8 La dynamique du succès

Lomeli retourna à la résidence en silence, la joue pressée contre la vitre glacée du bus. Le bruissement des pneus sur les pavés mouillés lorsqu’ils traversèrent les cours successives lui parut étrangement réconfortant. Au-dessus des jardins du Vatican, les lumières d’un avion de ligne descendaient vers l’aéroport de Fiumicino. Lomeli se promit que, le lendemain matin, il se rendrait à la Sixtine à pied, qu’il pleuve ou pas. Le confinement n’était pas seulement malsain : c’était un obstacle à la réflexion spirituelle.

Une fois arrivé à la résidence Sainte-Marthe, il dépassa les cardinaux qui bavardaient et monta directement dans sa chambre. Les sœurs avaient fait le ménage pendant que le conclave votait. Ses vêtements étaient soigneusement suspendus dans le placard et les draps de son lit rabattus. Il retira sa mozette et son rochet, en drapa le dos de la chaise et s’agenouilla sur le prie-Dieu. Il remercia le Seigneur de l’avoir aidé à accomplir son devoir tout au long de cette journée. Il se risqua même à un peu d’humour : Et merci, ô mon Dieu, de T’être exprimé dans ce conclave par le truchement de nos votes ; je prie pour que Tu nous gratifies bientôt de la sagesse nécessaire pour comprendre ce que Tu essaies de nous dire.

De la chambre voisine lui parvenaient des voix étouffées ponctuées de rires occasionnels. Lomeli jeta un coup d’œil vers le mur. Il était à présent certain que son voisin devait être Adeyemi. Aucun autre membre du conclave n’avait une voix aussi profonde. Il tenait de toute évidence une réunion avec ses partisans. Il y eut une autre explosion d’hilarité. Lomeli serra les lèvres en une expression désapprobatrice. Si Adeyemi sentait réellement la papauté approcher, il aurait dû rester allongé à plat ventre sur son lit, dans l’obscurité, effrayé et silencieux, au lieu de se réjouir de cette perspective. Mais il se reprocha aussitôt son attitude moralisatrice. Le premier pape noir serait un événement considérable pour le monde. Comment reprocher à un homme d’éprouver de l’euphorie à l’idée d’être l’instrument d’une telle manifestation de la volonté divine ?

Il se souvint du pli que lui avait remis O’Malley. Alors, lentement, il se releva dans des craquements de genoux et alla s’asseoir devant le bureau pour déchirer l’enveloppe. Deux feuilles de papier. La première était la notice biographique produite par les services de communication du Vatican :

Cardinal Vincent Benítez

Le cardinal Benítez, âgé de soixante-sept ans, est né à Manille, Philippines. Après des études au séminaire de San Carlos, il est ordonné prêtre en 1978 par l’archevêque de Manille, Son Éminence le cardinal Jaime Sin. Son premier ministère est l’église de Santo Niño de Tondo, puis la paroisse Notre-Dame des Abandonnés (Santa Ana). Reconnu pour son travail auprès des quartiers les plus pauvres de Manille, il crée huit refuges pour jeunes filles sans abri avec le Projet de la Bienheureuse Santa Margherita de Cortona. En 1996, à la suite de l’assassinat de l’ancien archevêque de Bukavu, Christopher Munzihirwa, le père Benítez est, à sa propre demande, transféré en République Démocratique du Congo, où il entreprend un travail de missionnaire. Par la suite, il installe un hôpital catholique à Bukavu afin d’aider les femmes victimes de violences sexuelles génocidaires perpétrées durant les Première et Deuxième guerres du Congo. En 2017, il est nommé prélat. En 2018, il devient archevêque de Bagdad, en Irak. Au début de cette année, il est admis in pectore au Collège cardinalice par le Saint-Père.

Lomeli lut le texte une seconde fois pour être sûr de n’avoir rien manqué. L’archidiocèse de Bagdad était extrêmement restreint — guère plus de deux mille âmes à présent, si sa mémoire était bonne — et cependant, Benítez semblait être passé de missionnaire à archevêque, sans étape intermédiaire. Le doyen n’avait jamais entendu parler d’une ascension aussi fulgurante. Il saisit la note manuscrite que lui avait jointe O’Malley.

Votre Éminence,


D’après le dossier du cardinal Benítez au dicastère, il semble que le Saint-Père ait fait sa connaissance pendant sa tournée africaine de 2017. Son travail l’avait alors tellement impressionné qu’il l’avait élevé au rang de prélat. Quand l’archidiocèse de Bagdad s’est retrouvé vacant, le Saint-Père a repoussé les trois nominations que lui proposait la Congrégation pour les évêques et a décidé de nommer le père Benítez. En janvier de cette année, à la suite de blessures mineures infligées lors d’un attentat à la voiture piégée, l’archevêque Benítez a offert sa démission pour raisons médicales, mais l’a retirée après une rencontre privée avec le Saint-Père au Vatican. Sinon, le dossier est remarquablement maigre.

Mgr O’M

Lomeli s’appuya contre le dossier de sa chaise. Il avait la manie de se mordiller le côté de l’index droit quand il réfléchissait. Ainsi, Benítez avait, ou avait eu, des problèmes de santé après un incident terroriste en Iraq ? Cela expliquait peut-être son apparence si frêle. Il avait dans l’ensemble exercé dans des lieux épouvantables. Ce genre de vie n’allait pas sans laisser de traces. Ce qui était certain, c’est que le personnage représentait le meilleur de ce que la foi chrétienne avait à offrir. Lomeli décida de garder discrètement un œil sur lui, et de le mentionner dans ses prières.

Une sonnerie retentit pour annoncer le dîner. Il était 20 h 30.


— Ne nous voilons pas la face. Nous n’avons pas fait aussi bien que nous l’espérions.

L’archevêque de Milan, Sabbadin, dont les lunettes sans monture brillaient à la lumière des lustres, regarda autour de la table les cardinaux italiens qui constituaient le noyau du soutien de Bellini. Lomeli était assis en face de lui.

C’était le soir où commençait le vrai travail du conclave. Quoique la Constitution apostolique enjoigne en théorie les cardinaux-électeurs de s’abstenir de « toute espèce de pactes, d’accords, de promesses ou d’autres engagements de quelque ordre que ce soit » sous peine d’excommunication, il s’agissait maintenant d’une élection à part entière, et donc d’un problème d’arithmétique : qui pouvait obtenir soixante-dix-neuf voix ? Tedesco, dont l’autorité était renforcée par sa place de premier à l’issue du premier tour, racontait une histoire drôle à une table de cardinaux sud-américains et se tamponnait les yeux avec sa serviette tellement il riait. Tremblay écoutait avec gravité l’opinion de cardinaux du Sud-Est asiatique. Adeyemi, pour le plus grand souci de ses rivaux, avait été invité à la table des archevêques conservateurs d’Europe de l’Est — Wroclaw, Riga, Lviv, Zagreb —, qui voulaient avoir son avis sur les questions sociales. Bellini lui-même semblait faire un effort : Sabbadin l’avait placé à une table de Nord-Américains à qui il décrivait son intention d’accorder une plus grande autonomie aux évêques. Les nonnes qui servaient à table pouvaient difficilement s’empêcher d’entendre quelle était la situation, et plusieurs d’entre elles se révélèrent par la suite des sources précieuses pour les journalistes qui s’efforcèrent de reconstituer le déroulement du conclave : une sœur eut même la présence d’esprit de conserver une serviette sur laquelle un cardinal avait noté le nombre de suffrages obtenus au premier tour par les favoris.

— Cela signifie-t-il que nous ne pouvons pas gagner ? poursuivit Sabbadin.

Cette fois encore, il chercha le regard de chacun des membres de la tablée, et Lomeli songea sans aménité qu’il avait l’air vraiment secoué : ses espoirs de devenir secrétaire d’État sous le pontificat de Bellini en avaient pris un coup.

— Bien sûr que nous pouvons encore gagner ! continua Sabbadin. Tout ce que nous pouvons dire avec certitude après le scrutin d’aujourd’hui, c’est que le prochain pape sera l’un de ces quatre hommes : Bellini, Tedesco, Adeyemi ou Tremblay.

Dell’Acqua, l’archevêque de Bologne, l’interrompit :

— Tu oublies notre ami le doyen, non ? Il a reçu cinq voix.

— Avec toute l’estime que j’ai pour Jacopo, on n’a jamais vu de candidat totalisant aussi peu de voix au premier tour devenir un prétendant sérieux.

Mais Dell’Acqua refusa d’en rester là.

— Qu’est-ce que tu fais de Wojtyla au deuxième conclave de 78 ? Il n’avait reçu que quelques voix éparses au premier tour, et il a fini par être élu au huitième.

Sabbadin agita la main avec irritation.

— Bon, c’est arrivé une fois en un siècle. Mais ça ne doit pas nous distraire de notre propos… notre cher doyen n’a pas l’ambition d’un Karol Wojtyla. À moins qu’il ne nous dise pas tout ?

Lomeli regarda son assiette. Il y avait du poulet enveloppé dans du jambon de Parme en plat principal. C’était sec et trop cuit, mais tout le monde mangeait quand même. Il savait que Sabbadin lui en voulait d’avoir détourné des votes de Bellini. Il estima qu’il était temps pour lui de clarifier sa position.

— Je me retrouve dans une position très embarrassante. Si jamais je découvre qui a voté pour moi, je les supplierai de voter pour quelqu’un d’autre. Et s’ils me demandent pour qui je voterai, je leur répondrai : pour Bellini.

Landolfi, archevêque de Turin, intervint :

— N’êtes-vous pas censé être neutre ?

— En fait, je n’ai pas le droit de faire campagne pour lui, si c’est à cela que vous pensez. Mais si on me demande mon avis, j’estime avoir le droit de l’exprimer. Bellini est sans conteste le plus qualifié de tous pour gouverner l’Église universelle.

— Écoutez cela, pressa alors Sabbadin. Si les cinq voix du doyen nous reviennent, on est à vingt-trois. Et tous ces candidats impossibles qui n’ont reçu qu’une ou deux voix aujourd’hui vont disparaître demain. Cela signifie qu’il y a dans les trente-huit votes à récupérer. Il suffira d’en récolter la majorité.

— Il suffira ? répéta Dell’Acqua sur un ton moqueur. Je crains bien que ce ne soit pas aussi simple, Éminence !

Nul ne put répliquer quoi que ce soit. Sabbadin s’empourpra, et ils reprirent leur triste mastication en silence.


Si cette force que les profanes appellent la dynamique du succès, et les religieux l’Esprit-Saint, accompagnait un candidat ce soir-là, elle était avec Adeyemi. Ses adversaires semblèrent le percevoir. Ainsi, lorsque les cardinaux se levèrent pour le café et que le patriarche de Lisbonne, Rui Brandão D’Cruz, sortit fumer son cigare du soir dans la cour fermée, Lomeli remarqua que Tremblay se lançait aussitôt à sa poursuite, sans doute pour obtenir son soutien. Tedesco et Bellini passaient de table en table. Mais le Nigérian, lui, se contenta de se poster tranquillement dans un coin du hall et attendit que ses partisans fassent venir les électeurs potentiels qui voudraient s’entretenir avec lui. Une petite queue ne tarda pas à se former.

Lomeli, accoudé au comptoir de la réception pour boire son café, le regarda faire. Si Adeyemi avait été blanc, pensa-t-il, les progressistes l’auraient jugé encore plus réactionnaire que Tedesco. Mais le fait qu’il soit noir les empêchait de critiquer ouvertement ses prises de position. Ils pouvaient par exemple excuser ses invectives contre l’homosexualité en les assimilant à la simple expression de son héritage culturel africain. Lomeli commençait à se dire qu’il avait sous-estimé Adeyemi. Peut-être était-il effectivement le candidat qui pourrait réunir l’Église. En tout cas, il prenait assez de place pour pouvoir remplir le trône de Saint-Pierre.

Le doyen prit conscience qu’il fixait un peu trop ouvertement son confrère du regard. Il aurait dû se mêler aux autres, mais il n’avait pas envie de parler avec qui que ce soit. Il erra un moment dans le hall en tenant sa tasse et sa soucoupe comme pour se protéger, souriant et saluant d’un signe de tête les cardinaux qui s’approchaient, mais sans jamais s’arrêter. Au détour d’un mur, près de la porte de la chapelle, il repéra Benítez au centre d’un petit groupe de cardinaux. Ils écoutaient attentivement le Philippin, et Lomeli se demanda ce qu’il disait. Benítez regarda par-dessus leurs épaules et remarqua Lomeli, qui était tourné vers lui. Il s’excusa auprès de ses compagnons et le rejoignit.

— Bonsoir, Éminence.

— Et bonne soirée à vous.

Lomeli posa la main sur l’épaule de Benítez et le dévisagea avec inquiétude.

— Comment vous portez-vous ?

— Très bien, merci.

Il parut se crisper légèrement à la question, et Lomeli se rappela qu’O’Malley avait mentionné en toute confidentialité sa demande de démission pour raisons médicales.

— Pardonnez-moi, ajouta aussitôt le doyen, je n’avais pas l’intention de me montrer indiscret. Je voulais juste savoir si vous vous étiez bien remis de votre voyage.

— Parfaitement, merci. J’ai très bien dormi.

— J’en suis heureux. C’est un privilège de vous compter parmi nous.

Il donna une petite tape amicale sur l’épaule du Philippin puis retira vivement sa main et but son café.

— J’ai remarqué dans la chapelle Sixtine que vous avez trouvé quelqu’un pour qui voter.

— Oui, Doyen, répliqua Benítez avec un sourire timide. J’ai voté pour vous.

Sous l’effet de la surprise, Lomeli reposa bruyamment sa tasse sur sa soucoupe.

— Oh, Dieu du ciel !

— Pardonnez-moi. Je ne suis pas censé le dire ?

— Non, non, ce n’est pas cela. Je suis honoré. Mais vraiment, je ne suis pas un candidat sérieux.

— Avec tout mon respect, Éminence, n’est-ce pas à vos frères d’en décider ?

— Si, bien sûr. Mais je suis certain que si vous me connaissiez mieux, vous vous rendriez compte que je ne suis pas du tout digne d’être pape.

— Celui qui en est véritablement digne doit se considérer comme indigne. N’est-ce pas justement ce que vous avez défendu dans votre homélie ? Que sans le doute, il ne saurait y avoir de foi ? Ces propos sont entrés en résonance avec ma propre expérience. Les scènes dont j’ai été témoin, en Afrique surtout, feraient douter n’importe qui de la miséricorde divine.

— Mon cher Vincent — je peux vous appeler Vincent ? — je vous supplie, lors du prochain scrutin, de donner votre voix à l’un de nos frères qui a une vraie chance de gagner. Mon choix se porte sur Bellini.

Benítez secoua la tête.

— Bellini me paraît — quelle était l’expression qu’a employée le Saint-Père pour me le décrire, un jour ? — , ah oui, « Brillant, mais instable ». Je regrette, Doyen, mais je voterai pour vous.

— Même si je vous supplie de ne pas le faire ? Vous avez vous-même reçu une voix, cet après-midi, n’est-ce pas ?

— Effectivement. C’était n’importe quoi !

— Alors imaginez ce que vous pourriez ressentir si je persistais à voter pour vous et que, par miracle, vous étiez élu.

— Ce serait catastrophique pour l’Église.

— Oui, eh bien, ce le serait tout autant si c’était moi qui devenais pape. Vous voulez bien au moins réfléchir à ce que je vous demande ?

Benítez promit de le faire.


Après sa conversation avec Benítez, Lomeli se sentait suffisamment préoccupé pour essayer d’aller voir les principaux prétendants. Tedesco était seul dans le hall, se reposant sur l’un des fauteuils cramoisis, ses mains replètes et tachetées croisées sur son ventre proéminent, les pieds posés sur une table basse. Ces derniers paraissaient étonnamment délicats pour un homme de sa corpulence, glissés dans des chaussures orthopédiques usées.

— Je voulais simplement vous dire que je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour que mon nom ne figure pas au deuxième tour.

Tedesco l’observa à travers ses yeux mi-clos.

— Et pourquoi feriez-vous une chose pareille ?

— Parce que je ne veux pas compromettre ma neutralité de doyen.

— Ça, vous l’avez déjà fait ce matin, non ?

— Je regrette que vous l’ayez pris de cette façon.

— Ah, ne vous en faites pas pour ça. En réalité, j’espère que vous allez rester dans la course. J’aime bien que les choses soient claires, et j’ai trouvé que Scavizzi vous avait très bien répondu dans sa méditation. Et puis… poursuivit-il en agitant joyeusement ses petits pieds et en fermant les yeux, vous divisez les votes progressistes !

Lomeli l’examina un instant. L’homme forçait le sourire. Il était madré comme un paysan en train de vendre un cochon au marché. Quarante voix, c’est tout ce qu’il fallait au patriarche de Venise : quarante voix, et il aurait le tiers nécessaire pour empêcher l’élection d’un « réformateur » honni. Il ferait traîner le conclave pendant des jours, s’il le devait. Il était donc d’autant plus urgent pour Lomeli de s’extirper de la situation embarrassante dans laquelle il se retrouvait maintenant.

— Je vous souhaite une bonne nuit, Patriarche.

— Bonne nuit, Doyen.

Avant la fin de la soirée, Lomeli avait réussi à parler tour à tour avec chacun des trois candidats de tête et, à chacun, il avait répété sa volonté de ne pas être au deuxième tour.

— Parlez-en à tous ceux qui pourraient citer mon nom, je vous en supplie. Dites-leur de venir me voir s’ils doutent de ma sincérité. Mon seul désir est de servir le conclave et de faire en sorte qu’il aboutisse sur la bonne décision. Or, je ne pourrai pas le faire si je suis considéré comme un prétendant potentiel.

Tremblay fronça les sourcils et se frotta le menton.

— Pardonnez-moi, Doyen, mais en agissant ainsi, cela ne vous fera-t-il pas apparaître comme un parangon de vertu ? Avec un peu de machiavélisme, on pourrait presque y voir une manœuvre subtile pour vous attirer d’autres voix.

La réponse était si insultante que Lomeli faillit évoquer le fameux « rapport retiré » sur les activités du camerlingue. Mais à quoi bon ? Le Canadien se contenterait de nier. Alors il répliqua simplement :

— Telle est pourtant la situation, Éminence, et je vous laisse la traiter comme bon vous semblera.

Il s’entretint ensuite avec Adeyemi, qui réagit en véritable homme d’État :

— J’estime que c’est une position des plus morales, Doyen, et je n’en attendais pas moins de vous. Je demanderai à mes partisans d’en parler autour d’eux.

— Et il me semble que vous en avez beaucoup, nota Lomeli.

Adeyemi le regarda sans comprendre, et le doyen sourit.

— Excusez-moi, mais je n’ai pas pu ne pas entendre la réunion dans votre chambre, tout à l’heure. Nos chambres sont voisines, et les murs sont très minces.

— Ah, oui ! s’exclama Adeyemi, visiblement rasséréné. Il y a eu une certaine exubérance après le premier tour de scrutin. Ce n’était peut-être pas très convenable. Cela ne se reproduira plus.

Lomeli intercepta Bellini à l’instant où celui-ci allait monter se coucher, et il lui répéta ce qu’il avait dit aux autres. Puis il ajouta :

— Je suis vraiment malheureux que mes petits suffrages aient pu se faire à tes dépens.

— Ne le sois pas. Je suis soulagé. On dirait bien que, d’après le sentiment général, le calice est en train de m’échapper. Si tel est le cas — et je prie pour que ça le soit — je ne peux que souhaiter qu’il te revienne.

Bellini passa son bras sous celui de Lomeli, et les deux vieux amis commencèrent à monter ensemble l’escalier.

— Tu es le seul d’entre nous à avoir la sainteté et l’intelligence d’un pape, assura Lomeli.

— Non, c’est très gentil de ta part, mais je m’angoisse trop, et nous ne pouvons pas avoir un pape qui s’angoisse. Mais tu devrais faire attention, Jacopo. Je ne plaisante pas. Si ma position s’affaiblit encore, la plus grande partie de mes soutiens se reporteront sûrement sur toi.

— Non, non, non, ce serait une catastrophe !

— Réfléchis. Nos compatriotes voudraient par-dessus tout avoir un pape italien, mais en même temps, la plupart d’entre eux ne peuvent pas souffrir l’idée même de Tedesco. Si je m’efface, tu deviens le seul candidat viable derrière lequel ils pourraient se ranger.

Lomeli se figea au milieu d’une marche.

— Quelle perspective épouvantable ! On ne peut pas laisser une chose pareille se produire !

Ils reprirent leur ascension, et Lomeli poursuivit :

— Adeyemi sera peut-être la solution. En tout cas, il a le vent en poupe.

— Adeyemi ? Un homme qui a dit qu’il faudrait mettre tous les homosexuels en prison dans ce monde, et en enfer dans l’autre ? Il n’est la solution à rien du tout !

Ils arrivèrent au deuxième étage. Les flammes des bougies vacillant devant les appartements du Saint-Père projetaient une lueur rouge sur le palier. Les deux premiers cardinaux du collège électoral s’arrêtèrent un moment devant la porte close.

— Je suis curieux de savoir ce qu’il avait en tête pendant toutes ces dernières semaines, commenta Bellini, presque pour lui-même.

— Ce n’est pas à moi qu’il faut le demander. Je ne l’ai pas vu de tout le dernier mois.

— Ah, c’est dommage ! Il était bizarre. Inaccessible. Secret. Je crois qu’il sentait la mort approcher et que tout un tas de pensées étranges lui venaient à l’esprit. Je ressens très fort sa présence, pas toi ?

— Oh, si. Je lui parle encore. Et j’ai souvent l’impression qu’il nous observe.

— J’en suis certain. Bon, c’est ici que nos chemins se séparent. Je suis au troisième, dit Bellini en consultant sa clé. Chambre 301. Je dois être juste au-dessus du Saint-Père. Tu crois que son esprit irradie à travers le plancher ? Ça expliquerait pourquoi je me sens aussi agité. Dors bien, Jacopo. Qui sait où nous en serons, demain à cette heure-ci ?

Ensuite, à la surprise de Lomeli, Bellini l’embrassa avec légèreté sur chaque joue avant de lui tourner le dos pour continuer de monter l’escalier.

— Bonne nuit, lui lança Lomeli.

Pour toute réponse, Bellini leva main sans se retourner.

Après son départ, le doyen resta encore une minute, les yeux rivés sur la porte close et sa barrière de cire et de rubans. Il se rappelait sa conversation avec Benítez. Se pouvait-il que le Saint-Père ait été assez proche du Philippin et lui ait fait assez confiance pour critiquer devant lui son propre secrétaire d’État ? La remarque avait pourtant l’accent de l’authenticité. « Brillant, mais instable » : il entendait presque le vieil homme le dire.


Cette nuit-là, Lomeli connut encore un sommeil agité. Pour la première fois depuis des années, il rêva de sa mère — veuve pendant quarante ans, qui lui avait toujours reproché sa froideur envers elle —, et lorsqu’il se réveilla, aux petites heures du jour, il croyait encore entendre sa voix plaintive geindre dans ses oreilles. Mais, après une minute ou deux, il se rendit compte que la voix qu’il entendait était bien réelle. Il y avait une femme à côté.

Une femme ?

Il roula sur le flanc et chercha sa montre à tâtons. Il était près de 3 heures.

La voix féminine se fit entendre de nouveau : pressante, accusatrice, proche de l’hystérie. Puis une voix masculine profonde en réponse : calme, rassurante, apaisante.

Lomeli écarta les couvertures et alluma la lumière. Les ressorts grippés de son sommier métallique grincèrent bruyamment lorsqu’il se mit debout. Il traversa la chambre sur la pointe des pieds et colla son oreille contre le mur. Les voix s’étaient tues, et il sentait que, de l’autre côté de la cloison, on écoutait aussi. Il demeura pendant plusieurs minutes dans la même position, jusqu’à ce qu’il se sente ridicule. Ses soupçons ne pouvaient être qu’absurdes, non ? Mais alors il perçut la voix très reconnaissable d’Adeyemi — même lorsqu’il chuchotait, la basse du cardinal résonnait — suivie par le déclic d’une porte qui se ferme. Il fonça alors vers sa propre porte et l’ouvrit à la volée, juste à temps pour voir un éclair de l’uniforme bleu des Filles de la Charité de Saint-Vincent-de-Paul disparaître au coin du couloir.


Par la suite, Lomeli sut avec certitude ce qu’il aurait dû faire. Il aurait dû s’habiller et aller frapper à la porte d’Adeyemi. Il aurait encore été possible, tout au début, avant que les positions ne soient établies et quand les faits étaient indéniables, d’avoir une franche conversation au sujet de ce qui venait de se passer. Mais le doyen choisit de se remettre au lit, de remonter les draps jusqu’à son menton et d’envisager toutes les hypothèses.

La meilleure explication — c’est-à-dire la moins préjudiciable, de son point de vue — était que la nonne devait être troublée, qu’elle s’était cachée pendant que les autres sœurs quittaient la résidence, à minuit, et était venue chercher conseil auprès d’Adeyemi. Il y avait beaucoup de sœurs africaines à la résidence Sainte-Marthe, et il était tout à fait possible qu’elle ait pu connaître le cardinal pendant ses années au Nigeria. De toute évidence, Adeyemi avait commis une grave imprudence en la laissant entrer sans chaperon dans sa chambre au milieu de la nuit, mais une imprudence n’était pas nécessairement un péché. Lui vinrent ensuite toute une série d’autres explications que l’imagination de Lomeli lui interdisait presque toutes d’envisager. Il s’était littéralement entraîné à ne pas entretenir ce genre de pensées. Un passage du Journal de l’âme de Jean XXIII lui avait servi de guide depuis les tourments qu’il avait pu connaître de jour comme de nuit lorsqu’il était jeune prêtre :

Pour ce qui est des femmes, et de tout ce qui les entoure, jamais un mot, jamais ; c’était comme s’il n’existait pas de femmes dans le monde. Ce silence absolu, même entre amis proches, sur tout ce qui a trait aux femmes, a été l’une des leçons les plus profondes et durables de mes jeunes années de prêtre.

C’était le fondement même de la rude discipline mentale qui avait permis à Lomeli de respecter son célibat pendant plus de soixante ans. N’y pense même pas ! La simple idée d’aller dans la chambre voisine pour parler d’une femme, d’homme à homme avec Adeyemi, était un concept totalement extérieur au système intellectuel fermé du doyen. Il décida donc d’oublier l’incident. Si Adeyemi décidait de se confier à lui, naturellement, il l’écouterait, dans l’esprit du confesseur. Autrement, il ferait comme si de rien n’était.

Il tendit la main et éteignit la lumière.

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