Le billet de cent dollars à demi brûlé, roussi et recroquevillé par le feu était protégé par une enveloppe de plastique transparent, à laquelle était attachée une étiquette jaune. La moitié du bureau était occupée par divers objets, pièces à conviction dans l’explosion de la 11e Rue.
Malko nota avec surprise qu’il y avait même une pochette d’allumettes rectangulaire comme on en trouve des centaines à New York où tous les commerçants en distribuent généreusement. Comme pour les autres objets, on y avait accroché une petite étiquette. Il y avait encore une paire de lunettes, dont le verre gauche était cassé, plusieurs cartes de crédit, différents papiers et une chaussure d’homme à la semelle arrachée.
Il ne manquait qu’un raton laveur.
Al Katz, l’homme qui se trouvait derrière le bureau regardait l’étalage, pensif. Ses yeux très bleus ressortaient dans son visage rond. La partie inférieure de son visage semblait tiré vers le bas par la lourde moustache rousse. Il avait l’air intelligent et compétent. Il fit le tour du bureau pour venir serrer la main de Malko. De près, on voyait mieux les innombrables rides. Il était plus près de soixante ans que de cinquante.
— David Wise vous a dit de quoi il s’agissait ?
Il avait l’air un peu sur ses gardes. Malko, avec son costume bien coupé, sa chemise monogrammée, ses cheveux blonds un peu trop longs, sa diction recherchée et ses curieux yeux dorés, ne ressemblait pas aux barbouzes standard de la Central Intelligence Agency.
— David Wise ne m’a pas dit grand-chose, avoua-t-il.
Lorsque David Wise, le directeur de la Division des plans de la CIA lui avait téléphoné dans sa villa de Poughkeepwie pour lui demander de prendre contact avec Al Katz, il ne s’était pas étendu sur l’objet de la mission.
Il le faisait rarement d’ailleurs. Aussi bien par hypocrisie que par prudence. Il ne s’agissait jamais du bal d’ouverture de l’Opéra de Vienne.
Le bureau où se trouvait Malko était situé dans le CBS Building, un bâtiment de quarante-cinq étages, noir, ultramoderne, au coin de la Sixième Avenue et de la 53e Rue. Officiellement, c’était une dépendance de la Compagnie Fairchild Investments de Phoenix. Compagnie n’existant que sur le papier. En réalité, il s’agissait d’un des bureaux semi-clandestins que la CIA installait peu à peu aux USA, au grand dam du FBI et aux rugissements du Congrès. En effet, l’Agence fédérale n’avait théoriquement pas le droit de sévir sur le territoire national, chasse gardée du FBI.
— On dirait que vous avez vidé une poubelle, remarqua Malko. Et sans beaucoup de succès encore.
Al Katz eut un bon sourire.
— C’est tout se que nous avons pu retrouver de Son Excellence John Sokati, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire du Lesotho aux Nations Unies. Et encore, il a fallu passer au tamis un énorme tas de débris.
— Il avait été interrogé par le FBI ? demanda perfidement Malko.
Cette fois, Katz ne sourit pas. Son visage rond prit une expression sévère et sa moustache plongea vers le bas.
— Il se trouvait avec des gens qui croyaient que le TNT pouvait bouillir comme le thé, dit-il froidement. Il s’est transformé en chaleur et en lumière avec trois d’entre eux, dont une femme. Vous voulez voir les photos ?
Il poussa vers Malko un paquet de photos. Les premières représentaient deux Noirs, assez jeunes, au visage dur, et une fille café au lait, ravissante, style cover-girl. Il eut le cœur soulevé devant la seconde série de photos. La fille avait été déchiquetée et une jambe était arrachée à la hanche. Le visage était méconnaissable, sauf les cheveux décrêpés et teints en roux.
— Il n’y a pas eu d’autres morts ?
Katz haussa les épaules.
— C’était un petit immeuble de trois étages sur la 11e Rue. Il n’y avait que ces zèbres-là. Tous morts. Les voisins s’en sont tirés avec des vitres cassées et une fichue peur. Vous ne lisez jamais les journaux. C’est arrivé il y a quinze jours.
Il y avait tellement d’explosions à New York depuis quelque temps…
— Pourquoi ont-ils sauté ?
Al Katz reposa les photos et se rassit à son bureau.
— Allez savoir. Dans la cave, on a découvert trois caisses de TNT volées sur un chantier. Par miracle, elles n’ont pas sauté. On a l’impression que ces types-là fabriquaient des bombes et qu’il y a eu un pépin.
— Et que faisait cet estimable diplomate dans cette caverne d’Ali-Baba ?
Al Katz croisa ses mains soignées.
— Si je le savais, vous seriez encore en train de compter les vieilles pierres de votre château… J’espère que vous allez nous aider à le découvrir. Parce que toute cette histoire est fichtrement bizarre.
Il poussa vers Malko le billet brûlé. Et lui raconta comment la manne céleste s’était abattue sur la 11e Rue après l’explosion.
Le FBI en a retrouvé pour seize mille cinq cents dollars dans les débris. Les badauds en ont peut-être ramassé deux ou trois fois plus. C’est impossible à savoir. Ce qui est curieux, c’est qu’une perquisition nous a permis de découvrir dix mille dollars en billets de cent dollars chez John Sokati. Avec des numéros de série se suivant.
— Vous pensez que ce diplomate subventionnait un mouvement subversif ? interrogea Malko.
Al Katz leva les yeux au ciel.
— Vous voulez rire ou quoi ? Vous savez ce qu’est le Lesotho ? Ils sont tellement fauchés qu’il a fallu leur payer le voyage pour qu’ils puissent assister à la session. On leur paie même leurs cigarettes.
— Qui « on » ?
— Le State Department.
Malko tiqua devant cette générosité.
— Pourquoi cette munificence ? Chaque fois que je dépense un peu trop d’argent, vos comptables de Washington hurlent comme si je les dévalisais.
— Mon cher, dit Katz, en dépit de votre titre, vous ne votez pas à l’ONU. Surtout de façon à faire plaisir au State Department.
— Je vois, fit Malko. Mais quel est le rapport avec la mort de John Sokati ?
Al Katz sourit mystérieusement et se pencha en avant vers Malko. Celui-ci retira ses lunettes noires et ôta un grain de poussière sur son alpaga noir. Ses yeux dorés pétillaient d’intérêt.
— Dans peu de temps, expliqua l’Américain, l’Assemblée générale des Nations Unies va se prononcer pour la vingtième fois sur le rétablissement des droits légitimes de la République populaire de Chine à l’Organisation des Nations Unies, selon la motion N° 567. À la majorité des deux tiers. Autrement dit, en langage clair, il s’agit de savoir si la Chine rouge va entrer à l’ONU à la place de Formose. Ce contre quoi le State Department lutte depuis près d’un quart de siècle. Tous les ans, la motion est régulièrement repoussée et l’année suivante, un des pays communiste en présente une similaire et tout est à recommencer.
» Or, le State Department a en main la vingtaine de voix qui nous assurent une majorité. Le Lesotho en fait partie. Imaginez que des gens malintentionnés s’arrangent par différents moyens, y compris le fric, pour retourner le vote de ces gens-là… Le State Department aurait bonne mine. Ce vote, c’est leur cauchemar annuel. Si la Chine rouge entrait à l’ONU maintenant, cela déclencherait un merdier tel que la moitié du State Department sauterait par les fenêtres. Plus quelques gens de chez nous… Il y a des accords secrets avec le vieux Tchang Kaï-chek. Je ne sais pas exactement lesquels.
— Quel rapport avec Son Excellence feu Sokati ? demanda Malko. Je suppose que tous ces gens reçoivent des instructions de leur gouvernement. Qu’ils ne votent pas à leur guise. Vous êtes tranquille. On ne va pas acheter vingt pays sans que vous ne le sachiez.
Al Katz respira profondément et secoua la tête.
— Très juste. Mais les délégués mandatés officiellement pour voter sont tout-puissants. S’il prend la fantaisie à l’un d’eux pour une raison X de voter contre les instructions de son gouvernement, le vote est valable. Imaginez que le représentant des USA devienne maboul en pleine séance et vote pour l’admission de la Chine. Le président pourra piquer une attaque, cela ne changera rien : sa voix sera comptée contre nous. Même si on le fait enfermer chez les fous à la fin de la séance.
— Je vois, fit Malko qui commençait à s’amuser. Vous avez l’impression qu’on est en train de vous prendre à votre jeu. D’influencer les votes en sens inverse.
Al Katz frappa du plat de la main contre le bureau.
— Vous voyez une autre raison de donner des dizaines de milliers de dollars à un bougnoule pareil ! La session a justement commencé hier. Le vote aura lieu dans une dizaine de jours.
— Mais vous n’êtes pas certain que ce malheureux allait voter contre vous, objecta Malko.
— Bien sûr, bien sûr, reconnut Katz. Seulement nous n’avons pas envie de prendre de risques. En plus, c’est bizarre que ce diplomate ait fréquenté ces types. Le FBI les a identifiés. Ils appartenaient à une fraction activiste des Panthères noires, la Mad Dogs. Ils revendiquent des attentats à la bombe, des meurtres, des incendies. Au nom de la lutte antiségrégationniste. Même à Harlem on a peur d’eux.
Malko savait que le FBI luttait depuis plusieurs semaines contre les extrémistes noirs des Panthères noires. Il y avait eu plusieurs batailles rangées contre la police et des morts des deux côtés.
— Et les billets ? demanda-t-il. Ils ne vous ont mené à rien ?
— Le FBI enquête. Mais cela peut prendre des semaines. Il sera trop tard.
Malko jouait avec ses lunettes. L’histoire commençait à l’intriguer. Et puis, le milieu des diplomates aux Nations Unies était quand même plus dans ses cordes que les expéditions dans les bas-fonds.
— Que va être mon rôle ? demanda-t-il. Est-ce que le FBI a trouvé quelque chose sur les délégués ?
Al Katz secoua la tête.
— Presque rien. Le FBI ne peut pas les surveiller tous. En plus, les agents fédéraux ne sont pas persona grata à l’ONU. Le colonel qui commande la Sécurité a horreur de voir des flics rôder sur ses moquettes.
» Nous ne connaissons rien des relations de John Sokati. Guère plus sur les trois Noirs qui ont sauté. On les a identifiés et c’est tout.
» De toute façon, on ne voit pas le lien avec notre problème. Ces types-là se foutent complètement de la Chine communiste. Tout ce qui les amuse, ce sont les bombes. Non, il y a autre chose derrière. Et il faut le trouver. Depuis deux semaines, nous piétinons. Il nous reste peu de temps.
Malko sursauta. L’autre prenait ses désirs pour des réalités.
— En m’y prenant comment ? Je ne sais pas faire tourner les tables.
— Vous n’allez pas faire tourner les tables, vous allez faire des ronds de jambe, fit Al Katz, ravi de son jeu de mots. À partir de demain, vous êtes secrétaire de la légation, attaché à la délégation autrichienne à l’ONU. Nous avons arrangé cela. Bien entendu, je ne pense pas que vous ayez beaucoup besoin d’aller dans vos bureaux de la 14e Rue. Votre véritable bureau sera chez nous, 799 United Nations Plaza. Juste en face des Nations Unies. Pièce 1046. Je suis au 1047 et 1048. Tout l’immeuble est occupé par la délégation américaine. Votre téléphone à la légation autrichienne, Yukon 87 404, aboutira en réalité chez nous. On a fait un petit arrangement avec Bell Téléphone.
» Votre force, c’est que personne ne vous connaîtra. Voici vos accréditifs.
Il poussa vers Malko une enveloppe jaune.
— Vous avez une chance de découvrir quelque chose en laissant traîner vos oreilles au bar des délégués, continua-t-il.
Malko pensa que cela relevait du miracle.
— Ça me paraît hasardeux, objecta-t-il. Ce genre de secret ne se dévoile pas au coin d’un bar.
— Nous allons vous aider, fit Katz. Je vous ai dit que cette affaire nous tenait à cœur.
Il griffonna sur une carte et la tendit à Malko qui lut : « Agence Jetset Plaza 76597. »
— Chaque fois que vous avez besoin d’une fille, expliqua Katz, vous appelez ce numéro et vous précisez si vous voulez une Blanche, une Noire ou une Jaune. Vous l’avez dans les dix minutes. En précisant que c’est pour Fairchild.
Il cligna de l’œil, horriblement canaille.
— Profitez-en. Ce sont des dames qui valent normalement deux cents dollars la nuit. Ce n’est pas une mauvaise idée pour se faire des amis, non ? Il paraît que ces messieurs les délégués sont plutôt portés sur la chair fraîche.
— Vous avez passé un contrat avec une agence de call-girls ? demanda Malko quand même un peu suffoqué. Si le sénateur Fulbright, pourfendeur des « éperviers du Pentagone » avait su cela…
— L’affaire nous appartient, reconnut modestement Al Katz. Et rend de fichus services. Quant à ces petites, vous pouvez leur demander ce que vous voulez. Je vous introduirai également auprès du docteur Shu-lo et de ses collaboratrices. Il représente les Services de renseignements de Formose. Inutile de vous dire à quel point tout cela les intéresse.
Malko empocha la carte, rêveur. Derrière la politique, on retrouvait toujours le sexe et l’argent. Katz poussa une clé vers lui.
— Voilà de quoi entrer chez vous. Vous habitez 420 East 51e. Merveilleux appartement de célibataire, où vous pourrez emmener vos amis et vos conquêtes. Si vous… disons, vous amusez, avec des délégués, essayez que cela se passe toujours dans la chambre du fond et n’éteignez pas tout.
— Pourquoi ?
— À cause des caméras. Elles sont perfectionnées et silencieuses. Mais il leur faut quand même un peu de lumière.
La CIA pensait à tout. Malko se demanda s’il n’allait pas refuser cette étrange mission. Mais la perspective de pénétrer dans les coulisses de l’ONU l’amusait. Il empocha « sa » clé.
— Avez-vous pensé à un maître d’hôtel ? demanda-t-il soudain.
Al Katz secoua la tête.
— Non, mais…
— Je vais y pourvoir, dit Malko. J’en ai un excellent et sûr. Il suffit de le faire venir. J’espère que vous n’y voyez pas d’inconvénients ? À vos frais, bien entendu.
Al Katz soupira.
— Au point où nous en sommes.
Cela allait faire la joie d’Elko Krisantem, qui adorait voyager. L’ancien tueur à gages d’Istanbul se morfondait dans le château de Malko en attendant le retour de son maître. Maniant aussi bien le lacet à étrangler que l’aspirateur, il pouvait rendre de grands services à un faux diplomate.
Malko se leva. Soudain, Katz claqua des doigts.
— J’allais oublier.
Il tendit à Malko la boîte d’allumettes. Celui-ci l’ouvrit. À l’intérieur on avait griffonné quelques mots : « Jada ».
La boîte d’allumettes venait de l’Hippopotamus, une discothèque qui venait de s’ouvrir à New York.
— On a trouvé cela dans l’appartement de notre délégué, expliqua Al Katz. Il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour que ce soit une histoire de fesses sans importance. Essayez de voir quand même. Mais ne perdez pas de temps pour cela. Il ne s’agit pas de la fille qui a sauté avec lui. Nous avons son identité : Martha Buffum.
» Surtout, supplia l’Américain, du doigté et du tact ! Tous les délégués sont horriblement susceptibles. Et plus ils sont Noirs et fauchés, plus ils le sont.
Malko empocha la boîte d’allumettes et assura Al Katz qu’il ne causerait pas la peine la plus légère au délégué le plus noir du plus obscur des « micro-États ». Il sortit du bureau et prit l’ascenseur. Il commençait à pleuvoir et il lui fut impossible de trouver un taxi. Il dut marcher trois blocs avant de trouver le bus cross-town de la 50e Rue, qui le déposa au coin de la Première Avenue. Il était venu de Poughkeepwie par le train, car il était absolument impossible de se garer dans New York. Même lorsqu’on était barbouze de luxe à la CIA.
Avant de rejoindre son nouveau domicile, il contempla le grand building de verre de l’ONU, derrière lequel fumaient les trois cheminées bleu-blanc-rouge de la centrale thermique Con Edison. Qu’est-ce qui pouvait bien se mijoter dans ce bâtiment en apparence sans mystère, visité à longueur d’années comme la Tour Eiffel ? Il fallait évidemment des raisons hautement humanitaires, comme un énorme paquet de dollars, pour toucher la conscience d’un ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire.