Il devait être près de 3 heures du matin quand Lomeli quitta la suite pontificale. Il ouvrit la porte juste assez pour voir au-delà de la lueur rouge des veilleuses et inspecta le palier. Il tendit l’oreille. Plus d’une centaine d’hommes, dont la plupart avaient dépassé les soixante-dix ans, dormaient ou priaient sans bruit. Le bâtiment était plongé dans un silence complet.
Il referma la porte derrière lui. Il n’aurait servi à rien de tenter de remettre les scellés. La cire était brisée et les rubans pendaient. Les cardinaux découvriraient le spectacle à leur réveil, et rien ne pourrait l’empêcher. Il traversa le palier et prit l’escalier. Il se souvenait de Bellini lui disant que sa chambre était située juste au-dessus de celle du Saint-Père, et que l’esprit du vieux pontife semblait passer à travers le plancher : Lomeli n’en doutait pas.
Il trouva le numéro 301 et frappa doucement à la porte. Il avait craint d’avoir du mal à se faire entendre sans réveiller la moitié de l’étage, mais, à sa grande surprise, la porte s’ouvrit et Bellini apparut, lui aussi vêtu de sa soutane. Il accueillit Lomeli avec le regard compatissant d’un compagnon d’infortune.
— Bonsoir, Jacopo. Tu ne peux pas dormir non plus ? Viens, entre donc.
Lomeli le suivit dans sa suite. Elle était identique à celle d’en dessous. La lumière était éteinte dans le salon, mais la clarté provenait de la chambre dont la porte était restée entrouverte. Il vit que Bellini était au milieu de ses dévotions. Son chapelet s’accrochait au prie-Dieu, et l’office divin reposait sur le pupitre.
— Tu veux bien prier avec moi un moment ?
— Avec plaisir.
Les deux hommes s’agenouillèrent. Bellini courba la tête.
— Aujourd’hui, rappelons-nous saint Léon le Grand. Seigneur Dieu, Tu as bâti Ton Église sur le solide fondement de l’apôtre Pierre, et Tu as promis que les portes de l’enfer n’en triompheraient jamais. Soutenus par les prières du pape Léon, nous Te supplions de garder l’Église fidèle à Ta vérité, et de la maintenir en Notre-Seigneur dans la paix éternelle. Amen.
— Amen.
Après une minute ou deux, Bellini proposa :
— Je peux t’offrir quelque chose ? Un verre d’eau ?
— Ce n’est pas de refus, merci.
Lomeli s’assit sur le divan. Il se sentait à la fois épuisé et agité — en tout cas pas en état de prendre une décision capitale. Il entendit le bruit d’un robinet qui coulait.
— Je ne peux rien te proposer d’autre, malheureusement, lança Bellini depuis la salle de bains.
Puis il revint dans le salon, porteur de deux gobelets d’eau. Il en tendit un au doyen.
— Alors, qu’est-ce qui t’empêche de dormir à cette heure de la nuit ?
— Aldo, il faut que tu maintiennes ta candidature.
Bellini poussa un gémissement et se laissa tomber lourdement sur le fauteuil.
— Je t’en prie, non, pas encore ! Je croyais que la question était réglée. Je ne veux pas, et je ne peux pas gagner.
— Laquelle de ces assertions pèse le plus lourd pour toi ? Ne pas vouloir, ou ne pas pouvoir gagner ?
— Si deux tiers de mes confrères m’avaient jugé digne de la mission, j’aurais à contrecœur écarté mes doutes et accepté la volonté du conclave. Mais ça n’a pas été le cas, aussi la question ne se pose-t-elle pas.
Il regarda Lomeli sortir trois feuilles de papier de sa soutane et les poser sur la table basse.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Les clés de Saint-Pierre, si tu veux bien les prendre.
Il y eut un long silence, puis Bellini dit à voix basse :
— Je crois que je vais devoir te demander de partir.
— Mais tu ne le feras pas, Aldo.
Il but un long trait d’eau. Il ne s’était pas rendu compte à quel point il avait soif. Bellini croisa les bras sans rien répliquer. Lomeli l’observa par-dessus le bord du gobelet tout en le vidant, puis posa le verre vide.
— Lis ça, dit-il en poussant les pages sur la table vers son ami. C’est un rapport sur les activités de la Congrégation pour l’évangélisation des peuples — ou plus précisément, c’est un rapport sur les activités de son préfet, le cardinal Tremblay.
Bellini fronça les sourcils en direction des pages, puis détourna les yeux. Enfin, à son corps défendant, il déplia les bras et prit les feuillets.
— C’est la preuve manifeste qu’il s’est rendu coupable de simonie, qui est, je te rappelle, condamnée par les Saintes Écritures : « Quand Simon vit que l’Esprit-Saint était donné par l’imposition des mains des apôtres, il leur offrit de l’argent. “Donnez-moi, dit-il, ce pouvoir à moi aussi : que celui à qui j’imposerai les mains reçoive l’Esprit-Saint.” Mais Pierre lui répliqua : “Périsse ton argent, et toi avec lui, puisque tu as cru acheter le don de Dieu à prix d’argent !” »
Bellini lisait toujours.
— Je sais ce qu’est la simonie, merci.
— Mais a-t-on jamais vu cas plus évident de tentative d’achat d’une charge ou d’un sacrement ? Au premier tour, Tremblay n’a obtenu toutes ces voix que parce qu’il les avait achetées — principalement à des cardinaux d’Afrique et d’Amérique du Sud. Les noms sont tous là — Cárdenas, Diène, Figarella, Garang, Papouloute, Baptiste, Sinclair, Alatas. Il les a même payés en liquide, pour que ce soit plus difficile à retracer. Et tout cela a été fait au cours des douze derniers mois, à partir du moment où il a dû deviner que le pontificat du Saint-Père touchait à son terme.
Bellini termina sa lecture et laissa son regard se perdre dans le vide. Lomeli voyait son esprit puissant assimiler l’information, soupeser l’importance de la preuve.
— Comment sais-tu qu’ils n’ont pas utilisé l’argent à des fins complètement légitimes ? lâcha-t-il enfin.
— J’ai vu leurs comptes bancaires.
— Seigneur !
— Le problème, pour le moment, ce n’est pas les cardinaux. Je ne les accuserai même pas nécessairement de s’être laissés corrompre — peut-être ont-ils l’intention de remettre ces sommes à leurs églises et n’ont-ils simplement pas trouvé le temps de le faire. De toute façon, les bulletins ont été brûlés, alors comment veux-tu prouver pour qui ils ont voté ? En revanche, ce qui est tout à fait clair, c’est que Tremblay a ignoré les procédures officielles et a distribué des dizaines de milliers d’euros d’une façon qui était manifestement destinée à appuyer sa candidature. Et je n’ai pas besoin de te rappeler que la peine qui s’applique automatiquement à la simonie est l’excommunication.
— Il va nier.
— Il peut nier autant qu’il veut : si ce rapport s’ébruite, ça déclenchera le scandale du siècle. Ça prouve que Woźniak disait la vérité quand il a assuré que le dernier acte officiel du Saint-Père avait été d’ordonner à Tremblay de démissionner.
Bellini ne répliqua rien. Il reposa les pages sur la table. Il les rassembla méticuleusement de ses longs doigts fins jusqu’à ce qu’elles soient parfaitement alignées.
— Je peux te demander d’où tu tiens toutes ces informations ?
— De l’appartement du Saint-Père.
— Quand ?
— Cette nuit.
— Tu as brisé les scellés ? s’exclama Bellini, épouvanté.
— Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ? Tu as été témoin de la scène au déjeuner. J’avais des raisons de penser que Tremblay avait délibérément détruit les chances d’Adeyemi de devenir pape en faisant venir cette pauvre femme d’Afrique pour l’embarrasser. Il a nié, bien entendu, alors il a bien fallu que je cherche s’il y avait des preuves quelque part. Je ne pouvais pas en toute conscience m’effacer et regarder un tel personnage se faire élire pape sans mener un minimum d’enquête.
— Et alors, il l’a fait ? C’est lui qui a fait venir cette femme pour embarrasser Adeyemi ?
Lomeli hésita.
— Je ne sais pas. C’est effectivement lui qui a demandé la mutation de la femme à Rome. Mais il prétend qu’il l’a fait sur la requête du Saint-Père. Peut-être est-ce vrai — il semble que le pape ait monté une véritable opération d’espionnage contre ses propres collaborateurs. J’ai trouvé toutes sortes de copies de mails privés et de transcriptions de conversations téléphoniques cachées dans sa chambre.
— Mon Dieu, Jacopo ! gémit Bellini comme s’il souffrait physiquement. Quelle histoire diabolique ! ajouta-t-il en rejetant la tête en arrière pour contempler le plafond.
— Je suis d’accord. Mais mieux vaut mettre de l’ordre dans tout ça pendant que le conclave siège encore et qu’on peut traiter nos affaires en toute discrétion, plutôt que de découvrir la vérité après avoir élu un nouveau pape.
— Mais comment veux-tu « mettre de l’ordre dans tout ça » à ce stade de l’élection ?
— Pour commencer, nous devons faire en sorte que nos frères soient informés du rapport sur Tremblay.
— Comment ?
— Nous devons le leur montrer.
Bellini le regarda avec un regain d’horreur.
— Tu parles sérieusement ? Un document fondé sur des relevés de comptes privés, volés dans l’appartement du Saint-Père. Ça aurait des relents de désespoir ! Et ça pourrait nous retomber dessus.
— Je ne suggère pas que ce soit à toi de le faire, Aldo… pas du tout. Tu dois rester en dehors de ça. Laisse-moi faire, ou laisse-nous faire, moi et Sabbadin. Je veux bien assumer toutes les conséquences.
— C’est très noble de ta part, et je t’en suis reconnaissant, bien sûr. Mais les dégâts ne s’arrêteraient pas à toi. Les choses finiraient forcément par se savoir. Pense aux conséquences pour l’Église. Je ne pourrais pas envisager de devenir pape dans de telles circonstances.
Lomeli en croyait à peine ses oreilles.
— Quelles circonstances ?
— Un vrai coup fourré… effraction, vol de documents, atteinte à la réputation d’un frère cardinal. Mais je deviendrais le Richard Nixon des papes ! Mon pontificat serait entaché avant même de débuter, en supposant que je puisse gagner l’élection, ce dont je doute sérieusement. Tu te rends compte que celui qui a le plus à gagner de toute cette histoire est Tedesco ? La base même de sa candidature est de prétendre que c’est le Saint-Père qui a conduit l’Église au désastre en tentant une réforme inconsidérée. Pour lui et pour ses partisans, le fait que le Saint-Père passait son temps à lire leurs relevés de comptes et à commanditer des rapports accusant la Curie de corruption institutionnelle ne ferait qu’apporter de l’eau à leur moulin.
— Je croyais que nous étions ici pour servir Dieu, pas la Curie.
— Oh, ne sois pas naïf, Jacopo… toi surtout ! C’est le genre de combats que je mène depuis plus longtemps que toi, et la vérité, c’est que nous ne pouvons servir Dieu que par l’intermédiaire de l’Église de Son Fils, Jésus-Christ, et que la Curie, aussi imparfaite soit-elle, est le cœur et le cerveau de cette Église.
Lomeli prit soudain conscience qu’une terrible migraine s’installait petit à petit en un point situé précisément derrière son œil droit — c’était immanquablement ce que lui valaient l’épuisement et la tension nerveuse. Selon son expérience, s’il n’y prenait pas garde, il allait devoir s’aliter pendant un jour ou deux. Peut-être le devrait-il ? Il y avait une disposition dans la Constitution apostolique pour que les cardinaux malades puissent voter depuis leur chambre à la résidence Sainte-Marthe. Leurs bulletins devaient être recueillis par trois cardinaux délégués nommés infirmarii, qui étaient chargés de les apporter à la chapelle Sixtine dans une boîte fermée à clé. Le doyen fut fortement tenté par l’idée de rester couché, la tête sous les couvertures, et de laisser les autres se débrouiller avec cette épouvantable pagaille. Mais il demanda aussitôt pardon à Dieu pour sa faiblesse.
— Il a mené son pontificat comme une guerre, Jacopo, poursuivit Bellini à voix basse. On ne s’en doutait pas. Ça a commencé dès le premier jour, quand il a refusé de porter tous les attributs de sa charge et a insisté pour vivre ici plutôt qu’au Palais apostolique, et cela a continué chaque jour. Tu te rappelles avec quelle détermination il est entré dans la salle Bologne pour cette réunion préliminaire avec les préfets de toutes les congrégations et qu’il a ordonné une totale transparence financière — tenue des livres de comptes irréprochable, communication des comptes, appels d’offre à l’extérieur pour la moindre petite construction, récépissés ? À l’Administration du patrimoine, ils ne savaient même pas ce qu’était un récépissé ! Puis il a fait venir des comptables et des conseillers en gestion pour éplucher tous les dossiers, et il leur a installé des bureaux au premier étage de la résidence Sainte-Marthe. Ensuite, il s’est demandé pourquoi ça a déplu à la Curie — et pas seulement à la vieille garde, d’ailleurs !
« Alors ça a été le début des fuites, et quand il ouvrait un journal ou allumait la télé, il y avait une nouvelle révélation gênante sur les sommes que des amis comme Tutino détournaient des subsides aux pauvres pour faire retaper leurs appartements ou voyager en première classe. Et pendant tout ce temps, en arrière-plan, Tedesco et sa clique n’arrêtaient pas de l’attaquer, l’accusant pratiquement d’hérésie chaque fois qu’il disait quoi que ce soit relevant du bon sens sur des sujets comme les homosexuels, les couples divorcés ou l’entrée de davantage de femmes dans les institutions de l’Église. Ça a été le paradoxe cruel de son pontificat : plus il plaisait au monde extérieur, plus il était isolé au sein du Saint-Siège. À la fin, il ne faisait pratiquement plus confiance à personne. Je ne suis même pas sûr qu’il avait confiance en moi.
— Ou en moi.
— Non, je crois qu’il te faisait relativement confiance, ou il aurait accepté ta démission quand tu as proposé de te retirer. Mais ce n’est pas la peine de nous leurrer, Jacopo. Il était fragile, malade, et ça affectait son jugement. Si on utilise ça, ajouta Bellini en se penchant pour taper du doigt sur le rapport, on ne servira pas sa mémoire. Je te conseille de le remettre à sa place, ou de le détruire.
Il le poussa sur la table vers Lomeli.
— Et de laisser Tremblay devenir pape ?
— On a eu pire.
Lomeli le dévisagea un instant, puis se leva. La douleur qui l’élançait derrière son œil devenait presque aveuglante.
— Tu me fais de la peine, Aldo. Vraiment. Cinq fois, j’ai voté pour toi en pensant sincèrement que tu étais l’homme qu’il fallait pour diriger l’Église. Mais je vois à présent que le conclave, dans sa sagesse, avait raison et que j’avais tort. Tu manques du courage nécessaire pour devenir pape. Je te laisse.
Trois heures plus tard, alors que la sonnerie de 6 h 30 résonnait encore dans toute la bâtisse, Jacopo Baldassare Lomeli, cardinal-évêque d’Ostie, en grande tenue de chœur, sortit de sa chambre, parcourut le couloir d’un pas rapide, passa devant la suite du Saint-Père et ses scellés manifestement forcés, descendit l’escalier et émergea dans le hall.
Aucun autre cardinal n’avait encore paru. Derrière la porte vitrée, un agent de sécurité vérifiait l’identité des religieuses qui arrivaient pour préparer le petit déjeuner. Il ne faisait pas encore assez clair pour distinguer leur visage. Dans la grisaille du petit jour, elles ne formaient qu’une file d’ombres mouvantes, pareilles à celles que l’on pouvait voir partout dans le monde à cette heure — les pauvres de la Terre qui commençaient leur journée de travail.
Lomeli fit vivement le tour de la réception et pénétra dans le bureau de sœur Agnès.
Il y avait des années que le doyen du Collège des cardinaux ne s’était pas servi d’une photocopieuse. En fait, maintenant qu’il en voyait une de près, il n’était pas sûr d’en avoir jamais utilisé. Il examina le tableau des réglages et se mit à presser des touches au hasard. Un petit écran vert s’alluma et afficha un message. Il se baissa pour lire : Erreur.
Il perçut un bruit derrière lui. Sœur Agnès se tenait dans l’embrasure de la porte. Son regard inflexible intimida Lomeli. Il se demanda depuis combien de temps elle observait ses tâtonnements. Il leva les mains en aveu d’impuissance.
— J’essaie de faire des photocopies.
— Si vous me donnez le document à copier, je le ferai pour vous.
Il hésita. La première feuille était intitulée : Rapport d’enquête destiné au Saint-Père concernant des soupçons de simonie commise par le cardinal Joseph Tremblay. Synthèse. Strictement confidentiel. Elle portait la date du 19 octobre, jour de la mort du Saint-Père. Finalement, il décida qu’il n’avait pas le choix et lui remit le document.
Elle le regarda sans faire de commentaire.
— Combien d’exemplaires vous faudrait-il, Éminence ?
— Cent dix-huit.
Elle écarquilla imperceptiblement les yeux.
— Encore une chose, ma sœur, si c’est possible. Je voudrais que le document original soit préservé, et en même temps, il faudrait que certains termes soient noircis sur les copies. Y a-t-il moyen de faire ça ?
— Oui, Éminence, je crois que c’est faisable.
Sa voix exprimait une nuance d’amusement. La religieuse souleva le couvercle de l’appareil. Lorsqu’elle eut fait une copie de chaque page, elle les remit au doyen.
— Il vous suffit de faire vos corrections sur cette version, et c’est celle-ci que nous reproduirons. C’est une très bonne machine, et la perte de qualité sera infime.
Elle lui donna un stylo et approcha une chaise pour qu’il puisse s’asseoir au bureau. Puis elle se détourna avec tact et ouvrit un placard pour en sortir une rame de papier.
Il parcourut le document ligne par ligne et noircit soigneusement les noms des huit cardinaux à qui Tremblay avait remis de l’argent. De l’argent ! pensa-t-il en serrant les lèvres. Il se souvenait que le Saint-Père disait toujours que l’argent était la pomme dans leur jardin d’Éden, la tentation originelle qui avait conduit à tant de péchés. L’argent traversait le Saint-Siège en un flot constant qui enflait à Noël et à Pâques, lorsque évêques, prélats et moines se pressaient au Vatican avec enveloppes, attachés-cases et caisses métalliques bourrés de pièces et de billets provenant des dons des fidèles. Une audience du pape pouvait rapporter 100 000 euros de dons, l’argent étant remis discrètement de la main à la main par les visiteurs aux assistants pontificaux au moment de prendre congé, pendant que le Saint-Père feignait de ne rien voir. Les espèces étaient censément déposées aussitôt dans le coffre des cardinaux, à la Banque vaticane. La Congrégation pour l’évangélisation des peuples en particulier, chargée d’envoyer de l’argent à ses missions du tiers-monde, où la corruption était monnaie courante et où l’on ne pouvait se fier aux banques, préférait distribuer ses financements en espèces.
Lorsqu’il arriva à la fin du rapport, Lomeli revint au début pour s’assurer qu’il avait bien caviardé tous les noms. Ces biffures rendaient le document plus sinistre encore, le faisant ressembler à l’un de ces dossiers secrets ouverts par la CIA grâce à la loi de la liberté d’information. Évidemment, l’affaire finirait par filtrer dans la presse. Tôt ou tard, c’était toujours le cas. Jésus-Christ Lui-même n’avait-il pas prophétisé, selon saint Luc, que rien n’est caché qui ne deviendra manifeste, rien non plus n’est secret qui ne doive être connu et venir au grand jour ? Tout l’enjeu était de déterminer quelle réputation aurait le plus à en souffrir : celle de Tremblay ou celle de l’Église ? Il remit le rapport raturé à sœur Agnès et la regarda commencer à tirer les cent dix-huit exemplaires de chaque page. La lumière bleue de la photocopieuse se mit à aller et venir, aller et venir, aller et venir en un mouvement qui évoqua pour Lomeli celui d’une faux.
— Dieu, pardonne-moi, murmura-t-il.
Sœur Agnès jeta un coup d’œil vers lui. Elle devait savoir maintenant ce qu’elle imprimait : elle n’aurait guère pu éviter de le voir.
— Si votre cœur est pur, Éminence, Il vous pardonnera, assura-t-elle.
— Soyez bénie, ma sœur, pour votre générosité. Je pense que mon cœur est pur. Mais comment pouvoir être certain de ce qui motive nos actes ? Si j’en crois mon expérience, les pires péchés sont souvent commis pour les motifs les plus nobles.
Il fallut vingt minutes à sœur Agnès pour imprimer tous les feuillets, et encore vingt minutes pour les ranger et les agrafer. Ils travaillèrent ensemble en silence. À un moment, une religieuse entra pour utiliser l’ordinateur, mais sœur Agnès la pria sèchement de partir. Lorsqu’ils eurent terminé, Lomeli demanda s’il y avait assez d’enveloppes à la résidence pour que chaque rapport puisse être mis sous pli et distribué individuellement.
— Je vais voir, Éminence. Je vous en prie, asseyez-vous. Vous paraissez épuisé.
Pendant son absence, il demeura assis devant le bureau, tête baissée. Il entendait les cardinaux traverser le hall en direction de la chapelle pour la messe du matin. Le doyen étreignit sa croix pectorale. Pardonne-moi, Seigneur, si j’essaie aujourd’hui de Te servir autrement… Quelques minutes plus tard, sœur Agnès revint avec deux boîtes d’enveloppes kraft format A4.
Ils entreprirent de glisser les rapports dans les enveloppes.
— Que voulez-vous en faire, Éminence ? voulut-elle savoir. Devons-nous en porter un dans chaque chambre ?
— Je voudrais m’assurer que chaque cardinal aura l’occasion de le lire avant que nous partions voter, alors je crains que nous n’ayons pas le temps. Peut-être pourrions-nous les distribuer dans la salle à manger ?
— Comme vous voudrez.
Ainsi, dès que les enveloppes furent remplies et fermées, ils divisèrent la pile en deux et se rendirent dans la salle à manger, où les sœurs dressaient les tables du petit déjeuner. Lomeli se chargea d’un côté de la salle, et déposa une enveloppe sur chaque chaise, sœur Agnès fit de même de l’autre côté. De la chapelle où Tremblay célébrait la messe leur parvenaient les voix du plain-chant. Lomeli sentait les battements de son cœur dans sa poitrine ; et chaque battement s’accompagnait d’un élancement douloureux derrière ses yeux. Il poursuivit malgré tout sa tâche et finit par rejoindre sœur Agnès au centre de la salle, où les derniers rapports furent déposés.
— Merci, lui dit-il.
Il était touché par la sévérité qu’affectait la bonté de la religieuse, et il lui tendit la main. Mais au lieu de la serrer la sœur s’agenouilla et embrassa son anneau. Puis elle se leva, lissa ses jupes et s’éloigna sans un mot.
Il ne restait plus à Lomeli qu’à s’asseoir à la table la plus proche pour attendre.
Des comptes rendus embrouillés de ce qui se passa ensuite apparurent dans les heures qui suivirent le conclave. Bien que chaque cardinal eût juré le secret, ils furent nombreux à ne pouvoir résister au désir de tout raconter à leurs plus proches collaborateurs lorsqu’ils retrouvèrent le monde extérieur, et ces confidents, pour la plupart des prêtres et des prélats, bavardèrent à leur tour, de sorte qu’une version de l’histoire ne tarda pas à circuler.
Il y eut en gros deux catégories de témoins. Ceux qui furent les premiers à quitter la chapelle et à entrer dans la salle à manger furent frappés par la vision de Lomeli, assis seul et impassible à une table centrale, les bras posés sur la nappe et les yeux fixés droit devant lui, sans rien voir. Ce dont ils se souvinrent également fut le silence de stupeur lorsqu’ils découvrirent les enveloppes et commencèrent à lire.
Au contraire, ceux qui arrivèrent quelques minutes plus tard — ceux qui avaient choisi de prier dans leur chambre au lieu d’assister à la messe matinale, ou ceux qui s’étaient attardés dans la chapelle après avoir communié —, ceux-là se rappelèrent clairement le tohu-bohu qui régnait dans la salle à manger, et l’essaim des cardinaux qui se pressaient maintenant autour de Lomeli pour lui demander des explications.
La vérité, autrement dit, était une question de perspective.
En plus de ces deux groupes, il en existait un troisième, plus restreint, dont les chambres se trouvaient au deuxième étage ou qui avaient pris l’escalier pour descendre des étages supérieurs, et qui avaient remarqué les scellés brisés à l’entrée de la chambre du Saint-Père. De nouvelles rumeurs commencèrent donc à circuler en contrepoint de la première, pour dire qu’il y avait eu un cambriolage pendant la nuit.
Lomeli entendit tout cela sans bouger de son siège. À tous les cardinaux qui venaient le voir — Sá, Brotzkus, Yatsenko et les autres — il répéta la même antienne. Oui, c’était lui qui avait décidé de faire circuler le document. Oui, il avait brisé les scellés. Non, il n’avait pas perdu la raison. On avait porté à sa connaissance qu’une faute passible d’excommunication avait été commise, puis dissimulée. Il avait estimé de son devoir d’enquêter, même si cela impliquait de pénétrer dans la chambre du Saint-Père pour y chercher des preuves. Il avait tenté de traiter l’affaire de façon responsable. Ses frères électeurs disposaient à présent de l’information nécessaire. Le devoir sacré leur revenait. À eux de décider quelle importance lui donner. Lui n’avait fait qu’obéir à sa conscience.
Il fut étonné tant par la force intérieure qui l’animait que par la façon dont cette conviction semblait irradier de lui, de sorte que même les cardinaux qui venaient vers lui pour manifester leur consternation repartaient souvent avec de petits signes approbateurs. D’autres se montrèrent plus critiques. Sur le chemin du buffet, Sabbadin lui glissa à l’oreille :
— Pourquoi avoir gaspillé une arme aussi utile ? On aurait pu s’en servir pour contrôler Tremblay après son élection. Là, tu n’as réussi qu’à renforcer la position de Tedesco !
Fitzgerald, l’archevêque de Boston, qui était l’un des principaux partisans de Tremblay, s’avança carrément vers la table et jeta le rapport en direction de Lomeli.
— Ceci est contraire à la justice naturelle. Vous n’avez pas donné à notre frère cardinal la moindre chance de se défendre ! Vous vous êtes posé en juge, jury et bourreau ! Je suis atterré par un acte aussi peu chrétien !
Plusieurs cardinaux, qui écoutaient aux tables voisines, murmurèrent leur assentiment. L’un d’eux lança même :
— Bien dit !
Et un autre confirma :
— Amen à cela !
Lomeli demeura impassible.
À un moment, Benítez lui apporta du pain et des fruits, et fit signe à l’une des sœurs de lui verser du café. Il s’assit à ses côtés.
— Il faut manger, Doyen, ou vous allez vous rendre malade.
— Ai-je fait ce qu’il fallait, Vincent ? demanda Lomeli à voix basse. J’aimerais votre avis.
— On n’agit jamais mal en suivant sa conscience, Éminence. Cela n’aboutit pas toujours à l’effet escompté ; on peut s’apercevoir avec le temps que l’on a commis une erreur. Mais ce n’est pas la même chose que d’être dans son tort. La seule chose qui doive jamais guider nos actions, c’est notre conscience, car c’est en elle que l’on entend le plus clairement la parole de Dieu.
Tremblay lui-même ne parut pas avant 9 heures passées, sortant de l’ascenseur le plus proche de la salle à manger. Quelqu’un avait dû lui porter un exemplaire du rapport, et il le tenait roulé dans sa main. Il semblait parfaitement calme en s’avançant parmi les tables en direction de Lomeli. La plupart des cardinaux cessèrent de parler et de manger. Tremblay avait ses cheveux gris soigneusement coiffés, et il tenait le menton levé. N’eût été sa tenue de chœur rouge, il aurait pu passer pour un shérif de western en route pour une épreuve de force.
— Puis-je vous dire un mot, Doyen, je vous prie ?
Lomeli posa sa serviette et se leva.
— Bien sûr, Éminence. Voulez-vous parler dans un endroit privé ?
— Non, je préférerais m’exprimer en public, si cela ne vous dérange pas. Je veux que nos frères entendent ce que j’ai à dire. C’est vous qui êtes responsable de ça, me semble-t-il ? gronda le camerlingue en agitant le rapport devant le visage de Lomeli.
— Non, Éminence, c’est vous qui en êtes responsable, en agissant comme vous l’avez fait.
— Ce rapport est un tissu de mensonges ! s’exclama Tremblay en se tournant vers la salle tout entière. Il n’aurait jamais dû apparaître au grand jour, et cela ne serait pas arrivé si le cardinal Lomeli n’avait pas pénétré par effraction dans l’appartement du Saint-Père dans le seul but de le récupérer pour manipuler l’issue de ce conclave !
L’un des cardinaux — Lomeli ne vit pas qui — cria :
— Quelle honte !
— En ces circonstances, poursuivit Tremblay, je crois qu’il devrait être destitué de sa charge de doyen puisqu’il est à présent impossible de se fier à son impartialité.
— Si ce rapport est, comme vous le prétendez, un tissu de mensonges, peut-être pourriez-vous nous expliquer pourquoi le dernier acte officiel du Saint-Père a été de vous demander de démissionner ?
Un mouvement de surprise parcourut la salle.
— Il n’a rien fait de tel… le seul témoin de cet entretien, son secrétaire particulier, Mgr Morales, le confirmera.
— Et pourtant, l’archevêque Woźniak soutient que c’est le Saint-Père en personne qui lui a rapporté cette conversation lors du dîner, et qu’il était si agité à cette évocation que son trouble a pu précipiter son décès.
L’indignation de Tremblay fut admirable :
— Le Saint-Père — puisse son nom compter parmi ceux des grands prêtres — était, vers la fin de sa vie, un homme malade, dont les pensées avaient tendance à s’embrouiller, comme le confirmeront ceux d’entre nous qui le voyaient régulièrement… n’est-ce pas, cardinal Bellini ?
Bellini, le visage fermé, contempla son assiette.
— Je n’ai rien à dire là-dessus.
Tout au fond de la salle à manger, Tedesco leva la main.
— Quelqu’un d’autre peut-il se joindre à votre dialogue ? intervint-il en se mettant péniblement debout. Je déplore tous ces propos rapportés de conversations privées. La question est de savoir si ce rapport est exact ou pas. Les noms de huit cardinaux ont été biffés. Je suppose que le doyen peut nous dire de qui il s’agit. Qu’il nous donne les noms et que nos frères confirment, ici et maintenant, si oui ou non ils ont reçu ces versements et, dans le cas où ce serait vrai, si le cardinal Tremblay leur a demandé de voter pour lui en retour.
Il se rassit. Lomeli avait conscience de tous les yeux tournés vers lui. Il répondit d’une voix calme :
— Non, je ne ferai rien de tel.
Quelques protestations s’élevèrent, et il leva la main.
— Que chacun interroge sa conscience, comme j’ai dû le faire. J’ai rayé ces noms précisément parce que je voulais éviter de susciter de la violence dans ce conclave, ce qui ne ferait que nous fermer à la parole de Dieu et nous empêcherait d’accomplir notre devoir sacré. J’ai fait ce que j’estimais nécessaire — beaucoup d’entre vous diront que j’en ai trop fait, et je le comprends. Vu l’état des choses, je me démettrais volontiers de ma charge de doyen et proposerais que le cardinal Bellini, dont la position hiérarchique au sein du Collège vient juste après la mienne, préside la fin de ce conclave.
Aussitôt, des voix se firent entendre dans toute la salle à manger, certaines pour, d’autres contre. Bellini secoua la tête vigoureusement.
— Certainement pas ! décréta-t-il.
Dans la cacophonie ambiante, il fut au début difficile de comprendre les mots, peut-être parce qu’ils étaient prononcés par une femme.
— Éminences, puis-je avoir l’autorisation de parler ?
Elle dut les répéter plus fermement et, cette fois, ils percèrent le vacarme :
— Éminences, puis-je parler, je vous prie ?
Une voix de femme ! C’était à peine croyable ! Les cardinaux, éberlués, se tournèrent vers la petite silhouette résolue de sœur Agnès, qui s’avançait entre les tables. Le silence qui s’abattit était probablement aussi épouvanté par la présomption de la religieuse que curieux devant ce qu’elle pourrait dire.
— Éminences, commença-t-elle, bien que les Filles de la Charité de Saint-Vincent-de-Paul soient censément invisibles, Dieu nous a néanmoins pourvues d’yeux et d’oreilles, et j’ai la responsabilité de mes sœurs. Je voudrais dire que je sais ce qui a poussé le doyen du Collège à pénétrer dans la chambre du Saint-Père la nuit dernière, parce que nous avons eu un entretien auparavant. Il craignait que la sœur de mon ordre qui a causé l’incident regrettable d’hier — pour lequel je vous présente mes excuses — n’ait été mutée à Rome que dans l’intention délibérée de nuire à un membre de ce conclave. Ses soupçons se sont révélés fondés. J’ai pu lui confirmer que la sœur avait en effet été envoyée ici à la demande explicite de l’un d’entre vous : le cardinal Tremblay. Je suis certaine que c’est cette découverte, et non quelque intention malfaisante, qui a guidé sa conduite. Merci.
Elle esquissa une génuflexion devant les cardinaux, puis fit demi-tour et, la tête très droite, quitta la salle à manger et traversa le hall. Bouche bée d’horreur, Tremblay la suivit du regard. Il tendit les mains pour en appeler à la compréhension générale :
— Mes frères, il est vrai que j’ai fait cette requête, mais c’était à la demande du Saint-Père. Je ne savais pas qui était cette femme, je vous le jure !
Pendant plusieurs secondes, nul ne prit la parole. Puis Adeyemi se leva. Lentement, il redressa son bras, qu’il pointa sur le camerlingue. Et, de sa voix profonde et modulée, qui ce matin plus que jamais résonna pour l’assistance comme la manifestation de la colère de Dieu, il psalmodia ce seul mot :
— Judas !