Le discours du délégué de la République populaire d’Albanie n’arrivait pas à maintenir éveillés les représentants de la presse. Avec une obstination digne d’éloges, le brave diplomate énumérait les innombrables félonies du State Department employées pour empêcher la Chine rouge d’entrer aux Nations Unies depuis 1951.
Malko, derrière les glaces de la salle des traducteurs, surveillait la salle. Presque tous les chefs de délégation étaient là. Et probablement l’homme qui luttait contre eux. Le mystérieux Asiatique que personne n’était parvenu à identifier. Ce n’étaient pas les six cadavres des Mad Dogs qui reposaient à la morgue de New York qui allaient y aider… Personne ne s’était montré à la maison des otages.
Il restait vingt-quatre heures au plus avant le vote sur la Chine. Tout ce que le FBI comptait d’hommes disponibles était affecté à la surveillance des délégués et de leurs familles. Malko regarda sa montre. Les femmes et les enfants enlevés par les Mad Dogs allaient apparaître dans quelques minutes. Surveillés comme le trésor de Golconde. Cela devait provoquer une réaction. Malko avait calculé que l’homme qui se tenait derrière toute la machination ne devait pas quitter la salle des séances. Il allait réagir, téléphoner peut-être. Tous les journaux du matin parlaient du siège de la maison abandonnée. Mais quand les journalistes avaient été admis à y pénétrer les otages avaient déjà été emmenés. Officiellement il ne s’agissait que d’une opération du FBI contre les extrémistes noirs.
Mais la journée allait être chargée. Le State Department réclamait une marge de sécurité de vingt pour cent. Même les otages retrouvés, il restait une certaine incertitude en ce qui concernait les diplomates « retournés » par des considérations plus humanitaires, comme un gros paquet de dollars.
La femme de David Mugali fut la première à pénétrer dans l’enceinte réservée au public de l’Assemblée générale. Les autres femmes et les enfants suivirent à la queue leu leu, prenant place au premier rang des spectateurs.
Presque aussitôt un des diplomates se retourna et aperçut sa femme. Précipitamment il se leva, sans interrompre le discours de l’Albanais et traversa précipitamment les travées pour aller l’embrasser.
En un quart d’heure toutes les familles furent réunies dans la galerie extérieure surmontant le hall public. Seuls les initiés remarquèrent ces mouvements de foule. La douzaine de délégués qui avaient retrouvé leurs familles laissaient éclater leur joie, entourés par une meute d’agents du FBI.
Al Katz arriva et demanda à tous les diplomates concernés de le suivre jusqu’aux bureaux de la délégation américaine, de l’autre côté de l’avenue. Pour leur donner quelques explications et, surtout, leur réclamer le silence le plus absolu. Au moins jusqu’au vote.
La CIA se ferait une joie de les dédommager largement pour la peur et les inconvénients subis.
Le colonel Tanaka crut que le ciel lui tombait sur la tête. Assis parmi les membres de la délégation japonaise, il écoutait d’une oreille le délégué de l’Albanie quand il vit se lever précipitamment le délégué de la Jamaïque, son voisin, au cinquième rang. Dont la femme avait été enlevée. Intrigué, il le suivit du regard jusqu’au moment où le Noir tomba dans les bras de sa femme.
La première impulsion du Japonais fut de se lever et de courir au téléphone. Mais il se força à rester assis, ses pensées tournoyant en désordre sous son crâne. Une fois de plus ses alliés avaient failli à leur mission. Comme tout le monde, il avait lu l’histoire de la maison assiégée. Mais il n’y avait pas un mot des otages, et la police parlait des Panthères noires. Or, presque chaque semaine, il y avait des heurts violents ou sanglants, entre la police et les Panthères.
Il chercha à deviner ce qui s’était passé. Lester était pourtant sûr de ses hommes et peu soupçonnable de trahison. Les Mad Dogs étaient traqués par le FBI. Il pensa à l’homme blond. Il aurait dû parvenir à l’éliminer. C’était de sa faute. Une fois de plus, il avait sous-estimé l’adversaire. Cela avait déjà coûté une guerre au Japon. Tanaka était si absorbé dans ses pensées qu’il commença à applaudir le discours de l’Albanais, entraîné par le Hongrois devant lui. Il s’arrêta sous l’œil horrifié de son chef de délégation et baissa la tête : il ne manquait plus que cela !
Il prit bien soin de rester avec sa délégation et de ne se faire remarquer en rien. Très vite, il repéra les agents du FBI dans la salle. Ils étaient visibles comme le nez au milieu de la figure.
Une grimace amère tordit sa bouche. Tout cela parce que ces imbéciles de nègres avaient voulu faire joujou avec des explosifs. Il y avait de quoi devenir fou. Avec les centaines de milliers de dollars qu’il avait dépensés… Dès qu’il le put, il prit congé de ses collègues et se précipita vers le parking du sous-sol. Il ne voulait même pas prendre le risque de téléphoner de l’ONU.
Avec la ténacité de sa race, Tanaka n’abandonnait pas. À lui tout seul, en 1945, il avait bien coulé un porte-avions. Il regretta de ne pas avoir un autel shintoïste pour se recueillir.
Il arrêta sa Mercédès au coin de la 38e Rue, devant une cabine téléphonique. Pourvu que le FBI ne soit pas déjà chez Lester. Mais ce fut la voix du chef des Mad Dogs qui lui répondit. Endormi. Le Noir circulait surtout la nuit et dormait le jour.
— Comment vont les otages ? demanda sarcastiquement Tanaka.
— Pas de nouvelles, fit Lester. On n’a pas le téléphone là-bas. Ils doivent commencer à trouver le temps long.
— Tellement long qu’ils ont débarqué à l’Assemblée générale, grinça le Japonais.
Lester égrena une série effroyable de jurons. Pas besoin de demander si le Japonais plaisantait. Ce n’était pas son genre. Lester ne comprenait pas. La veille au soir encore, tout allait bien. Tanaka lui résuma le récit des journaux.
— Les Pigs, dit le Noir. Ils ont tué mon frère.
— Je suis désolé, répliqua froidement le colonel Tanaka. J’ai perdu aussi beaucoup de mes amis. Mais il me faut au moins six abstentions.
Lester jura de nouveau.
— Autrement nous perdons, conclut le Japonais. Et je vous en tiendrai pour responsable. Il ne vous reste pas beaucoup de temps pour agir. Inutile de chercher à recommencer, les familles des délégués sont protégées par le FBI. Pour vingt-quatre heures, ils ont mobilisé beaucoup de gens.
Le Noir jurait tout seul. Tanaka attendait patiemment. Enfin, Lester annonça :
— J’ai une idée, mais cela va coûter cher.
— Aucune importance, si cela marche, fit Tanaka, le cœur déchiré.
— Vous avez entendu parler du « prophète » demanda Lester.
— Non. Qui est-ce ?
— Vous dites que la séance qui compte c’est demain ?
— Oui.
— Eh bien, comptez sur moi. Cela va être drôle.
— Il ne faut pas que ce soit drôle, remarqua aigrement Tanaka, mais efficace.
— N’ayez pas peur, fit Lester, j’ai un compte à régler avec les Pigs.
Aucun des délégués dont un membre de leur famille avait été kidnappé n’avaient pu apporter le plus léger éclaircissement sur la personnalité de leurs agresseurs. Sauf qu’ils étaient noirs, comme eux. Voilà qui n’allait pas arranger les rapports entre les Noirs africains et leurs homologues américains.
Al Katz avait réussi à les convaincre de garder le silence le plus absolu sur cet épisode.
Heureusement que les trois quarts des délégués présents dépendaient entièrement du State Department pour leurs finances. Cela arrangeait bien des choses. Mais Dieu sait qu’elle autre combinaison diabolique leur mystérieux adversaire avait mis sur pied !
Sagement, ils quittèrent le bureau d’Al Katz, pris en charge entièrement par le FBI.
Malko arriva peu après et trouva l’Américain encore flamboyant de rage. Il avait honte pour son pays. Et peur pour le résultat du vote. Sur sa demande, on avait installé plusieurs tableaux sur les murs de son bureau, indiquant les votes précédents, les abstentions, etc.
Plus un tableau suivant les chefs de délégation à la trace. Tous étaient discrètement protégés par le FBI en dehors de l’enceinte des Nations Unies.
On tenait leurs déplacements à jour, heure par heure. Tous n’assistaient pas aux séances, loin de là. Sauf les membres du groupe communiste.
En regardant le tableau, une idée vint à l’esprit de Malko. Cela ne pouvait faire de mal à personne et risquait de récupérer deux voix.
— Les représentants du Yémen et de l’Ouganda sont à Washington pour consulter leurs ambassadeurs, dit-il, j’ai une idée.
Al Katz leva des yeux bleus inquiets.
— Eh ! vous n’allez pas les enlever ? Jamais je ne…
— Vous n’avez pas honte de penser une chose pareille, dit Malko. Moi, une Altesse Sérénissime me livrer à un vulgaire kidnapping ? Ce sont des méthodes de voyou. Il y a mieux.
Il expliqua son idée à Al Katz. Lorsqu’il sortit du bureau, l’Américain se tapait encore les cuisses de rire. Sa première détente depuis le début de l’affaire.
Malko téléphona à l’Hôpital Bellevue, où Jeanie avait été transportée. Il lui avait fait envoyer une énorme gerbe de roses rouges avec sa carte, à la première heure. On la lui passa. Sa voix était faible, lointaine, au bord des larmes.
— Oh ! merci, dit-elle, merci. Cela m’a fait si plaisir.
Elle parlait des fleurs. C’était la première fois qu’on lui envoyait des fleurs. Les collègues du commissariat la considéraient comme de la belle viande noire, bonne à sauter sur un coin de table. Mais n’auraient pas dépensé cinquante cents pour un bouquet de marguerites.
Le vol 563 des Eastern Airlines venait tout juste de décoller de Washington DC[7]. Trois quarts d’heure de vol jusqu’à New York La Guardia sur un petit Boeing 737 renflé et bas sur pattes. À par les hôtesses, rien que des hommes à bord. Une vraie navette, de businessmen qui allaient retrouver leur famille ou leur petite amie à New York.
Tous assoiffés.
Avant même que l’appareil n’ait atteint son altitude de croisière, les hôtesses commencèrent à prendre les commandes pour les rafraîchissements. Un dollar le verre, payable d’avance. La plupart des passagers en commandaient deux.
Deux d’entre eux, des hommes dans la force de l’âge, se ressemblant vaguement, en commandèrent trois chacun. L’hôtesse eut un petit rire en prenant la commande.
— Vous n’allez pas tenir droit en descendant. Attention à votre femme.
Plus rien ne se passa pendant un bon moment. Les passagers s’humectaient paisiblement en essayant de faire la cour aux hôtesses blasées. Le temps était clair, et même à New York il faisait beau. Le vol 563 était un vol sans histoire, sauf lorsqu’un passager oubliait sa serviette dans un rack.
Les deux passagers du premier rang avaient bu leurs trois verres. Ils se consultèrent du regard puis se levèrent en même temps. L’un d’eux resta debout au milieu de l’allée centrale tandis que le second se dirigeait vers le poste de pilotage, en traversant la cabine des premières. Aussitôt il se heurta à l’hôtesse.
— C’est trop tard pour boire, fit espièglement celle-ci. Regagnez-votre place.
— Je ne veux pas boire, fit l’homme, je veux parler au commandant de bord.
L’hôtesse secoua la tête.
— C’est impossible. Il faut regagner votre place.
Soudain, elle vit le pistolet aux reflets bleutés dans sa main droite et poussa un cri.
— C’est une blague ?
— Non, c’est un vrai, et nous allons à Cuba, fit l’homme.
Il poussa l’hôtesse dans le cockpit, tenant son pistolet bien en évidence.
— Demi-tour sur Cuba, fit-il au pilote, l’arme braquée sur sa nuque. Nous allons à La Havane. Ne résistez pas, nous avons quelqu’un dans la cabine qui s’occupe des autres passagers. Vous pouvez prévenir La Guardia si vous voulez.
Le pilote ne chercha même pas à atermoyer. La compagnie avait déjà eu une douzaine d’appareils déroutés sur Cuba. Une simple routine. Mais il regarda avec surprise son hijacker. Il ne ressemblait pas aux jeunes gens hirsutes et hystériques qui mettaient d’habitude le cap sur Cuba. Il était bien habillé, les cheveux courts, et s’exprimait parfaitement.
Philosophiquement, le pilote se dit que les temps avaient bien changé et qu’on ne pouvait plus se fier à personne.
Le Boeing s’inclina vers l’est et le commandant de bord prit son micro pour avertir ses passagers qu’ils n’arriveraient à New York que deux jours plus tard.
L’homme qui tenait le pistolet était resté devant la cabine. Il se demandait ce que penseraient les Cubains s’ils découvraient que les agents du FBI se mettaient eux aussi à détourner des avions sur Cuba.
Il valait mieux qu’ils ne le sachent jamais. Et il aurait donné cher pour savoir la raison qui poussait la CIA à détourner un avion américain sur Cuba.