Ce soir-là, durant le troisième dîner de leur isolement — du poisson peu identifiable baignant dans une sauce aux câpres — une humeur fébrile et inédite s’empara du conclave.
Les cardinaux formaient un électorat averti. Ils étaient tout à fait capables de « faire le calcul », comme ne cessait de les presser Paul Krasinski, l’archevêque émérite de Chicago, en passant de table en table. Ils se rendaient parfaitement compte qu’il s’agissait à présent d’une course à deux chevaux entre Tedesco et Tremblay : entre le principe inflexible d’un côté et le désir de compromis de l’autre côté ; entre un conclave qui pourrait s’éterniser dix jours encore et un vote qui pourrait s’achever le lendemain matin. Les factions œuvraient dans ce sens à l’intérieur de la salle.
Tedesco se plaça dès le début à côté d’Adeyemi, à la table des cardinaux africains. Comme à son habitude, il tenait son assiette d’une main et portait de l’autre la nourriture à sa bouche, s’interrompant de temps à autre pour fendre l’air d’un coup de fourchette et donner son avis. Lomeli — qui avait pris sa place traditionnelle parmi le contingent italien composé de Landolfi, Dell’Acqua, Santini et Panzavecchia — n’avait pas besoin d’entendre ce qu’il disait pour savoir qu’il glosait sur son thème de prédilection, la décadence des sociétés occidentales libérales. Et, à en juger par les hochements de tête solennels de ses auditeurs, il trouvait là des oreilles réceptives.
Pendant ce temps, le Québécois Tremblay mangeait le plat principal à la table de ses confrères francophones : Courtemarche de Bordeaux, Bonfils de Marseille, Gosselin de Paris, Kourouma d’Abidjan. Sa technique de campagne était à l’opposé de celle de Tedesco, qui aimait rassembler tout un cercle autour de lui pour prêcher la bonne parole. Tremblay, lui, ne cessait d’aller d’un groupe à un autre, ne s’attardant guère plus de quelques minutes avec chacun : il serrait des mains, étreignait des épaules, affichait une bonhomie de façade avec tel cardinal, échangeait des confidences murmurées avec tel autre. Il ne semblait pas avoir à proprement parler de directeur de campagne, mais Lomeli avait déjà entendu plusieurs des cardinaux d’avenir — des hommes comme Modesto Villanueva, l’archevêque de Tolède — déclarer haut et fort que Tremblay était le seul vainqueur possible.
De temps en temps, Lomeli laissait son regard dériver vers les autres. Bellini s’était assis dans le coin le plus reculé de la salle. Il semblait avoir renoncé à tenter d’influencer les indécis et s’était permis pour une fois de dîner avec ses confrères en théologie, à savoir Vandroogenbroek et Löwenstein, sans doute pour s’entretenir du thomisme, de la phénoménologie ou d’autres abstractions similaires.
Quant à Benítez, à l’instant où il était arrivé dans la salle à manger, il avait été invité à la table des anglophones. Lomeli ne voyait pas le visage du Philippin, qui lui tournait le dos, mais il pouvait observer l’expression de ses compagnons de table : Newby de Westminster, Fitzgerald de Boston, Santos, de Galveston-Houston, Rudgard de la Congrégation des causes des saints. Comme les Africains avec Tedesco, ils semblaient passionnés par les propos de leur invité.
Et pendant tout ce temps, entre les tables, portant plateaux et bouteilles de vin, évoluaient les religieuses en habit bleu et aux yeux baissés des Filles de la Charité de Saint-Vincent-de-Paul. Lomeli connaissait bien cet ordre depuis les années où il avait été nonce. Il était dirigé depuis la maison mère, rue du Bac à Paris. Le doyen s’y était rendu deux fois. Les dépouilles de sainte Catherine Labouré et de sainte Louise de Marillac reposaient dans la chapelle. Ces saintes et leurs sœurs n’avaient pas donné leur vie à l’Ordre pour devenir servantes de cardinaux. La vocation de leur société était de s’occuper des pauvres.
À la table de Lomeli, l’humeur était sombre. À moins de se forcer à voter pour Tedesco — ce qu’ils ne pouvaient décemment pas faire — ils devaient peu à peu accepter l’idée qu’ils ne connaîtraient sans doute plus jamais de pape italien avant de mourir. La conversation était assez décousue, mais le doyen était trop préoccupé pour y prêter grande attention.
Son entretien avec Benítez l’avait profondément troublé. Il lui était impossible de penser à autre chose. Se pouvait-il que, durant les trente dernières années, il ait vénéré l’Église plutôt que Dieu ? Parce que c’était bien à cela que se résumait en substance l’accusation portée par Benítez. Il en sentait au fond de son cœur la vérité — le péché ; l’hérésie. Était-ce donc si étonnant qu’il ait éprouvé de telles difficultés pour prier ?
Il eut une révélation semblable à celle qui l’avait frappé dans Saint-Pierre, pendant qu’il attendait de prononcer son homélie.
Bientôt, il n’y tint plus et repoussa sa chaise.
— Mes frères, annonça-t-il, je crains de n’avoir pas été d’une compagnie très agréable. Je crois que je vais monter me coucher.
Il y eut un chœur étouffé de « Bonsoir, Doyen » autour de la table.
Lomeli se dirigea vers le hall, passant dans l’ensemble inaperçu. Et parmi les rares confrères qui le remarquèrent, nul n’aurait pu deviner à son allure digne le vacarme qui résonnait à l’intérieur de son crâne.
À la dernière seconde, au lieu de prendre l’escalier, ses pas virèrent soudain et le conduisirent à la réception. Il s’enquit auprès de la religieuse assise derrière le comptoir si sœur Agnès était encore de service. Il devait être environ 21 h 30. Derrière lui, dans la salle à manger, on servait tout juste le dessert.
Quand sœur Agnès sortit de son bureau, quelque chose dans son attitude suggéra au doyen qu’elle l’attendait. Elle affichait un beau visage pâle et anguleux, et des yeux d’un bleu cristallin.
— Éminence ?
— Bonsoir, sœur Agnès. Je me demandais s’il serait envisageable d’échanger encore un mot avec sœur Shanumi ?
— J’ai bien peur que cela ne soit impossible.
— Pourquoi ?
— Elle est en route pour le Nigeria.
— Seigneur, voilà un retour au pays rapide !
— Il y avait un vol d’Ethiopian Airlines pour Lagos qui partait de Fiumicino ce soir. J’ai pensé qu’il valait mieux pour tout le monde qu’elle le prenne.
Le regard de la religieuse soutint le sien sans ciller.
Au bout d’un moment, Lomeli finit par dire :
— Dans ce cas, peut-être pourrais-je avoir un entretien privé avec vous ?
— Il me semble que c’est exactement ce que nous avons en ce moment, Éminence.
— Certes, mais peut-être pourrions-nous poursuivre cela dans votre bureau ?
Elle se montra réticente et prétendit qu’elle s’apprêtait à terminer son service. Mais elle finit par le conduire derrière la réception, dans la petite cellule vitrée. Les stores étaient baissés, et la seule lumière provenait d’une lampe de bureau. Sur la table, un vieux radio-cassette passait un chant grégorien. Il reconnut l’Alma Redemptoris Mater : « Sainte Mère du Rédempteur ». L’évidence de la piété de la sœur le toucha. Il se rappela que son ancêtre martyrisé pendant la Révolution française avait été béatifié. Elle éteignit la musique, et il ferma la porte derrière eux. Ils restèrent debout tous les deux.
— Comment sœur Shanumi s’est-elle retrouvée à Rome ?
— Je n’en ai pas la moindre idée, Éminence.
— Mais la malheureuse ne parlait pas même italien et n’avait jamais quitté le Nigeria auparavant. Elle n’a pas pu débarquer simplement ici sans que quelqu’un ait décidé de la faire venir.
— J’ai reçu une notification de la supérieure générale m’informant de son arrivée. Les dispositions ont donc été prises à Paris. Il faudrait demander rue du Bac, Éminence.
— C’est ce que je ferais si je n’étais, comme vous le savez, confiné ici pendant la durée du conclave.
— Vous n’aurez qu’à les interroger après.
— Cette information est importante pour moi maintenant.
Elle le dévisagea de ses yeux bleus indomptables. On aurait pu la guillotiner ou la brûler sur-le-champ, elle n’aurait pas cédé. Si jamais je m’étais marié, songea le doyen, j’aurais voulu une femme comme celle-ci.
— Aimiez-vous le Saint-Père, sœur Agnès ? dit-il d’une voix douce.
— Évidemment.
— Eh bien, je sais qu’il avait une affection particulière pour vous. En fait, je crois que vous l’impressionniez.
— Première nouvelle !
Le ton était dédaigneux. Elle n’était pas dupe. Et pourtant, une part d’elle-même ne pouvait s’empêcher d’être flattée et, pour la première fois, son regard vacilla légèrement.
Lomeli insista :
— Et je crois qu’il avait un peu d’affection pour moi aussi. Disons en tout cas que, lorsque j’ai voulu démissionner de mon poste de doyen, il a refusé. Sur le moment, je n’ai pas compris pourquoi, et, pour être honnête, je lui en ai voulu — que Dieu me pardonne. Mais je crois que je comprends aujourd’hui. Je pense qu’il se sentait mourir et qu’il voulait, je ne sais pas pourquoi, que ce soit moi qui dirige ce conclave. Alors, sans cesser de prier, c’est ce que j’essaie de faire… pour lui. Ainsi, quand je vous dis que j’ai besoin de savoir pourquoi sœur Shanumi s’est retrouvée à la résidence Sainte-Marthe, je ne vous le demande pas pour moi-même, mais pour notre ami commun, le pape.
— C’est ce que vous dites, Éminence, mais comment saurais-je ce qu’il aurait voulu que je fasse ?
— Demandez-le-Lui, sœur Agnès. Interrogez Dieu.
Pendant une bonne minute, elle ne répondit pas. Enfin, elle annonça :
— J’ai promis à la supérieure de ne rien dire. Et je ne dirai rien. Vous comprenez ?
Puis elle chaussa ses lunettes, s’assit devant l’ordinateur et se mit à taper avec une grande rapidité. Elle formait un curieux tableau — un tableau que Lomeli n’oublierait jamais — cette religieuse aristocratique d’un certain âge, le nez collé à l’écran et ses doigts virevoltant sur le clavier de plastique gris comme mus par une volonté propre. Le crépitement des touches s’anima crescendo puis ralentit, se réduisit à quelques battements isolés pour s’achever enfin sur une dernière note plaquée. Alors, la religieuse écarta les mains, se leva et s’éloigna du bureau pour gagner l’autre bout de la pièce.
Lomeli prit sa place. L’écran affichait un courriel de la supérieure générale en personne, daté du 3 octobre — deux semaines avant la mort du Saint-Père, remarqua-t-il — estampillé « confidentiel » et annonçant le transfert immédiat à Rome de sœur Shanumi Iwaro, de la communauté d’Oko dans la province d’Ondo, au Nigeria. Ma chère Agnès, entre nous et sans en rien divulguer publiquement, je vous serais reconnaissante de vous occuper personnellement de notre sœur, dont la présence a été requise par le préfet de la Congrégation pour l’évangélisation des peuples, Son Éminence le cardinal Tremblay.
Après avoir souhaité bonne nuit à sœur Agnès, Lomeli retourna dans la salle à manger. Il fit la queue pour obtenir un café, qu’il emporta dans le hall. Là, il prit place sur l’un des fauteuils rembourrés cramoisis qui tournaient le dos à la réception et il attendit, l’œil aux aguets. Ah, se dit-il, c’était un personnage, ce cardinal Tremblay ! Nord-Américain qui n’était pas américain, francophone qui n’était pas français, libéral doctrinaire qui était aussi conservateur social (à moins que ce ne fût l’inverse ?), défenseur du tiers-monde qui représentait la quintessence des pays industrialisés — comme il l’avait bêtement sous-estimé ! Déjà, Lomeli nota que le Canadien n’avait plus à aller chercher son café lui-même — Sabbadin le lui apporta —, puis l’archevêque de Milan accompagna Tremblay jusqu’à un groupe de cardinaux italiens, qui s’en remirent à lui sans hésiter et élargirent leur cercle pour inclure le cardinal canadien.
Lomeli sirota son café en attendant le bon moment. Il ne voulait pas de témoins pour ce qu’il projetait de faire.
Il arrivait qu’un cardinal vienne lui parler, alors il souriait et échangeait avec lui quelques plaisanteries — sans que rien dans son expression trahisse l’agitation à laquelle son esprit était en proie —, mais il s’aperçut qu’il lui suffisait de rester assis pour que tous comprennent l’allusion et s’éloignent. Un par un, les membres du conclave commencèrent à prendre le chemin de leur chambre.
Il était près de 23 heures, et la plupart des cardinaux s’étaient retirés, quand Tremblay se résolut enfin à mettre un terme à sa conversation avec les Italiens. Il leva la main en ce qui pouvait presque être interprété comme une bénédiction. Plusieurs des cardinaux inclinèrent légèrement la tête. Il se détourna, le sourire aux lèvres, et se dirigea vers l’escalier.
— Éminence… un mot, s’il vous plaît ?
Tremblay souriait toujours, et la bienveillance semblait émaner de toute sa personne.
— Bonsoir, Doyen. J’allais me coucher.
— Ça ne prendra qu’un instant. Venez.
Le sourire subsista, mais une lueur d’inquiétude parut dans les yeux de Tremblay. Néanmoins, il obéit au geste de Lomeli l’invitant à le suivre — au bout du hall, puis à gauche, dans la chapelle. L’annexe était déserte et plongée dans la pénombre. Derrière les vitres de verre trempé, le mur d’enceinte éclairé du Vatican baignait dans une lueur bleu-vert, semblable à un décor d’Opéra pour un rendez-vous nocturne, ou pour un meurtre. Le seul autre éclairage provenait des lampes au-dessus de l’autel. Lomeli se signa. Tremblay fit de même.
— Tout cela est bien mystérieux, commenta le Canadien. De quoi s’agit-il ?
— C’est très simple. Je veux que vous retiriez votre nom du prochain tour de scrutin.
Tremblay le dévisagea, l’amusement l’emportant encore, semblait-il, sur l’appréhension.
— Vous vous sentez bien, Jacopo ?
— Pardon, mais vous n’êtes pas l’homme qu’il faut pour être pape.
— C’est peut-être votre opinion. Quarante de nos frères sont d’un avis différent.
— Seulement parce qu’ils ne vous connaissent pas aussi bien que moi.
— Je trouve cela très triste, déclara Tremblay en secouant la tête. J’ai toujours apprécié votre sagesse et votre pondération. Mais depuis que nous sommes entrés en conclave, vous paraissez extrêmement troublé. Je prierai pour vous.
— Je pense que vous feriez mieux de garder vos prières pour le salut de votre âme. Il y a quatre choses que je sais à votre sujet et que nos frères ignorent. Premièrement, je sais qu’il y a eu un rapport sur vos activités. Deuxièmement, je sais que le Saint-Père a évoqué le problème avec vous quelques heures seulement avant de mourir. Troisièmement, je sais qu’il vous a démis de tous vos postes. Et quatrièmement, je sais maintenant pourquoi.
Dans la pénombre bleuâtre, le visage de Tremblay paraissait soudain pétrifié. Le Canadien semblait avoir pris un coup violent sur l’arrière du crâne. Il s’assit vivement sur le siège le plus proche et demeura un instant silencieux, les yeux rivés droit devant lui, sur le crucifix accroché au-dessus de l’autel.
Lomeli prit place sur la chaise juste derrière, puis il se pencha en avant et parla doucement à l’oreille de Tremblay.
— Vous êtes un homme bon, Joe, j’en suis sûr. Vous voulez servir Dieu de votre mieux. Malheureusement, vous pensez que vous avez les aptitudes pour devenir pape, et je dois vous dire que ce n’est pas le cas. Je vous parle en ami.
Tremblay ne se retourna pas.
— En ami ! marmonna-t-il avec autant d’amertume que de dérision.
— Oui, vraiment. Mais je suis aussi doyen du Collège et, à ce titre, j’ai des responsabilités. Ne pas agir en fonction de ce que je sais reviendrait pour moi à commettre un péché mortel.
— Et que savez-vous exactement qui ne soit pas de simples racontars ? répliqua le Canadien d’une voix creuse.
— Que, d’une façon ou d’une autre — j’imagine par l’intermédiaire de vos contacts dans nos missions en Afrique —, vous avez appris qu’il y a trente ans le cardinal Adeyemi avait succombé à la tentation, et vous vous êtes arrangé pour faire venir la femme impliquée à Rome.
D’abord, Tremblay n’esquissa pas un mouvement. Quand il finit par se retourner, il plissait le front, comme s’il essayait de se rappeler quelque chose.
— Comment êtes-vous au courant pour elle ?
— Peu importe. Ce qui compte, c’est que vous l’avez fait venir à Rome avec l’intention d’anéantir les chances d’Adeyemi de devenir pape.
— Je réfute catégoriquement cette accusation.
— Réfléchissez bien avant de parler, Éminence, le prévint Lomeli en agitant l’index en signe d’avertissement. Nous sommes dans un lieu consacré.
— Je peux le jurer sur une bible, si vous voulez. Je continuerai de nier.
— Soyons clairs : vous niez avoir demandé à la supérieure générale des Filles de la Charité de muter l’une de ses sœurs à Rome ?
— Non, je le lui ai bien demandé. Mais pas pour mon propre compte.
— Pour le compte de qui alors ?
— Pour celui du Saint-Père.
Lomeli recula avec incrédulité.
— Pour sauver votre candidature, vous n’hésitez pas à diffamer le Saint-Père dans sa propre chapelle ?
— Ce n’est pas de la diffamation, c’est la vérité. Le Saint-Père m’a donné le nom d’une sœur en Afrique et m’a demandé, en tant que préfet de la Congrégation pour l’évangélisation des peuples, de faire une requête privée auprès des Filles de la Charité pour la faire venir à Rome. Je n’ai pas posé de question. Je me suis simplement exécuté.
— C’est très difficile à croire.
— Eh bien, c’est vrai et, très franchement, je suis outré que vous puissiez penser autrement.
Il se leva. Toute son assurance lui était revenue, et il regardait Lomeli de haut.
— Je ferai comme si cette conversation n’avait jamais eu lieu.
Le doyen se leva à son tour. Il dut faire un effort pour empêcher la colère de transparaître dans sa voix.
— Malheureusement, elle a bien eu lieu, et à moins que vous ne fassiez savoir demain que vous ne voulez plus être considéré comme un candidat, j’informerai le conclave que le dernier acte officiel du Saint-Père a été de vous démettre de vos fonctions pour avoir cherché à faire chanter un confrère.
— Et sur quelle preuve vous fonderez-vous pour formuler cette assertion ridicule ? questionna Tremblay en écartant les mains. Il n’y en a pas.
Il se rapprocha d’un pas de Lomeli.
— Puis-je vous conseiller, Jacopo — et considérez que, moi aussi, je vous parle ici en ami —, de ne pas répéter ces propos diffamatoires à nos confrères ? Vos propres ambitions ne sont pas passées inaperçues. On pourrait y voir une tactique visant à noircir le nom d’un rival. Cela pourrait même avoir l’effet inverse de ce que vous recherchez. Vous vous souvenez de quelle façon les traditionalistes ont essayé d’éliminer le cardinal Montini en 63 ? Deux jours plus tard, il était pape !
Tremblay esquissa une génuflexion devant l’autel, se signa, salua Lomeli d’un ton glacial et quitta la chapelle, laissant le doyen du Collège des cardinaux écouter l’écho de ses pas diminuer sur le sol de marbre.
Durant les heures suivantes, Lomeli resta allongé sur son lit, tout habillé, à contempler le plafond. La seule source de lumière provenait de la salle de bains. Les ronflements d’Adeyemi lui parvenaient toujours à travers la cloison, mais Lomeli était cette fois tellement plongé dans ses pensées qu’il les entendait à peine. Il tenait entre ses mains le passe-partout que sœur Agnès lui avait prêté, le matin d’après la messe à Saint-Pierre, lorsque, de retour à la résidence, il s’était retrouvé enfermé dehors devant sa chambre. Il le tournait et le retournait entre ses doigts tout en priant et se parlant à lui-même, les deux propos se fondant en un long monologue.
Ô Seigneur, Tu m’as chargé de l’organisation de ce très saint conclave… mon devoir est-il simplement de m’assurer du bon déroulement des délibérations de mes confrères, ou ma responsabilité m’oblige-t-elle à intervenir et à influencer l’issue du scrutin ? Je suis Ton serviteur et tout entier soumis à Ta volonté… Quelles que soient les mesures que je prendrai, l’Esprit-Saint ne manquera pas de nous orienter vers un pontife digne… Guide-moi, Seigneur, je T’en supplie, dans l’accomplissement de Tes désirs… Serviteur, tu dois trouver seul ton chemin…
Par deux fois, il se leva de son lit et s’approcha de la porte, et par deux fois, il retourna s’allonger. Évidemment, il savait bien qu’il ne recevrait aucune révélation fulgurante, qu’il ne serait envahi par aucune certitude soudaine. Il n’attendait rien de tel. Dieu ne s’exprimait pas de cette façon. Il lui avait envoyé tous les signes dont il avait besoin. C’était à présent à lui d’agir. Et peut-être s’était-il toujours douté qu’il devrait en arriver là, ce qui expliquait pourquoi il n’avait pas rendu le passe et l’avait gardé dans le tiroir de sa table de chevet.
Il se leva pour la troisième fois et ouvrit la porte.
D’après la Constitution apostolique, après minuit, il ne devait rester personne d’autre que les cardinaux dans la résidence Sainte-Marthe. Les religieuses avaient été ramenées dans leurs quartiers. Les agents de sécurité étaient soit dans leurs voitures garées, soit en train de patrouiller le périmètre. Deux médecins de garde se tenaient prêts dans le palais Saint-Charles, à cinquante mètres à peine de la résidence. En cas d’urgence, médicale ou autre, les cardinaux étaient censés déclencher les alarmes incendie.
Dès qu’il eut vérifié qu’il n’y avait personne dans le couloir, Lomeli se dirigea rapidement vers le palier. Devant l’appartement du Saint-Père, les bougies votives vacillaient dans leur godets rouges. Il examina la porte et hésita une dernière fois. Quoi que je fasse, je le fais pour Toi. Tu lis en mon cœur. Tu sais que mes intentions sont pures. Je m’en remets à Ta protection. Il inséra la clé dans la serrure et la tourna. La porte s’entrouvrit à peine vers l’intérieur. Les rubans que Tremblay s’était empressé d’apposer après la mort du Saint-Père se tendirent, l’empêchant de s’écarter davantage. Lomeli examina les scellés. Les disques de cire rouge portaient les armes de la Chambre apostolique, deux clés croisées sous un parasol à demi ouvert. Leur fonction était purement symbolique : ils ne résisteraient pas à la moindre pression. Il poussa un peu plus fort sur la porte. La cire se fissura, puis céda. Les rubans s’échappèrent, et la voie fut libre pour entrer dans l’appartement du pape. Le doyen se signa, franchit le seuil et referma la porte derrière lui.
Il y régnait une odeur fétide de renfermé. Il chercha le commutateur à tâtons. Le salon familier était exactement tel qu’il l’avait vu la nuit de la mort du Saint-Père. Les rideaux jaune citron soigneusement tirés. Le sofa et les deux fauteuils à dossier coquillage bleus. La table basse. Le prie-Dieu. Le bureau, au pied duquel s’appuyait la vieille sacoche de cuir noir élimée.
Il s’assit au bureau et ramassa la serviette, la posa sur ses genoux et l’ouvrit. Elle contenait un rasoir électrique, une petite boîte de pastilles de menthe, un bréviaire et L’Imitation de Jésus-Christ de Thomas a Kempis en édition de poche. C’était notoirement — d’après la déclaration des services de presse du Vatican — le dernier livre que le Saint-Père lisait avant sa crise cardiaque. La page qu’il avait étudiée était indiquée par un ticket de bus jauni qui venait de sa ville natale et datait d’une vingtaine d’années :
N’ouvrez pas votre cœur à tous indistinctement ; mais confiez ce qui vous touche à l’homme sage et craignant Dieu. Ayez peu de commerce avec les jeunes gens et les personnes du monde. Ne flattez point les riches, et ne désirez point de paraître devant les grands. Recherchez les humbles, les simples, les personnes de piété et de bonnes mœurs…
Il referma le livre, remit le tout dans la sacoche et la replaça là où il l’avait trouvée. Lomeli essaya le tiroir central du bureau. Il n’était pas fermé à clé. Il le sortit entièrement de son logement et le posa sur le plateau pour en examiner le contenu : un étui à lunettes (vide) et un flacon en plastique de nettoyant pour les verres, des crayons, une boîte d’aspirine, une calculatrice de poche, des élastiques, un canif, un vieux portefeuille en cuir contenant un billet de dix euros, un exemplaire de la dernière version de l’Annuaire pontifical, gros document relié de toile rouge contenant la liste et les coordonnées de tous les dignitaires et institutions de l’Église… Il ouvrit les trois autres tiroirs. À part les cartes postales du Saint-Père signées que le pontife avait coutume de distribuer à ses visiteurs, il n’y avait aucun papier.
Lomeli se renversa contre le dossier de la chaise et se mit à réfléchir. Bien que le pape eût refusé de s’installer dans l’appartement pontifical traditionnel, il avait tout de même utilisé le bureau dont ses prédécesseurs disposaient au Palais apostolique. Il s’y rendait à pied tous les matins, muni de sa serviette, et rapportait invariablement avec lui du travail à examiner le soir. Les fardeaux du pontificat étaient infinis. Lomeli se rappelait parfaitement l’avoir souvent vu signer des lettres et des documents, assis à cette même place. Soit il avait renoncé complètement à travailler pendant les derniers jours de sa vie, soit son bureau avait été vidé — sans doute par la main d’une efficacité sans faille de son secrétaire particulier, Mgr Morales.
Lomeli se leva et parcourut la pièce pour trouver la volonté d’ouvrir la porte de la chambre.
On avait retiré les draps du grand lit ancien, et les oreillers étaient dépouillés de leur taie. Mais les lunettes du pape et son réveil étaient toujours posés sur la table de nuit, et, quand il ouvrit le placard, deux soutanes blanches et fantomatiques y pendaient encore. La vision de ces vêtements simples — le Saint-Père avait refusé de porter les tenues pontificales plus élaborées — sembla rompre en Lomeli quelque chose qui s’était accumulé depuis les obsèques. Il porta la main à ses yeux et baissa la tête. Son corps fut secoué d’un sanglot sans qu’aucune larme vienne. Cette convulsion sèche ne dura pas plus de trente secondes, et lorsqu’elle se fut dissipée, le doyen se sentit curieusement plus solide. Il attendit de reprendre une respiration normale, puis se retourna et examina le lit.
Le meuble était incroyablement laid, vieux de plusieurs siècles, avec quatre épais piliers carrés aux quatre coins et un panneau sculpté à la tête et au pied. Parmi tout le beau mobilier de l’appartement pontifical auquel il avait droit, c’était ce lit disgracieux que le Saint-Père avait choisi de faire venir à la résidence Sainte-Marthe. Les papes y dormaient depuis des générations. Il avait sans doute fallu le démonter entièrement pour lui faire passer les portes et le remonter ensuite.
Avec précaution, comme il l’avait fait la nuit de la mort du pape, Lomeli s’agenouilla, pressa ses mains l’une contre l’autre, ferma les yeux et posa son front contre le bord du matelas pour prier. Soudain, la solitude terrible de la vie du vieux pontife lui parut presque insupportable à concevoir. Il ouvrit les bras le long du cadre de bois et s’y agrippa.
Il ne pourrait déterminer par la suite avec certitude combien de temps il demeura dans cette position. Peut-être n’était-il resté ainsi que deux minutes ; peut-être vingt. Ce dont il était certain, c’est qu’à un moment le Saint-Père était entré dans son esprit et lui avait parlé. Bien sûr, ce n’était peut-être que le fruit de son imagination : les rationalistes avaient une explication pour tout, même pour l’inspiration. Tout ce qu’il savait, c’est qu’avant de s’agenouiller il se sentait désespéré et qu’après, lorsqu’il s’était péniblement relevé et avait regardé le lit, le défunt lui avait indiqué quoi faire.
Sa première idée fut qu’il devait y avoir un tiroir caché. Il se remit à genoux et fit le tour du lit en tâtant le dessous du cadre, mais ses mains ne rencontrèrent que le vide. Il essaya de soulever le matelas bien qu’il sût que c’était une perte de temps : le Saint-Père qui battait Bellini aux échecs presque tous les soirs n’aurait jamais imaginé quelque chose d’aussi évident. Enfin, quand il eut éliminé toutes les autres options, Lomeli examina les piliers du lit. Il commença par celui à droite de la tête de lit. Le montant était couronné d’un épais bulbe de chêne sombre et ciré. Au premier regard, le bulbe et son support massif semblaient constitués d’une seule pièce. Mais lorsqu’il passa les doigts autour de la frise perlée, l’une des petites billes lui parut avoir un peu de jeu. Il alluma la lampe de chevet, monta sur le matelas et l’examina. Il appuya prudemment dessus. Rien ne parut se produire. Mais lorsqu’il s’accrocha au pilier pour descendre du lit, le bulbe lui resta dans la main.
Il y avait en dessous une cavité dont la base de bois était restée brute et au centre de laquelle, si petit qu’il se remarquait à peine, se dressait un bouton de bois minuscule. Le doyen le saisit entre son pouce et son index, tira, et extirpa lentement un coffret de bois dépourvu d’ornements. Il s’adaptait à son logement avec une précision merveilleuse. Une fois extrait, il se révéla à peu près long comme une boîte à chaussures. Lomeli le secoua et entendit quelque chose bruire dedans.
Il s’assit sur le matelas et fit glisser le couvercle. Quelques dizaines de documents se trouvaient roulés à l’intérieur. Il les aplatit. Des colonnes de chiffres. Des relevés de comptes. Des transferts d’argent. Des adresses d’appartements. Nombre de pages portaient des annotations de la toute petite écriture anguleuse du Saint-Père. Tout à coup, son propre nom lui sauta au visage : Lomeli. Appartement nº 2. Palais du Saint-Office. 445 mètres carrés !! Il s’agissait d’une liste d’appartements officiels occupés par des membres de la Curie en exercice ou à la retraite, établie à l’intention du pape par l’APSA, l’Administration du patrimoine du siège apostolique. Les noms de tous les cardinaux électeurs qui jouissaient d’un appartement étaient soulignés : Bellini (410 mètres carrés), Adeyemi (480 mètres carrés), Tremblay (510 mètres carrés)… tout en bas du document, le pape avait ajouté son propre nom : le Saint-Père. Résidence Sainte-Marthe. 50 mètres carrés !!
Il y avait une annexe :
Confidentiel.
Très Saint-Père,
Sous réserve de plus amples vérifications, la surface totale du patrimoine de l’APSA se monte à 347 532 mètres carrés, avec une valeur potentielle supérieure à 2 700 000 000 euros, mais une valeur comptable déclarée de 389 600 000 euros. Le déficit de revenus semblerait indiquer un taux d’occupation payante de 56 % seulement. Il apparaît donc, comme Votre Sainteté le soupçonnait, qu’une grande partie des bénéfices ne soit pas proprement déclarée.
J’ai l’honneur d’être, Très Saint-Père, avec le plus profond respect de Votre Sainteté le très humble et très obéissant fils et serviteur.
Lomeli passa aux autres pages, et son nom apparut de nouveau : il eut la surprise, en y regardant de plus près, de voir qu’il s’agissait d’un récapitulatif de ses relevés de comptes personnels auprès de l’Institut pour les œuvres de religion — la Banque vaticane. Une liste de totaux mensuels remontant sur plus de dix ans. Le relevé le plus récent, daté du 30 septembre, faisait état d’un solde de fin de période de 38 734,76 euros. Lui-même n’en connaissait même pas le montant exact. Et c’était toute la fortune qu’il possédait au monde.
Il parcourut du regard les centaines de noms sur la liste. Le seul fait de les lire lui donnait l’impression de se salir, et pourtant, il n’arrivait pas à s’arrêter. Bellini avait 42 112 euros en compte sur livret, Adeyemi en avait 121 865, et Tremblay 519 732 (une somme qui lui valait une nouvelle série de points d’exclamation du pape). Certains cardinaux avaient des comptes très réduits — celui de Tedesco n’excédait pas 2 821 euros, et Benítez semblait ne pas en avoir du tout — mais d’autres étaient des hommes riches. L’archevêque émérite de Palerme, Calogero Scozzazi, qui avait travaillé pendant un temps à l’IOR à l’époque de Marcinkus, et qui avait même enquêté sur le blanchiment d’argent, pesait 2 643 923 euros. Un certain nombre de cardinaux d’Afrique et d’Asie avaient encaissé de grosses sommes au cours des douze derniers mois. Sur une page, le Saint-Père avait griffonné d’une main tremblante une citation de l’Évangile selon saint Marc : Ma maison sera appelée maison de prière pour toutes les nations. Mais vous, vous en avez fait une caverne de voleurs.
Lorsqu’il eut terminé sa lecture, Lomeli roula les feuilles bien serrées, les replaça dans le coffret et le referma. Son écœurement lui donnait comme un goût de pourriture sur la langue. Le Saint-Père avait secrètement usé de son autorité auprès de l’IOR pour obtenir les données financières privées de tous ses confrères ! Les croyait-il donc tous corrompus ? Certaines données ne l’étonnaient pas vraiment : le scandale des appartements de la Curie, par exemple, avait été révélé par la presse des années plus tôt. Et il suspectait depuis longtemps la richesse personnelle de ses frères cardinaux — ne disait-on pas que Luciani, cet homme d’un autre monde qui n’avait vécu qu’un mois en tant que pape, avait été élu en 1978 parce qu’il était le seul cardinal italien à être sans taches. Non, ce qui l’ébranla le plus, à cette première lecture, fut ce que ces données révélaient de l’état d’esprit du Saint-Père.
Il réinséra le coffret dans son logement et replaça le sommet du pilier de lit.
Les paroles remplies de crainte des disciples de Jésus lui vinrent à l’esprit : Le lieu est désert et déjà l’heure est avancée. Pendant quelques secondes, il s’accrocha au solide montant de bois. Il avait demandé à Dieu de le guider, et Dieu l’avait conduit ici, mais il redoutait ce qu’il pouvait encore découvrir.
Lorsqu’il eut recouvré son calme, il fit néanmoins le tour du lit et examina la frise perlée en haut du pilier de gauche du chevet, sous le bulbe sculpté. Là aussi, il découvrit un bouton secret. Le haut du montant se détacha, et il extirpa un deuxième coffret du pilier. Il s’attaqua ensuite au pied du lit et en trouva un troisième, puis un quatrième.