Jada eut l’impression qu’un rasoir lui déchirait la gorge. Quelque chose la frappa dans les reins avec une force inouïe. Elle tomba lourdement en arrière, sans même pouvoir pousser un cri. Dans l’obscurité du couloir, elle n’avait même pas pu apercevoir son agresseur. À terre, elle lutta encore de toutes ses forces contre la suffocation, donnant des coups de pied si violents qu’elle perdit une de ses chaussures, essayant de desserrer l’étreinte qui lui coupait l’air.
Mais son agresseur l’avait plaquée au sol et l’y maintenait, un genou bloquant ses reins.
Elle perdit connaissance d’un coup, devint toute molle.
Elko Krisantem desserra aussitôt son lacet. Il ne voulait surtout pas tuer la jeune Noire. Rien ne bougeait dans la maison. Une forme s’approcha :
— Elle est vivante ?
Lo-ning s’était contentée de ramasser le sac de la Noire et de se tenir prête à intervenir avec le Mace si quelqu’un survenait. Elko souleva le corps de Jada et le jeta sur son épaule.
— Oui, fit-il. Il n’y a plus qu’à remmener au FBI.
Lo-ning lui ouvrit la porte. La 96e Rue était déserte. Elko courut jusqu’à la Dodge arrêtée devant l’immeuble, jeta le corps de Jada sur le siège arrière et prit le volant. Il espérait que quelqu’un découvrirait le gardien de l’immeuble, ligoté comme un saucisson derrière la cage de l’ascenseur. Il était content d’avoir récupéré Jada mais aurait donné cher pour savoir où se trouvait Malko.
Après le départ de ce dernier, il avait attendu dix minutes pour sortir de son coffre, que Lo-ning, à qui Malko l’avait présenté dans l’après-midi, vienne frapper contre la tôle. Ils s’étaient consultés, sachant que le FBI quadrillait Harlem et, en principe, suivait Malko à la trace, grâce à l’émetteur radio. C’est Krisantem qui avait eu l’idée d’aller attendre Jada. Juste en cas. Et, au fond, il avait été enchanté de prendre Lo-ning avec lui parce qu’il était complètement perdu dans New York.
Il avait neutralisé le veilleur de nuit de l’immeuble presque automatiquement sous l’œil admiratif de la jeune Chinoise. Puis, ils avaient attendu, sans beaucoup d’espoir, à vrai dire. Jusqu’au moment où la Cadillac rouge avait stoppé devant la porte.
— J’ai une meilleure idée que le FBI, dit soudain Lo-ning, comme Krisantem rejoignait Broadway. Mes amis seront certainement plus efficaces, s’il y a du grabuge.
Elko Krisantem approuva avec enthousiasme. Il n’éprouvait qu’une attirance très modérée pour le FBI en particulier et la police en général.
Jada gémit et commença à se débattre sur le siège arrière. Lo-ning sortit tranquillement son container de Mace et lui en vaporisa un tout petit peu sous les narines. Juste assez pour que la Noire retombe au fond de la voiture. Lo-ning cala commodément ses pieds dessus et dit à Krisantem :
— Nous allons à la 61e Rue est. Chez le docteur Shu-lo. En route, nous nous arrêterons pour l’avertir.
— Où est-il ?
La question mit près d’une seconde à parvenir au cerveau de Jada. Elle ouvrit les yeux, à la suite d’un effort énorme. Elle se trouvait dans une pièce nue, probablement un sous-sol, attachée sur une chaise de bois, une lampe puissante braquée dans les yeux. Celle-ci s’éteignit et Jada vit le visage de l’homme qui lui avait posé la question. Un Chinois au visage curieux. Le haut était typiquement asiatique avec un front plat, des cheveux très noirs rejetés en arrière, des yeux bridés, mais le bas du visage aurait pu être celui d’un empereur romain, avec une énorme bouche dont les lèvres trop rouges pour un homme semblaient en caoutchouc et un tout petit menton enrobé de graisse.
Jada frisonna. Cet homme la répugna instinctivement. Elle eut peur, viscéralement. Ce qui prouve qu’elle avait un certain instinct. Le docteur Shu-lo n’avait pas laissé un très bon souvenir à Formose. On disait que toutes les maisons autour de son domicile étaient à vendre à cause des hurlements qui sortaient de ses caves, toutes les nuits.
Outre la gérance de plusieurs bordels de luxe, le docteur Shu-lo était l’éminence grise des services de renseignements de Formose, dont le siège se trouvait au Taiwan Garnison Headquarters. Pékin avait mis sa tête à prix et jure que si le bon docteur tombait entre leurs mains ils l’accommoderaient selon la recette mandarine du canard laqué : en le faisant cuire à petit feu et en enlevant la peau ensuite.
Le docteur Shu-lo avait donc décidé de venir à New York en voyage d’études. Pour laisser les esprits se calmer. Il était ravi de l’histoire des Mad Dogs. Cela lui permettait de ne pas perdre la main.
Le projecteur se ralluma. L’interrogatoire allait sérieusement commencer. Il était temps. Debout dans un coin de la pièce, Krisantem, commençait à se faire du souci. Lo-ning était entrée en contact avec Al Katz. Malko avait totalement disparu depuis une heure… Le filtrage des véhicules dans Harlem n’avait rien donné. Le seul espoir, c’était Jada. Le FBI ignorait encore qu’elle était entre les mains des Chinois, le docteur Shu-lo n’ayant pas la plus petite raison légale de l’interroger.
— La police, balbutia-t-elle. Je veux la police. Vous n’avez pas le droit.
Le docteur Shu-lo ne rit même pas. Il la considérait comme un entomologiste regarde un insecte. Avec un détachement minéral. Il échangea plusieurs phrases en chinois avec Lo-ning. Un autre Chinois se tenait debout dans un coin de la pièce.
— Où est l’homme que vous êtes venu chercher ? répéta le Chinois.
Jada se mordit les lèvres. Elle était courageuse, mais elle n’avait jamais pensé à la torture. Elle supplia le Ciel d’être assez forte pour tenir. Heureusement, il y avait des choses qu’elle ne savait pas, donc qu’elle ne pouvait pas dire. Même si on la coupait en morceaux.
Jada secoua la tête sans rien dire. Elle ne comprenait pas comment elle était là, qui étaient ces Chinois. Il fallait que Lester la sorte de là.
Le Chinois s’approcha d’elle et dit patiemment :
— Nous n’avons pas beaucoup de temps. Vous voulez parler, oui ou non ?
— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, fit Jada. Appelez la police.
Krisantem regarda sa montre. Minuit. Malko avait disparu depuis deux heures. Il était peut-être déjà mort. Nerveusement, il joua avec son lacet au fond de la poche. Il n’aimait pas voir torturer une femme mais savait que c’était le seul moyen. Par les voies légales on n’obtiendrait rien.
Le jeune Chinois était sorti de la pièce. Il revint avec une pince, genre pince de dentiste. Jada sentit une coulée glaciale le long de sa colonne vertébrale.
— Alors ? demanda le docteur.
Elle secoua la tête pour que les autres ne se rendent pas compte de sa peur.
Aussitôt, le jeune Chinois saisit sa main droite et lui fit étendre les doigts de force. Elle sentit la pince mordre le bout de l’ongle de l’index et se contracta de tous ses muscles pour résister à la douleur. Ce fut à la fois plus bref et plus douloureux qu’elle ne l’avait supposé.
Une brûlure affreuse, comme si le doigt en entier était parti. Elle eut le courage de baisser la tête. Son doigt ruisselait de sang, mais elle était encore anesthésiée par le choc. Soudain, les élancements commencèrent, effroyables, et elle hurla.
Au bout de la pince, l’ongle semblait démesurément long. Jamais elle n’aurait cru qu’un ongle soit aussi long. Dégoûté, le Chinois le jeta dans une corbeille à papier. Jada rejeta la tête en arrière pour retenir sa nausée. Une certaine satisfaction atténuait sa douleur : maintenant, elle savait qu’elle tiendrait le coup, qu’ils pourraient lui arracher tous les ongles sans qu’elle parle. Lester serait fière d’elle.
Avec un peu d’inquiétude, elle se demanda si cela repoussait, si elle ne serait pas mutilée toute sa vie.
— Vous voulez parler ? demanda doucement le docteur. C’est très ennuyeux, ce que vous nous forcez à faire.
Aimable euphémisme.
— Salauds, dit Jada. Salauds.
Le docteur Shu-lo arrêta le jeune Chinois, qui reprenait déjà la main de Jada. Les méthodes primitives ne marchaient qu’avec les individus faibles ou corrompus. Il donna un ordre en chinois. L’homme à la pince disparut. Il revint avec une petite serviette noire qu’il tendit au docteur. Celui-ci en sortit une seringue et une ampoule.
Avec beaucoup de soin, il remplit la seringue, fit couler une petite goutte, puis s’approcha de Jada. De fines gouttelettes de sueur apparurent sur le front de la Noire. Les piqûres lui avaient toujours fait peur.
— Ne bougez pas, dit le Chinois avec indifférence. Je dois vous faire une intraveineuse. Si vous bougez, je risque de vous tuer. Vous ne voulez pas mourir n’est-ce pas ?…
Non, Jada ne voulait pas mourir. Terrorisée, elle regarda l’aiguille s’enfoncer d’un coup sec dans sa veine. Elle éprouva seulement un petit picotement puis une douleur très supportable quand le liquide s’écoula dans le sang.
— Qu’est-ce que vous me faites ? demanda-t-elle d’une voix étranglée.
Le Chinois ne répondit pas. Il retira l’aiguille essuya le bras avec un petit coton et reposa la seringue.
— Il y en a pour une dizaine de minutes, dit-il à Lo-ning et à Krisantem.
La jeune Chinoise s’approcha de la chaise et murmura :
— Si on vous crevait les yeux, je suis sûre que vous parleriez.
C’était une belle nature.
Jada se sentait bizarre. Des sueurs froides, une crispation de l’estomac. Comme si elle avait le ventre creux depuis trois jours. Pourvu qu’elle tienne.
Quand elle les rouvrit, les murs de la pièce se mirent à tourner et à onduler. Elle se retint pour ne pas hurler. Sa tête lui faisait horriblement mal, elle avait envie de rendre et sentait le sang battre dans ses tempes. Elle cria quand le docteur se pencha vers elle. Il semblait très long, filiforme même, avec une minuscule tête verte en poire et des yeux d’insecte, apparents et globuleux. Elle n’entendit pas la question et ferma les yeux.
Elle sentit qu’on lui tirait la tête en arrière sans brutalité, mais irrésistiblement. Elle rouvrit les yeux. Cette fois le Chinois avait un visage normal. Elle vit ses lèvres bouger.
— Qu’avez-vous fait de l’homme avec qui vous étiez ?
Chaque mot résonnait douloureusement dans sa tête comme un coup. Tout était flou. Elle ne répondit pas. Plusieurs fois, le Chinois reposa la question, sans s’énerver, sur un ton monocorde. Peu à peu l’image mordait le cerveau de Jada, s’incrustait dedans, devenait gênante. Il fallait qu’elle réponde pour se débarrasser de cette bête qui la taraudait. Il le fallait absolument.
— Quel homme ? demanda-t-elle d’une voix pâteuse.
— L’homme blond, fit la voix patiente.
L’image de Malko se forma lentement dans le cerveau de Jada. Mais quelque chose l’empêchait de répondre, dans les profondeurs de son subconscient.
— Je… je ne sais pas, balbutia-t-elle.
Elle pleurait sans même s’en rendre compte.
Puis tout se brouilla dans son cerveau et elle n’entendit plus aucune question. Sa tête retomba sur sa poitrine. Le docteur Shu-lo secoua la tête. Il était tombé sur un sujet particulièrement difficile. Il s’approcha de Jada et souleva une de ses paupières, puis l’ausculta rapidement.
— Il n’y a plus que l’hypnotisme, dit-il, si nous voulons obtenir un résultat rapidement. L’injection de penthotal que je lui ai faite va aider, et en une heure nous devrions obtenir quelque chose.
— Une heure, s’exclama Lo-ning.
Elle n’avait vu Malko que trois fois mais n’arrivait pas à oublier ses yeux dorés. Krisantem se dandina, mal à l’aise. Il n’y connaissait rien en torture. Son métier, c’était de tuer. Mais il était sincèrement inquiet pour Malko. Sorti de son lacet et de son vieil Astra, il ne pouvait plus servir à grand-chose.
— Aidez-moi à la porter en haut, demanda le docteur.
Avec l’aide de l’autre Chinois, Krisantem entreprit de transporter Jada, inconsciente.
Il était minuit et demi.
*
**
Il y avait un policier par marche dans l’escalier menant à l’appartement de Jada. Le FBI avait investi l’immeuble depuis une demi-heure, délivré le veilleur de nuit et inspectait l’appartement, centimètre par centimètre. Sans résultat.
Al Katz en personne était plongé dans la contemplation de l’aile éraflée de la Cadillac rouge. L’Américain ne décolérait pas. Le FBI avait interpellé plus de deux cents voitures depuis la disparition de Malko. Toutes les sorties de Harlem-Nord étaient bloquées. Le signalement de Jada avait été diffusé partout ainsi que celui de Malko. Le quartier où on avait retrouvé le poste émetteur avait été passé au peigne fin.
Rien.
— Retournons là-bas, proposa l’Américain.
Un petit convoi se dirigea vers le carrefour de la 122e Rue et de la Neuvième Avenue. Une voiture de patrouille y stationnait en permanence, dans l’attente de Dieu sait quel miracle. Quand Al Katz arriva, on alluma deux projecteurs pour lui permettre d’inspecter la chaussée. Pratiquement à quatre pattes, il examina le carrefour pouce par pouce. Soudain, il poussa une exclamation et ramassa quelque chose dans le creux de sa main. Une écaille de peinture rouge, comme la Cadillac de Jada.
Quelque chose d’imprévu s’était passé à ce carrefour. Al Katz continua son inspection et ne trouva qu’un peu de ciment frais, ce à quoi il ne prêta aucune attention. Dégoûté, il décida d’aller se coucher en maintenant le dispositif de surveillance et de recherches. Il se sentait coupable vis-à-vis de Malko. C’est lui qui l’avait encouragé à prendre le risque. Maintenant, il avait disparu, la fille avait disparu et ils n’en savaient pas plus. Si on ne retrouvait pas la Noire rapidement, il ne donnait pas cher de la vie du Prince Autrichien.
Furieux, il retraversa tout Harlem pour regagner son appartement de Park Avenue, juste avant le building de la Panam. À la moindre découverte, on devait le réveiller. Malheureusement, il n’y croyait pas beaucoup. Dans Harlem, les Blancs n’étaient pas chez eux. Même le FBI.
Jada éclata de rire. Elle voyait un hibou posé sur la tête du docteur Shu-lo. Elle ferma les yeux, et des taches de couleurs violentes passèrent devant ses paupières fermées. Elle était bien, personne ne lui demandait rien, elle se sentait détendue, ne se souciant plus de l’endroit où elle se trouvait. Ses douleurs avaient cessé. Même son doigt mutilé ne lui faisait plus mal. On lui avait d’ailleurs confectionné un petit pansement.
— Ouvrez les yeux, dit la voix insistante du docteur. Ouvrez les yeux et écoutez la musique.
Docilement, Jada ouvrit les yeux. D’abord la lumière du stroboscope la gêna. Le clignotement blanc et bleu incessant lui fit plisser les yeux, mais, très rapidement, elle s’y habitua. Très vite, elle ne vit plus que la lumière mouvante devant ses yeux, il lui fallait faire un tel effort pour s’en détacher qu’elle s’y fixa.
En même temps la musique commença à la bercer. Ce n’était pas vraiment une musique suivie, mais plutôt les notes très harmonieuses qui se mariaient pour donner un fond musical extraordinairement reposant. Jada eut l’impression que son corps ne pesait plus rien, comme lorsqu’elle fumait la marihuana à haute dose. Elle se surprit à chantonner. Le docteur se pencha sur elle, demanda gentiment :
— À quoi pensez-vous ?
Jada fronça les sourcils. À quoi pensait-elle ?
— Je suis bien, dit-elle sincèrement. Je ne pense à rien de spécial. Il fait beau.
Le docteur approuva et n’insista pas. Il régla le stroboscope braqué sur Jada de façon que les éclairs soient un peu plus espacés, puis alla au magnétophone et haussa le son légèrement. Jada était allongée sur un divan de cuir, la tête soulevée par des coussins, dans son cabinet de travail. Bien sûr, son installation était un peu du bricolage, mais il espérait parvenir néanmoins à un résultat. Il regarda sa montre. Jada était sous hypnose depuis plus d’une heure. C’était vraiment un sujet très résistant, en dépit de la piqûre de penthotal.
Le docteur se força à fumer une cigarette avec Lo-ning et Krisantem avant de revenir dans le cabinet de travail. La respiration de Jada était régulière comme si elle dormait, mais elle avait toujours les yeux ouverts et fixait le stroboscope. Le Chinois se pencha sur elle.
— Vous vous sentez toujours bien ? fit-il d’un ton enjoué.
— Oh ! oui.
— Vous avez eu une soirée amusante, n’est-ce pas ?
Jada chercha sincèrement à se rappeler. Mais dès qu’elle remontait le cours de sa mémoire, quelque chose se détraquait, la privant de son bien-être, elle voulut pourtant faire un effort, par gentillesse pour cette voix si douce. Il l’aida d’ailleurs :
— Vous aviez emmené un ami en promenade…
Soudain, une barrière intérieure se brisa chez la Noire. Tout son « moi » conscient était déconnecté. Elle pouffa de rire.
— Tu parles d’une balade !
Elle revit la grosse bétonneuse arrivant au carrefour. Cela la réjouissait profondément.
— Ça c’est bien terminé ? demanda jovialement le docteur. Il vous plaisait ?
Le rire de Jada devint hystérique.
— Il ne savait pas qu’il avait rendez-vous avec une bétonneuse.
— Une bétonneuse ?
Malgré lui le docteur répéta le mot. Qu’est-ce qu’une bétonneuse venait faire dans cette histoire. Il parlait pourtant bien anglais. Bien que l’argot de Harlem soit parfois incompréhensible.
Jada continuait à rire toute seule.
— C’est vous la bétonneuse ? demanda le docteur. Quel drôle de surnom.
— C’est pas moi, fit Jada, méprisante. Vous ne savez pas ce que c’est qu’une bétonneuse. Un gros truc peint en jaune. Où on met du ciment.
Brusquement, le souvenir de la soirée s’effaça dans la tête de Jada. La migraine revenait.
— Laissez-moi écouter la musique, dit-elle d’un ton suppliant.
Le docteur n’insista pas. Il risquait de la réveiller. Il sortit sur la pointe des pieds.
Al Katz répéta avec patience pour la troisième fois :
— Je veux que vous vous mettiez à la recherche d’une bétonneuse jaune qui doit se trouver quelque part à Harlem et qui contient le corps mort ou vivant de notre agent, le prince Malko. Je veux que tous vos hommes commencent immédiatement.
À l’autre bout du fil, le dispatcher du FBI protesta, ses hommes étaient fourbus et il était trois heures du matin.
— Débrouillez-vous, dit Katz, faites ouvrir les chantiers, allez réveiller les propriétaires des affaires s’il le faut. Mais demain matin il sera trop tard. On veut le retrouver vivant, pas lui couler une statue.
Il raccrocha brutalement. Il fallait bien qu’il passe sa colère sur quelqu’un. Un quart d’heure plus tôt, il avait reçu le coup de téléphone du docteur Shu-lo. Qui avait avoué avoir bavardé avec Jada et l’avoir ensuite relâchée. Al Katz savait qu’il mentait mais se trouvait totalement impuissant. Il était sûr que le Chinois était en train de monter un coup. Mais, dans un sens, il était soulagé que Jada n’ait pas été livrée au FBI. Il n’avait fait appel à eux que parce qu’il ne disposait pas d’hommes à New York pour un ratissage de grande envergure. Et le FBI n’avait rien à refuser à Al Katz. Bien que son rôle officiel soit extrêmement flou, il prenait ses ordres directement, soit à la Maison-Blanche, soit aux plus hauts échelons de la CIA.
Au lieu de se rendormir, il alla préparer du café. Jadis, le président John Kennedy avait bien envoyé le FBI sortir les magnats de l’acier de leur lit à quatre heures du matin. On pouvait en faire autant pour des entrepreneurs, qui, en plus, devaient presque tous appartenir à la mafia.
Krisantem installa confortablement Jada à l’arrière de la Dodge, puis monta à l’avant, la laissant sous la garde de Lo-ning. On lui avait pansé très proprement son doigt blessé et elle semblait dormir. Dans vingt minutes, le résultat de l’hypnose allait disparaître. Le docteur Shu-lo avait accéléré le processus en lui faisant une piqûre d’amphétamine. Seul ennui, elle n’avait toujours qu’une chaussure.
Lo-ning l’aurait volontiers balancée dans le vide-ordures, après l’avoir découpée, mais s’était rendue aux arguments du docteur. L’idée était de lâcher Jada quelque part dans Harlem et de la suivre. Dans l’état où elle se trouvait, elle ne risquait pas de s’en apercevoir, et donc pouvait les mener quelque part. À moins qu’elle ne rentre chez elle, où elle se ferait cueillir par le FBI. De toute façon, il fallait que la Chinoise récupère sa Volkswagen abandonnée à la 207e Rue.
Les rues étaient presque totalement désertes, et Krisantem se sentit presque heureux de conduire dans New York. Après avoir longé Central Park, il monta par la Huitième Avenue.
Lo-ning poussa Jada hors de la Dodge, sur Lennox Avenue, à la hauteur de la 135e Rue. Quelques taxis s’étaient arrêtés un peu plus loin. La jeune Noire descendit docilement de voiture et faillit tomber. Réalisant qu’il ne lui restait qu’une chaussure, elle l’ôta et la garda à la main. Puis elle s’éloigna en titubant.
Elle remonta Lennox Avenue sur deux blocs, passant devant les taxis sans s’arrêter. Un Noir l’accosta et s’éloigna, croyant qu’elle était ivre morte. Puis elle tourna dans la 138e Rue.
Krisantem accéléra un peu pour ne pas la perdre de vue. La 138e Rue ne comportait que de pauvres buildings dans un état pitoyable, lépreux, sans air conditionné. L’été, les gens dormaient sous les porches pour avoir un peu de fraîcheur. Il n’y avait aucune cafétéria, aucun endroit public. Donc Jada allait chez quelqu’un. Son domicile était beaucoup trop éloigné pour qu’elle s’y rende à pied.
La voiture de patrouille N° 886 terminait sa tournée sans avoir vu grand-chose quand le sergent blanc à côté du conducteur noir s’exclama :
— Hé ! t’as vu ?
Il venait d’apercevoir Jada zigzaguant sur le trottoir d’en face, balançant sa chaussure à bout de bras, sa croupe extraordinaire mise en valeur par sa robe trop courte.
Le policier noir, philosophe et ensommeillé, haussa les épaules.
— Elle a abusé du whisky de baignoire, c’est pas un crime. Quel cul, man !
Le policier blanc secoua la tête. Il était nouveau à Harlem et encore très à cheval sur les consignes.
— On ne peut pas la laisser comme ça, dit-il. Elle va se faire violer ou couper la gorge. Elle a l’air drôlement jeune.
Le Noir ricana.
— Si elle est dehors à cette heure-ci, tu peux parier qu’elle a perdu son pucelage sur un toit pour vingt-cinq cents depuis longtemps. Fous-lui la paix. Elle aime sûrement pas les flics et elle te fera pas une gâterie au fond de la voiture avant de repartir.
Vexé, le sergent blanc insista :
— On va quand même voir. Ce sera plus sûr. Fais demi-tour.
Comme l’autre était sergent, le Noir laissa tomber. Après tout, il s’en moquait de cette fille. Placidement, il effectua un U, tourna sur Lennox, sans même mettre sa sirène et s’engagea à petite allure dans la 138e Rue. La silhouette pulpeuse de Jada tenait tout le trottoir. La voiture de police stoppa en avant d’elle et le chauffeur noir braqua le projecteur orientable.
Surprise, Jada s’arrêta, cligna des yeux et fit :
— Hello !
Les deux policiers descendirent et l’encadrèrent. Le sergent blanc renifla son haleine, regarda son regard glauque.
— Nom de Dieu ! fit-il, elle est stoned. On peut pas la laisser comme ça. C’est un délit…
Il prit Jada par le bras et lui annonça :
— Young Lady, your are under arrest…
Jada n’eut pas l’air de comprendre. Elle se laissa docilement installer dans la voiture à l’arrière et le sergent blanc monta avec elle.
— Qu’est-ce qu’elle a dû fumer comme pot, fit le Noir avec un rien d’envie. Elle sait même pas où elle est.
Effectivement Jada avait posé sa tête sur l’épaule du sergent. Un comble. Le Noir mit le cap sur le commissariat de la 186e Rue.
Comme tous les policiers, ceux de la voiture 886 avaient reçu le signalement de Jada. Seulement eux n’appartenaient pas au FBI, et des signalements on leur en diffusait vingt tous les soirs. En plus on leur avait signalé une Noire élégante dans une Cadillac rouge et non une ivrognesse avec des fesses à faire rêver un pasteur.
Elko Krisantem jura en turc. Dans les moments difficiles sa langue natale lui revenait. Impuissant, il regarda les policiers faire monter Jada dans leur voiture.
— C’est fichu, dit-il philosophiquement.
Il avait pensé un moment intervenir, mais c’était vraiment trop compliqué. Les feux rouges de la voiture de patrouille disparurent et il démarra à son tour.
Il n’y avait plus qu’à raccompagner Lo-ning à sa voiture. Et ensuite, à essayer de se rendre utile. La Chinoise lui avait expliqué où en étaient les recherches. Chaque fois qu’il voyait un camion, Elko l’examinait soigneusement, au cas improbable où ce serait une bétonneuse.
Au fond de son cœur, il était désespéré. New York lui paraissait immense, un labyrinthe. Il pensa aux milliers de chantiers qui pouvaient se trouver dans une ville aussi grande. Si seulement cela c’était passé à Istambul. Il aurait retrouvé la bétonneuse en dix minutes. Malko lui avait sauvé la vie et il ne l’avait jamais oublié.
La voiture 886 avait atteint la 160e Rue quand le sergent blanc montra quelques signes d’humanité.
— Tu crois qu’ils vont la garder longtemps ? demanda-t-il.
Le flic noir hocha la tête.
— Ils vont l’inculper, dit-il tristement. Le lieutenant de permanence est obligé, si tu la lui amènes dans cet état-là. Faudra qu’elle aille devant le juge et qu’elle paie une caution. Comme elle a sûrement pas de pognon, elle restera en cabane…
Il noircissait un peu la situation.
Mal à l’aise, le sergent regarda la jolie Noire endormie sur son épaule. Maintenant que le Noir lui avait donné satisfaction en le laissant arrêter la fille, il se sentait un peu coupable. Comme l’incident était mineur, ils n’avaient encore rien rapporté au commissariat.
— On peut quand même pas la laisser filer, fit-il.
— Man, fit le Noir sentencieusement, si on arrêtait toutes les filles qui sont stoned dans Harlem, faudrait transformer tout le Long Island en prison. Elle a rien fait de mal.
Volontairement, il avait ralenti. Le sergent se décida d’un coup :
— Ça va, dit-il. On va la larguer. Mais tu la boucles, hein ?
— Tu parles.
Le Noir s’était déjà rapproché du trottoir. Il stoppa et descendit pour ouvrir la portière et tirer Jada dehors. Elle avait de la peine à garder les yeux ouverts. Le flic la secoua un peu, gentiment.
— Allez, file, petite.
Comme pour la propulser, il donna une bonne tape sur les fesses rondes avant de remonter en voiture. Il n’aurait pas tout perdu.
Jada s’éloigna et ils firent demi-tour. Le Noir sifflotait, heureux. C’était un bon flic, mais trop indulgent pour avoir jamais de l’avancement.