— C’est là, dit Julius, d’une voix mal assurée.
Il n’était pas encore en état de manque et pourtant ses mains tremblaient. Jeanie eut brusquement pitié de lui, avec son corps si maigre et ses yeux affolés.
— Tout ira bien, fit-elle à mi-voix.
Julius ne répondit pas. Il contemplait la planque des Mad Dogs. La voiture était arrêtée au coin de la Première Avenue et de la 128e Rue. Cent mètres plus loin, il y avait une maison promise à la démolition, accotée à l’East River. Les portes et les fenêtres étaient condamnées par des planches clouées en croix et de grandes pancartes avertissaient du danger qu’il y avait à pénétrer dans ces murs qui risquaient de s’effondrer à chaque instant.
— Il a l’air de n’y avoir personne, dit Malko.
Son idée de retrouver les otages lui semblait folle, maintenant. Il y avait tellement d’endroits où ils pouvaient se cacher à New York. Cet homme était prêt à leur raconter n’importe quoi. Pourtant, ce ne devait pas être facile de retenir prisonnières plusieurs personnes. Cette maison était l’endroit idéal. Pas de voisins, et le fleuve pour s’enfuir au besoin.
— Hier, ils étaient encore là, ricana Julius. Je leur ai vendu de la came.
— Tu as vu des étrangers avec eux ? demanda Jeanie.
Julius haussa les épaules.
— La baraque est immense. Quatre étages. Quand je viens, il y en a deux qui descendent et je fais le business en bas, ils ne me laissent pas monter.
— Combien sont-ils ?
— Sais pas.
— Ils sont armés ? demanda le détective.
Julius West eut un sourire venimeux.
— Sûr. Avec de gros pistolets qui vont faire de sacrés trous dans ta viande, poulet.
Le détective s’agita, mal à l’aise.
— Si on ne les prend pas par surprise, dit-il, ça va être un massacre. Ils auront dix fois le temps de liquider les otages. S’il y en a.
— Je vais y aller, proposa Jeanie. Avec Julius, ils ne se méfieront pas d’une femme. Et je sais me servir d’un pistolet. Je nettoie toujours celui de mon mari.
Malko secoua la tête.
— Si Julius vous trahit, nous ne pourrons rien pour vous. Laissez cela à un homme.
— Non, j’y vais, fit Jeanie.
Julius West recommençait à trembler comme une feuille. Jeanie le regarda froidement.
— Si tu ne fais pas l’idiot, tu auras assez de came pour te soigner. Comment ça se passe d’habitude ?
— Je vais gratter à la porte de côté, dans le terrain vague. Il y en a un qui vient. Avant d’ouvrir, il demande qui c’est. Ensuite, il remonte chercher le pognon et il me fait entrer. Ça dure jamais longtemps.
— Tu as un code pour frapper ?
— Deux, trois, deux.
Jeanie sourit à Malko.
— Je vais essayer de neutraliser celui du bas. Si ça ne marche pas, il ne faudra pas perdre de temps.
Al Katz n’était pas arrivé. Le chauffeur de la Ford était en train d’alerter les vedettes de la Brigade fluviale. Il y eut un rapide échange de consignes avec les autres voitures, puis il regarda sa montre.
— On y va dans cinq minutes, annonça-t-il. Le temps aux vedettes d’arriver.
Une Oldsmobile noire vint se garer presque en face de la maison abandonnée. Quatre policiers se trouvaient à l’intérieur, dont l’un avec un bazooka. Leur mission était d’attaquer la porte principale dès que l’effet de surprise serait passé.
Deux autres voitures stationnaient dans la 128e Rue, et les hommes de la quatrième se tenaient prêts à bondir à la suite de Jeanie. Les commissariats de Harlem étaient en alerte. Tout ce que New York comptait de policiers disponibles était prêt à se diriger vers cette maison abandonnée de l’East Side.
Mais pour l’instant, tout reposait sur Jeanie.
À travers le pare-brise de la Ford, Malko et le détective la virent entrer dans le terrain vague. Il n’y avait toujours aucun signe de vie dans la maison. Malko arma son pistolet extra-plat. Jeanie avait dans son sac un 38 spécial.
Julius parvint jusqu’à la porte condamnée et frappa après avoir regardé autour de lui. Comme il n’y avait aucune ouverture sur le côté, les occupants éventuels ne pouvaient l’avoir vu sortir de la Ford. Le détective à côté de Malko, murmura :
— Elle est gonflée d’aller avec une ordure pareille.
Jeanie tendait l’oreille de toutes ses forces. On n’entendait pas le moindre craquement à l’intérieur de la maison. Elle fit signe silencieusement à Julius de refrapper, mais il secoua la tête. Il était gris de peur. Le cœur de Jeanie battait à grands coups dans sa poitrine. Maintenant, il était trop tard pour reculer. La voix la fit sursauter.
— Julius ?
Une voix éraillée et basse, qui venait à travers la porte. L’homme avait dû coller ses lèvres au battant.
— Ouais, c’est moi.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Je suis chargé.
— On n’a besoin de rien. Demain peut-être.
La panique submergea Jeanie. C’était trop bête. Mais Julius réagit bien.
— Demain, je suis pas là, dit-il d’une voix geignarde. Et j’ai besoin de pognon ce soir.
— Bon, je vais voir, fit la voix. Attends.
Jeanie entendit des marches craquer, puis plus rien. Intérieurement, elle se mit à compter les secondes, pour dompter les pulsations de son cœur. Enfin, il y eut un frôlement.
— T’es seul ? fit la voix.
Pris de court, Julius ne répondit pas tout de suite, puis avoua :
— J’ai une petite sœur avec moi. Vaut mieux que tu la connaisses parce qu’elle va faire la tournée.
— Va te faire foutre, fit la voix. J’aime pas ça.
— Tu me connais, fit Julius. Y a pas de pépin.
Encore un silence long comme l’éternité. Puis la voix fit à regret :
— Bouge pas, j’ouvre. Reste bien face de la porte.
Il y eut des grincements puis la porte de bois s’entrouvrit. Jeanie vit le double canon d’un fusil de chasse scié. Une main noire attira Julius à l’intérieur et elle le suivit. D’abord, elle ne distingua rien dans la pénombre. Puis elle vit à la lueur d’une lampe de poche voilée d’une toile un grand Noir torse nu, vêtu d’un pantalon de flanelle gris braquant sur elle le fusil de chasse.
Julius était grisâtre. L’autre tendit la main.
— Tu as la came ?
Derrière lui, il y avait un escalier de bois. Le rez-de-chaussée était vide.
— Tu as le pognon ?
Le Noir dévisageait Jeanie avec attention. Julius sortit de sa poche trois sachets, mais le Noir les ignora.
— C’est gentil d’avoir amené une petite sœur, fit-il.
Il se rapprocha de l’escalier et appela :
— Harris.
L’escalier craqua, et quelques secondes plus tard un autre Noir apparut. Il ne devait avoir qu’une vingtaine d’années. Le premier Noir désigna Jeanie du bout de son fusil.
— Julius nous apporte un cadeau. Vas-y le premier.
Jeanie poussa un petit cri, recula vers la porte. Le Noir avança rapidement, lui mit le canon du fusil sous le menton.
— Déshabille-toi. Vite.
Jeanie sentit que si elle n’obéissait pas, il allait la tuer. Ses lèvres tremblaient, elle était paralysée, elle n’avait pas pensé à ça. Elle laissa tomber son sac par terre. Pourvu qu’ils ne le fouillent pas. Le jeune Noir s’approcha et fit passer sa robe par-dessus sa tête. Elle se laissa faire. La fusil la menaçait toujours. Elle sentit une main arracher son slip et le faire glisser le long de ses jambes. Dans un coin Julius regardait, terrorisé. Le jeune Noir ne prit pas la peine d’ôter le soutien-gorge de la Noire. D’une poussée, il la fit tomber par terre, sur sa robe. Comme elle cherchait à se relever le Noir au fusil jappa :
— Reste étendue.
Jeanie tremblait de tous ses membres.
— Vas-y, dit le Noir au plus jeune, communie le premier.
Le jeune Noir s’agenouilla sur la robe, ouvrit son blue-jean et s’affala sur Jeanie. Il la pénétra très vite et commença à aller et venir en elle. Ni l’un ni l’autre ne disaient un mot, mais de grosses larmes roulaient sur les joues de Jeanie.
Il poussa un petit grognement de bien-être, puis s’arrêta, se releva et se rajusta.
Jeanie resta prostrée, les jambes ouvertes, les yeux clos. Julius se retenait pour ne pas hurler.
— Va chercher les autres, dit le Noir au fusil. Un par un.
Une longue limousine vint s’arrêter derrière la voiture où se trouvait Malko. Al Katz et Chris Jones en descendirent et rejoignirent Malko.
— Alors ?
— Elle est entrée depuis cinq minutes, dit-il. Je ne comprends pas.
Les yeux gris de Chris étaient froids comme de l’acier poli.
— S’ils lui font mal, dit-il, je vais tous me les payer.
Al Katz ne tenait pas en place.
— Si dans un quart d’heure, il n’y a rien, donnons l’assaut.
Malko secoua la tête.
— Non. C’est trop dangereux pour Jeanie et les autres. Attendons. Elle ou Julius West va ressortir. On saura ce qui se passe.
Le silence retomba dans la voiture. Le quartier était en état de siège. Avec lui, Al Katz avait amené une cinquantaine d’agents du FBI. Tout ce qu’on avait pu rameuter à cette heure tardive. Deux hélicoptères de la police survolaient le quartier. Six vedettes de la Brigade fluviale bloquaient l’East River, en amont et en aval de la maison. Pratiquement il ne manquait que des bombardiers pour se croire au Vietnam.
Mais tout cela était inutile pour le moment. Malko éleva une prière vers le ciel pour que tout se passe bien. Surtout pour Jeanie.
Un à un, les cinq noirs qui se trouvaient dans la maison violèrent Jeanie.
Seul, le Noir au fusil n’y avait pas touché. Quand le dernier fut remonté, il s’approcha de Jeanie et lui toucha la hanche du bout de son fusil.
— Tourne-toi.
Elle obéit. Il la fit s’agenouiller, reposant sur ses avant-bras, la tête appuyée par terre. Alors, il se glissa derrière elle et força ses reins. Jeanie cria de désespoir et de douleur.
Le Noir, après une dernière poussée, se rajusta et ramassa son fusil. Il jeta une poignée de billets froissés à Julius West.
— Dis-lui de se rhabiller et foutez le camp. Si tu reviens un jour avec quelqu’un sans prévenir, on vous coupe la gorge à tous les deux.
Julius ramassa les billets et les mit dans sa poche. Jeanie avait déjà remis sa robe et son slip. Son visage était bouffi de larmes. Elle ramassa son sac et, d’un geste très naturel, plongea la main dedans.
Sa main ressortit avec le 38. Pendant une fraction de seconde, le visage épais du Noir au fusil exprima une stupéfaction totale. Puis, il vit que la main de Jeanie ne tremblait pas, que le pistolet était vrai et que la mort allait jaillir de son canon.
La première balle le frappa à la gorge. Le choc le fit reculer et il toussa comme s’il s’étranglait. Une mousse rosâtre surgit sur ses lèvres. Jeanie appuya de nouveau sur la détente. La balle entra entre son œil gauche et son oreille et ressortit avec un jet de sang et des fragments d’os. La lueur de la vie s’éteignit d’un coup dans les yeux du Noir, qui lâcha son fusil et glissa par terre.
Chris Jones jaillit de la voiture au premier coup de feu, distançant Malko de quelques mètres. Il avait son 45 dans la main droite et son Magnum 457 dans la gauche.
Il sembla à Malko qu’il passait à travers la porte, mais en réalité Jeanie l’ouvrit au moment où il fonçait dessus. Le gorille arriva d’un seul élan au pied de l’escalier. Une voix inquiète l’interpella :
— Julius ?
Jeanie laissa tomber son 38 et se couvrit le visage de ses mains, secouée de sanglots convulsifs.
Chris Jones bondit dans l’escalier, pour se trouver nez à nez avec un jeune Noir en caleçon, une bouteille de bière à la main.
Chris ouvrit le feu des deux mains et le Noir sembla tomber en morceaux. Deux des balles du magnum le coupèrent pratiquement en deux. Une porte claqua et une volée de plombs accueillit Chris sur le palier. Il n’eut que le temps de se jeter à plat ventre. En même temps il y eut un cri de femme.
Un second Noir surgit d’une pièce, un gros automatique noir au poing. Dans sa précipitation, il avait oublié de l’armer. Malko le foudroya à bout portant. Il tomba en avant, la moitié du visage arrachée.
En bas, Julius West se rua dehors et partit en zig-zag à travers la rue.
Les quatre agents du FBI avaient ordre de tirer sur tout ce qui bougeait. L’un d’eux épaula sa trente-trente et vida son chargeur. Julius boula comme un lapin au milieu de l’avenue et resta immobile au centre d’une énorme tache de sang. Au même moment, la porte du centre vola en éclats dans un nuage de poussière. Plusieurs policiers se précipitèrent, protégés par leurs boucliers.
Malko et Chris Jones étaient embusqués sur le palier à côté du Noir qu’il avait tué. À droite. Une porte était fermée, avec plusieurs trous dans le battant. De là, on tirait sur Chris. Les deux autres portes étaient ouvertes et des cris de femme venaient de l’étage en dessous. Malko tapa sur l’épaule du gorille.
— Couvrez-moi.
Chris tira tellement des deux mains que le panneau commença à ressembler à de la dentelle.
Malko traversa et grimpa les marches. Le palier du troisième était plongé dans l’obscurité. Les cris de femme venaient de la porte du milieu. Malko se jeta dessus et elle vola en éclats. Un jeune Noir se dressa devant lui, un automatique au poing.
Il tira deux fois. Les balles atteignirent Malko en pleine poitrine. Sous le choc, il recula jusqu’au mur, sonné. Le Noir eut le tort de baisser son arme. Malko tira trois fois coup sur coup. Les trois balles atteignirent leur but et le Noir tomba en avant.
Le détective avait eu raison de lui donner une veste pare-balles. Il s’arrêta au milieu de la pièce. Il y avait des matelas étalés partout. Rapidement, il compta les sept femmes et cinq enfants. Tous noirs.
Une femme se jeta au cou de Malko, pleurant à chaudes larmes.
— Mon Dieu, nous avons cru devenir fous…
Chris surgit dans la pièce et s’accroupit dans un coin pour recharger ses armes.
C’était inutile. Une rafale de mitraillette venait d’abattre le dernier des Mad Dogs, à l’étage inférieur. La maison grouillait de policiers. Un à un, les otages commencèrent à descendre. Malko les examina de plus près.
Tous avaient été mutilés. Soit le lobe de l’oreille, soit une phalange. Les enfants y compris. Deux femmes eurent une crise de nerfs. Malko redescendit avec elles, enjambant les deux cadavres du palier. En bas, il trouva Jeanie en proie à une crise de nerfs. Quand elle le vit, elle se jeta dans ses bras et pleura de longues minutes avant de pouvoir dire un mot.
Alors, elle lui raconta ce qui s’était passé.
Malko lui caressait les cheveux machinalement, tandis que son corps secoué de sanglots tremblait dans ses bras. Le prix des voix à l’Assemblée générale commençait à être très lourd…
Al Katz réconfortait fiévreusement les otages. Effaré. Lui ne pensait qu’à une chose. Il restait un jour et demi avant le vote. Qu’est-ce que son mystérieux adversaire avait bien pu préparer d’autre ?