Les deux religieuses passèrent d’un pas majestueux devant la statue filiforme offerte par le Nigeria et pénétrèrent dans le bar des délégués. Le garde de service hésita à les stopper puis se décida trop tard : les deux noires majestueuses dans leurs robes blanches s’étaient perdues dans la foule du bar des délégués. C’était la dernière suspension de séance avant le vote sur le rétablissement des droits légitimes de la République populaire de Chine.
Bien sûr, le garde aurait pu retrouver les deux religieuses, mais il ne devait pas abandonner son poste.
Le délégué de la Haute-Volta se retourna : on l’appelait par son nom. Il se trouva nez à nez avec une Noire qui avait de très grands yeux marron et l’air doux. Sa robe blanche de religieuse n’arrivait pas à dissimuler la grâce de son corps, et il en fut troublé à son corps défendant.
— Ma sœur ? demanda-t-il respectueusement.
— Je voudrais vous parler, fit la religieuse d’une belle voix de basse.
Encore une tapeuse. Au nom de la fraternité de race.
— Nous allons entrer en séance, expliqua le diplomate. Et je suis tout seul de ma délégation.
— Je n’en ai pas pour longtemps, insista la religieuse. Quelques minutes et c’est extrêmement important. Pour vous.
Intrigué, le délégué chercha un endroit tranquille. Mais on se serait cru au marché aux esclaves, les jours d’arrivages de Caucasie. La religieuse le tira d’affaire.
— Nous pouvons faire quelques pas au rez-de-chaussée, suggéra-t-elle, nous y serons plus tranquilles.
Le délégué de la Haute-Volta accepta. Ils repassèrent devant le garde et descendirent par l’escalier roulant au rez-de-chaussée. La galerie intérieure était effectivement déserte.
Souriant, le Noir se tourna vers sa sœur de race.
— Alors, en quoi puis-je vous aider ?
La Noire sourit, angélique, les deux mains enfoncées dans sa large robe.
— C’est très simple. Vous allez venir avec moi.
Le diplomate sursauta, assez surpris.
— Avec vous ? Mais c’est impossible, la séance commence dans une demi-heure. Il faut que je vote.
Le sourire de son interlocutrice se fit encore plus angélique.
— Vous allez venir quand même.
À ce moment il vit le canon du parabellum braqué sur son ventre et voulut sauter en arrière. Mais le mur le retint.
— Mais, vous êtes folle ! fit-il d’une voix étranglée. C’est une plaisanterie.
La grande bouche de la Noire souriait toujours, mais ses yeux étaient froids.
— Vous allez marcher à côté de moi, ordonna-t-elle. Nous allons sortir d’ici et monter dans une voiture qui nous attend. Si vous obéissez rien ne vous arrivera.
— Mais qu’est-ce que vous voulez ? protesta le diplomate, je n’ai pas d’argent sur moi…
— Je ne veux pas d’argent, dit la religieuse. Nous vous relâcherons après le vote.
Le délégué de la Haute-Volta sursauta.
— Mais c’est ridicule. Je raconterai ce qui s’est passé. On annulera le vote.
La Noire dit d’un ton calme et cependant menaçant :
— Vous ne direz rien, sinon vous serez exécuté. Même si toute la police vous protège. Si vous dites un mot à qui que ce soit, vous mourrez.
Le délégué la crut. Il savait qu’il se passait des choses étranges à New York. Que certaines organisations criminelles étaient toutes-puissantes. Il fut envahi par une panique irrépressible. Le canon du parabellum s’enfonça encore un peu dans son estomac. Il était prolongé par une sorte de gros cylindre : un silencieux.
— Dépêchez-vous, ordonna la religieuse. Si vous tentez de fuir, je vous abats.
Elle remit le pistolet dans sa poche, mais il en voyait la forme à travers le tissu. Il avait trop peur pour réfléchir. Comme un automate il lui emboîta le pas. L’esplanade à droite grouillait de monde. C’était le coin des touristes. La Noire marchait à côté de lui, très près, et à chaque pas il sentait le canon de l’arme heurter sa hanche.
À la grille, ils durent passer à travers un groupe de touristes. Le délégué reconnut une des guides, une ravissante Chinoise qu’il avait courtisée, et lui adressa un sourire crispé.
Machinalement, elle lui rendit son sourire. En passant au milieu des touristes la religieuse fut séparée du délégué. Instinctivement elle sortit à demi le parabellum de sa poche.
Lo-ning aperçut l’arme une fraction de seconde. Déjà la Noire était sur le trottoir, à l’extérieur de la grille, et avait rejoint le délégué. La Chinoise se demanda si elle n’avait pas rêvé. Mais elle revit le sourire bizarre et crispé du Noir. Quelque chose de pas normal du tout était en train de se passer sous le nez de toutes les barbouzes veillant au bon déroulement du vote.
Plantant là ses touristes elle prit ses jambes à son cou, fonçant vers le bar des délégués où elle savait trouver Malko. Ensuite, elle changea d’avis. Pour gagner du temps, elle se rua sur un téléphone, dans l’entrée, et alerta la section chinoise. À charge, pour eux, de répercuter le tocsin.
Ce n’est qu’à la quatrième religieuse que le garde de l’ONU à l’entrée du bar des délégués commença à se poser des questions. Deux d’entre elles étaient ressorties en compagnie chacune de deux délégués. Mais c’était trop tard, elle était déjà passée, escortant un petit Guyanais qui lui arrivait à l’épaule. Cent mètres plus loin, dans le promenoir Gandhi, la religieuse vit venir à elle deux Chinois, marchant très écartés l’un de l’autre. Comme pour lui barrer le passage.
Tirant le Malais par le bras, elle bifurqua brutalement sur la droite, pour rattraper le grand escalier. Les Chinois se mirent à courir.
Il y eut deux bruits sourds et étouffés. Un des Chinois boula sur le tapis et resta immobile. L’autre glissa lentement le long d’une superbe tapisserie chinoise. La religieuse entraîna le Malais, rentrant son parabellum. Le diplomate était trop terrorisé pour crier lorsqu’ils passèrent devant un garde de l’ONU.
De toute façon, les gardes en uniforme n’étaient pas armés.
Un peu plus tard le secrétaire général des Nations Unies fut extrêmement surpris de trouver sur le palier du trente-huitième étage – son étage – un individu qui le salua poliment sans toutefois rentrer un Smith et Wesson de gros calibre à faire rêver Pecos Bill. Le péché mignon de Chris Jones. Le diplomate se dit qu’il était temps qu’il retourne dans son pays. Jusqu’ici, s’il n’avait empêché aucune guerre, il était au moins arrivé à faire régner la paix dans les couloirs de l’ONU.