À sept heures moins cinq, Al Katz avala sa onzième tasse de café. Il n’avait pas dormi trois heures. Les yeux rougis de fatigue, il regarda le soleil pointer à travers le building des Nations Unies. Son bureau au 799 United Plaza avait été transformé en PC pour la recherche de Malko. Quatre de ses adjoints se tenaient en contact constant avec les équipes du FBI parcourant les chantiers.
Il faisait déjà jour et on n’avait retrouvé aucune trace de Malko. Ni de la bétonneuse jaune. Il semblait que toutes les bétonneuses de New York étaient jaunes. Étant donné le nombre de chantiers en cours dans la ville, c’était chercher une aiguille dans une meule de foin.
Au fur et à mesure que le FBI visitait un chantier, Al Katz faisait épingler des épingles de couleur sur une grande carte de Manhattan fixée sur le mur. Ce qui ne servait strictement à rien mais donnait l’impression de faire quelque chose. Les agents du FBI avaient accompli des prodiges. Il avait fallu improviser en se servant de l’annuaire téléphonique. Et chaque entreprise avait plusieurs chantiers. Les gens réveillés au milieu de la nuit par des agents qui leur demandaient au nom du FBI où se trouvaient leurs bétonneuses, raccrochaient, croyant à une mauvaise plaisanterie… L’inspection de chaque chantier prenait facilement une demi-heure. Il fallait grimper à l’arrière de l’engin, examiner l’intérieur avec une lampe électrique…
Le téléphone sonna en même temps que le réveil indiquant qu’il était sept heures. Deux nouveaux coups pour rien. Al Katz frotta ses joues mal rasées. Depuis trois heures il cherchait désespérément un moyen légal d’empêcher les bétonneuses d’aller se remplir de ciment frais et n’en avait pas trouvé. Il était matériellement impossible et illégal de conduire en fourrière toutes les bétonneuses pour retrouver un homme qui était probablement déjà mort. Même le maire de New York, qui avait jadis interdit aux mutilés d’utiliser leurs voitures, n’oserait pas faire cela.
Si Malko était encore vivant, il allait connaître une mort affreuse, enlisé dans le ciment frais et étouffé. On ne retrouverait vraisemblablement jamais son corps.
Et Al Katz n’était guère plus avancé sur le complot. Encore quelques jours et le vote aurait lieu. Dans le noir.
Pour se détendre, il se leva et alla lui-même épingler une punaise rouge sur la carte.
Chris Jones pénétra dans le chantier du Colonial Concrète de la 145e Rue, à sept heures vingt-six très exactement. La seule vue d’une bétonneuse lui donnait la nausée. Depuis trois heures du matin, il parcourait le West Side de Harlem, accompagné de Milton Brabeck et de Elko Krisantem. Étrange association… Le Turc avait retrouvé les deux gorilles de la CIA dans le bureau d’Al Katz. Retrouvailles plutôt froides. Mais les trois hommes avaient convenu tacitement d’enterrer la hache de guerre, tant que Malko ne serait pas retrouvé. Seul, Krisantem ne pouvait rien faire. On lui avait donné une grosse lampe électrique et lui aussi inspectait le ventre des bétonneuses.
Le chantier de la 145e Rue ressemblait à tous les autres. Chris Jones avait laissé la voiture à Milton qui vérifiait un autre chantier sur Lennox Avenue, à cent mètres de là, parce que la rue était bloquée par des camions en train de charger.
Krisantem sur ses talons, Chris Jones pénétra dans le bureau vitré du dispatcher. Il y avait une demi-douzaine de bétonneuses dans le chantier et une partait au moment où ils arrivaient. Chris débita son couplet à un employé ébahi. Est-ce qu’il leur manquait une bétonneuse ? N’avaient-ils rien remarqué d’anormal ?
Rapidement, ils vérifièrent les engins présents. Le responsable du chantier, un grand blond coopératif suggéra :
— Vous devriez voir à la cafétéria en face. John, le veilleur de nuit, doit y être encore. Il a peut-être vu quelque chose.
Chris remercia poliment. Les bétonneuses lui sortaient par les yeux. Si ça n’avait pas été pour Malko… Il n’avait pas la moindre envie d’écouter les radotages d’un type qui ne saurait rien, mais avait besoin d’un café pour continuer à garder les yeux ouverts.
La cafétéria sentait le graillon et le mauvais café. Le veilleur de nuit reconnaissable à son uniforme et à son pistolet était affalé contre le comptoir. Seul. Chris s’approcha et lui tapa jovialement sur l’épaule. Le vieux leva la tête.
— Qu’est-ce que…
— FBI, annonça Chris d’une voix égale, exhibant son badge dans le creux de sa main et le rentrant aussitôt.
John Webster sembla se ratatiner sur son tabouret, fondre. Son visage devint d’un gris terreux et il se mit à trembler si fort que la moitié de sa tasse de café atterrit sur son pantalon. Fuyant le regard de Chris, il tomba sur Krisantem. En temps ordinaire, le visage du Turc n’était pas particulièrement avenant. La fatigue aidant, il était franchement patibulaire.
Le veilleur de nuit s’étrangla et toussa. Chris fut obligé de lui taper dans le dos. Elko n’appartenait pas au FBI mais avait une profonde connaissance de l’espèce humaine. Il sut instantanément que le veilleur n’avait pas la conscience tranquille.
— Nous cherchons une bétonneuse, fit Chris Jones. Vous étiez de garde cette nuit et…
— Je ne sais rien, gémit John Webster. Je vous jure que je ne sais rien. Pourquoi me demandez-vous ça à moi ?
Il avait presque l’accent de la sincérité. Krisantem secoua la tête, et plongea la main dans sa poche.
Quelques secondes plus tard, John Webster sentit le lacet froid du Turc s’enrouler autour de son cou. Il poussa un cri étranglé. Chris posa la main sur le bras du Turc.
— Eh ! attendez…
Le FBI avait déjà mauvaise réputation.
— Laissez-moi lui parler, supplia Krisantem. Juste une minute.
Tenant les deux extrémités du lacet dans son poing serré, il arracha John Webster de son tabouret et le poussa contre le mur, derrière la cabine téléphonique pour qu’on ne puisse le voir de l’extérieur. Le vieux se laissa faire, les jambes flageolantes.
Elko Krisantem donna un tour de poignet et John Webster sentit l’air lui manquer. Le Turc murmura à son oreille, en anglais rocailleux :
— Ou tu parles, ou je te tue.
Alternative simple. Puis il relâcha sa pression pour permettre à l’autre de parler. Très gêné, Chris Jones regardait ailleurs. Discrète, la serveuse avait disparu dans l’arrière-boutique. Selon les standards de Harlem, ce n’était qu’une conversation un peu animée.
— Qu’est-ce qui vous fait croire que… protesta John Webster, dans un sursaut d’énergie.
— Rien, susurra Elko. Sauf que tu as une sale tronche et que, si tu ne me dis pas la vérité, tu vas plus en avoir du tout.
Le bon côté de Krisantem, c’était sa sincérité. John Webster le crut immédiatement. Et il n’avait pas envie de mourir.
— C’est ce sale nègre, je vous jure, avoua-t-il d’un trait. Il m’a fait peur. Je vous dis qu’on ne devrait pas faire travailler ces mecs-là. Ils causent que des ennuis.
Il fallut l’aide de Chris Jones pour le calmer et lui faire raconter sa mésaventure avec Chuck. Chris lui sauta littéralement à la gorge, le clouant au mur avec son énorme main.
— Où est-elle cette bétonneuse ?
— Chuck vient de partir faire le plein de ciment. Sur Fort Washington Avenue. Ensuite, il va sur le wharf.
— Il y a combien de temps ?
Le vieux secoua la tête.
— Dix minutes peut-être.
Chris le lâcha. Enhardi, John Webster demanda :
— Mais enfin qu’est-ce qu’elle a cette bétonneuse ? Pourquoi vous la cherchez ?
Krisantem colla sa moustache grise contre le visage décomposé du vieux.
— Il y a un ami à nous dedans. Un très bon ami. Et j’espère pour toi qu’il est encore vivant.
— Comment on la reconnaît, ta bétonneuse ?
— Trente-quatre. Elle a un gros 34 sur la portière, fit John Webster, défaillant. Mais je vous jure…
Chris et Elko étaient déjà dehors. S’ils allaient récupérer la voiture et Milton, ils perdaient cinq bonnes minutes. Sans compter qu’il fallait regagner ensuite le Harlem River Drive. Le temps pour Malko d’être enseveli sous dix tonnes de ciment.
Une autre bétonneuse franchissait la porte du chantier, Krisantem traversa la rue en courant, escalada le marchepied et pencha sa tête à l’intérieur de la cabine. Surpris, le chauffeur freina et stoppa.
— Tire-toi, fit le Turc. Vite.
L’autre crut avoir mal entendu. Il haussa les épaules et voulut redémarrer. Krisantem ouvrit la porte d’une seule main et de l’autre l’arracha de son siège, le projetant par terre. Puis il se glissa à sa place et regarda le tableau de bord. Il avait déjà conduit des camions en Corée et avait été chauffeur de grande remise à Istanbul. Pas de problème.
Le chauffeur se releva en hurlant, s’agrippa à Chris qui montait par l’autre portière.
— Vous êtes dingues. J’appelle la police. Rendez-moi mon truc.
— La police, c’est nous, cria Chris en claquant la portière.
Krisantem embraya un peu brutalement et, dans le virage, il emporta pratiquement tout le côté d’une Ford en stationnement. Dans le rétroviseur, il vit les gens du chantier sortir en gesticulant.
De la cafétéria, John Webster avait assisté à la scène, effaré.
— Putain de nègre, murmura-t-il.
La première voiture qui entendit le grondement de la bétonneuse ne se rangea pas assez vite. Krisantem accéléra encore un peu et l’énorme pare-chocs broya la moitié du coffre de la voiture. Le chauffeur fit un écart qui faillit l’envoyer dans la rivière et se mit à klaxonner frénétiquement. Dignement le Turc accéléra encore, prenant la file de gauche, réservée aux véhicules rapides.
Il y avait pas mal de circulation sur le Harlem River Drive, mais, après ce premier incident, personne ne gêna plus la bétonneuse en folie. Comme si les conducteurs s’étaient donné le mot. Krisantem utilisait son puissant klaxon comme une sirène, le pied au plancher. C’est certainement la première fois qu’une bétonneuse atteignait soixante milles à l’heure. Le bruit était celui d’un tank moyen.
Elko prit le virage de la 155e Rue dans le style de Graham Hill au Mans, avalant au passage le capot d’une Toyota. Puis remonta en grondant trois files de voitures, mordant largement sur la raie jaune.
Le policier en faction au coin d’Amsterdam Avenue faillit en avaler son sifflet. Les bras en croix, il se précipita à la rencontre de la bétonneuse. Elko freina de justesse. Le policier grimpa à l’assaut de la cabine, bégayant d’indignation. Juste pour que Chris lui mette sous le nez son badge.
— Dégagez le carrefour, ordonna-t-il. Vite.
L’autre redescendit, totalement stupéfait. Il avait déjà entendu dire que le FBI utilisait des voitures banalisées, mais pas à ce point-là. En un sens, c’était génial. Qui irait se méfier d’une bétonneuse ?
Elko n’attendit pas que le carrefour soit dégagé et faillit couper une Cadillac en deux. Affolé, le chauffeur alla percuter une borne d’incendie. La bétonneuse s’éloigna dans un grondement de bombardier, vers Fort Washington Avenue. La 34 ne pouvait plus avoir beaucoup d’avance.
Ce fut Chris qui l’aperçut le premier, démarrant à un feu rouge. Deux cents mètres devant eux.
— La voilà, hurla-t-il.
Elko ne pouvait pas aller plus vite. Heureusement, la circulation était plus fluide. L’autre bétonneuse allait à un allure normale. Comme ils arrivaient sur le carrefour au rouge, Elko bloqua le klaxon et passa.
Ils sentirent une secousse sur le côté gauche et, en se penchant, Chris aperçut une voiture dont la longueur avait diminué du tiers, immobilisée au milieu du carrefour.
Dans un dernier effort, Elko venait de parvenir à la hauteur de la bétonneuse 34. Les deux monstres roulaient de concert. Chuck tourna la tête. Chris Jones brandissait déjà son Magnum dans sa direction.
— Stop, hurla-t-il. Police.
Les yeux de Chuck roulèrent dans leurs orbites. Comme un fou, il écrasa l’accélérateur.
Comme des monstres de l’Apocalypse, les deux bétonneuses dévalaient de front vers l’embranchement du Washington Bridge. Une dizaine de voitures étaient stoppées au feu rouge. Elles allaient être broyées par les soixante tonnes lancées à cent à l’heure. Chuck avait perdu la tête. Accroché à son volant, il fonçait aveuglément.
Elko se mit debout sur l’accélérateur. Il gagna quatre mètres. La bétonneuse vibrant de tous ses boulons, semblait sur le point d’exploser.
Le carrefour n’était plus qu’à cent mètres. Les gens commençaient à jaillir de leurs voitures en hurlant. Elko braqua le volant à droite se rabattant sur la 34.
À la fenêtre d’un immeuble, une bonne Noire laissa tomber un pot de fleurs. C’est la première fois qu’elle assistait en pleine ville à une course de stock-cars entre deux bétonneuses.
Il y eut un effroyable craquement de métal déchiré. Instinctivement Chuck freina. Elko continua de se rabattre. Enchevêtrés, les deux véhicules vinrent stopper contre la grille d’un immeuble qu’ils pulvérisèrent. À vingt mètres des voitures arrêtées. Chris s’assomma à moitié contre le pare-brise. Le temps de récupérer, il vit le conducteur de l’autre bétonneuse, sauter à terre d’un bond énorme et s’enfuir à toutes jambes.
À son tour, il sauta à terre, brandissant son Magnum 457.
— Halte, cria-t-il. Vous êtes en état d’arrestation.
Chuck était en train de pulvériser plusieurs records olympiques. La détonation du revolver lui fit faire un bond, comme s’il avait été mordu par un serpent.
Mais Chris avait tiré en l’air.
Au carrefour, deux policiers en uniforme surgirent de la masse des voitures arrêtées. Chuck les aperçut et infléchit sa course, traversant le terre-plein séparant les deux bandes de circulation. Il se retourna pour voir si Chris allait tirer.
Il y eut un violent coup de frein, comme un gémissement d’agonie et le Noir sembla s’envoler. Une Buick noire venait de le heurter à la hanche, le projetant à plusieurs mètres. Il retomba la tête la première sur le macadam. Chris, qui accourait, entendit le craquement de la nuque qui se brisait et en eut un haut-le-coeur.
Lorsqu’il s’accroupit près du jeune Noir, il respirait encore, mais sa matière cervicale se répandait par terre, par la fracture de la nuque. Virtuellement, il était déjà mort.
Le quartier entier était en ébullition. L’homme qui avait tué accidentellement Chuck sortit de sa Buick, pâle comme un mort. Les gens étaient à toutes les fenêtres, la circulation bloquée. Chris Jone se releva, et courut vers les bétonneuses, laissant le cadavre de Chuck.
Krisantem était plongé à mi-corps dans la bétonneuse. Il se redressa, les cheveux et les épaules couverts de poussière grise et gesticula vers Chris :
— Vite, je crois qu’il est là.
Il replongea dans les entrailles de l’engin la tête la première et y disparut complètement. Chris escalada à son tour la plate-forme arrière. Il entendit les exclamations du Turc à l’intérieur. Celui-ci jurait et se démenait. Chris vit monter une masse grise vers l’orifice. Il envoya les bras et sentit du tissu.
Quelques secondes plus tard, la tête de Malko émergeait de la bétonneuse, poussé par Krisantem, halé par Chris. Celui-ci eut un cri de joie devant les yeux ouverts. Délicatement, il commença à arracher le sparadrap noir obturant la bouche de Malko. Ce dernier n’était qu’une masse grisâtre et glaciale, mais il respirait.