Chapitre X

Malko avait encore de la poussière grise de ciment sous les ongles quand il rejoignit Katz dans son bureau de United Nations Plaza. Krisantem avait juste eu le temps de lui faire couler un bain et il serait arrosé de Mennen. La bétonnière avait scellé la réconciliation entre les gorilles et le Turc. Chris ne parlait plus que de de le nommer membre d’honneur du FBI.

En attendant, les Mad Dogs avaient marqué un point. Même s’ils n’avaient pas supprimé Malko. Il avait été impossible de remonter à la tête du complot.

La moustache d’Al Katz était en berne. Il congratula chaleureusement Malko, donna une chaise à Krisantem et but un Pepsi-Cola d’un coup. Il avait dormi une heure dans son bureau après qu’on eut retrouvé Malko.

— Le conducteur de la bétonneuse était fiché par le FBI comme agitateur et membre des Panthères noires, annonça-t-il. Deux fois arrêté en 1969 et janvier 1970.

Malko regarda le soleil au-dessus de l’East River. Il se rappellerait longtemps de ses heures dans le noir, s’attendant à être enseveli à chaque minute.

— Il y a quelqu’un derrière les Mad Dogs, dit-il. Ce n’est pas eux qui ont pu monter une opération aussi compliquée. Et il est notoire qu’ils n’ont pas d’argent. Jada n’est qu’une exécutante. Ceux qui ont tenté de me tuer aussi.

Katz soupira, de nouveau la moustache en déroute. Ses yeux bleus avaient pris une expression grave.

— Il n’est pas question de demander le report du vote, énonça-t-il emphatiquement. Sous aucun prétexte.

» Depuis 1961, la moitié du monde nous accuse de recourir à tous les stratagèmes possibles pour éviter l’entrée de la Chine rouge à l’ONU. Si on parle de complot, cela sera complet. Nous pouvons gagner quelques jours en téléguidant certains délégués amis pour qu’ils prononcent des discours fleuve, du filibusting, comme au Congrès…

Malko ôta une parcelle de ciment d’un de ses ongles. Son complet d’alpaga beige était aussi bien coupé que celui perdu dans les bétonnières.

— Je ne sais pas à quoi cela va nous avancer. Nous ignorons combien de délégués ont pu être manipulés, d’une façon ou d’une autre. Et c’est le problème crucial.

Katz eut un sourire froid.

— Le secret de la défense est dans l’attaque, a dit Napoléon. Ce n’est pas pour jouer à la marelle que nous vous avons donné un appartement particulièrement bien aménagé.

— Vous voulez que…

— L’année dernière, la marge a été confortable, 48 à 71. Prévoyons le pire. Lisez ceci.

Malko prit la feuille dactylographiée et la lut. C’était une liste de pays. En tête se trouvait l’Autriche, suivie de la Belgique, du Canada, du Chili, de Chypre, de l’Équateur, de la Guinée, de la Guyane, de l’Islande, de l’Iran, de l’Italie, de la Jamaïque, du Koweït, du Laos, du Liban, des îles Maldives, des Pays-Bas, du Portugal, de Singapour, de Trinidad et de la Tunisie.

— Tâchez de trouver votre bonheur là-dedans, dit Katz. Il suffirait qu’on en retourne une demi-douzaine pour que le State Department tout entier se roule par terre de joie. Sans compter ceux qui ont « mal » voté l’année dernière.

Il cligna de l’œil, subitement canaille.

— Mettez-vous au travail tout de suite. Je vais vous envoyer de l’aide. Il y a quatre suspensions de séance aujourd’hui et une intervention de l’Union soviétique. Tout le monde sera là.

Décidément, la partouze et les dollars étaient les deux mamelles des Nations Unies. Malko empocha la liste. Ce rôle de maquereau politique lui déplaisait profondément.

Il était déjà debout, prêt à partir, quand Krisantem se gratta discrètement la gorge.

— Il faudrait peut-être savoir ce que la fille a dit aux policiers qui l’ont arrêtée ?

— Quelle fille ? demanda Katz, nous n’avons arrêté aucune fille.

— Celle qui a essayé d’assassiner Son Altesse, répliqua Krisantem. La négresse. On l’a arrêtée devant moi.

À ses heures, Krisantem était raciste, ce qui est très vilain. Avec beaucoup de bonne grâce il raconta l’arrestation de Jada par la voiture de patrouille.

Les dix minutes suivantes furent passées à donner des coups de fil frénétiques à tous les commissariats de Harlem. Al Katz était au bord de l’infarctus. Personne n’avait vu Jada. Il commença à regarder Krisantem d’un œil nettement soupçonneux. Le Turc, ombrageux comme il l’était, avait très bien pu étrangler Jada et la balancer dans l’Hudson.

— Je me souviens du numéro de la voiture, se rappela soudain Krisantem. C’est le 886.

L’Américain recommença à se battre avec le téléphone. Cette fois, au bout de trente minutes, il fut branché sur le capitaine commandant le commissariat de la 184e Rue. La voiture 886 leur appartenait bien, mais ils n’avaient pas de Jada, ni rien de spécial au rapport.

— Il faut y aller, suggéra Malko. Il y a un mystère là-dessous.

C’était bien l’avis de Al Katz.


* * *

Le 19e Precinct ne payait pas de mine. Une demi-douzaine de voitures de police étaient rangées devant, en double file. C’était le quartier le plus dur de Harlem. Quand Malko et Krisantem y débarquèrent, deux policiers étaient en train de trier sur une grande table un stock d’armes blanches à faire frémir. La récolte d’un soir.

Deux Noirs étaient enchaînés contre un mur. Ils avaient battu à mort un couple âgé dans un ascenseur, trois heures plus tôt. Indifférents à tout. Le capitaine fit entrer ses visiteurs dans un bureau crasseux. Malko expliqua le motif de sa visite. Al Katz avait téléphoné pour le « clearer ». Le capitaine se fit apporter le registre du precinct. Il n’y avait rien concernant Jada. Ils n’avaient arrêté aucune fille la veille.

— Puis-je voir les policiers qui étaient en patrouille cette nuit sur la 886 ? demanda Malko.

— Le sergent est de repos, dit le capitaine, mais pour l’autre, c’est facile.

Il appuya sur le bouton de l’interphone.

— Benson.

Quelques secondes plus tard, la porte s’ouvrit sur un Noir en uniforme, au visage las, avec des yeux proéminents. Le capitaine lui expliqua de quoi il s’agissait. Tout de suite, Malko remarqua le trouble du patrolman. Mais il n’eut même pas à insister. De lui-même le policier secoua la tête et dit :

— Eh bien, je crois que j’ai fait une sacrée gaffe !

Il leur raconta l’histoire de l’arrestation de Jada et comment il avait insisté pour que le sergent la relâchât. Le capitaine était effondré.

Malheureusement, il n’y avait plus rien à faire. Le patrolman Benson baissait la tête, honteux.

— Qu’est-ce qu’elle a fait, cette bonne femme ? demanda-t-il piteusement.

— Oh ! elle est impliquée dans deux meurtres et un complot politique, dit Malko.

Soudain, il eut une idée.

— Y a-t-il quelqu’un qui connaisse bien Harlem, qui pourrait m’aider à la retrouver ? demanda-t-il.

Benson releva la tête.

— Je crois bien que si, sir. On a une fille formidable ici. Jeanie. Elle connaît tout le monde. Si le capitaine le permet.

Le capitaine permettait tout ce qui pouvait laver sa honte. Il confia Malko à Benson. Celui-ci le mena dans un minuscule bureau au premier étage et entra après avoir frappé.

Malko fut heureusement surpris.

Jeanie était une Noire en uniforme, très jolie, les cheveux courts, l’air avenant. Après avoir fait les présentations, Benson lui exposa le problème. Malko l’interrompit.

— Nous sommes à peu près certains que cette fille appartient aux Panthères noires.

La jeune Noire siffla et se leva. Elle avait un corps parfait, peu mis en valeur par l’uniforme.

— Je suis assistante sociale, expliqua-t-elle. Je connais beaucoup de gens et on m’aime bien. Je vais seule dans des coins où les gars d’ici se font accueillir avec des cocktails Molotov. Mais les gens ont peur des Panthères, ils ne parlent pas.

» Les seuls à pouvoir vous aider, ce sont les junkies, les drogués. Tous les petits pourvoyeurs. Ils savent tout, trafiquent avec les Panthères, connaissent les planques. Mais il faut en attraper un et le faire parler. Et ça, ce n’est pas facile.

Pas encourageant. Malko commençait à comprendre pourquoi le FBI piétinait.

— Nous connaissons l’adresse de Jada, dit Malko. Vous ne pourriez pas y faire un tour avec nous ? Essayer d’apprendre quelque chose.

Jeanie eut un beau sourire blasé.

— Si vous voulez, mais il y a une chance sur mille. Allons-y.


* * *

Deux gosses en haillons jouaient sous le porche de l’immeuble de la 96e Rue où habitait Jada. La Cadillac rouge était toujours là et deux hommes du FBI planquaient dans une Ford grise, aussi discrets qu’une mouche dans un verre de lait.

Jeanie dit à Malko :

— Attendez-moi ici. Si les gens vous voient, ils ne diront rien. Vous êtes Blanc.

Malko la vit disparaître dans le grand immeuble. Krisantem se demanda si quelqu’un avait délivré le veilleur de nuit.

Peu après que Jeanie eut disparu, une espèce de fantôme noir frôla la voiture avec un regard haineux. Un Noir squelettique, au visage hâve et pas rasé, le crâne rongé par la pelade. Même Krisantem commença à se gratter.

Jeanie réapparut au bout de vingt minutes. Quand elle eut regagné la voiture, elle respira profondément.

— Quelle vie ! Là-haut il y a une femme avec six enfants dans la même pièce ! Elle ne peut même pas aller aux toilettes seule parce que des voyous y sont embusqués en permanence pour voler tout ce qu’ils peuvent.

— Et notre fille ?

— Personne ne sait rien sur elle. Il n’y a pas longtemps qu’elle habite là. (Elle réfléchit.) Je ne vois qu’un type qui pourrait vous aider : Julius West. Si on le prive de drogue assez longtemps, il dira tout ce qu’il sait. Il fournit les Panthères et les types comme ça.

— Comment peut-on le trouver ?

Jeanie éclata de rire.

— Ce n’est pas mon boulot ! Il faut voir les gars du Narcotic Bureau, à Old slif Street, Downtown. Une fois que vous l’aurez, je pourrai peut-être vous aider. Vous pouvez me joindre au commissariat.

— Donnez-moi votre numéro de téléphone, demanda Malko. Je peux avoir besoin de vous au milieu de la nuit.

Elle lui donna une adresse et un numéro de téléphone et précisa :

— Dites bien qui vous êtes, j’habite avec un flic noir jaloux comme un tigre. Il n’aime pas beaucoup voir des Blancs tourner autour de moi.

Elle demanda à Malko de la laisser là. Elle avait des gens à voir. Elle se ferait ramener par une voiture de patrouille. Malko la regarda s’éloigner. Elle était presque aussi attirante que Jada.

En route, Malko s’arrêta pour appeler Al Katz et lui annoncer la bonne nouvelle. Cette fois, il n’y avait plus aucune piste à suivre. Le néant complet.

*


* * *

Le colonel Tanaka prenait son petit déjeuner à la cafétéria des délégués en lisant les journaux du matin. Il n’y avait encore rien sur la tentative de meurtre mais le Japonais était déjà complètement au courant. Jada avait récupéré et tout raconté à Lester.

Le Japonais était moins furieux de cet échec que des erreurs précédentes. Il savait de quoi les Chinois étaient capables et il était inévitable que Jada ait parlé en état d’hypnose. La catastrophe n’était pas irréparable puisque le FBI n’avait pu remonter plus haut. Et, au moins, le colonel était fixé : il avait le FBI et, très probablement, la CIA aux trousses. Il en éprouva une sorte de sentiment grisant fait d’excitation et de la certitude qu’ils ne pouvaient rien contre lui.

Il faisait son autocritique. Cela avait été une erreur de vouloir se débarrasser de ce soi-disant maître chanteur à tout prix. Mais au moins il avait forcé le FBI à se dévoiler.

Maintenant que la situation était correctement analysée, il se sentait mieux. Lester avait reçu l’ordre de ne plus bouger. Sauf pour l’action directe concernant l’exécution du plan. Ils ne tenteraient plus rien pour se débarrasser de l’homme blond qui travaillait pour le FBI ou la CIA. Il savait qu’il n’avait plus de piste, Jada retirée du circuit.

Le colonel Tanaka se promit de s’offrir enfin un bon repas japonais et de le mettre sur sa note de frais. Encore quelques jours et il serait délivré de tout souci.


* * *

Malko écoutait aimablement le délégué des îles Maldives parlant des problèmes posés par les pirates dans sa contrée bénie de Dieu et des hommes.

Il regarda sa montre : midi et demi, et le bar regorgeait de délégués, bavardant dans toutes les langues, une vraie tour de Babel.

Soudain, son nom retentit dans le micro. Il abandonna le Maldive, très impressionné par sa popularité. Lui, on ne l’appelait jamais. Et pour cause : les trois quarts des délégués ignoraient même que son pays existât. Il était toujours obligé de préciser que les Maldives n’étaient pas une marque de sardines en boîte, mais une nation indépendante et presque indivisible.

La standardiste malaise eut un sourire en coin.

— Une young lady veut vous voir. Elle est à l’entrée du bar.

Malko fendit la foule et se trouva nez à nez avec une créature sortie tout droit des pages de Play-Boy : un mètre soixante-quinze, des longs cheveux décolorés à la Jean Harlow, d’immenses yeux bleus innocents, un corps parfait, à peu près totalement dénude par une robe jaune canari ultra-courte et une voix veloutée de call-girl pour milliardaires. Elle découvrit des dents capables de croquer des billets de mille dollars d’une seule bouchée.

— Je m’appelle Gail. « Jetset » m’a demandé de vous contacter d’urgence de la part d’Al Katz.

Malko avala difficilement sa salive. Et on disait que la CIA ne faisait rien pour le rapprochement des peuples. Al Katz ne perdait pas de temps pour lancer sa contre-offensive.

— Eh bien, Gail, dit-il, venez boire un verre. Je suis avec un gentleman maldive.

— Comme c’est merveilleux, fit Gail avec une conviction profonde.

Lorsqu’il aperçut Gail, le Maldive faillit grimper le long des rideaux. Elle s’assit gracieusement, et sa robe découvrit une bonne moitié de son ventre. Elle tendit la main au diplomate.

— Je suis si heureuse de faire votre connaissance. J’adore l’Afrique.

Le Maldive ne releva même pas, hypnotisé par les cuisses interminables. Dire qu’il avait un éloge funèbre à prononcer dans une heure.

Gail le fixait comme s’il avait été un mélange de Rockefeller, de Tarzan et de Gregory Peck. Sans ciller. Il se sentit redevenir très primitif et se demanda si les gardes de l’ONU, toujours si compassés, s’opposeraient à ce qu’il emporte Gail sur son dos jusqu’à l’hôtel le plus proche.

Malko sauta sur l’occasion.

— Je compte donner une petite soirée d’ici à la fin de la semaine, dit-il. Serez-vous des nôtres ?

— Oh ! oui, renchérit Gail, j’aimerais tellement que vous veniez.

Et elle éclata d’un rire totalement hystérique. Ça promettait. Avec une douzaine de son espèce, on pouvait espérer une majorité à rendre jaloux le Soviet suprême. Dans le style 99,99 %. Évidemment, cela risquait de coûter cher, mais il fallait bien que l’argent du Peace Corps serve à autre chose qu’à construire des latrines dans les pays sous-développés. Malko se pencha à l’oreille de Gail.

— Vous êtes seule ?

— Oh ! mais j’ai deux amies à qui je peux téléphoner, dit-elle de sa voix veloutée. Claudia et Cathy. Elles seront ravies de venir. Elles travaillent aussi pour « Jetset ».

Il n’aurait jamais cru que le métier de barbouze de luxe l’amènerait à organiser des orgies pour le compte de la CIA. Pourvu qu’Alexandra ne l’apprenne jamais. Elle serait capable de lui faire sauter la tête d’un coup de fusil de chasse. Depuis qu’elle s’était livrée à lui, elle était persuadée qu’il lui appartenait.

L’organisation de la Party ne serait pas difficile. Il suffisait d’abandonner Gail dans le bar et de trier ensuite la pêche.

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