Cette fois le colonel Tanaka voulait être tranquille. Il assista à la sortie des fausses religieuses, au volant de sa Mercédès, juste devant le dais de l’entrée des délégués.
Tout semblait se passer bien. Les deux voitures des hommes de Lester étaient garées de l’autre côté de l’avenue. Tanaka compta avec satisfaction les délégués emmenés. La balance repenchait de son côté. Lester avait eu une bonne idée. Les délégués enlevés appartenaient à des pays qui n’étaient pas sous les projecteurs de l’actualité. Le fait qu’ils n’apparaissent pas en séance ne choquerait pas. Cela se produisait fréquemment, lors des abstentions.
Les deux voitures démarrèrent.
La porte de la Mercédès s’ouvrit brutalement au moment où Tanaka embrayait. Malgré tout son sang-froid Tanaka sursauta.
Une jeune Chinoise se pencha à l’intérieur de la voiture, l’air affolé.
— Monsieur, dit-elle, laissez-moi monter. Vite. Il y a un enlèvement. Les deux voitures là-bas. Il faut les suivre.
Le colonel Tanaka crut vraiment que le Fuji-Yama lui tombait sur la tête. Il ne manquait plus que cela. Son trouble fut tout à fait sincère.
— Je ne comprends pas, mademoiselle. Que se passe-t-il ?
La Chinoise monta à côté de lui et lui dit d’une voix autoritaire :
— Sortez et suivez les deux voitures là-bas, la blanche et la verte. Et arrêtez-vous près du premier policier que nous rencontrerons.
Lo-ning avait compris que personne, à part elle, n’aurait le temps d’intervenir. Elle se préparait à arrêter une voiture sur la Première Avenue lorsqu’elle avait repéré Tanaka au volant de sa voiture.
Tanaka obéit, le cerveau en ébullition. Les deux voitures avaient déjà cent mètres d’avance. Il les recolla facilement et regarda sa voisine. Elle s’était un peu calmée. Il frémit en pensant à ce qui se serait passé si elle était montée dans une autre voiture que la sienne.
— Expliquez-moi ce qui se passe, fit-il, jouant le diplomate idiot. Est-ce que je peux vous aider ?
Un peu détendue, la Chinoise expliqua :
— Les gens dans les deux voitures devant ont enlevé des délégués à l’ONU pour les empêcher de voter cet après-midi.
— Mais il faut prévenir la police, fit « horrifié » le Japonais. Ce n’est pas votre travail.
— C’est un peu mon travail, dit Lo-ning. Mais je préviendrai la police dès que je pourrai. Je vous remercie de m’aider. C’est une chance que vous ayez été là.
— C’est une chance, en effet.
On ne savait pas encore pour qui. Les deux voitures filaient droit au nord, vers Harlem. Vers un building de West End Avenue.
— Ils sont armés, fit sombrement Lo-ning.
Le colonel Tanaka demeura silencieux. Il fallait absolument trouver un moyen d’éliminer cette Chinoise. En plein New York, à quatre heures de l’après-midi. Et il n’était pas armé. Depuis l’élimination de Rikoro c’était dangereux. Soudain, la jeune fille gesticula.
— Là, là…
Une voiture de police était stoppée au coin de la 61e Rue. Tanaka ralentit mais objecta :
— Nous risquons de les perdre.
— C’est vrai, reconnut Lo-ning.
Elle baissa la vitre de la Mercédès et chercha à attirer l’attention des policiers. Sans aucun succès. Tanaka avait accéléré pour rattraper les deux autres voitures.
Ils ne rencontrèrent plus aucune voiture de patrouille jusqu’à Harlem. Lorsqu’elle vit les voitures s’engager dans le parking souterrain, Lo-ning poussa un cri de joie.
— Arrêtez, arrêtez tout de suite. Il faut prévenir la police.
— Allons au plus proche commissariat, suggéra Tanaka.
— Non, je veux attendre ici, fit Lo-ning. C’est plus sûr. Cela peut être une feinte. D’ailleurs il y a une cabine téléphonique un peu plus loin. Je vous remercie de m’avoir rendu service.
Le colonel Tanaka prit l’air profondément ennuyé.
— Mademoiselle, cela m’ennuie de vous abandonner ici seule. C’est dangereux.
— Bon, d’accord, dit Lo-ning. Amenez-moi jusqu’à la cabine. Je vais appeler et nous resterons là jusqu’à ce que la police arrive.
Tanaka ralentit. Il lui restait moins d’une minute pour se débarrasser de la Chinoise.
Tout le monde avait commenté le meurtre de Mamadou Rikoro parmi les délégués. Mais la disparition des autres membres était passée complètement inaperçue. De même que le meurtre des deux agents chinois. En effet la séance de l’Assemblée générale venait de reprendre. Malko tenait un conseil de guerre dans le bureau du colonel MacCarthy avec Al Katz. Jamais on n’avait vu un tel tohu-bohu à l’ONU.
— Il n’y a plus qu’à prier, reconnut Malko. En espérant qu’aucun autre délégué n’ait été acheté d’une façon ou d’une autre. L’orgie n’avait pas donné les résultats attendus. Sauf dans un cas…
— Nous disposons encore de deux heures, dit Al Katz. Avec le système électronique cela ne dure pas plus d’une demi-heure.
Effondré, le colonel MacCarthy promit de tripler les gardes autour de la salle et d’y mettre tous les civils armés dont il disposait.
Le colonel Tanaka, au lieu de faire demi-tour sur West End Avenue, pour revenir à la cabine téléphonique, vira à gauche dans la 105e Rue et entra dans un terrain de sport abandonné, transformé en poubelle.
— Eh ! qu’est-ce que vous faites ? s’écria Lo-ning.
Rassurant, Tanaka sourit.
— Pardon, je voulais faire un demi-tour ici.
Mais au lieu de faire demi-tour, il stoppa près du mur et mit le frein à main. C’est seulement en voyant son expression que Lo-ning commença à avoir peur. Soudain, la mort de Mme Tso lui revint à l’esprit. C’était un Asiatique qui l’avait tuée…
Leurs regards se croisèrent, et elle comprit instantanément qu’il voulait la tuer. Aussitôt les deux mains de Tanaka la saisirent au cou et commencèrent à serrer.
Lo-ning hurla. Elle luttait furieusement. Gêné par le volant, Tanaka ne pouvait assurer sa prise. Peu à peu, elle parvint à s’éloigner de lui. Millimètre par millimètre, sa main droite atteignit la portière et elle s’y accrocha. Elle parvint à l’ouvrir et à glisser le pied dehors.
Accrochée à la carrosserie, elle parvint à sortir presque entièrement de la voiture. Il était temps, elle n’avait plus un centimètre cube d’air dans ses poumons. Tanaka, couché sur la banquette, dut la lâcher, et elle tomba par terre.
Tanaka poussa un cri de colère. Déjà la Chinoise détalait à travers le terrain vague, vers le téléphone. Le Japonais fit demi-tour et fonça sur la petite silhouette qui courait en canard.
Lo-ning se retourna et vit la Mercédès qui fonçait sur elle. Elle se plaqua contre le mur. Gêné par une grosse pierre, Tanaka ne put l’écraser comme il le pensait. Mais le pare-chocs heurta la Chinoise à la hauteur du genou, la faisant tomber.
Elle se releva, une douleur horrible dans le genou. Sa jambe se déroba sous elle. Elle dut s’accrocher au grillage. Elle ne voyait que la sortie devant elle. Une fois sur West End Avenue elle serait sauvée. Heureusement, Tanaka n’avait pas le temps de faire demi-tour. Il revint vers elle en marche arrière, mais, en zigzaguant, passa trop loin.
En clopinant, Lo-ning atteignit la sortie. Elle atteignit le trottoir au moment où la Mercédès jaillissait du terrain vague. Tanaka freina brutalement.
Lo-ning regarda autour d’elle, affolée. Une rigole de sang coulait le long de sa jambe. Il n’y avait aucun piéton en vue. Il fallait traverser West End Avenue pour atteindre la cabine.
Elle se mit à courir en boitant. Les élancements dans sa jambe étaient épouvantables. Elle entendit le ronflement de la Mercédès, voulut courir encore plus vite, collée aux façades des immeubles.
La grosse voiture monta sur le trottoir, en biais, arriva derrière Lo-ning. Le colonel Tanaka tenait solidement son volant. En arrivant sur la fragile silhouette, il redressa un peu sur la droite, pour ne pas s’écraser contre le mur.
L’aile avant gauche cueillit la Chinoise sur le côté, lui faisant éclater le foie et lui brisant plusieurs côtes. Elle se sentit laminée, brisée, projetée en l’air. Tanaka avait espéré l’écraser entre la Mercédès et le mur, mais le choc fut si violent qu’il projeta Lo-ning en avant, dans un escalier desservant un sous-sol.
Hors de portée du Japonais.
Il redescendit sur la chaussée, regarda derrière lui. Le visage effaré d’un gros Noir avait ouvert la porte du sous-sol et contemplait le corps de Lo-ning à ses pieds.
Tanaka hésita. C’était mortellement dangereux de revenir en arrière. Il ignorait combien de personnes se trouvaient dans la maison. Son seul espoir était que la Chinoise ait été tuée sur le coup, qu’elle ne puisse pas parler. Il embraya et tourna dans West End Avenue. Cette fois, c’est lui qui était responsable de l’échec.
Lo-ning pouvait à peine parler. Elle avait eu la mâchoire fracturée dans le choc et sa bouche était pleine de sang. Les trois Noirs penchés sur elle se demandaient s’ils n’allaient pas discrètement la remettre dans le terrain vague pour éviter les questions de la police quand une énorme Noire arriva à son tour et se pencha sur Lo-ning, pleine de compassion.
La Chinoise l’agrippa par son corsage, supplia :
— Vite appelez le FBI. Dites que les otages sont au 4537 West End Avenue. C’est un Japonais…
Épuisée, elle perdit connaissance.
Les Noirs se regardèrent. Pas rassurés du tout. La grosse les bouscula et monta les marches.
— On ne va pas laisser mourir cette petite, grommela-t-elle.
Marchant aussi vite que le permettait son poids, elle alla jusqu’à la cabine et composa le 911, le numéro de détresse pour Police-Secours, pour lequel on n’avait même pas besoin d’une dime. Puis elle raconta ce qui se passait.
Lorsque la police arriva dix minutes plus tard, Lo-ning avait cessé de respirer. Terrorisée, la grosse Noire répéta ce que lui avait dit la Chinoise avant de mourir.
Une heure plus tard, un employé de la section japonaise vint sur la pointe des pieds prévenir l’ambassadeur auprès des Nations Unies qu’un haut fonctionnaire du FBI tenait absolument à lui parler immédiatement.