Mamadou Rikoro était plongé dans un affreux dilemme. Froissant nerveusement le reçu de sa banque au fond de sa poche, il n’écoutait que d’une oreille distraite le représentant de la Colombie traîner les USA dans la boue. Son voisin, délégué d’un pays de l’Est, écoutait religieusement. Il se tourna vers Mamadou – toujours avide de conquérir la sympathie d’une République noire – et lui sourit largement. Rikoro répondit par une faible grimace. Son voisin n’avait pas ses problèmes. Il n’était que le magnétophone de son gouvernement. S’il déraillait il était fusillé, un point c’est tout. Ce qui éliminait bien des problèmes de conscience.
Comme ceux de Rikoro. Il avait beau passer la main dans ses cheveux crépus, il n’arrivait pas à trouver de solution satisfaisante.
Ce matin même il avait reçu de sa banque la nouvelle de l’arrivée d’un virement de trente mille dollars. Provenance anonyme. Il recevait un virement identique tous les ans à la même époque, juste avant le vote sur la Chine. Modeste contribution de quelques bienfaiteurs anonymes et américains. Évidemment, il en rétrocédait à son ministre, mais c’était une manne régulière et presque légale. Après tout, les USA étaient riches et son pays se moquait totalement de la Chine.
Mais, d’un autre côté, il y avait les cinquante mille dollars qu’il avait imprudemment acceptés deux semaines plus tôt. Pour faire exactement le contraire. En beaux billets qui avaient déjà pris le chemin de la Suisse.
Bien sûr, cela allait faire du bruit. Rikoro serait probablement rappelé. Mais, avec dix ou quinze mille dollars il étoufferait les cris les plus forts. Et il en avait un peu assez de New York. Vivement le soleil africain. D’un autre côté, en restant là il faisait des économies considérables. Sa femme avait pris l’habitude de la ville.
C’était vraiment un abominable dilemme. Si seulement il avait pu faire plaisir à tout le monde. Avec le vote secret, il s’en serait tiré avec un pieux mensonge.
— J’ai le triste devoir d’annoncer que nous avons appris avec une profonde tristesse la mort de Dato Mohammed Ismail Ben Mohammed Yussof, représentant permanent de la Malaisie aux Nations Unies, ronronna la présidente. J’invite les membres de l’Assemblée à se lever et à observer une minute de silence à la mémoire du disparu.
Mamadou Rikoro se leva mécaniquement. Il n’avait pas à se forcer pour avoir l’air triste. La tête penchée, il continua à réfléchir intensément. Et déchiré, prit une décision.
Sa minute de silence, à lui, fut à la mémoire des cinquante mille dollars. Des rentrées régulières valent mieux qu’un coup de poker. Seulement, il fallait prévenir son commanditaire et rembourser.
Dès la suspension de séance, il se rua vers la première cabine téléphonique et appela un numéro qu’il connaissait par cœur. Il voulait bien perdre cinquante mille dollars mais tenait à ce qu’on le sache et qu’éventuellement on lui en sache gré… Lorsqu’il eut son correspondant au bout du fil, il expliqua à mots couverts qu’il avait été contacté, mais qu’il restait fidèle à la bonne vieille maison. Puis, il raccrocha, l’âme en paix. Il ne restait plus qu’à attendre le lendemain pour voter.
Le second coup de téléphone était plus difficile à donner. Il alla prendre un Pepsi à la machine avant de se lancer. Puis, il composa son numéro. En priant le Ciel pour que personne ne réponde.
Malko était en train de boire un café à la cafétéria quand Chris Jones surgit.
— Al Katz veut vous parler immédiatement, dit-il, appelez-le.
Malko se rua à la première cabine tranquille. Katz était au bord de l’hystérie.
— On tient enfin un bout, exulta-t-il. Un gars vient de téléphoner. Mamadou Rikoro. Il est sur nos listes de paie. Il a expliqué qu’on l’avait contacté mais que finalement il penchait du bon côté. Il faut le retrouver coûte que coûte.
— Où est-il ?
— Si je le savais, j’aurais déjà été le chercher. Trouvez-le.
Malko fonça au bar. Pas de Rikoro. Il était cinq heures, et la plupart des délégués étaient partis. Il téléphona au siège de sa délégation, chez lui, parcourut tous les couloirs, alla même jusqu’à la cafétéria du personnel, sans trouver la moindre trace de Rikoro. La séance reprenait une heure plus tard, jusqu’à huit ou neuf heures. Il y serait peut-être.
Malko demanda à la standardiste du bar qu’elle fasse un appel toutes les cinq minutes, demandant Mamadou Rikoro. Et assit Chris en face du standard.
Froidement, Milton Brabeck s’était installé dans la grande entrée et demandait poliment leur identité à tous les délégués noir de peau qui sortaient. Ils le prenaient pour un garde de l’ONU faisant du zèle.
Quand le colonel Tanaka rentra à son hôtel et découvrit le message de Lester demandant de le rappeler d’urgence, il sut qu’une nouvelle catastrophe était imminente. Lester avait l’ordre de ne donner signe de vie qu’en cas d’extrême urgence.
Il téléphona de la cabine à cent mètres de l’hôtel. Lester était ivre de rage.
— Un sale nègre est en train de nous doubler ! aboya-t-il.
Tanaka s’essuya le front. Il faisait chaud et l’asphalte fondait, dans un relent d’égout et de gaz d’échappement. L’humidité était terrifiante. Pourtant, il fallait garder la tête calme.
— Expliquez-vous clairement, dit-il.
Le chef des Mad Dogs essaya de ne pas bégayer de rage. Tanaka enregistrait. Il se sentit soudain très las. Il allait agir lui-même. Pas d’autre solution.
— Je dois le rappeler avant une demi-heure, dit Lester.
Il lui donna le numéro. C’était aux Nations Unies. Tanaka raccrocha et appela immédiatement. Une voix de femme lui répondit : c’était la bibliothèque des Nations Unies. Il demanda Mamadou Rikoro, et on le lui passa.
Le diplomate était hystérique. Lester l’avait terrorisé. Il était prêt à aller trouver le FBI. Et il connaissait Lester. Tanaka prit sa voix la plus douce, l’assura de sa totale compréhension. Pouvait-il prendre l’engagement de rembourser la somme qu’il avait touchée ? C’est tout ce qu’on lui demandait. Rikoro se calma un peu. Demanda à qui il avait affaire.
— Votre commanditaire, fit Tanaka aimablement. Je suis sûr que nous pouvons arranger tout cela très bien. Et peut-être une prochaine fois…
Le soulagement de Rikoro était palpable. Du moment qu’on commençait la palabre ! Il entrevit même un fructueux chantage.
— Retrouvons-nous dans la salle du Conseil de tutelle, proposa Tanaka. Nous serons tranquilles.
Et pour cause. Il n’y avait plus que deux territoires sous tutelle… Pago-Pago et un obscur carré de forêt vierge en Indonésie. Le Conseil ne se réunissait jamais.
Mamadou Rikoro approuva ce choix discret. Lui non plus ne tenait pas tellement à la publicité.
Tanaka raccrocha et sortit respirer un peu d’air moite. Il avait juste le temps de passer dans sa chambre et de retourner à l’ONU.
La grande salle du Conseil de tutelle était totalement vide. Rikoro s’assit en haut des travées et alluma une cigarette. Personne ne l’avait vu entrer. Il se sentait de bien meilleure humeur. Avec un petit espoir de sauver les cinquante mille dollars. Bien entendu, il n’allait rien signer du tout. Il faudrait que les autres se contentent de sa parole d’honnête homme.
La porte s’ouvrit derrière lui et il entendit un bruit de pas, étouffé par l’épaisse moquette verte. Il tourna la tête, souriant. Son sourire se figea lorsqu’il vit le pistolet, mais il n’eut pas le temps de hurler.
Le colonel Tanaka tira posément trois balles dans la tête de Mamadou Rikoro, bien que la première ait pénétré sous le nez et démantelé le cerveau. Cela fit trois petits bruits sourds, à cause du silencieux. Un modèle particulièrement sophistiqué qui englobait la chambre d’éjection. D’ailleurs l’acoustique de la salle du Conseil de tutelle avait toujours été déficiente.
Mamadou Rikoro bascula sur son fauteuil. Le colonel Tanaka s’approcha et poussa le corps le plus loin possible, de façon qu’il soit invisible de la travée. Heureusement, le diplomate n’était pas trop corpulent. L’odeur de cordite allait très vite se dissoudre dans la senteur de renfermé. La salle n’était visitée que par les groupes de touristes.
À tout hasard, Tanaka descendit les travées pour ressortir par la porte donnant du côté du bar des délégués. Il l’ouvrit rapidement au moment où le garde tournait le dos. Celui-ci vit bien Tanaka. Mais en voyant son collègue le stopper à l’entrée du bar et le laisser passer après qu’il lui eut montré son passe, il ne réagit pas. Certains délégués n’hésitaient pas de temps en temps, à venir faire une petite sieste dans sa salle du Conseil de tutelle. Ou même à se livrer à une visite de sentiments sur les moelleux fauteuils rouges, avec une secrétaire débauchée des sections de traducteurs.
Tanaka alla jusqu’à la cafétéria, où il rejoignit d’autres membres de la délégation japonaise.
Le corps de Mamadou Rikoro serait peut-être resté là plusieurs jours si une certaine Mrs Thins, de Topeka (Kansas) n’avait éprouvé une grande fatigue dans les jambes à la suite de sa longue visite des Nations Unies. Elle se glissa hors du groupe de touristes et s’effondra dans un moelleux fauteuil du Conseil de tutelle. Hélas, elle ne put étendre ses jambes endolories. En baissant la tête, elle aperçut quelque chose de noir. Pensant qu’il s’agissait d’un objet, elle envoya la main.
C’était la tête de Mamadou Rikoro.
Le hurlement de Mme Thins interrompit net la pertinente explication de la guide. Il se propagea même très loin en dépit de la mauvaise acoustique… Si loin que deux gardes accoururent, croyant à une crise de nerfs.
— Il y a un cadavre ici, glapit Mme Thins.
Et elle s’évanouit.
Le minuscule bureau du colonel MacCarthy était envahi par la fumée. Le colonel semblait déprimé. Deux cadavres en une semaine, c’était beaucoup. D’autant que, même avec beaucoup d’imagination, on ne pouvait parler de crime de sadique en ce qui concernait Mamadou Rikoro.
— Travail de professionnel, avait suavement murmuré Katz.
Le meurtrier avait ramassé ses douilles. Le contenu des poches de Rikoro s’étalait sur la table du colonel MacCarthy. Rien qui puisse faire avancer l’enquête.
Un à un, les gardes défilaient pour témoigner. En principe, personne ne pouvait pénétrer dans la salle du Conseil de tutelle. Sauf tous les tours guidés et les délégués. Choix horrible…
— Je crois que j’ai aperçu le meurtrier, avoua un des gardes. Un homme petit, brun. Il était de dos. Il a été stoppé par mon collègue à l’entrée du bar des délégués. Comme j’ai vu qu’il était O.K., je n’ai pas insisté.
Le colonel MacCarthy fit appeler le garde en faction devant le bar des délégués.
Celui-ci ne se souvenait de rien. Il contrôlait automatiquement tous les gens qui entraient au bar. Ne regardait même pas les visages, juste les cartes. Peut-être cent à l’heure. On ne put rien lui sortir d’autre.