Chapitre IV

Le colonel Tanaka dévisagea avec un dégoût non dissimulé son vis-à-vis. Lui, un ancien officier de l’Empereur, avoir partie liée avec un individu pareil ! Où mène le patriotisme… Il faut avouer que Lester Irving n’avait que peu de traits communs avec un officier de l’armée impériale japonaise. Ses cheveux crépus étaient taillés comme un if et une petite barbiche maigre et frisée le faisait ressembler à Lénine. Un Lénine qui serait sorti de Harlem. Avec sa veste de daim à longues franges, son pantalon de toile crasseux et ses baskets, Lester ressemblait à tous les jeunes chômeurs noirs de New York, haineux et faméliques, toujours à la recherche d’un dollar vite gagné. Même si c’était en arrachant le sac d’une vieille dame.

— Vous avez l’argent ? demanda le Noir âprement.

Toutes les tables autour d’eux étaient vides. Ce restaurant japonais-thaï, au coin de Broadway et de la 79e Rue ouest, était au bord de la faillite. Le colonel Tanaka contempla mélancoliquement son poisson cru à peine dégelé. Il valait encore mieux un hamburger.

— J’ai l’argent, dit-il, mais je ne suis pas content du tout, pas du tout.

Il parlait un anglais sifflant et parfait. Lester le contempla avec une ironie méchante. Avec son costume étriqué sombre et sa chemise blanche, le Japonais symbolisait « l’establishment », justement tout ce qu’il souhaitait réduire en poussière. Mais pour l’instant, ils étaient alliés. Provisoirement.

Quelqu’un mit une pièce dans le juke-box et Lester commença à rythmer la musique, en pianotant sur la table, les yeux fermés. Tanaka frappa sèchement le bois du plat de la main. Il aurait aimé hacher ce Noir en morceaux.

— Nous avons perdu cinquante mille dollars, dit-il, et un allié. Et vous n’avez pas encore pu le remplacer. Sans compter que le FBI a certainement eu la puce à l’oreille.

Lester haussa les épaules.

— Les Pigs ont autre chose à faire que de s’occuper d’un « negro » disparu en fumée. Vous savez bien que c’était un accident.

— Nous approchons de la date du vote, insista le Japonais. Nous ne pouvons pas nous permettre d’échouer.

Lester se pencha par-dessus la table, les yeux brillants, sa longue main noire et maigre posée sur celle du Japonais.

— Nous réussirons, man, nous réussirons. Et après, pfuiitt. On a trouvé un flic qui nous vend des armes. Un Blanc. Mais ce fumier nous fait payer un 38 police deux cents dollars…

Mal à l’aise, le colonel Tanaka sortit une enveloppe marron de sa poche et la poussa vers le Noir.

— Il y a cinq mille dollars, dit-il à voix basse. Il faudra que vous m’en rendiez compte.

Lester l’avait déjà fait disparaître. Il se leva, se balançant légèrement au son de la musique.

— Je vous appelle demain. Et n’ayez pas peur des Pigs. Ils ne vous mangeront pas. Ils n’aiment que la viande noire.

Il quitta la table sur une pirouette. Le Japonais le suivit des yeux, totalement dégoûté. Il avait du mal à croire que Lester était un des hommes les plus dangereux de New York, que sa tête était mise à prix, dix mille dollars, par le Red Squad, la section du FBI qui s’occupait des mouvements subversifs. Le chef des Mad Dogs, l’organisation de choc des Panthères noires. Leurs armes s’appelaient la bombe, le meurtre, le pillage. Ils étaient une centaine dans Manhattan, prêts à tout, obéissant à Lester au doigt et à l’œil.

Mais encore maladroits : on ne saurait jamais lequel des trois avait involontairement fait sauter la maison de la 11e Rue, avec leurs deux camarades et l’ambassadeur du Lesotho. La plupart de leurs planques se trouvaient à Harlem, où ils bénéficiaient de la complicité active ou passive de quatre-vingt-quinze pour cent de la population.

Le colonel Tanaka ignorait comment les Services de renseignements japonais étaient entrés en contact avec eux. Quels étaient leurs liens.

Mais le lendemain de son arrivée, trois mois plus tôt, Lester lui avait téléphoné à son hôtel. Lorsqu’ils s’étaient rencontrés, le Noir n’avait pas eu l’air étonné des desiderata du colonel. À condition que cela lui rapporte.

Ils se retrouvaient toujours dans des endroits différents.

Tanaka paya et sortit. Avec ses costumes sombres pas très bien coupés, ses cheveux gris en brosse et son visage rond sans relief, il ressemblait à tous les hommes d’affaires japonais de New York.

Un taxi ralentit et le Japonais hésita. En allant à pied il allait économiser un dollar cinquante. On lui avait alloué royalement vingt-sept dollars par jour pour ses frais de séjour. Il avait loué une petite chambre à l’Hôtel Century, dans la 47e Rue et il lui restait juste assez pour se nourrir décemment. Le colonel Tanaka était un homme intègre. Pour sa mission, il avait à sa disposition des frais pratiquement illimités. Depuis qu’il était à New York, il avait distribué près de deux cent mille dollars. Le jour de son arrivée, il avait loué un coffre dans la succursale de la First National Bank située juste en face des Nations Unies, pour y entreposer les sommes énormes qu’on lui avait remises à son départ de Tokyo. Plus qu’il n’en gagnerait dans toute sa vie… Mais il ne se serait pas permis de distraire ne fût-ce que cent dollars pour son usage personnel.

Le colonel Tanaka n’y avait aucun mérite : cela ne lui venait simplement pas à l’idée.

Par contre, il avait hâte de quitter New York. De retrouver sa petite maison en bois des faubourgs de Tokyo, son poisson cru qui ne sortait pas du freezer et le palinko, le jeu de hasard auquel il passait ses heures de liberté.

Il ne comprenait pas la civilisation américaine. Et, au fond, sa mission le ravissait. Ancien pilote de « Kamikaze »[3] Tanaka avait été versé dans les services secrets de l’armée, après un accident qui lui avait coûté huit dixièmes de vision à l’œil droit. De là, après la guerre, il était tout naturellement passé aux Services de renseignements, rattachés au premier ministre.

Il en avait gravi les échelons peu à peu, tranquillement, sans histoire. Avec la confiance absolue de ses chefs. Il était à cinq ans de la retraite et n’espérait plus rien. Jusqu’au moment où il avait été convoqué par le général Mishu, le grand patron du service. Il avait dû attendre deux heures, en buvant du thé, avant que le général ne lui dise où il voulait en venir.

— Colonel Tanaka, avait-il annoncé solennellement, vous allez être chargé d’une mission qui est aussi importante pour le Japon que jadis l’attaque de Pearl Harbor. Une mission tellement secrète que vous ne devez même pas y penser en dehors des heures de service, que vous devez être prêt à sacrifier votre vie pour la mener à bien. Une mission qui reposera sur vous seul.

Tanaka, cassé en deux, avait protesté que sa modeste personne n’était certainement pas digne d’un tel honneur, que d’autres plus jeunes, plus capables, seraient parfaits pour remplir cette mission dont il ignorait tout. Le général l’avait sèchement remis à sa place. Il était très grand pour un Japonais, avec un certain embonpoint, comme il sied à un homme de bien, et le crâne rasé. On disait derrière son dos qu’il avait truqué son état civil pour reculer l’âge de sa retraite.

On ne lui connaissait qu’un seul amour : les poissons tropicaux.

Dans l’armée impériale, on ne discutait pas les ordres d’un supérieur. En plus, lui, Tanaka, portait un nom chargé de gloire au Japon. Il fallait un homme dont la moralité fut au-dessus de toute épreuve. Il allait avoir à acheter des gens, à manier de grosses sommes d’argent, à utiliser peut-être même la violence… Tout ce qu’un samouraï aurait fait.

Prosterné, Tanaka avait murmuré qu’il ferait de son mieux. Le général lui avait tendu un mince dossier pour qu’il en prenne connaissance. Le colonel l’avait parcouru avec respect sans y comprendre grand-chose. Il comportait surtout de longues colonnes de chiffres, de statistiques sur l’industrie japonaise, des études prospectives…

— Colonel Tanaka, avait expliqué le général, ceci est un rapport économique qui nous a été communiqué par notre Ministère du développement. Une étude en profondeur sur nos possibilités d’exportations.

Il s’était interrompu pour donner plus de poids à ses paroles.

— La situation est inquiétante. Dans cinq ans nous exporterons, ou plutôt nous serons en mesure d’exporter cinq fois plus que maintenant.

Le colonel Tanaka avait froncé les sourcils. Cela lui paraissait au contraire très bon. À l’amusement du général.

— Oui, mais où exporterons-nous ? avait-il demandé. Nos marchés actuels seront saturés. Et si nous n’exportons pas, nous subirons une crise terrible car nous n’arriverons pas à nourrir nos cent vingt millions d’habitants. Nous avons un seul marché en vue : la Chine. Il nous faut ce marché.

En dépit de tout le respect qu’il devait à son supérieur, le colonel Tanaka l’avait regardé en coin : en quoi sa modeste personne pouvait-elle intervenir dans des desseins aussi grandioses ?

Le général avait expliqué lentement, comme s’il s’adressait à un enfant :

— Colonel Tanaka, une seule chose nous empêche de vendre aux Chinois. Les Américains interdisent tout commerce avec la Chine rouge. Mais imaginez que la Chine soit admise à l’ONU ? Dès cette année, toutes les restrictions commerciales tomberont. Nous serons les premiers. Les Américains ne sont pas prêts, et les Chinois nous donneront la préférence. Nous sommes des Asiatiques… Il suffit donc que l’Assemblée générale de l’ONU vote cette année pour l’admission de la Chine aux Nations Unies.

Le colonel Tanaka croyait rêver.

— Mais c’est le travail des hommes politiques, avait-il protesté. Je n’ai aucun contact dans ce milieu. Je suis sûr que notre section…

Le général l’avait interrompu.

— En théorie, vous avez raison, colonel. Mais, politiquement, nous avons les mains liées. Je peux même vous dire que si certains membres de notre gouvernement apprenaient de quelle mission vous êtes chargé, ils vous dénonceraient aux Américains… Le soutien inconditionnel à la Chine de Tchang Kaï-chek est une des pierres angulaires de la diplomatie américaine. Cette année, comme depuis vingt-quatre ans, ils feront tout ce qui sera en leur pouvoir pour que la motion soit rejetée. Et sans votre intervention elle le sera.

Tanaka avait la tête qui tournait.

— Que dois-je faire exactement ?

— Vous allez vous rendre à New York, avait dit le général. Votre mission consistera à « retourner » autant de délégués qu’il le faudra pour que le vote soit favorable à la Chine. Et à nous. Bien entendu sans que les Américains s’en aperçoivent.

— Mais quels moyens…

— Tous les moyens, colonel. Le chantage, la corruption, la peur. Tous les moyens de pression. En vous rappelant ceci : considérez-vous en pays ennemi, ne faites confiance à personne.

» Même votre service ignore votre mission. Trop de ses membres ont des contacts avec la CIA. Si vous vous faites prendre, je serai obligé de vous désavouer, de vous étiqueter comme traître, comme fou. Vous passerez devant un tribunal américain et vous serez condamné. Aussi faudra-t-il vous sacrifier…

Tanaka avait approuvé. C’était la partie la plus facile.

Le général avait ensuite « briefé » longuement Tanaka sur les détails techniques de sa mission. Il parlait officiellement comme troisième secrétaire de la délégation auprès des Nations Unies. Un poste réservé traditionnellement aux membres des Services de renseignements désirant effectuer un voyage d’études aux USA. C’était un peu la récompense des agents ayant bien travaillé.


* * *

Maintenant, il restait une semaine avant le vote. Tanaka s’était dépensé sans compter, mais il devait surtout compter sur ses étranges alliés : les Mad Dogs et Lester.

En principe, tout aurait dû bien marcher, mais l’incident de la 11e Rue avait tout remis en question. Le colonel Tanaka ignorait si le FBI avait pu relier les Mad Dogs au délégué du Lesotho. Si oui, tout son travail de plusieurs mois risquait d’être anéanti… Cette pensée le glaça tellement qu’il décida de prendre l’autobus. Heureusement, il avait trente cents en monnaie sur lui. Depuis quelques mois, pour éviter les hold-up, les conducteurs exigeaient l’appoint.

Le bus le déposa au coin de la 45e Rue et de Broadway, à cent mètres de son hôtel.

Un stand de journaux était encore ouvert. Tanaka s’approcha et prit la dernière édition du New York Post. Il parcourut rapidement les titres et referma le journal, rassuré. Rien encore.

Depuis l’explosion, il tremblait. Les journaux en avaient beaucoup parlé pendant deux jours, puis d’autres sensations avaient fait les manchettes. Dans les couloirs de l’ONU on s’accordait à dire que le délégué du Lesotho n’avait pas eu de chance de tomber sur une militante noire pour une fois qu’il levait une fille.

Depuis, on n’en parlait plus du tout.

Le colonel Tanaka soupira d’aise en retrouvant sa petite chambre. Soigneusement, il inscrivit dans son calepin la somme qu’il avait versée à Lester. La ligne précédente portait les cinquante mille dollars remis au délégué du Lesotho. Contre l’engagement sur sa vie qu’il voterait bien. C’est-à-dire contre les instructions officielles de son gouvernement. Hélas, tous les délégués n’étaient pas aussi avides d’argent. Pour « convaincre » les vingt-deux dont il avait besoin, Tanaka avait besoin de beaucoup d’ingéniosité et même de violence. Lester et ses hommes étaient loin d’être inutiles. À condition que le FBI et la CIA ne se mettent pas en travers… Tanaka savait que les enquêteurs américains avaient passé les débris de la maison de la 11e Rue au peigne fin. Et qu’ils avaient dû se poser un certain nombre de questions sur la présence du diplomate.

Le Japonais se déshabilla, se recueillit quelques minutes devant son autel shintoïste portatif et se coucha.

Encore huit jours et il prendrait le jet pour Tokyo. Mission accomplie.

Par superstition, il n’avait pas encore fait sa réservation. S’il échouait, il n’y aurait pas de retour. Mais c’étaient les risques du métier. Il n’avait pas peur de la mort.

Dans son bureau, à la délégation japonaise, 866 United Nations Plaza, il avait un pistolet Naga 7,65, avec deux chargeurs. Mais il ne pouvait même pas s’adresser à ses collègues des services secrets japonais. Pour eux, il n’était qu’un fonctionnaire en fin de carrière à qui on avait offert un « honorable » voyage, en récompense des services rendus.

Le téléphone le réveilla en sursaut, beaucoup plus tard.

La voix de Lester n’avait plus les intonations gouailleuses qui l’agaçaient tant, mais était tendue et inquiète.

— Les Pigs sont plus malins qu’on ne le croyait, fit-il.

— Vous voulez dire que…

Le colonel Tanaka ne voulait pas croire à la catastrophe. Tout s’était si bien passé jusqu’ici.

— Cool, dit le Noir. Il faut que je vous parle. Maintenant. Vous me rappelez.

Il avait raccroché. Tanaka savait ce que cela voulait dire. Lester se méfiait du standard de l’hôtel. Il fallait que le Japonais descende l’appeler d’une cabine publique.

À un numéro qu’il savait par cœur.

Le Japonais se leva, le cœur dans la gorge. Qu’est-ce qui pouvait bien se passer à quatre heures du matin ? La veille au soir, Lester devait avoir la discussion finale avec le remplaçant de John Sokati. Pour traiter aux mêmes conditions. Tout semblait en bonne voie…

Lorsque le colonel Tanaka passa devant le veilleur de nuit, celui-ci se dit que ces Jaunes avaient vraiment de drôles d’habitudes.

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