgissent. Mais toutes les idées n’ont pas valeur égale. On ne peut donner le même poids à toutes les opinions. Une fois que l’on succombe à la « dictature du relativisme », comme on l’a appelé avec raison, et que l’on cherche à survivre en nous adaptant à toutes les sectes éphémères, tous les engouements modernistes, le bateau est perdu. Nous n’avons pas besoin d’une Église qui avancerait avec le monde, mais d’une église qui ferait avancer le monde.

« Prions le Seigneur que l’Esprit-Saint accompagne ces délibérations et vous oriente vers un pasteur qui mettra fin aux dérives de ces derniers temps — un pasteur qui nous guidera de nouveau vers la connaissance du Christ, vers Son amour, vers la joie véritable. Amen.

Scavizzi lâcha le micro, et une explosion de bruits amplifiés résonna dans toute la chapelle. Il s’inclina en tremblotant devant l’autel, puis prit le bras de Mandorff. S’appuyant lourdement sur l’archevêque, il boitilla lentement jusqu’au bout de l’allée, sous les yeux incrédules d’une assistance muette de stupeur. Le vieillard, lui, ne regarda personne, pas même Tedesco, qui était assis au premier rang, presque en face de Lomeli. Ce dernier comprenait maintenant pourquoi le patriarche de Venise avait paru de si bonne humeur. Il savait ce qui allait se passer. Peut-être même était-ce lui qui avait écrit le texte de la méditation.

Scavizzi et Mandorff disparurent derrière les grilles de la transenne. Dans le silence stupéfait qui régnait, il fut facile de suivre leurs pas sur le sol de marbre du vestibule, puis d’entendre les portes de la chapelle Sixtine s’ouvrir et se refermer et enfin la clé tourner dans la serrure.

Conclave. Du latin con clavis : « avec une clé » ; c’était ainsi que, depuis le XIIIe siècle, l’Église s’assurait que ses cardinaux parviendraient à une décision. Ils ne pourraient pas sortir de la chapelle, sauf pour manger et dormir, tant qu’ils n’auraient pas choisi de pape.

Les cardinaux-électeurs étaient enfin seuls.


Lomeli se leva et s’avança jusqu’au micro. Il se déplaçait avec lenteur, en réfléchissant à la meilleure façon de contenir le mal qui venait d’être fait. La nature personnelle de l’attaque l’avait blessé, naturellement. Mais cela l’inquiétait moins que la menace plus vaste qu’elle faisait peser sur sa mission, qui était par-dessus tout de maintenir la cohésion de l’Église. Il ressentait le besoin de ralentir les choses, de laisser la commotion s’apaiser afin de donner aux arguments en faveur de la tolérance une chance de revenir à la conscience des cardinaux.

Il se tourna vers le conclave à l’instant où la grosse cloche de Saint-Pierre sonnait 17 heures. Il leva les yeux vers les fenêtres. Le ciel était sombre. Il attendit que l’écho du dernier coup se fût dissipé.

— Mes frères cardinaux, après cette méditation stimulante…

Il marqua une pause, accueillie par quelques rires compatissants.

— Nous pouvons maintenant procéder aux actes de l’élection. Cependant, conformément à la Constitution apostolique, le vote peut être retardé si un membre du conclave a une objection. Quelqu’un veut-il remettre le vote à demain ? Je suis bien conscient que la journée a été exceptionnellement longue et que nous pourrions vouloir méditer plus longtemps sur ce que nous venons d’entendre.

Il y eut un silence, puis Krasinski se servit de sa canne pour se lever.

— Le monde a les yeux rivés sur la cheminée de la Sixtine, mes frères. Je pense qu’il paraîtrait pour le moins curieux que nous en restions là pour la nuit. Je crois que nous devrions voter.

Il se rassit précautionneusement. Lomeli jeta un regard en direction de Bellini, dont le visage demeurait impassible. Personne d’autre ne s’exprima.

— Très bien, dit Lomeli. Nous allons voter.

Il retourna à sa place prendre son livret du rituel et son bulletin, puis revint au micro.

— Mes chers frères, vous trouverez devant vous l’un de ces bulletins.

Il brandit le rectangle de papier et attendit que les cardinaux aient ouvert la chemise de cuir rouge posée devant chacun d’eux.

— Vous voyez qu’il porte « Je choisis pour souverain pontife » rédigé en latin sur la moitié supérieure, alors que la moitié inférieure comporte un espace libre pour y inscrire le nom de celui que vous désirez élire. Prenez garde que nul ne puisse voir ce que vous écrivez et évitez d’inscrire plusieurs noms, ou le vote serait nul. Et, s’il vous plaît, écrivez lisiblement mais d’une écriture autant que possible non reconnaissable.

« Et maintenant, si vous voulez bien passer au chapitre cinq, paragraphe soixante-six de la Constitution apostolique, vous verrez quelle procédure il convient de suivre.

Lorsqu’ils eurent ouvert leur livret du rituel, Lomeli lut le paragraphe concerné à voix haute, pour s’assurer que tout le monde comprenait :

— « Chaque cardinal électeur, selon l’ordre de préséance, après avoir écrit et plié son bulletin, le tenant levé de telle sorte qu’il puisse être vu, le porte à l’autel, près duquel se tiennent les scrutateurs et sur lequel il y a une urne couverte d’un plateau pour recevoir les bulletins. Arrivé là, le cardinal électeur prononce, à haute voix, le serment selon la formule suivante : Je prends à témoin le Christ Seigneur, qui me jugera, que je donne ma voix à celui que, selon Dieu, je juge devoir être élu. Après cela, il dépose son bulletin sur le plateau et, au moyen de celui-ci, il le met dans l’urne ; ayant fait cela, il s’incline vers l’autel et regagne sa place.

« Est-ce bien clair pour tout le monde ? Parfait. Scrutateurs, voulez-vous prendre vos positions, je vous prie ?

Les trois hommes qui devraient compter les bulletins avaient été tirés au sort la semaine précédente. Il y avait le cardinal Lukša, archevêque de Vilnius ; le cardinal Mercurio, préfet de la Congrégation pour le clergé ; et le cardinal Newby, archevêque de Westminster. Ils se levèrent de leurs places respectives, réparties dans différents coins de la chapelle, et se dirigèrent vers l’autel. Lomeli retourna à sa chaise et prit le stylo mis à sa disposition par le Collège. Il cacha son bulletin avec son bras, tel un étudiant à un examen qui ne veut pas que son voisin puisse voir ses réponses, et inscrivit en majuscules : BELLINI. Puis il le plia en deux, se leva en le tenant en l’air pour qu’il soit vu de tous et marcha jusqu’à l’autel.

— Je prends à témoin le Christ Seigneur, qui me jugera, que je donne ma voix à celui que, selon Dieu, je juge devoir être élu.

Il y avait sur l’autel une grande urne ouvragée, plus grande qu’un calice ordinaire, et recouverte d’une patène d’argent qui faisait office de couvercle. Sous le regard attentif des scrutateurs, il déposa son bulletin sur la patène, qu’il souleva ensuite à deux mains pour verser le bulletin dans l’urne. Il s’inclina ensuite vers l’autel et regagna sa place.

Venaient ensuite les trois patriarches des Églises d’Orient, suivis par Bellini. Celui-ci récita le serment avec un soupir dans la voix et, lorsqu’il retourna à sa place, il porta la main à son front et parut plongé dans ses pensées. Lomeli, trop tendu pour prier ou méditer, observa de nouveau les cardinaux qui défilaient devant lui. Tedesco semblait anormalement nerveux. Il se montra si maladroit en soulevant la patène qu’il fit tomber le bulletin sur l’autel et le récupéra vivement pour le glisser dans l’urne à la main. Lomeli se demanda s’il avait voté pour lui-même — c’était probablement le cas de Tremblay : il n’y avait rien dans les règles qui s’y opposait. Le serment stipulait seulement qu’on devait voter pour celui qu’on jugeait le plus digne d’être élu. Le Canadien s’approcha de l’autel les yeux baissés en signe de révérence, puis il les leva soudain vers Le Jugement dernier et fit un signe de croix appuyé. Si un autre cardinal ne doutait pas de ses propres capacités, c’était Adeyemi, qui prononça le serment de sa voix grondante bien reconnaissable. Il s’était fait connaître en tant qu’archevêque de Lagos, lorsque le Saint-Père avait fait sa première tournée en Afrique : il avait pour l’occasion organisé une messe suivie par une congrégation de plus de quatre millions de fidèles. Le pape avait plaisanté dans son homélie sur le fait que Joshua Adeyemi était bien le seul homme de toute l’Église qui aurait pu officier sans micro.

Vint ensuite Benítez, que Lomeli n’avait pas vu depuis la veille au soir. On pouvait au moins être certain que lui ne voterait pas pour lui-même. L’habit de chœur qu’on lui avait fourni était trop long. Son rochet touchait presque par terre, et il faillit marcher dessus en arrivant devant l’autel. Lorsqu’il eut voté et se retourna pour regagner son siège, il adressa à Lomeli un regard ironique. Lomeli hocha la tête et lui sourit d’un air encourageant. Le Philippin avait, songea-t-il, quelque chose d’attirant qui n’était pas facile à identifier, une sorte de grâce intérieure. Maintenant qu’on commençait à le connaître, il pourrait aller loin.

Le vote dura plus d’une heure. Il y eut bien au début quelques conversations murmurées, mais quand les scrutateurs eurent voté à leur tour et que l’ultime électeur — Bill Rudgard, le dernier cardinal-diacre — fut retourné s’asseoir, le silence parut absolu et éternel, semblable à l’infini de l’espace. Lomeli se dit que Dieu était entré dans la chapelle. Nous sommes si bien séquestrés que le temps et l’éternité se rencontrent.

Le cardinal Lukša souleva l’urne et la présenta au conclave, comme s’il allait célébrer l’eucharistie. Il l’agita ensuite plusieurs fois afin de mélanger les bulletins. Puis il la remit au cardinal Newby, qui, sans déplier les bulletins, les prit un par un en les comptant à voix haute pour les transférer dans une deuxième urne posée sur l’autel.

À la fin, l’Anglais annonça en italien, avec un fort accent :

— Cent dix-huit bulletins ont été déposés.

Le cardinal Mercurio et lui disparurent alors dans la Chambre des Larmes, la sacristie à gauche de l’autel qui abritait la tenue pontificale en trois tailles différentes, et en émergèrent presque aussitôt avec une petite table, qu’il portèrent devant l’autel. Le cardinal Lukša la recouvrit d’une nappe blanche et plaça l’urne contenant les bulletins au milieu. Newby et Mercurio retournèrent chercher trois chaises dans la sacristie, puis Newby défit le micro de son support et l’apporta sur la table.

— Mes frères, annonça-t-il, nous allons procéder au dépouillement du scrutin.

Le conclave parut enfin sortir de sa transe et se mit à bouger. Dans la chemise posée devant eux, on avait glissé pour chaque électeur une liste alphabétique de tous les cardinaux en droit de voter. Lomeli fut satisfait de constater qu’elle avait été réimprimée pendant la nuit pour y inclure Benítez. Il prit son stylo.

Lukša sortit le premier bulletin de l’urne, le déplia et nota le nom avant de le passer à Mercurio, qui fit de même. Mercurio le donna à son tour à Newby, qui perfora le bulletin à l’endroit où se trouvait le mot Eligo (je choisis) et l’enfila sur un fil de soie rouge à l’aide d’une aiguille d’argent. Il s’inclina ensuite vers le micro. Il avait la voix paisible et assurée que donnent les écoles anglaises huppées puis des études à Oxford.

— Le premier vote est en faveur du cardinal Tedesco.


Dès qu’un vote était annoncé, Lomeli cochait le nom du candidat. Il fut au départ impossible de déterminer qui avait l’avantage. Trente-quatre cardinaux — plus d’un quart du conclave — reçurent au moins une voix, et il fut dit par la suite que cela constituait un record. Certains votaient pour eux-mêmes, ou pour un ami, ou un compatriote. Assez tôt, Lomeli entendit prononcer son propre nom et se gratifia d’un trait sur sa liste. Il se sentit touché que quelqu’un ait pu le juger digne de l’honneur suprême ; il se demanda qui c’était. Mais en entendant son nom revenir plusieurs fois, il commença à s’inquiéter. Dans un milieu aussi restreint, il suffisait d’obtenir une demi-douzaine de voix pour entrer sérieusement dans la course, du moins en théorie.

Il garda la tête baissée, concentré sur son décompte, mais eut malgré tout conscience des regards que certains portaient sur lui depuis l’autre côté de l’allée. La compétition se révélait lente et serrée, et la répartition des soutiens curieusement aléatoire, de sorte que l’un des favoris pouvait obtenir deux ou trois voix de suite, puis plus rien pendant une vingtaine de bulletins. Néanmoins, après que quatre-vingts bulletins environ eurent été dépouillés, certains noms se détachaient clairement, et, comme prévu, les cardinaux qui avaient le potentiel pour devenir pape étaient Tedesco, Bellini, Tremblay et Adeyemi. Après une centaine de bulletins, rien ne les départageait encore vraiment. Mais alors, tout à la fin, quelque chose d’étrange se produisit. Il n’y eut plus une seule voix pour Bellini, et les derniers noms proclamés durent lui faire l’effet d’autant de coups de massue : Tedesco, Lomeli, Adeyemi, Tremblay, et enfin — étonnamment — Benítez.

Pendant que les scrutateurs s’entretenaient et vérifiaient leurs totaux, des conversations murmurées s’échangèrent dans toute la chapelle. Lomeli fit courir son stylo le long de sa liste, additionnant les voix. Il nota les chiffres à côté de chaque nom :

Tedesco 22

Adeyemi 19

Bellini 18

Tremblay 16

Lomeli 5

Autres 38

Le nombre de bulletins en sa faveur le consterna. Si l’on supposait qu’il avait détourné des partisans de Bellini, il avait très bien pu lui coûter la première place et, avec elle, le sentiment d’évidence qui aurait pu le mener à la victoire. En fait, plus il regardait les chiffres, plus ils apparaissaient décevants pour Bellini. Sabbadin, son directeur de campagne, n’avait-il pas prédit au dîner de la veille que son candidat était assuré d’être en tête au premier tour avec au moins vingt-cinq voix, et que Tedesco n’en obtiendrait pas plus de quinze ? Pourtant, Bellini arrivait troisième, derrière Adeyemi — ce que personne n’avait envisagé —, et alors que Tremblay n’était qu’à deux voix derrière lui. Une chose était certaine, conclut Lomeli : aucun candidat ne s’approchait des soixante-dix-neuf voix nécessaires pour gagner l’élection.

Il écouta distraitement Newby annoncer les résultats officiels : ils ne faisaient que confirmer ses propres calculs. Il feuilleta en même temps la Constitution apostolique jusqu’au paragraphe soixante-quatorze. Aucun des derniers conclaves n’avait duré plus de trois jours, mais cela ne signifiait pas que cela ne pouvait pas arriver. D’après les règles, ils étaient obligés de continuer à voter jusqu’à ce qu’ils trouvent un candidat qui réunisse les deux tiers des suffrages, si nécessaire en procédant à trente tours étalés sur douze jours. Ce n’était qu’à la fin de ce délai qu’ils auraient le droit d’utiliser un autre mode de scrutin où la majorité simple suffirait à élire un nouveau pape.

Douze jours — quelle perspective épouvantable !

Newby avait fini de donner les résultats. Il souleva le cordon de soie rouge sur lequel étaient enfilés les bulletins et en noua les deux extrémités avant de regarder le doyen.

Lomeli se leva et prit le micro. De l’estrade de l’autel, il voyait Tedesco examiner les chiffres des votes, Bellini garder les yeux dans le vide, Adeyemi et Tremblay discuter à voix basse avec leurs voisins.

— Mes frères cardinaux, cela met fin au premier tour. Aucun candidat n’ayant obtenu la majorité nécessaire, nous allons interrompre le vote jusqu’à demain matin. Vous voudrez bien, je vous prie, rester à vos places jusqu’à ce que les assistants soient revenus dans la chapelle. Et puis-je rappeler à Vos Éminences que vous ne devez emporter aucune trace écrite des votes de la Sixtine ? Vos notes seront donc récupérées afin d’être brûlées avec les bulletins. Il y a des cars dehors pour vous ramener à la résidence Sainte-Marthe. Je vous prierais humblement de ne pas parler du vote d’aujourd’hui en présence des chauffeurs. Merci pour votre patience. J’invite maintenant le dernier cardinal-diacre à demander que nous soyons délivrés.

Rudgard se leva et marcha jusqu’au fond de la chapelle. Ils l’entendirent frapper contre la double porte et appeler pour qu’on leur ouvre — « Aprite le porte ! Aprite le porte ! » — tel un prisonnier appelant ses gardiens. Il revint un instant plus tard accompagné de l’archevêque Mandorff, Mgr O’Malley et des autres maîtres de cérémonie. Les prêtres étaient munis de sacs en papier, et ils parcoururent les rangées de tables pour ramasser les décomptes des votes. Certains des cardinaux hésitèrent à remettre les leurs, et il fallut les convaincre de les jeter dans les sacs. D’autres s’y accrochèrent pour gagner quelques secondes, sans doute, pensa Lomeli, pour essayer de mémoriser les chiffres. Ou peut-être savouraient-ils simplement la seule preuve qui existerait jamais du jour où ils avaient reçu une voix pour devenir pape.


La plupart des cardinaux ne rejoignirent pas tout de suite les minibus mais se rassemblèrent dans le vestibule pour attendre de voir les bulletins et les notes brûler. Ce n’était pas rien, même pour un prince de l’Église, de pouvoir dire qu’il avait assisté à un tel spectacle.

Et le processus de vérification des votes n’était même pas encore terminé. Trois cardinaux, tirés eux aussi au sort avant le conclave pour être réviseurs, devaient désormais recompter les bulletins. Ces règles étaient vieilles de plusieurs siècles et témoignaient du peu de confiance que les Pères de l’Église avaient les uns dans les autres. Il aurait fallu une conspiration d’au moins six personnes pour truquer l’élection. Une fois la vérification effectuée, O’Malley s’accroupit, ouvrit le poêle rond et y fourra les sacs en papier et les bulletins enfilés sur le cordon rouge. Puis il frotta une allumette et la plaça soigneusement à l’intérieur. Lomeli trouva curieux de le voir procéder à une action aussi concrète. Il y eut un bruit sourd de combustion, et le tout s’enflamma aussitôt. O’Malley referma la petite trappe de fonte. Le second poêle, le carré, renfermait un fumigène composé d’un mélange de perchlorate de potassium, d’anthracène et de soufre. À 19 h 42, la cheminée métallique temporaire dressée au-dessus du toit de la chapelle Sixtine, et éclairée par un projecteur dans l’obscurité de novembre, se mit à cracher une fumée noire.


Alors que la procession des membres du conclave quittait la chapelle, Lomeli prit O’Malley à part. Ils se rangèrent dans un coin du vestibule, Lomeli tournant le dos aux poêles.

— Vous avez parlé à Morales ?

— Seulement au téléphone, Éminence.

— Et ?

O’Malley posa un doigt sur ses lèvres en regardant par-dessus l’épaule du doyen. Tremblay passait. Il plaisantait avec un groupe de cardinaux des États-Unis, son visage fade affichant une expression réjouie. Lorsque les Nord-Américains eurent disparu dans la Salla Regia, O’Malley répondit :

— Mgr Morales a répété qu’il ne voyait aucune raison qui pourrait empêcher le cardinal Tremblay d’être pape.

Lomeli hocha lentement la tête. Il ne s’était pas vraiment attendu à autre chose.

— Merci tout de même de lui avoir posé la question.

Une lueur rusée éclaira le regard d’O’Malley.

— Cependant, me pardonnerez-vous, Éminence, si je vous dis que je n’ai pas totalement cru notre bon prélat ?

Lomeli le dévisagea. Lorsque le Collège cardinalice n’était pas en conclave, l’Irlandais était secrétaire de la Congrégation pour les évêques. Il avait accès aux dossiers de cinq mille dignitaires de l’Église, et on le disait très doué pour dénicher des secrets.

— Pourquoi dites-vous cela ?

— Parce que, quand j’ai voulu savoir ce qui s’était dit précisément entre le Saint-Père et le cardinal Tremblay lors de leur dernière rencontre, Morales a tout fait pour me convaincre qu’ils n’avaient abordé que des questions de routine. Mon espagnol n’est pas parfait, mais il a tellement insisté qu’il a fini par éveiller mes soupçons. Alors j’ai sous-entendu — je ne l’ai pas réellement dit, j’espère —, disons que j’ai insinué dans mon mauvais espagnol que vous aviez pu voir un document qui allait à l’encontre de cette version des faits. Et il a répliqué que vous n’aviez pas à vous inquiéter pour le document : « El informe ha sido retirada. »

El informe ? Un rapport ? Il a dit qu’il y avait un rapport ?

— « Le rapport a été retiré », ce sont ses propres termes.

— Un rapport sur quoi ? Retiré quand ?

— Je n’en ai aucune idée, Éminence.

Lomeli réfléchit en silence. Il se frotta les yeux. La journée avait été longue, et il avait faim. Devait-il s’inquiéter de l’existence d’un rapport ou bien devait-il être rassuré par le fait que ce rapport n’existait plus ? Et de toute façon, cela importait-il puisque Tremblay n’était que quatrième ? Il leva soudain les mains : il ne pouvait pas s’occuper de ça maintenant, pas pendant qu’il était enfermé au conclave.

— Ce n’est probablement rien. Restons-en là pour l’instant. Je sais que je peux compter sur votre discrétion.

Les deux prélats traversèrent la Sala Regia. Un agent de sécurité posté sous une fresque de la Bataille de Lépante les suivit du regard. Il se détourna légèrement et murmura quelque chose dans sa manche ou dans le revers de son veston. Lomeli se demanda ce qu’ils avaient toujours de si important à dire pour prendre un ton aussi pressant.

— S’est-il passé quelque chose dans le monde extérieur que je devrais savoir ? interrogea-t-il.

— Pas vraiment. La presse internationale ne parle pas de grand-chose d’autre que du conclave.

— Pas de fuites, j’espère.

— Aucune. Les journalistes s’interviewent les uns les autres.

Ils entamèrent la descente de l’escalier, très long — une trentaine ou une quarantaine de marches — et éclairé de part et d’autre par des lumières électriques en forme de bougies ; très raide pour certains des plus vieux cardinaux.

— Je dois ajouter que le cardinal Benítez suscite beaucoup d’intérêt. Nous avons publié une biographie succincte, suivant vos instructions. J’y ai ajouté une note de contexte pour vous, en toute confidentialité. Il a bénéficié de la série de promotions la plus incroyable de tous les évêques de l’Église.

O’Malley tira une enveloppe des profondeurs de son habit et la remit à Lomeli.

La Repubblica pense que son arrivée théâtrale faisait partie d’un plan secret du Saint-Père.

— Secret ou pas, je serais ravi qu’il y ait un plan ! répliqua Lomeli en riant. Mais j’ai l’impression que le seul qui ait un plan pour ce conclave est Dieu Lui-même, et, jusqu’à présent, il paraît déterminé à le garder pour Lui.

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